Fasquelle (p. 45-65).
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III


Les funérailles terminées, nous sommes revenus à la maison, mon oncle Karl, mon père et moi. Ma grand’mère, souffrante et en proie à la plus grande douleur, ne quitte pas sa chambre. Les rapports de mon oncle et de mon père ne sont pas des plus cordiaux, et leur conversation est plutôt froide, toute de surface. Ce n’est guère amusant. Après dîner, heureusement, M. Delanoix vient nous faire une visite.

M. Delanoix est un homme tout d’une pièce, rond en affaires, qui ne mâche pas ce qu’il a à dire et n’y va point par quatre chemins. Du moins, il l’affirme.

— Moi, je suis franc comme l’or. Je pense qu’il n’y a rien de tel que de parler pour s’entendre.

Cependant, c’est à l’aide de nombreuses tournures circonlocutoires qu’il expose à mon père l’objet de sa visite. Des sentiments de vénération profonde l’ont poussé à venir à Versailles pour assister aux funérailles de son oncle ; il aurait même pris le premier train et serait arrivé un peu plus tôt, c’est-à-dire le 8, si ses devoirs de citoyen ne l’avaient retenu chez lui ce jour-là : il lui fallait, en effet, voter, et ajouter son humble voix à toutes celles des vrais Français qui ont affirmé leur loyauté à la dynastie impériale.

— Car, pour moi, le résultat du Plébiscite d’hier, bien que nous ne le connaissions pas encore d’une façon certaine, ne peut pas faire l’objet d’un doute.

Mon père incline la tête en souriant, et Delanoix continue :

— Je dois dire pourtant que des considérations d’un ordre plus matériel m’ont engagé à entreprendre mon voyage. Les affections de famille sont les plus sûres et lorsqu’on a l’honneur et le bonheur de compter parmi ses parents des personnes qui occupent dans la hiérarchie sociale une place proéminente, et auxquelles leurs glorieux états de service assurent l’oreille des pouvoirs établis, je crois qu’il est permis, sans présomption, de compter sur leurs conseils, et même, à l’occasion, sur leur appui.

Mon père s’incline encore, un peu plus grave. Delanoix alors, sans transition, déclare que la fourniture du fourrage à l’armée, dans la région du Nord, est à renouveler avant peu ; il a l’intention de soumissionner. Il est bien certain que c’est une entreprise importante. Pourtant, ce sont moins les bénéfices qu’elle pourrait lui rapporter qu’il ambitionne, que le titre de fournisseur de l’armée. Sa fille, en effet, Estelle, va bientôt être en âge de se marier, et…

Mon père interrompt, brusquement.

— Je vois ; ce sont des recommandations qu’il vous faut. Eh ! bien, c’est une affaire à débattre…

Mon oncle se lève, priant mon père de l’excuser. Il désire aller passer quelques instants avec sa mère. Je demande à l’accompagner.

Ma grand’mère est assise dans son fauteuil, la tête baissée, les yeux fixés sur les braises ardentes. Elle se redresse à notre entrée et essaye de sourire ; et, ses yeux, tout d’un coup, se remplissent de larmes. Mon oncle vient s’asseoir à côté d’elle, prend une de ses mains dans les siennes ; et, pendant quelques instants, pas un mot n’est prononcé. C’est mon oncle qui rompt le silence.

— Maman, avez-vous pensé à ce que vous allez faire maintenant ? Avez-vous l’intention de rester à Versailles ? Ou bien…

Ma grand’mère regarde mon oncle, qui continue d’une voix plus rapide :

— Oui, j’avais pensé que vous n’aimeriez pas demeurer ici. Pour beaucoup de raisons. Je crois inutile de les détailler. J’avais pensé aussi que peut-être vous voudriez bien m’accompagner quand je retournerai en Allemagne.

Ma grand’mère m’attire à elle et pose sa main sur ma tête.

— J’y avais pensé, dit-elle, mais je ne puis abandonner cet enfant-là. Je suis sa mère, à présent.

— C’est précisément pourquoi j’avais songé à vous faire l’offre que je vous fais, reprend mon oncle au bout d’un instant. Jean est très jeune, et vous êtes âgée. Les circonstances peuvent devenir difficiles pour vous. Il peut se produire des événements, des événements graves, qui mettraient vos forces à une trop rude épreuve. L’horizon est noir…

Et mon oncle se met à parler bas, en allemand. Je ne comprends que quelques mots, de temps en temps : Krieg, guerre, par exemple.

— Je crois que tu as raison, Karl, répond ma grand’mère ; les choses dont tu parles me semblent, à moi aussi, inévitables. Mais c’est justement pourquoi je ne puis accepter ton offre, dont je te remercie de tout mon cœur. Cet enfant est Français. Et pour moi, bien que mon mariage avec ton pauvre père m’ait faite légalement Allemande, je ne puis pas oublier que je suis née Française. N’insiste pas, mon cher enfant.



