L’Étonnante Aventure de la mission Barsac/Deuxième partie/Chapitre 13

L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914 (p. 221-229).

XIII

la nuit de sang


Bouleversés par l’effroyable scène qu’ils venaient de subir, oubliant tout ce qui n’était pas leur douleur, Jane et Lewis Buxton demeurèrent longtemps ainsi enlacés. Puis, peu à peu, leurs larmes tarirent, et enfin, poussant un profond soupir, ils s’écartèrent l’un de l’autre et reprirent conscience du monde extérieur.

Ce qui les frappa tout d’abord, ce fut, malgré les bruits confus qui grondaient autour d’eux, une troublante sensation de silence. Dans le couloir vivement éclairé par les ampoules électriques, une paix de tombe. Le Palais semblait mort. Au dehors, au contraire, des clameurs confuses, des détonations d’armes à feu, tout un tumulte qui grandissait de minute en minute.

Un instant, ils prêtèrent l’oreille à ces ru- meurs inexplicables, dont Jane comprit le sens tout à coup. Elle se tourna vers son frère.

— Pouvez-vous marcher ? demanda-t-elle.

— J’essaierai, répondit Lewis.

— Venez ! dit-elle.

Tous deux, groupe lamentable, la jeune fille soutenant l’homme épuisé par quatre mois de souffrances, ils sortirent du cachot, suivirent le couloir, arrivèrent dans le vestibule, où le gardien veillait tout à l’heure.

Le gardien avait disparu. Le vestibule était désert maintenant.

Péniblement, ils gravirent l’escalier jusqu’au troisième et dernier palier. Avec la clé dérobée à William Ferney, Jane ouvrit la porte que le palier desservait, et, suivie de Lewis, elle se retrouva dans la même pièce, où, peu auparavant, elle avait laissé, cuvant son ivresse, le monstrueux dément qu’elle ignorait alors être son frère.

Comme le vestibule, cette pièce était vide. Rien n’y était changé depuis qu’elle l’avait quittée. Le fauteuil de William Ferney était toujours derrière la table chargée de bouteilles et de verres, et les neuf autres sièges étaient toujours disposés en une demi-circonférence en face d’elle.

Jane, ayant fait asseoir son frère dont les jambes fléchissaient, eut enfin conscience de l’étrangeté de leur situation. Pourquoi cette solitude et ce silence ? Qu’était devenu leur bourreau ?

Obéissant à une impulsion soudaine, elle osa se séparer de Lewis et s’aventura hardiment dans le Palais, qu’elle sillonna en tous sens.

Elle commença par le rez-de-chaussée, sans en laisser un coin inexploré. En passant devant la porte extérieure, elle put remarquer d’un coup d’oeil que celle-ci était soigneusement fermée. Elle ne vit personne dans ce rez-de-chaussée, dont toutes les portes intérieures étaient grandes ouvertes, ainsi que les aurait laissées la fuite éperdue de ses habitants. Avec un étonnement grandissant, elle parcourut les trois autres étages, et les trouva pareillement déserts. Si incroyable que cela fût, le Palais semblait abandonné.

Les trois étages visités, il ne restait plus que la tour centrale et la terrasse qui la commandait. Au bas de l’escalier conduisant à celle-ci, Jane s’arrêta un instant puis elle s’y engagea et le gravit.

Non, le Palais n’était pas déserté, comme elle aurait pu le croire. Quand elle fut arrivée près du sommet de l’escalier, un bruit de voix lui parvint du dehors. Avec prudence, elle franchit les dernières marches, et, protégée par l’ombre, inspecta des yeux la terrasse, où venait mourir la lumière des projecteurs de l’Usine.

La population entière du Palais y était réunie. Avec un frisson d’horreur, Jane reconnut William Ferney. Elle reconnut aussi les huit conseillers qu’elle avait trouvés en compagnie de celui-ci deux heures auparavant. Plus loin, en deux groupes, quelques hommes de la Garde noire et les neuf domestiques nègres.

Tous penchés sur le parapet, ils semblaient se montrer réciproquement quelque chose dans le lointain, en échangeant des cris, plutôt que des paroles, accompagnés de grands gestes. Que se passait-il donc enfin qui pût les passionner à ce point ?

