L’Étonnante Aventure de la mission Barsac/Deuxième partie/Chapitre 15

L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914 (p. 237-240).

XV

conclusion


Ainsi périrent Marcel Camaret et William Ferney, alias Harry Killer. Ainsi périrent également cette étonnante ville de Blackland, qui avait pu naître à l’insu de tous, et les merveilleuses inventions qu’elle contenait.

De l’une et des autres, il ne restait qu’un monceau de ruines, qui ne tarderait pas à disparaître sous un linceul de sable. Les nuages allaient cesser de déverser la pluie bienfaisante, la Red River serait tarie et redeviendrait un oued aride que n’humecterait plus la moindre goutte d’eau, les champs se dessécheraient, et le désert, reprenant son empire, monterait à l’assaut de cette création des hommes dont bientôt la dernière trace serait effacée.

Par la volonté de son auteur, l’œuvre de

Camaret était morte tout entière, et rien ne transmettrait aux âges futurs le nom de l’inventeur génial et dément.

Le capitaine Marcenay abrégea autant que cela fut en son pouvoir son séjour dans ces lieux désolés. Plus d’un mois s’écoula, cependant avant qu’on pût s’engager sur la route du retour. Il fallut inhumer les cadavres au nombre de plusieurs centaines, panser les blessés, attendre que ceux-ci fussent en état de supporter le voyage, et aussi laisser le temps de reprendre des forces à ceux qu’on venait de délivrer, à la dernière minute on peut le dire.

Beaucoup, parmi l’ancien personnel de l’Usine, ne reverraient pas leur patrie. Une vingtaine d’ouvriers, trois femmes et deux enfants étaient morts, tombés sous les coups des Merry Fellows. Mais le sort avait protégé les membres officiels et officieux de la mission Barsac. Sauf Amédée Florence, atteint d’une blessure insignifiante, ils étaient tous indemnes, jusqu’à Tongané et à Malik, qui avaient repris le cours de leur idylle, laquelle consistait à se donner réciproquement de bonnes bourrades en riant de toutes leurs dents.

Pendant que ceux qu’il avait sauvés se remettaient de leurs épreuves, pendant que les blessures se cicatrisaient, le capitaine Marcenay fit la chasse à la population dispersée de Blackland. À ceux des Blancs qui résistèrent, une balle eut bientôt fait entendre raison. On entrava les autres, sur le sort desquels il serait statué ultérieurement. Quant aux anciens esclaves, on parvint à les rassurer et à les réunir peu à peu. Ramenés au Niger, ils se disperseraient à leur gré, et chacun regagnerait son village et sa famille.

Ce fut seulement le 10 juin que put s’ébranler la colonne, d’ailleurs bien pourvue de vivres trouvés en abondance dans les ruines de la ville et dans la campagne environnante. Quelques blessés, les plus grièvement touchés, n’étaient pas encore en état de marcher et durent être transportés sur des brancards. Mais il était grand temps de se mettre en route. On entrait dans la saison des pluies, qui, au Soudan, s’appelle l’hivernage, bien qu’elle coïncide avec l’été astronomique. Pour l’une et pour l’autre raison, le train allait donc être assez lent.

On ne suivra pas, étape par étape, ce voyage de retour, qui, s’il fut parfois pénible, s’accomplit du moins sans incident grave et sans danger vraiment sérieux. Six semaines après avoir quitté les ruines de Blackland, la colonne commandée par le capitaine Marcenay arrivait à Tombouctou. Deux mois plus tard, les héros de ces dramatiques aventures débarquaient en Europe, les uns en Angleterre, les autres en France.

Il suffira de peu de mots pour renseigner le lecteur sur ce qui leur advint ultérieurement.

À tout seigneur, tout honneur. M. Poncin réintégra son ministère, et se livra, comme devant, aux douceurs de la statistique. Il continue à découvrir de temps à autre des choses réellement « étonnantes ». Le nombre moyen des cheveux dans les diverses races du monde et l’allongement moyen des ongles, par an, par mois, par heure et par seconde, aux diverses saisons de l’année, constituent ses dernières trouvailles.

M. Poncin est donc heureux et le restera tant qu’il y aura sur la terre quelque chose à compter.

Un point noir, pourtant, dans son existence : il n’a pu résoudre jusqu’ici le problème posé par Amédée Florence. Mais rien n’est parfait ici-bas.