Le lendemain matin j’ai une grande joie. De la fenêtre de ma chambre, je vois poindre, au coin de la grille, la barbe de M. Raubvogel. Je descends quatre à quatre, et je rencontre sur le perron l’heureux propriétaire de cette barbe.

— Bonjour, mon cousin ! s’écrie-t-il, — oui, il m’appelle son cousin, comme ça ! — Bonjour, mon cousin ! Comment vous portez-vous, ce matin ? Vous avez l’air plus éveillé qu’une potée de souris. Voilà comme j’aime les enfants ! Ah ! quel fier luron vous ferez avant peu !

Très flatté et très ému, je bégaye une phrase quelconque.

— Je me porte très bien, monsieur, et j’espère…

— Monsieur ! s’écrie Raubvogel, monsieur ! Ah ! pas de Monsieur entre nous, s’il vous plaît. Nous sommes cousins. Appelez-moi votre cousin.

— Oui, mon cousin.

— C’est curieux, vraiment, dit Raubvogel à mon père qui vient de lui serrer le bout des doigts ; c’est curieux, mon commandant, — il appelle mon père : mon commandant ! Ah ! j’avais bien deviné que le cousin Raubvogel n’était qu’un demi-pékin ! — C’est curieux comme votre cher fils ressemble à ma mère quand elle était jeune : en plus mâle, bien entendu. Il y a déjà en lui quelque chose qui annonce le guerrier sans peur et sans reproche, qui montre qu’il sera le vrai fils de son père. Mais j’ai une miniature de ma mère, peinte lorsqu’elle avait une dizaine d’années…

M. Delanoix et sa fille Estelle succèdent au cousin Raubvogel. Puis, arrive le général de Rahoul, accompagné de l’officier d’ordonnance du maréchal. Il est midi, et, quelques instants après, mon oncle Karl ayant présenté les excuses de ma grand’mère, trop souffrante pour quitter sa chambre, on passe dans la salle à manger. Ce n’est pas un repas de circonstance, mais un simple déjeuner de famille entre parents et amis, réunis par un pieux devoir, et que les nécessités de l’existence vont bientôt de nouveau éloigner les uns des autres. Pourtant, mon père a tenu à bien faire les choses. Il a adjoint à la cuisinière de ma grand’mère, jugée insuffisante pour la circonstance, un chef tenu en haute estime à Versailles. Ce chef a confectionné des plats dont les noms rappellent les endroits où s’illustrèrent les Français et les hommes dont s’honore la France : Crécy, Soubise, etc. Le service est fait par Jean-Baptiste et par l’ordonnance en second de mon père, soldat-valet irréprochable. Malgré l’abondance, la diversité et la qualité des vins (car mon grand-père avait une excellente cave), le ton des convives est plutôt calme jusqu’au dessert. Mais alors, l’officier d’ordonnance ayant assuré que le maréchal, à la communication du résultat complet du Plébiscite, avait donné libre cours à la joie la plus intense, tout le monde se met à parler à la fois. C’est un débordement d’enthousiasme. Le général de Rahoul déclare que ce sera une leçon pour ces bougres de républicains, et que cela leur fera voir d’où le vent souffle. Mon père affirme que, malgré le deuil qui l’a frappé, il n’a pas manqué d’aller porter son bulletin l’un des premiers. Delanoix assure qu’il a décidé par son exemple plusieurs de ses compatriotes, qui hésitaient, à voter oui.

— Messieurs, dit alors Raubvogel, en caressant sa barbe, je regrette vivement qu’il ne m’ait point été donné d’imiter votre patriotisme. Mais, nouvellement installé à Mulhouse et n’y jouissant pas encore des droits électoraux, je n’ai pu déposer dans l’urne le suffrage que mes traditions de famille me faisaient un devoir d’y apporter. Cependant, messieurs, — et ici Raubvogel pose la main sur son estomac — cependant, je puis vous l’affirmer sur l’honneur : j’ai voté de cœur !

Des applaudissements saluent les derniers mots de Raubvogel. Mon père se lève et s’écrie, son verre à la main :

— Messieurs, je vous propose de boire à la santé de S. M. Napoléon III et à la prospérité de son règne.

Les acclamations se croisent ; les verres s’entrechoquent ; c’est comme si la phrase prononcée par mon père avait insufflé une nouvelle vie aux convives, leur avait permis de donner carrière à une exubérance que, jusqu’à présent, ils avaient difficilement contenue. Le général de Rahoul, particulièrement, semble plein d’un entrain tout militaire. Ses yeux d’ardoise luisent dans sa face de brique. On dit qu’il est un dur-à-cuire ; mais il a l’air cuit. Il est à la gauche d’Estelle, sur le flanc droit de laquelle on m’a posté. Et, soit parce qu’il n’aime pas le voisinage des femmes, soit qu’il manque d’air et ait besoin de place (car il est excessivement rouge), il la pousse continuellement du genou ; de sorte qu’Estelle, en demoiselle réservée, appuie ses réserves de mon côté et que son aile gauche est sur le point de déborder dans mon assiette, où Jean-Baptiste accumule les petits fours.

