Fasquelle (p. 425-442).
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XXII


Vous n’avez sans doute pas oublié ces lettres que j’avais trouvées dans le secrétaire (à gauche de la cheminée). Je vous avais promis de vous dire pourquoi elles m’avaient intéressé. Je vais tenir ma promesse, bien que vous ne le méritiez guère. Vous n’avez même pas protesté contre la manière, vraiment par trop rapide, dont j’ai enterré mon père. Vous n’avez même pas dit qu’il est réellement honteux de conduire les morts au triple galop à leur dernière demeure. Et j’ai profité de votre silence pour ne point vous faire part de mille incidents qui vous auraient affectés ; pour ne point vous apprendre par exemple, que le général de Lahaye-Marmenteau, représentant l’État-Major, avait assisté aux funérailles et s’était montré fort aimable envers moi ; ce qui m’avait amené à considérer comme de simples paroles en l’air les vagues menaces qu’il avait proférées à Paris. Ce fait, joint à cette autre circonstance que mon père, en dépit de tout, m’a laissé une somme assez ronde, m’a mis en cet état de belle humeur qui, maintenant, ne doit plus vous surprendre.

Quant aux lettres que j’ai justement à la main, ce matin, en me dirigeant vers Sainte-Luce (l’un des jolis faubourgs de Nortes), ce sont tout bonnement les missives envoyées à mon père par Mme Plantain et que je vais reporter à cette dame. Vous décrirai-je l’agréable villa qu’habite Mme Plantain ? Vous dépeindrai-je Mme Plantain elle-même ? Ne vous contenterez-vous pas de savoir qu’elle s’appelle Isabelle ? Vous penserez, naturellement, que je vous donne là un renseignement qui ne m’a pas coûté cher et que j’ai simplement trouvé au bas de chacune des épîtres que je viens de remettre, en mains propres, à Mme Plantain. Eh ! bien, vous vous trompez ; je n’ai point lu les lettres… Ah ! sapristi, je viens de vous dire qu’elles m’avaient beaucoup intéressé… Enfin, je les ai lues sans les lire ; je les ai parcourues ; je lis très vite…

Mme Plantain, aussi, lit très vite ; elle vient de me le déclarer ; (vous voyez que notre conversation est assez longue, assez amicale, et qu’il n’y aurait rien d’étonnant à ce que Mme Plantain elle-même m’eût appris son petit nom). Mme Plantain — Isabelle ! Isabelle ! — Isabelle avoue qu’elle raffole de Dumas père. Je confesse que je suis sanguinaire, mais que les abattoirs du roman d’aventures me dégoûtent. Alors, elle dit que ce n’est pas Dumas père qu’elle aime ; mais Dumas fils. Hélas ! Hélas ! Elle dit qu’elle adore la psychologie et qu’elle lit Bourget ; (ça, c’est pas vrai. On ne peut pas). Elle voit tout à travers des pièces et des romans. Quel vide ! Mais quel joli vide ! Des yeux qui ont la profondeur des rêves. (On dirait des puits. J’aime mieux m’arrêter ici ; je descends trop, pour commencer.)

Mme Plantain m’explique pourquoi elle a quitté son mari. Plantain n’était plus jeune, tant s’en faut ; c’était un savant, toujours enfermé dans son laboratoire, et qui ne supposait pas qu’une jeune femme pût désirer trouver dans la vie autre chose que des cornues. Je vois ça. Vous aussi. Mme Plantain est une femme incomprise. (Voilà un type neuf.) Un type fréquent chez les nations en décadence, lorsque l’intelligence, comme dit Gibbon, a renoncé « avec un sourire ou avec un soupir ». Une bêtise touchante et noire, que ne percent pas les rayons blafards d’une instruction hâtive ; point de sens moral, car, pour les cerveaux spongieux, dès que le crime cesse d’être le péché, il n’existe plus ; et une sensibilité extrême, douloureuse un peu, qui n’est pas la bonté, mais le rappel intérieur et pénible, l’évocation amèrement égoïste de souffrances rêvées. Mme Plantain croit à l’idéal, sourit à des futurs couronnés de promesses ; des romances lui pourrissent dans le cœur. Ce genre de femme n’est pas mon fait ; je suis encore trop jeune, ou plus assez. Mais pour un vieux, ce serait le rêve. Mon père s’y connaissait, tout de même.