Le docteur Châtonnay a repris le collier professionnel et retrouvé ses clients, dont la santé commençait à devenir par trop insolente. Depuis qu’ils ont leur thérapeute, tout est remis en bon ordre ; ils peuvent se payer le luxe d’être malades, et, selon leur caprice, mais toujours avec profit, puisque c’est maintenant par ordre du médecin, aller et venir ou garder, soit le lit, soit la chambre.

M. le député Barsac, tout au moins, « garde la chambre », mais la sienne a un grand C. Bien que la question de l’électorat des nègres ait été enterrée pour longtemps, la défaite de la théorie soutenue par le député du Midi n’a aucunement desservi son auteur. Il apparut, bien au contraire, que les épreuves subies, que les dangers courus lui donnaient droit à une compensation. Sa situation est donc plus solide que jamais, et l’on commence à parler de lui pour le prochain ministère des Colonies.

Malik et Tongané ont quitté l’Afrique. Ils ont suivi leur maîtresse en Angleterre et se sont mariés. Sur le sol britannique prospère actuellement une assez jolie collection de négrillons, dont les premiers sont déjà grands.

Saint-Bérain… Mais Saint-Bérain n’a pas d’histoire. Il pêche, il chasse, il appelle « Madame » ses interlocuteurs moustachus, et « Monsieur » ceux du sexe opposé. Telles sont ses occupations principales. Pour le surplus, l’histoire de Saint-Bérain est celle même de Jane Buxton, et, comme celle de Jane Buxton est intimement unie à ce qui concerne son frère Lewis et le capitaine Marcenay, le sort de ces quatre personnes peut être indiqué en même temps.

Ainsi qu’on peut le supposer, le capitaine Marcenay, ayant, dès son retour à Tombouctou, demandé au colonel Allègre un congé, qui fut, cette fois, accordé sans difficulté, accompagna Jane Buxton, Lewis et Saint-Bérain en

Angleterre.

Pendant le mois passé sur les ruines de Blackland, il avait eu tout le loisir de raconter à celle qui était désormais sa fiancée par quel merveilleux prodige la dépêche de Marcel Camaret était arrivée à son adresse à travers l’impondérable éther, sa démarche aussitôt faite auprès du colonel Allègre, et quelles avaient été ses angoisses en se heurtant au refus catégorique de celui-ci. Heureusement, dès le lendemain, on avait eu la réponse du colonel Saint-Auban. Non seulement le colonel déclarait faux l’ordre remis par le soi-disant lieutenant Lacour, mais encore il prescrivait de se porter immédiatement au secours de M. le député Barsac, sur le sort duquel il y avait lieu de concevoir des inquiétudes légitimes. L’expédition avait été aussitôt organisée, et, en descendant d’abord le Niger jusqu’à Gao, en traversant ensuite le désert, le capitaine Marcenay, amenant, au prix d’énormes difficultés, un canon de campagne avec lui, avait gagné Blackland à marches forcées.

À peine débarquée en Angleterre, Jane

Buxton, accompagnée de son frère, du capitaine Marcenay et de Saint-Bérain, se rendit par les voies les plus rapides au château de Glenor, où une dépêche l’avait précédée. Près d’un an s’était alors écoulé, depuis qu’elle l’avait quitté. Elle y revenait ayant réussi dans son entreprise, l’honneur de sa famille restauré par elle ad integrum.

Comment allait-elle trouver son père ? Le vieillard, alors âgé de quatre-vingt-quatre ans, avait-il eu la force de supporter l’absence de sa fille, et de résister à la honte nouvelle que le pillage de l’agence de la Central Bank avait nécessairement fait rejaillir sur son second fils ? Certes, les journaux, après avoir fait le mal, s’étaient efforcés de le réparer. Par les soins d’Amédée Florence, dès que celui-ci avait eu la possibilité de communiquer avec l’Europe, ils avaient proclamé urbi et orbi l’innocence de George et de Lewis Buxton. Mais lord Glenor avait-il lu ces journaux, et ce grand bonheur ne venait-il pas trop tard ? Jane Buxton n’ignorait pas dans quel état était son père depuis le drame de la Central Bank. Quel que fût son chagrin, sa hâte de le revoir n’en était que plus grande.

Elle arriva enfin, et put s’agenouiller au chevet du vieillard condamné à l’immobilité définitive. Les yeux de celui-ci, toutefois, brillants d’intelligence, montraient que la lucidité du cerveau était intacte.