Ma position devient de moment en moment plus dangereuse, mais personne ne semble s’en apercevoir. La conversation roule maintenant sur les ressources militaires de la France. On les déclare énormes, inépuisables. L’officier d’ordonnance sollicite à ce sujet l’opinion de mon oncle Karl, qui approuve, brièvement, les opinions émises. Là-dessus, on admet que l’armée prussienne est très forte aussi. L’événement a prouvé que l’alliance française, recherchée par la Prusse avant Sadowa, ne lui était pas nécessaire pour vaincre l’Autriche.

— Il est vrai, dit mon père, que l’Autriche avait été terriblement affaiblie par Napoléon, et que la neutralité de la France a été d’un grand secours à la politique de Bismarck. Mais de l’Autriche à l’Empire français, il y a un pas. L’affaire du Luxembourg, il y a deux ans, a d’ailleurs prouvé que la Prusse ne recherchait pas une lutte avec la France. Le fusil à aiguille est une arme sérieuse, mais le chassepot lui est évidemment supérieur…

— Moi, s’écrie le général de Rahoul, en opérant en avant un mouvement qui entraîne la jambe d’Estelle, j’étais partisan de l’adoption du fusil Plumerel.

— Le fusil Plumerel avait de bons côtés, assure Delanoix en regardant avec inquiétude du côté de sa fille.

— Ah ! mon cousin, dit Raubvogel en cherchant évidemment à concentrer sur lui l’attention de Delanoix auprès duquel il est assis, vous paraissez avoir de profondes connaissances en balistique. Tire-t-on toujours à l’arc, dans votre pays ?

— Plus que jamais ! répond Delanoix, se tournant complètement vers Raubvogel qui semble très désireux d’être mis au courant des coutumes du Nord de la France.

Le cousin Delanoix donne au cousin Raubvogel toutes les explications qu’il réclame. Pendant quoi Estelle s’enquiert auprès de moi de mes facultés d’absorption, les petits fours étant en cause. Pendant quoi, aussi, le général de Rahoul, ayant retrouvé son aplomb, déclare que tout ce qu’on raconte au sujet de la supériorité de l’artillerie allemande est une simple farce.

— Si la France le voulait, dit-il, elle aurait aussi des pièces à fermeture de culasse. Le général Treuil de Beaulieu en a inventé une dernièrement. Mais le maréchal Le Bœuf, président du comité d’artillerie dont je fais partie, a donné l’ordre de ne pas accepter cette bouche à feu. Nous sommes du même avis : tout ça, c’est de la ferraille.

— Il est bien certain, dit à son tour l’officier d’ordonnance, que la Prusse, malgré sa puissance que je suis le premier à admettre, n’aurait aucune chance de succès dans une lutte contre la France. Je voudrais vous dire, continue-t-il en riant sardoniquement, combien le maréchal Bazaine s’est amusé à la lecture d’un mémoire rédigé en mai 1867 par le général Frossart et qui lui fut communiqué l’autre jour. Ce précepteur du prince impérial prévoit dans son mémoire la défense de la frontière de l’Est, jusqu’à ce que l’armée ait reculé à Langres. On n’a pas idée de choses pareilles !…



Je me suis échappé de la salle à manger au milieu de l’inattention générale, afin de descendre à la cuisine pour voir le chef. Il est si beau, tout en blanc, tablier blanc, bonnet blanc, avec des grands couteaux dans sa ceinture. Et Jean-Baptiste, qui vient de siffler deux ou trois verres de champagne, est tellement amusant !

— Avez-vous vu le général de Rahoul, monsieur Jean ? En voilà un chaud de la pince ! S’il n’a pas mis le feu à votre cousine, c’est pas de sa faute. Le général de Rahoul, c’est un homme à poil !

— Jean !

C’est mon oncle qui m’appelle. Il a pris congé des convives avant le café, afin de faire une grande promenade à pied, et il me demande de l’accompagner. Nous voilà partis ; mon oncle, l’air triste et soucieux ; et moi, persuadé qu’il a quelque chose de très important à me dire. Mais je me trompe ; mon oncle ne me parle que de choses fort ordinaires. Il me demande ce que je sais, ce qu’on m’a appris. Je n’ai pas de mal à lui répondre ; il me dit que je dois chercher à m’instruire ; que je ferais bien, par exemple, de demander à ma grand’mère de m’apprendre l’allemand.