Tout à coup, William Ferney se redressa, donna un ordre d’une voix tonnante, et, suivi de ceux qui étaient avec lui sur la terrasse, se précipita vers l’escalier dont Jane occupait les dernières marches. Celle-ci vit alors qu’ils étaient armés, chacun de deux revolvers passés à la ceinture et d’un fusil, qu’ils brandissaient au-dessus de leur tête avec colère.

Une seconde encore, et sa cachette serait découverte. Que feraient d’elle, alors, ces hommes qui semblaient en proie à une violente surexcitation ? Elle était perdue.

Tandis qu’elle regardait autour d’elle, cherchant inconsciemment un impossible secours, ses yeux tombèrent soudain sur une porte placée en haut de l’escalier, qu’elle séparait de la terrasse. Voir et pousser cette porte qui se ferma bruyamment, ce fut pour Jane Buxton une seule et même chose. Sa situation était déjà profondément changée par son geste tout instinctif, qu’elle ignorait encore l’avoir accompli.

À ce geste, des cris de fureur, de terribles imprécations répondirent au-dehors. Elle n’avait pas eu le temps de faire jouer les derniers verrous, que les gens de la terrasse heurtaient violemment à coups de crosse l’obstacle inattendu qu’elle venait de leur opposer.

Épouvantée par ces hurlements, par ces chocs répétés, par tout ce vacarme, Jane restait, immobile, tremblante, à la même place. Pour sauver sa vie, elle n’eût pas eu la force de faire un mouvement. Elle tenait ses yeux fixés sur cette porte, qu’elle s’attendait à voir tomber d’une minute à l’autre, sous l’effort de ses redoutables ennemis.

Mais la barrière qui la séparait d’eux ne tomba pas. Elle ne paraissait même pas être ébranlée par les coups furieux dont on la martelait. Jane reprit peu à peu son calme, et s’aperçut alors que cette porte était faite, comme celle de l’Usine et comme celle de l’entrée du Palais, d’une épaisse plaque de blindage capable de défier tous les assauts. Il n’y avait donc pas à craindre que

William Ferney pût la forcer avec les faibles moyens dont il disposait.

Rassurée, elle descendait retrouver son frère, quand elle remarqua, au passage, que l’escalier, entre le dernier étage du Palais et la terrasse, pouvait être successivement barré par cinq autres portes semblables. Tout avait été prévu par William Ferney pour se mettre à l’abri d’une surprise. Son palais était divisé en de nombreuses sections séparées par des barrages, qu’il eût fallu emporter l’un après l’autre. Aujourd’hui, ces précautions se retournaient contre lui.

Jane verrouilla les cinq autres portes comme elle avait verrouillé la première, et redescendit au rez-de-chaussée.

Les ouvertures du Palais étaient défendues par de solides grilles et, en dedans de ces grilles, par de forts volets de fer. Sans perdre un instant, elle ferma, aux divers étages, tous ces volets jusqu’au dernier.

Où trouvait-elle la force de mouvoir ces lourdes plaques de métal ? Elle agissait dans la fièvre, sans même s’en rendre compte, comme si elle eût été en état de somnambulisme, avec adresse et rapidité. En une heure, le travail était accompli. Elle était maintenant au centre d’un véritable bloc de pierre et d’acier absolument inexpugnable.

Alors seulement, elle sentit sa fatigue. Ses jambes flageolaient. Les mains en sang, épuisée, elle eut peine à descendre auprès de son frère.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda anxieusement celui-ci, effrayé de la voir dans un pareil état.

Quand elle eut repris haleine, Jane lui raconta ce qu’elle avait fait.

— Nous sommes les maîtres du Palais, conclut-elle.

— N’ont-ils pas d’autre issue que cet escalier ? interrogea son frère, qui ne pouvait croire à un pareil coup de théâtre.

— Pas d’autre, affirma Jane, j’en suis certaine. William est bloqué sur la terrasse, et je le défie d’en sortir.