Jane Buxton, entourée de Lewis, de Saint-Bérain et du capitaine Marcenay, dont elle expliqua le rôle, fit à son père le récit complet de son voyage. Elle nomma ceux dont elle possédait le témoignage, et montra le procès-verbal rédigé au bord de la tombe de Koubo. Elle révéla ce que les journaux avaient tu jusqu’alors, la haine que le misérable William Ferney avait vouée à la famille Buxton et par quels procédés il l’avait si affreusement satisfaite.

Tout se tenait. Lord Glenor ne pouvait conserver aucun doute. Si l’un de ses fils était mort, l’honneur de tous deux était sauf.

Le vieillard, les yeux fixés sur sa fille, avait écouté attentivement. Quand elle eut terminé, un peu de sang rougit son visage, ses lèvres tremblèrent, un frémissement le parcourut de la tête aux pieds. Visiblement, sa volonté luttait contre le poids des chaînes dont son corps épuisé subissait l’implacable étreinte.

Ceux qui assistaient à ce combat tragique eurent tout à coup une indicible émotion. La volonté, plus forte, triomphait. Pour la première fois, depuis tant de mois, lord Glenor faisait un mouvement. Il parlait !

Son visage transfiguré se tourna vers Jane, et, tandis que sa main tremblante allait chercher celle de la courageuse fille qui s’était dévouée pour lui, sa bouche murmura :

— Merci !

Puis, comme s’il eût perdu, à partir de cet instant, toute raison de vivre, il poussa un profond soupir, ferma les yeux et cessa de respirer.

On se précipita vainement à son secours. Lord Buxton Glenor était entré dans la paix éternelle comme on glisse au sommeil du soir. Il était mort, doucement, comme on s’endort.

Ici se termine cette histoire.

De tous ses personnages, on connaît maintenant le sort : Barsac, futur ministre ; M. Poncin, ivre de statistique ; le docteur Châtonnay, retourné à ses malades ; Saint-Bérain, heureux près de sa tante-nièce, et celle-ci heureuse femme du capitaine Marcenay ; Lewis Buxton, arrivé au sommet de la Central Bank ; Malik et Tongané enfin, mère et père d’une flatteuse progéniture.

Quant à moi…

Allons bon !… Voilà que je vends la mèche avant l’heure !… Disons donc : quant à Amédée Florence, il reprit ses fonctions à l’Expansion française, où il publia le récit de ses aventures, que son directeur estima valoir trente centimes la ligne. Afin d’augmenter sa pécune, le reporter, qui n’est pas riche, eut l’idée de tirer deux moutures d’un seul sac, et, sur le même sujet, tenta de faire un roman.

Un roman, dites-vous ?… Quel roman ?…

Eh ! mais, celui-ci même, amis lecteurs, celui que vous venez de lire d’un bout à l’autre, puisque vous en arrivez à ces lignes.

En profond psychologue, Amédée Florence a judicieusement pensé que, s’il racontait tout bonnement des faits véritables, on bâillerait à se décrocher la mâchoire, tandis que ces mêmes faits, racontés sous le voile de la fiction, auraient chance de distraire un instant le lecteur. Le monde est ainsi fait. L’Histoire, avec un grand H, nous assomme. Les histoires seules nous amusent… quelquefois ! Que voulez-vous, on n’est pas sérieux en France !

Ces aventures étant authentiques, malheureusement pour lui, Amédée Florence, dissimulant sa personnalité avec une adresse à laquelle il rend tout le premier un public hommage, les a donc « camouflées » en roman, dont il espère bien vendre un nombre respectable d’éditions. Cette façon de passer d’un article de journal à des notes écrites au jour le jour, puis à un récit de forme impersonnelle, cette malice de « blaguer » son style un peu audacieux et d’aller jusqu’à se traiter de brave et spirituel garçon, ces petits coups de patte, ces petits coups d’encensoir, autant de ficelles, de « trucs », de procédés, d’artifices littéraires, pour mieux cacher le véritable auteur.

Mais voici que celui-ci est parvenu à la fin de sa tâche. Bon ou mauvais, amusant ou ennuyeux, le livre est là, maintenant. Sans inconvénients ni dangers, l’incognito peut donc être dévoilé, l’histoire peut être proclamée véritable, et celui qui la rédigea, votre très humble et respectueux serviteur, peut la signer de son nom : Amédée Florence, reporter à l’Expansion française, avant d’écrire le grand mot, le mot sublime, le roi des mots, le mot :

FIN