— Cela te servira beaucoup, plus tard ; et puis cela occupera ta grand’mère, lui fera prendre de l’intérêt à l’existence. Il faut bien aimer ta grand’mère, et l’écouter toujours. Elle t’aime de toutes ses forces ; et si tu savais, mon petit Jean, comme elle a été bonne pour nous, pour ta mère et pour moi, quand nous étions enfants…

— Oncle, raconte-moi quand tu étais enfant, quand maman était petite.

Mon oncle me prend par la main et se met à raconter. J’écoute, — oui j’écoute avec tant de joie, et je voudrais tant que mon oncle pût me parler toujours…

Nous marchons, nous marchons. Nous sommes sortis de la ville par la grille de l’Orangerie, nous avons longé la pièce d’eau des Suisses et nous montons une route qui serpente au milieu du bois que le printemps a paré de jeunes feuilles. À un dernier détour de la route apparaît l’immensité d’un plateau presque nu, avec des bâtiments à toits rouges, à gauche. C’est le plateau de Satory.

— Revenons par ici, dit mon oncle, après avoir jeté un regard devant lui. Et il indique un chemin qui descend, à gauche, après avoir contourné un massif d’arbres.

Au pied d’un de ces arbres, un colporteur est assis sur l’herbe, sa balle à côté de lui ; il mange un morceau de pain et lève les yeux sur nous comme nous passons. Son regard croise celui de mon oncle, qui tressaille et s’arrête une seconde. Cependant il se remet en marche ; et il a fait deux ou trois pas lorsque son nom, prononcé d’une voix sourde, le force à se retourner tout d’un coup. Le colporteur s’est levé et s’approche.

— Falke !

— Holzung ! C’est vous ?

Le colporteur est tout près de mon oncle, à quelques pas de moi, et je ne puis entendre ce qu’il lui dit. Il parle pendant quelques minutes ; pas en français, je crois ; puis mon oncle vient me rejoindre. Sa figure a une expression singulière ; et je sens que sa main, qui prend la mienne, tremble très fort.

— Connais-tu cet homme, mon oncle ?

— Non, non… c’est-à-dire… non, dit mon oncle, en rougissant un peu. Il croyait me reconnaître… il s’est trompé. Malgré tout, ne parle pas de cela à la maison.

Je n’en parlerai pas, certainement. Mais je n’oublierai pas non plus le nom de l’homme : Holzung.

Des officiers passent sur la route, à cheval, chamarrés d’or.

— Toi aussi, tu seras officier, me dit mon oncle. C’est une profession qui a sa noblesse, quoi qu’on en dise ; mais à condition qu’on recherche moins les avantages qu’elle peut rapporter que la satisfaction de servir bien sa patrie. Et la patrie exige de nous non seulement des actions dangereuses et éclatantes, mais aussi des actes plus périlleux encore et sans gloire — sans gloire…



Mon oncle a encore passé la journée d’hier à Versailles. Nous avons été ensemble au cimetière où nous nous sommes longtemps agenouillés sur la tombe de mon grand-père. Et ce matin, il est parti.

C’est dommage. S’il était resté deux heures de plus, il aurait appris ce que c’est que Raubvogel. Il n’avait pas l’air d’en faire beaucoup de cas, mais il aurait vu que le cousin n’est pas le premier venu, et que c’est, comme dit Jean-Baptiste, un homme à poil.

Le général de Rahoul vient justement d’arriver avec le rapport qu’il avait demandé au service secret du ministère de la guerre de lui fournir sur Raubvogel. Il a tenu à lire, lui-même, de sa grosse voix, le rapport à mon père ; et, comme je n’étais pas loin, j’ai tout entendu.