— Mais pourquoi y étaient-ils tous réunis ? interrogea Lewis. Que se passe-t-il donc ?

Cela, Jane l’ignorait. Tout entière à ses préparatifs de défense, elle n’avait rien vu. Mais, ce qu’elle ne savait pas, il était aisé de l’apprendre. Il suffisait de jeter un coup d’œil au-dehors. Tous deux montèrent à l’étage supérieur, au-dessus duquel il n’y avait plus que la terrasse, et entrebâillèrent l’un des volets de fer que Jane venait de fermer.

Ils comprirent alors l’agitation de William Ferney et de ses compagnons. Si, à leurs pieds, l’esplanade était noire et silencieuse, de vives lueurs et de violentes clameurs leur arrivaient de la rive droite de la Red River. Toutes les cases des nègres brûlaient. Le centre de la ville, c’est-à-dire le quartier des esclaves, n’était plus qu’un immense brasier.

L’incendie faisait également rage dans la Civil Body, et même, vers l’amont et vers l’aval, les deux extrémités du quartier des Merry Fellows commençaient aussi à flamber.

De la partie de ce dernier quartier non encore atteinte par le feu, un vacarme effroyable s’élevait. On entendait des cris, des jurons, des plaintes, des hurlements confus, mêlés au bruit incessant de la fusillade.

— C’est Tongané, dit Jane. Les esclaves se sont révoltés.

— Les esclaves ?… Tongané ?… répéta Lewis pour qui ces mots n’avaient aucun sens.

Sa sœur lui expliqua l’organisation de Blackland, ce qu’elle en savait, tout au moins, d’après les renseignements donnés par Marcel Camaret, par Tongané et par le blessé soigné à l’Usine. Elle lui raconta ensuite en quelques mots comment elle-même se trouvait dans cette ville et par quel concours de circonstances elle y était prisonnière. Elle lui dit pourquoi elle avait entrepris ce voyage, comment elle était parvenue à établir l’innocence désormais certaine de leur frère George Buxton, et comment, après s’être jointe à la mission commandée par le député Barsac, elle avait été enlevée avec les débris de cette mission. Elle lui montra, au-delà de l’esplanade, l’Usine étincelante du feu de ses projecteurs, elle lui en exposa le rôle, et lui nomma ses compagnons, qui tous, sauf un nègre nommé Tongané, y étaient encore réfugiés. Quant à Tongané, c’est lui qui avait entrepris de soulever la population noire de Blackland, et le spectacle qu’on avait sous les yeux prouvait qu’il y avait réussi. Mais elle n’avait pas eu la patience d’attendre, et elle s’était enfuie seule, ce soir même, dans l’espoir de sauver les autres assiégés. C’est ainsi qu’elle était arrivée jusqu’à son malheureux frère. Pendant ce temps, Tongané donnait évidemment le signal attendu, on lui envoyait des armes, et maintenant la révolte était déchaînée. C’est vers la bataille, à laquelle ils assistaient du haut de la terrasse, que voulaient sans doute s’élancer William Ferney et ses compagnons, quand elle leur avait brusquement barré le passage.

— Et maintenant, qu’allons-nous faire ? demanda Lewis.

— Attendre, répondit Jane. Les esclaves ne nous connaissent pas, et ils ne feraient, dans la bagarre, aucune différence entre nous et les autres. Au surplus, nous leur serions d’un bien faible secours, puisque nous n’avons pas d’armes.

Lewis ayant fait justement remarquer qu’il pourrait être utile d’en posséder, Jane procéda à une nouvelle visite du Palais. Sa récolte ne fut pas abondante. Toutes les armes, sauf celles que leurs propriétaires avaient sur eux, étant centralisées dans la tour élevée au-dessus de la terrasse, elle ne trouva qu’un seul fusil et deux revolvers avec un petit nombre de cartouches.