Mme Plantain déplore la mort de mon père ; elle avait grande confiance en lui ; la preuve, c’est qu’elle est venue habiter Nortes. Mais comment retourner à Paris, où le bruit fait autour du nom de son mari a rendu sa position, à elle, si difficile ? D’autre part, rester à Nortes… Est-ce que je ne pense pas que sa situation est un peu fausse ? Peut-être. Et ne pourrais-je pas donner quelques conseils à l’amie de mon père ? Mais si. Et d’autant plus désintéressés que je suis décidé, malgré le charme de la jeune femme, à ne point naviguer dans les eaux paternelles. « Non, non, me dis-je chaque jour, je ne serai jamais autre chose que l’ami d’Isabelle ; ce sera plus original ; ça sentira moins le roman. » Mais la nuit vient ; et, ma foi…

Je ne me dissimule pas qu’une liaison entre Isabelle et moi nous placerait tous deux dans une situation particulière, peu compatible avec les préceptes de la morale courante. Mais un officier n’a rien à faire avec la morale courante. Son guide n’est pas la morale courante, mais l’honneur militaire. Et des manifestations passionnelles peuvent-elles porter atteinte à l’honneur militaire ? En conscience, je ne le crois pas. D’ailleurs, toute discussion sur ce point serait oiseuse ; ce n’est pas là qu’est la question ; et je puis vous en exposer le nœud en quelques mots. Mon père a respecté Isabelle. S’il était possible d’avoir des preuves de la chose, j’en aurais. Il l’a respectée, peut-être, parce qu’il ne pouvait faire autrement ; mais enfin, il l’a respectée. De sorte que je suis parfaitement libre de ne point l’imiter. J’en fais ici le serment : si tel n’était point le cas, je m’abstiendrais. Cela ferait saigner mon cœur, c’est certain ; mais je le laisserais saigner. Je ne suis pas de ceux qui traitent les choses à la légère et ricaneraient, à ma place : « Où le père a passé, passera bien l’enfant. » Non. Je sais être sérieux quand il faut l’être. Et c’est précisément parce qu’elle apprécie ma bonne foi et la gravité de mon caractère qu’Isabelle se décide à me donner son cœur.

Nous voilà heureux. À Nortes ? Pendant quelques jours. À Paris ? Pendant quelques jours. Puis, Isabelle part pour Trouville où elle reste jusque vers le milieu de septembre et où je vais la retrouver le plus souvent possible. Nous faisons des projets d’avenir ; dès qu’elle aura obtenu son divorce (l’instance a été introduite, il y a déjà longtemps, sur l’avis de mon père), nous nous marierons. Isabelle aura alors la libre disposition de sa fortune, dont elle ne touche à présent que les intérêts, et qui est considérable ; je m’attache de plus en plus à Isabelle. Sa compréhension de la Société, de l’Armée, etc., est au niveau de celle de la foule ; mais pourquoi pas ? Et pourquoi l’ordre social actuel n’existerait-il point, puisque ses victimes sont assez sottes et assez lâches pour l’accepter ? Et pourquoi n’en tirerions-nous pas tout le profit possible, nous, les privilégiés ? Isabelle croit à mon avenir, me voit déjà colonel, général…

Quoi ? Ma détermination de quitter l’armée ?… Vous voulez rire. Il y a beau jour que j’ai changé d’avis. Savez-vous à quoi je me suis décidé, à présent ? À imiter les méthodes de mon père ; ni plus, ni moins. Elles lui ont réussi ; pourquoi ne me réussiraient-elles point, à moi ? Je plaisante, je ris, je blague, je fais du bruit, de la poussière et de l’esbrouffe ; je joue au bon garçon et au bon diable ; je mélange une inconscience voulue à une franchise maquignonnée ; je commence à entrer dans la peau du bonhomme. Ça prend, ça prend. Ça prend même sur moi ; je vois les choses sous un nouvel aspect, très riant. Les amitiés, les sympathies, les appréciations flatteuses pleuvent. Et lorsque le czar vient à Paris, en octobre, lorsque l’État-Major français doit préparer, de concert avec un représentant de Sa Majesté, la grande revue que ladite Majesté passera à Châlons, savez-vous qui est désigné pour donner à l’illustre Moscovite tous les renseignements qu’il peut désirer ? C’est moi. Je suis spécialement attaché à la personne du célèbre tacticien russe, le général Knoutkoff.