« Le nommé Raubvogel (Séraphus-Gottlieb) se donne comme originaire de Strasbourg ; mais malgré toutes nos recherches, il nous a été impossible de vérifier le fait. Un informateur allemand à notre service le croit originaire de Mayence ; mais cette supposition ne repose sur aucune base sérieuse. La présence du personnage a été signalée, à plusieurs reprises, sur le territoire français ; il est à présumer pourtant qu’il a principalement habité l’Allemagne. On ne lui connaît, de façon précise, aucun parent. Au point de vue de la fortune, il est à croire qu’il vit d’expédients. Il a des hauts et des bas très sensibles. Bien qu’il ne soit âgé que de vingt-cinq ans environ, son existence doit avoir été mouvementée. Rien ne donne à penser qu’il s’occupe de politique ou d’espionnage. Aucun fait précis à relever contre sa moralité. Il a fait son apparition, il y a deux mois environ, à Mulhouse ; voici dans quelles conditions : Un habitant notable de la ville, M. Isidore Raubvogel, propriétaire de l’hôtel des Trois Cigognes, avait été frappé d’une attaque d’apoplexie. Il était veuf et sans enfants ; et, comme il restait peu d’espoir de le sauver, ses amis et le personnel de l’établissement ne savaient qui prévenir de son état. M. Isidore Raubvogel, très réservé au sujet de ses affaires de famille, n’avait jamais parlé d’aucun parent ; et comme il avait perdu connaissance, on n’en pouvait tirer le moindre renseignement. Quelques parents de sa femme, habitant Mulhouse, essayèrent de pénétrer auprès du mourant. Mais le personnel de l’hôtel, les sachant en très mauvais termes avec lui, refusa de leur permettre l’accès de l’appartement. C’est alors qu’arriva un soir le nommé Raubvogel (Séraphus-Gottlieb) qui fait l’objet de ce rapport, et dont personne n’avait jamais entendu parler à Mulhouse. Il se donna comme le neveu du moribond ; parvint, soit par force, soit par corruption, à gagner l’accès de sa chambre, dans laquelle il resta seul avec lui, et dont il n’ouvrit la porte que lorsque M. Isodore Raubvogel fut près de rendre le dernier soupir. M. Isidore Raubvogel étant mort, le prétendu neveu fit procéder aux funérailles. Pendant plusieurs jours on ne put trouver aucun testament. Cependant, après bien des recherches, on finit par découvrir un morceau de papier, signé de M. Isidore Raubvogel, sur lequel il déclarait, au crayon, léguer tous ses biens, meubles et immeubles, à son neveu Séraphus-Gottlieb. Bien qu’un domestique, du nom de Gédéon Schurke, ait déclaré avoir vu M. Isidore Raubvogel, quelques jours avant sa mort, écrire quelque chose au crayon sur cette feuille de papier, beaucoup de gens se refusent à croire à l’authenticité du testament. Les parents de Mme Raubvogel, susmentionnés, en poursuivent l’annulation. Cependant, Séraphus-Gottlieb Raubvogel s’est installé en maître à l’hôtel des Trois Cigognes. Il est juste de dire que son habileté commerciale et ses manières affables ont augmenté la clientèle de l’établissement, et lui attirent la sympathie d’une grande partie de la population. Invité à présenter au magistrat compétent des preuves de sa filiation, Séraphus-Gottlieb Raubvogel a donné de compendieuses explications verbales, mais n’a pu fournir aucune pièce confirmant ses dires. Il se prétend allié aux familles Delanoix, von Falke et Maubart, si honorablement connues. Il est parti récemment pour Paris, afin d’engager les membres de sa famille à témoigner de la véracité de ses assertions. Durant son absence l’hôtel des Trois Cigognes est géré par Gédéon Schurke, qui, pour des motifs d’intérêt sans doute, est dévoué, corps et âme, au nommé Raubvogel (Séraphus-Gottlieb). »

Quand le général de Rahoul a fini sa lecture, mon père reste silencieux. Il ne sait que penser, évidemment. Pour mon compte, je suis porté à croire que le rapport n’est guère sérieux. J’ai toujours cru que Raubvogel, s’il n’était pas tout à fait officier, touchait à l’armée par quelque point. Quant à admettre que Raubvogel soit un simple hôtelier, ça, jamais ! Le malheur des temps, ou quelque raison d’ordre supérieur, peut-être son respect pour la mémoire de l’oncle qu’il vient de perdre, l’ont poussé à exercer cette profession pendant quelque temps ; mais voilà tout. Mon père, cependant, remercie le général, et se déclare bien embarrassé.

— Si ma belle-mère n’était pas aussi souffrante, je la mettrais en face du paroissien, et elle ne tarderait pas à savoir si, oui ou non, il appartient à la famille. Elle me disait hier que l’individu avec lequel se maria la sœur de son mari, après avoir quitté le toit paternel, s’appelait bien Raubvogel. Mais ce n’est pas une preuve. Le Raubvogel qui nous est apparu l’autre jour est-il le fils de l’autre Raubvogel ? D’ailleurs, la mémoire des vieilles gens est sujette à caution. En vérité, je suis contrarié. Mais je crois que ce que j’ai de mieux à faire, est de l’envoyer promener. Vous retiendrai-je à déjeuner, mon général ?

— Mille fois merci, mais je ne pourrais accepter. Mon Panari est malade ; j’espère que c’est pour le bon motif, cette fois. Vous comprenez qu’il faut respecter les convenances. Quant à votre Raubvogel, je ne sais quel conseil vous donner. Attendons un peu ; nous en recauserons.

— Oui, c’est le mieux. En attendant, je vais demander l’avis de Delanoix. C’est un homme de jugement sûr ; et comme il doit venir déjeuner… justement le voici.

Et mon père désigne du doigt, par la fenêtre, Delanoix qui descend de voiture avec Estelle. Le général de Rahoul se rejette un peu en arrière et semble réfléchir un instant.