Quand elle revint, munie de son butin, la situation avait bien changé. Les nègres s’étaient ouvert un passage et avaient envahi l’Esplanade, sur laquelle ils grouillaient au nombre de plus de trois mille. En un instant, ils eurent pris d’assaut, tant la caserne de la Garde noire, dont tous les hommes furent massacrés séance tenante, que la remise des quarante planeurs, d’où des gerbes de flammes ne tardèrent pas à jaillir. Ivres de saccage et de sang, en démence, ils se vengeaient en une fois de leurs longues souffrances, et, de toute évidence, leur fureur ne serait satisfaite que par la destruction totale de la ville et par le massacre du dernier de ses habitants.

William Ferney devait, en contemplant ce spectacle, écumer de rage impuissante. On l’entendait hurler, vociférer, sans comprendre les mots qu’il prononçait. Sur la terrasse, crépitait une incessante fusillade, et les balles, frappant dans la foule grouillante des nègres, y faisaient de nombreuses victimes.

Mais les autres ne semblaient pas s’en apercevoir. Après la caserne de la Garde noire et la remise des planeurs, dont les flammes éclairaient l’Esplanade comme une torche gigantesque, ils s’étaient attaqués au Palais lui-même, et, avec tout ce qui leur tombait sous la main, ils s’efforçaient, d’ailleurs inutilement, d’en ébranler la porte.

Ils étaient tout à cette occupation, quand de violents feux de salve partirent du côté de la Red River. Ayant enfin réussi à se reformer, les Merry Fellows avaient franchi le pont, et, se déployant sur l’Esplanade, ils tiraient au hasard, dans le tas. Bientôt des cadavres jonchèrent le sol par centaines.

Les Noirs, poussant une clameur féroce, s’étaient jetés sur leurs adversaires. Pendant quelques instants, ce fut une lutte atroce, une indescriptible tuerie. Ne disposant pas d’armes à feu, les nègres cherchaient les corps à corps, combattant avec leurs dents. Les Merry Fellows répliquaient par des coups de baïonnettes et par des balles tirées à bout portant.

L’issue du combat ne pouvait être douteuse. La supériorité des armes devait triompher du nombre. Un certain flottement ne tarda pas, en effet, à se manifester dans la masse décimée des nègres, ils reculèrent, et enfin s’enfuirent sur la rive droite, abandonnant l’Esplanade aux vainqueurs.

Ceux-ci s’élancèrent à leur poursuite, afin de sauver ce qui pouvait l’être, c’est-à-dire le centre du quartier des Merry Fellows, que l’incendie n’avait pas encore atteint.

Au moment où ils franchissaient le pont sur les talons des fuyards, une formidable explosion retentit. Du haut du Palais, Jane et Lewis purent reconnaître qu’elle avait eu lieu à une grande distance, dans la partie la plus éloignée du Civil Body. À la lueur des incendies qui brûlaient de toutes parts, ils virent qu’une fraction de ce quartier et une notable partie de la muraille d’enceinte venaient de s’écrouler dans cette direction.

Quelle que fût la cause de cette explosion, son résultat le plus certain était d’ouvrir aux nègres en déroute une large issue vers la campagne. Par la brèche ainsi faite, les esclaves vaincus purent donc se réfugier dans les champs et les taillis environnants, et échapper à leurs ennemis. Au surplus, la poursuite de ceux-ci s’était ralentie. Un quart d’heure plus tard, ils quittaient même la rive droite de la Red River et revenaient sur l’Esplanade. Outre qu’ils ne trouvaient plus d’adversaires devant eux, ils étaient, à leur tour, frappés de terreur par de nouvelles explosions, qui succédaient incessamment à la première.

Quelle était l’origine de ces explosions ? Nul n’aurait pu le dire. Il était clair, en tout cas, qu’elles ne se produisaient pas au hasard, mais qu’une volonté les dirigeait. La première avait eu lieu, on le sait, à la périphérie de la ville, au point de la demi-circonférence décrite par le quartier du Civil Body le plus éloigné du Palais.

Cinq minutes plus tard, on en entendit deux autres à droite et à gauche de ce point. Puis, après une seconde interruption de cinq minutes, deux autres éclatèrent encore en se rapprochant de la rivière, suivant la courbe du Civil Body.

C’est alors que les Merry Fellows lancés aux trousses des esclaves avaient cherché refuge sur l’Esplanade.