L’aigrefin que la République a choisi pour président ayant été contempler à Saint-Pétersbourg les clefs d’un grand nombre de villes françaises et les drapeaux de la Grande Armée, le czar lui rend sa politesse. Le czar vient en France, vient à Paris. Quel bonheur ! « Qu’est-ce que c’est que le bonheur ? écrit Nietzsche. C’est sentir que notre pouvoir augmente, qu’une résistance est surmontée. » Les Français sont heureux parce qu’ils sentent que leurs facultés serviles se développent, qu’ils ont maîtrisé la répugnance que causent les définitifs avilissements. Le peuple français possède aujourd’hui cette alliance russe qu’il a achetée au prix de tant de palinodies et de tant d’abjections ; « alliance naturelle » des « Fils de Bélial » et des « Diables rouges » avec les Saints Cosaques et les Chevaliers du Knout ; alliance naturelle — mais oui ! — du lâche tortionnaire Prudhomme avec l’infâme geôlier de la Sibérie. Les peuples ? Le pauvre peuple russe croupit dans son esclavage, dans sa vermine morale et physique, se débat contre l’ignorance, contre la fièvre, contre la faim. Le misérable peuple français croupit sur sa honteuse défaite dont le souvenir lui donne le cauchemar, se débat fébrilement contre les vérités qui veulent lui ouvrir les paupières, et qu’il refuse de voir. Le peuple russe « qui ne connaît, dit Adam Mickiewicz, qu’un seul héroïsme : celui de la servitude », est lié, par l’Autocrate blanc et le Tartufe tricolore, au peuple français qui ne connaît plus qu’un seul héroïsme : celui du mensonge. — Vive la Russie ! crie le peuple français, qui se dit libre, et qui est esclave, et qui n’est plus même un peuple — et qui le sait.

— Vive la Russie ! crie Prudhomme en brandissant son parapluie ou en agitant son sabre (retour d’Allemagne). La Russie, parbleu ! continue-t-il tout bas, ne peut rendre aucun service à la France dans une guerre de revanche. Elle ne pourrait jouer un rôle important dans une lutte avant un mois, deux mois peut-être, à dater du jour de la mobilisation. L’Allemagne, avec deux ou trois corps d’armée empêcherait (s’il en était besoin) toute action rapide de l’armée russe. D’ailleurs, la Russie est incapable de tout. Il lui a fallu un an pour étouffer l’insurrection polonaise, malgré les atrocités commises par Mourawieff le Bourreau. Au Caucase, elle n’est arrivée qu’à des résultats partiels, après des années et des années de guerre. Depuis 1877, depuis Plevna où la clef de la position, la redoute de Grivitza, ne put être emportée que par les Roumains, son armée n’a fait aucun progrès ; au contraire. Elle serait battue, sur mer, par l’Italie ; et sur terre, par le Japon. Mais cette guerre de revanche qu’elle ne peut nous aider à entreprendre, elle peut — justement — l’empêcher. En concluant une alliance avec nous, elle contresigne le traité de Francfort — cet excellent traité grâce auquel nous prospérons, nous, les riches ; grâce auquel nous pouvons nous soûler du sang des misérables. La possibilité de la guerre de revanche — que c’est notre seule mission de préparer — est donc écartée. Quel bonheur ! Et si, par impossible, cette guerre éclate quand même, et si (comme c’est probable) nous sommes encore vaincus, nous pourrons contenir le peuple ; lui dire que s’il bouge, les Russes ne viendront pas nous aider, et lui faire prendre patience — ce qui est le grand point — jusqu’aux capitulations libératrices. Et après, si, comme en 1871, il se rend compte de la comédie jouée par nous et tente de se soulever — mon Dieu ! nous recommencerons 1871, nous aussi !…

Voilà les idées qui me chevauchent par la tête, bien malgré moi, mais que je me garde d’exprimer. Je n’énonce que les idées qu’exprimait mon père, ou qu’il exprimerait. J’ai promis de l’imiter en tout et je tiendrai parole. Cependant, je ne suis pas maître de mes pensées ; du reste, je ne sais point si les mêmes pensées, malgré leur peu d’orthodoxie, ne se présenteraient pas à l’esprit de mon père. S’efforcer de penser ce qu’on dit et de ne pas dire ce qu’on pense, tout est là, quand on veut faire son chemin.