— Après tout, dit-il, mon Panari m’attendra bien pour passer l’arme à gauche. Faites-moi donc mettre un couvert.

Pendant le déjeuner, le cas de Raubvogel est exposé à Delanoix qui opine pour le bannissement perpétuel. Estelle, consultée, rend le même verdict que son père ; et le général de Rahoul, qui la couve des yeux, se range sans difficulté à son opinion. Mon père déclare donc qu’il signifiera à Raubvogel, qui doit venir le voir demain, qu’il ne veut avoir rien de commun avec lui. Là-dessus, on passe à d’autres sujets de conversation. Le général de Rahoul raconte des histoires gaillardes, qui permettent à Estelle de montrer ses jolies dents. Et le temps passe si bien que Delanoix s’aperçoit tout d’un coup qu’il est deux heures moins un quart. Et mon père qui a promis de le présenter au maréchal à deux heures ! Et le maréchal qui va attendre !

— Nous avons le temps, dit mon père. Je boucle mon ceinturon, pendant que vous mettez votre chapeau, et nous partons.

— Je ne vous accompagne pas, dit le général de Rahoul. Il ne faut point avoir l’air de forcer la main au maréchal. Je vous attends ici en sirotant un petit verre de chartreuse.

Mon père et M. Delanoix partis, le général m’engage à aller m’amuser au jardin. C’est excellent pour mon âge. J’y vais. Mais, au bout d’une demi-heure environ, je m’y ennuie ; et je reviens dans la salle à manger. Elle est vide. Où sont passés Estelle et le général de Rahoul ?

Dans le salon, dont la porte est fermée, j’entends comme un piétinement, un bruit de voix. Des bouts de phrases parviennent à mes oreilles.

— Non, non, laissez-moi…

— Voyons, voyons, ma petite, ma chérie…

Puis, il y a un grand bruit comme celui que ferait un corps qu’on renverse, et je perçois des cris de femme, à demi étouffés. Je ne sais que croire… Mais j’entends la grille s’ouvrir. Ce sont mon père et Delanoix qui reviennent. Je me précipite au-devant d’eux pour leur dire qu’il se passa quelque chose d’étrange dans le salon. Ils se hâtent ; et, dans le vestibule, ils se trouvent nez à nez avec le général de Rahoul, rouge comme une pivoine, qui va sortir de la maison.

— Que s’est-il passé ? interroge Delanoix qui pénètre dans la salle à manger et se dirige vers le salon, tandis que mon père, qui sait sans doute à quoi s’en tenir, dit au général :

— Vraiment, mon général, vraiment, je n’aurais jamais cru…

— Allons, allons, commandant, ne faites pas l’enfant ; vous savez bien qu’on n’est pas de zinc. Et puis, voulez-vous que je vous dise ? continue-t-il plus bas. J’ai été volé ; elle avait vu le loup.

Le général sort ; et Delanoix, un moment après, arrive.

— Réellement, dit-il, pendant que les sanglots d’Estelle, toujours dans le salon, ponctuent les paroles de son père, réellement c’est scandaleux, horrible, monstrueux…

— Allez ! dit mon père froidement, en croisant les bras ; allez ! continuez ! Donnez-vous en à cœur-joie ! Seulement, souvenez-vous que si vous mettez le général contre vous, votre fourniture est dans le lac.

Delanoix laisse tomber ses bras et se mord les lèvres. Mon père, au bout d’un instant, ajoute à voix basse :

— Allez consoler votre fille et tranquillisez-la. Je trouverai moyen de tout arranger au mieux de nos intérêts communs. Je vous le promets. J’ai une idée.



Je n’ai pas l’intention de vous apprendre quelle est l’idée de mon père. Je vous informerai seulement de ce fait : qu’il vient d’avoir une longue entrevue avec le cousin Raubvogel. Je l’appelle encore cousin, parce que, en dépit des déterminations prises au déjeuner d’hier, il a été résolu d’admettre définitivement Séraphus-Gottlieb Raubvogel comme membre de la famille. Je n’ai pas été témoin, bien entendu, de l’entretien de mon père et de Raubvogel ; et je n’essayerai point de vous faire croire que j’étais derrière la porte et que j’ai écouté, par le trou de la serrure, tout ce qu’ils se sont dit. Mais, par la connaissance des résultats qu’elle a donnés, je puis aisément reconstituer le sens de leur conversation. Les expressions que je place dans leur bouche ne sont sans doute pas celles dont ils firent usage, et les choses ne se sont peut-être point passées exactement comme je les représente. Mais qu’est-ce que ça fait ? Voici, donc, le dialogue :

Mon père. — Enfin, M. Raubvogel, vous venez me parler de vos affaires. Permettez-moi une question ; vous êtes à Versailles depuis huit jours, pourquoi ne l’avez-vous pas fait plus tôt ?