À partir de ce moment, les explosions inexplicables continuèrent à intervalles réguliers. Une demi-heure désormais séparait chacune de la suivante. Toutes les trente minutes, on entendait un nouveau fracas, et une nouvelle portion du Civil Body était transformée en décombres.

Massée sur l’Esplanade, la population blanche de Blackland, ce qui en subsistait tout au moins, assistait avec stupeur à cet inexplicable phénomène. Il eût semblé vraiment qu’une puissance supérieure et formidable avait entrepris la destruction méthodique de la ville. Tous ces bandits, si hardis jadis contre les faibles, tremblaient de peur maintenant. S’écrasant contre le Palais, ils essayaient en vain d’en ébranler la porte, et interpellaient avec fureur William Ferney, qu’ils apercevaient sur la terrasse, et dont ils ne pouvaient s’expliquer l’abandon. Celui-ci s’épuisait inutilement en gestes qu’on ne comprenait pas, en paroles qui se perdaient dans l’assourdissant vacarme.

La nuit s’acheva ainsi. L’aube, en se levant, éclaira un spectacle terrible. Le sol de l’Esplanade était littéralement jonché de morts, noirs et blancs confondus, au nombre de plusieurs centaines. Si ces derniers avaient remporté la victoire, ils l’avaient chèrement payée. À peine s’il restait quatre cents hommes valides sur plus de huit cents que contenaient hier encore les deux quartiers du Civil Body et des Merry Fellows. Les autres avaient péri, tant au début de la révolte, au moment de la première surprise, que sur l’Esplanade même, lorsque cette révolte avait été réprimée.

Quant aux esclaves, Jane et Lewis, du point élevé qu’ils occupaient, les apercevaient dans la campagne environnante. Beaucoup d’entre eux étaient partis. Les uns s’éloignaient dans l’Ouest, se dirigeant droit vers le Niger, dont un océan de sable les séparait. Combien de ceux-ci parviendraient à faire le voyage, sans eau, sans vivres, sans armes ? D’autres, préférant une route plus longue, mais plus sûre, suivaient le cours de la Red River et commençaient à disparaître dans le Sud-Ouest.

Mais le plus grand nombre n’avait pu se décider à s’éloigner de Blackland. On les voyait, au milieu des champs, réunis par groupes, contemplant d’un air stupide la ville, d’où s’échappaient d’épaisses volutes de fumée et que les explosions successives transformaient en un monceau de ruines.

Pendant toute la nuit, elles n’avaient pas cessé. Chaque demi-heure avait eu la sienne. Quand le soleil se leva, tout le Civil Body et la moitié du quartier des esclaves n’étaient plus qu’un amas de décombres sans nom.

À ce moment, une violente détonation retentit sur la terrasse du Palais. Puis, coup sur coup, d’autres lui succédèrent, dont la dernière fut suivie d’un fracas de tonnerre.

Sans s’éloigner de la fenêtre, d’où, par l’entrebâillement des volets, ils avaient assisté à une série de drames, Lewis Buxton saisit la main de sa sœur, en interrogeant celle-ci d’un regard inquiet.

— William, dit Jane, qui connaissait trop la disposition du Palais pour ne pas deviner la raison de ces détonations, vient de forcer à coups de canon la porte de la terrasse.

Jane Buxton parlait d’une voix calme.

Elle examinait la situation et l’appréciait avec un parfait sang-froid.

— Mais alors, s’écria Lewis, ils vont descendre ?…

Il saisit l’un des revolvers que sa sœur avait découverts.

— Mieux vaut mourir que de retomber entre leurs mains !

Jane l’arrêta du geste.

— Ils ne sont pas encore là, dit-elle tranquillement. Il y a cinq autres portes pareilles, et placées de telle sorte, les trois dernières surtout, qu’il sera impossible de braquer le canon contre elles.

Comme pour lui donner raison, les détonations avaient fait trêve, en effet. Un sourd grognement qui arrivait de la terrasse, accompagné de vociférations furieuses, montrait que William Ferney et ses compagnons s’efforçaient de pointer leur canon sur la deuxième porte, et que l’opération ne s’accomplissait pas sans difficultés.

Au surplus, ce travail fut bientôt interrompu. Un nouvel incident venait de survenir, qui, sans doute, attirait leur attention, comme il attirait celle de Jane et de Lewis Buxton.

Les explosions extérieures, qui n’avaient pas cessé d’éclater à intervalles réguliers d’une demi-heure, venaient d’aboutir à une dernière plus violente et surtout plus proche que les précédentes. Le pouvoir destructeur qui les provoquait s’attaquait maintenant à la rive gauche. C’est du jardin de l’Usine même qu’une gerbe de terre et de pierres avait jailli vers le ciel.

Quand la fumée se fut dissipée, il fut possible de constater que ce jardin était ravagé sur une assez grande étendue et qu’une faible partie de l’Usine proprement dite s’était effondrée.

La poussière de cette explosion flottait encore dans l’air, quand Lewis et Jane virent une véritable foule s’élancer sur le quai par la porte largement ouverte de l’Usine. Cette foule, Jane la reconnut. C’étaient ses compagnons de captivité, c’étaient les ouvriers de Camaret, réunis en un groupe compact au centre duquel étaient placés les femmes et les enfants. Pourquoi ces malheureux quittaient-ils leur abri et se dirigeaient-ils vers l’Esplanade, où ils allaient se heurter aux Merry Fellows, qui s’acharnaient toujours aussi vainement contre la porte du Palais ?

Ceux-ci ne pouvaient voir ces nouveaux adversaires, dont la muraille de l’Esplanade les séparait. Mais, de la terrasse, William Ferney, dont le regard passait par-dessus cette muraille, les avait vus et les montrait de la main.

Ses gestes ne furent pas compris. La foule sortie de l’Usine atteignit sans encombre la porte faisant communiquer le quai avec l’Esplanade, et pénétra sur celle-ci.

Quand les Merry Fellows l’aperçurent, ce fut parmi eux une tempête de cris. Délaissant leur inutile travail, ils saisirent leurs armes, et se ruèrent contre les envahisseurs.

Mais ce n’est plus à des nègres qu’ils avaient affaire. Armés de ce qu’ils avaient trouvé sous la main, celui-ci d’un marteau de forge, cet autre d’une pince, cet autre encore d’une simple barre de fer, les gens de l’Usine se ruèrent en avant, eux aussi. La lutte fut terrible. D’assourdissantes clameurs déchiraient l’air. Des ruisseaux de sang rougissaient le sol de l’Esplanade, déjà pleine des morts de la nuit.

Se voilant les yeux des deux mains, Jane Buxton s’efforçait de ne pas voir cet affreux spectacle. Parmi les combattants, que d’amis elle comptait ! Elle tremblait pour Barsac, pour Amédée Florence, pour l’excellent docteur Châtonnay, pour Saint-Bérain surtout, qu’elle chérissait tendrement.

Mais des hurlements plus violents éclatèrent tout à coup.

Le nombre et l’armement supérieur triomphaient. La colonne sortie de l’Usine était coupée en deux. Une de ses moitiés reculait vers le quai, défendant le terrain pied à pied, tandis que l’autre était refoulée dans la direction du Palais.

Celle-ci, tout au moins, ne devait conserver aucun espoir de salut. Arrêtée par la muraille, non seulement elle avait les Merry Fellows en face d’elle, mais encore, du haut de la terrasse, William Ferney et ses compagnons fusillaient sans risque ces malheureux auxquels la fuite même était interdite.

Un cri de joie jaillit soudain de leurs poitrines. La porte à laquelle ils étaient acculés venait de s’ouvrir toute grande derrière eux, et, sur le seuil, Jane Buxton leur était apparue. Serrés de près par leurs ennemis, ils se réfugièrent dans le Palais, tandis que Jane et Lewis déchargeaient fusils et revolvers afin de protéger leur retraite.

Stupéfaits de cette intervention à laquelle ils ne pouvaient rien comprendre, les Merry Fellows avaient hésité un instant. Quand, revenus de leur surprise, ils s’élancèrent à l’assaut, il était trop tard. La porte était refermée et bravait de nouveau leurs efforts.