Raubvogel. — Mon commandant, je voulais vous laisser le temps de prendre des informations sur mon compte.

Mon père. — Vraiment ! Et ces informations, croyez-vous que je les possède actuellement, et complètes ?

Raubvogel. — Si vous ne les possédiez pas, le service des renseignements du ministère ne vaudrait pas grand chose.

Mon père. — Hum !… Vous prétendez donc être le fils d’un M. Gustave Raubvogel qui épousa la sœur de feu M. Ludwig von Falke, et qui était, lui-même, le frère du sieur Isidore Raubvogel, de son vivant propriétaire de l’hôtel des Trois Cigognes à Mulhouse ?

Raubvogel. — C’est ma prétention.

Mon père. — Comme vous ne pouvez établir cette assertion sur aucune base sérieuse, vous avez pensé que l’appui de parents bien cotés, qui contresigneraient vos allégations, vous serait fort utile, et pourrait vous permettre sinon d’établir définitivement vos droits, au moins de gagner beaucoup de temps, et de décourager les oppositions qui se sont produites à votre entrée en possession de l’héritage de celui que vous appelez votre oncle.

Raubvogel. — Oh ! Après sa mort ça ne peut pas le gêner… ça ne peut pas le gêner, le pauvre cher oncle, qu’on vienne révoquer en doute les liens de parenté qui nous unissaient.

Mon père. — Eh ! bien, je ne veux pas vous laisser plus longtemps dans l’indécision ; je vais vous dire quelle résolution nous avons prise après mûres délibérations. Comme homme, vous êtes certes loin de nous déplaire. Nous savons que, légalement, on n’a rien à vous reprocher. Au point de vue de la morale stricte, je… nous… de la conscience… je dois dire…

Raubvogel. — Rien de plus vrai. Mon opinion, à ce sujet, concorde avec la vôtre.

Mon père. — En tous cas, nous ne doutons point que vous ne compreniez que la famille est une chose sacrée. C’est une union… c’est-à-dire c’est une alliance… ou plutôt une institution providentielle. Nous avons donc décidé de vous reconnaître comme membre de notre famille, et de vous considérer, à tous les points de vue, comme notre parent. Il est bien entendu que vous ne devez pas oublier que la famille, ainsi que je vous le disais, est une union des cœurs et une institution divine…

Raubvogel. — La famille est quelque chose de très bête ou de très intelligent, de très nuisible ou de très utile. C’est intelligent et utile lorsque c’est une association d’individus, mâles et femelles, qui sont toujours prêts à s’aider les uns les autres, pour arriver à triompher des difficultés de l’existence. La voix du sang, c’est la voix de l’intérêt. Jouez cartes sur table, mon commandant. Qu’est-ce que vous attendez de moi ?

Mon père. — Mon garçon, vous avez un fier toupet.

Raubvogel. — J’ai du toupet, oui. C’est pour ça que vous me prenez aux cheveux, comme l’occasion. Voyons, de quoi s’agit-il ?

Mon père. — Parole d’honneur ! j’aime votre façon de comprendre les choses. Eh ! bien, mon ami, il faut vous marier.

Raubvogel. — La pénitence est douce. Laissez-moi passer la revue de ces dames. Le diable m’emporte ! Il n’y en a qu’une, Mlle Estelle. Hi ! hi ! ah ! ah ! Le général de Rahoul la serrait d’un peu près, l’autre jour. Est-ce que ?…

Mon père. — Un accident est vite arrivé…

Raubvogel. — Et vite réparé quand les ouvriers ont du cœur à l’ouvrage. Moi, j’aime la besogne faite.

Mon père. — Estelle est charmante. Une jeune fille accomplie ; un moment d’oubli ne prouve rien contre la pureté de ses sentiments. Elle fera une femme de premier ordre.

Raubvogel. — Elle sera ma femme ; ça vaudra mieux. En attendant, elle est la fille de son père. Qu’est-ce que ça représente ?

Mon père. — Delanoix a une certaine fortune. C’est un homme actif et intelligent.

Raubvogel. — Naturellement. S’il ne l’était pas, il ne serait point venu vous trouver pour vous demander de lui faire obtenir une fourniture de fourrage.

Mon père. — Comment savez-vous ça ?

Raubvogel. — Comme ça. Je pense aussi que, en bon parent, vous ne serez pas fâché de lui voir obtenir cette fourniture ; de le voir, donc, demeurer en bons termes avec le général de Rahoul ; et de le voir, par conséquent, réparer par le mariage de sa fille le dommage causé par l’incontinence du général. Combien pensez-vous que Delanoix donnera à sa fille ?

Mon père. — Laissez-moi compter, Delanoix possède bien 200.000 francs, en mettant les choses au plus bas. Sa fourniture, dont il est sûr maintenant, peut lui rapporter en moyenne 80.000 francs par an. Il est vrai que, pour la première année, il a 30.000 francs de commission à donner à de Rahoul, et 20.000 francs à moi… Allons ! allons ! Qu’est-ce que je dis ?…

Raubvogel. — Vous dites 50.000 francs. Tenez ; je ne suis pas dur. Obtenez-moi 30.000 de commission, pour moi tout seul, en guise de dot, et je fais cadeau de mon célibat à sa fille.

Mon père. — J’obtiendrai ça. Même, à votre place…

Raubvogel. — Non, ça me suffit ; je ne suis pas un glouton. Avec ça et ma maison de Mulhouse, il y a moyen de moyenner. À propos de Mulhouse, mon opinion est que le mariage doit avoir lieu dans cette ville. Voici comment on pourrait s’arranger. Le général de Rahoul est désigné pour faire à l’improviste, en Alsace, vers le 10 juin, une tournée d’inspection, qui doit être tenue secrète.

Mon père. — Tonnerre ! Comment savez-vous ça ?

Raubvogel. — Comme ça. Vous devez accompagner le général de Rahoul. Eh ! bien, vous passerez par Mulhouse ; vous y resterez même le plus longtemps possible ; car je ne pense pas qu’il y ait grand’chose qui puisse vous intéresser dans les forteresses et dans les garnisons alsaciennes. Je viendrai vous chercher à Versailles, où je trouverai également mon futur beau-père et ma fiancée ; nous irons directement à Mulhouse où se célébrera le mariage ; le général de Rahoul et son officier d’ordonnance voudront bien, j’espère, servir de témoins à Estelle ; et si vous voulez me faire l’honneur d’être l’un des miens, mon commandant, je prendrai comme second témoin un des plus honorables habitants de la ville, M. Lügner. Si vous ne voyez pas d’objection à ce plan, et si Delanoix me permet, comme vous me le faites espérer, de me laisser faire le bonheur de sa fille, je partirai pour l’Alsace dans deux ou trois jours, afin de préparer les choses et de faire publier les bans.

Mon père. — Votre projet me semble excellent, mon cher cousin. Vous n’avez rien à ajouter ?

Raubvogel. — Deux mots seulement. Vive l’Empereur !

Le cousin Raubvogel reste encore trois jours à Versailles. Le premier jour, il a une longue conversation avec Delanoix. Le second jour, il a une petite conversation avec Estelle. Le troisième jour, il vient nous dire au revoir et à bientôt.



Estelle et son père sont partis aussi. J’en suis bien fâché. Nous étions devenus bons camarades, Estelle et moi. Quand son mariage avec Raubvogel a été annoncé, je n’ai pu me défendre d’un petit mouvement de jalousie. J’ai fait part de mes sentiments à Jean-Baptiste qui m’a remonté le moral. Il m’a fait comprendre que les choses n’auraient pas pu se passer autrement.

— Monsieur Jean, j’avais prévu ça dès le commencement. On peut dire ce qu’on veut, mais votre cousin Raubvogel, c’est un homme à poil !

Jean-Baptiste, heureusement, ne quitte guère la maison à présent. Mon père s’est, pour ainsi dire, installé à Versailles. J’ai entendu dire, à ce sujet, des choses que je n’ai pas très bien comprises. Il paraît que le général de Lahaye-Marmenteau s’est rétabli, contre toute espérance, et qu’il est revenu de Nice en parfaite santé. De sorte que les relations de mon père avec Mme de Lahaye-Marmenteau sont devenues malaisées. Quelles relations ? Je ne sais pas.

Ce que je sais, c’est que la langue allemande est fameusement difficile. J’ai suivi le conseil de mon oncle Karl et j’ai demandé à ma grand’mère, toujours souffrante, de m’initier aux beautés de la grammaire germanique. Il y a des moments où je le regrette. Mais le devoir avant tout. Je sais que, lorsqu’on a donné sa parole, il faut la tenir.

C’est une chose que Delanoix et Estelle n’ignorent point ; et quinze jours environ après leur départ de Versailles, ils reviennent avec des bagages à n’en plus finir ; des caisses et des malles qui contiennent le trousseau d’Estelle, et une belle robe blanche, ornée de fleurs d’oranger, que j’ai pu entrevoir du coin de l’œil et qui a excité mon admiration. Ah ! si le cousin Raubvogel pouvait voir ça, il ne tarderait pas à accourir !…

Mais le voici ! Il arrive, il arrive ! Il arrive avec sa belle barbe ! La joie règne à la maison. Delanoix, Estelle, Raubvogel, le général de Rahoul, les officiers qui font partie de la mission secrète… Un grand dîner. Deux grands dîners. Et puis, les voilà partis pour l’Alsace. Bon voyage !