Du chemin, j’en ai déjà fait beaucoup, aux côtés du général Knoutkoff. Nous avons parcouru Paris en tous sens, avec des haltes aux bons endroits. Actuellement, nous sommes en route pour Châlons ; le général va jeter un coup d’œil — le coup d’œil du maître — sur les derniers préparatifs de la revue qui doit avoir lieu après-demain. Les troupes commencent à encombrer les localités qui avoisinent la plaine fameuse. C’est avec peine que j’ai pu découvrir un logement convenable pour Isabelle au Grand Mourmelon ; Isabelle mourrait de chagrin si elle n’assistait pas à la revue ; il y aura place pour elle dans la tribune officielle, grâce à l’aimable entremise du général Knoutkoff.

Le brave général est expansif et n’hésite pas à me laisser voir, comme on dit, le fond de son sac. Il prononce des phrases comme celles-ci :

— Le soldat n’est que de la matière brute… Les armées démocratiques ! Quelle imbécile utopie !… Ce qui vous manque, c’est un gouvernement fort avec un prince, un empereur à sa tête ; nous vous tenons en réserve l’homme providentiel… La suppression de la Pologne a été une excellente chose ; elle a réduit énormément les causes de guerre entre les grands États… Une guerre, dans l’état présent des esprits, serait une catastrophe ; elle amènerait certainement une révolution sociale. Mais nous tiendrons la main à ce qu’il n’y ait pas de guerre ; les expéditions coloniales suffiront à faire pousser la graine d’épinards… Maintenant que l’alliance franco-russe est conclue, mon auguste maître va s’occuper de la suppression progressive des grandes armées nationales ; un désarmement partiel s’impose ; il faut revenir au principe des armées réduites, seuls instruments efficaces et sûrs au service des Pouvoirs forts…

Des envies me prennent parfois de souffleter ce garde-chiourme convaincu de son importance, orgueilleux de sa tunique à plis, couleur vert-bouteille, fier de son pantalon bleu à bandes rouges bouffant au-dessus des bottes. Mais je me contiens ; j’approuve ; j’admire ; j’applaudis.

La revue. L’immense plaine s’embrase d’une flamme d’acier. L’immense plaine où l’épée d’Aëtius faucha les hordes d’Attila. L’immense plaine où l’épée de la France…

Elle pend au côté du Barbare, l’épée de la France ; elle se cache, rouge de rouille, peut-être de honte, dans le fourreau de l’Autocrate ; elle appartient à l’Autocrate, qui a consenti à l’accepter, à la fin ; à la ramasser sur un tas d’or ; et qui l’accrochera, ce soir, à côté de son knout. Il y avait des noms gravés sur la lame : Zurich, Austerlitz, Friedland, Eylau, Borodino, Krasnoë, La Bérésina, Sébastopol ; ils n’y sont plus ; c’est l’aigrefin à tuyau-de-poêle et à guêtres blanches, accroupi là-bas dans un char-à-bancs, qui les a effacés, avec sa lime.

Et l’Autocrate part au galop, soudain. Suivi d’une armée de généraux galonnés, chamarrés, brodés, étincelants d’étoiles, de croix, de médailles, de crachats, de cordons, de rubans, d’aiguillettes. « Ils brillent tous, mais non de leur propre lumière : ils empruntent leurs rayons aux regards du Maître. » Le Maître passe sur le front des régiments — un pauvre être, chafouin, étique, jaunâtre, à l’œil inquiet et sournois. — Le Maître passe sur le front des régiments dont les drapeaux frémissent, désespérés, en de grands efforts pour s’envoler des hampes, lances de Cosaques, auxquelles les clouèrent les Vaincus.

Au bruit de musiques éructant des hymnes russes et vomissant des marseillaises, au bruit des acclamations de foules délirantes, le défilé commence. Les troupes de la République Française, ivres d’orgueil, défilent devant l’Autocrate. Infanterie, cavalerie, artillerie, l’Armée de la Revanche, l’Armée qui est prête, l’Armée qui est prête à donner sa vie — pour le Czar… Spectacle sublime, grandiose, enivrant, qui devrait m’emplir d’enthousiasme, moi aussi, et de fierté… Mais… mais… Grillenhaftes Herz, warum tirilierst du nicht ?



Le dégoût que m’a causé l’avilissement national a été tellement violent que je n’ai pu m’empêcher d’exprimer à plusieurs reprises mon opinion. Et le capitaine de Bellevigne vient de me prévenir que mes propos ont été rapportés en haut lieu, et que je puis m’attendre à une disgrâce.

En effet, je reçois brusquement avis que je suis affecté au régiment d’infanterie qui tient garnison à Sandkerque. Je dois aller immédiatement occuper mon poste. Je quitte donc Paris sans tarder. Isabelle viendra me rejoindre dès que j’aurai préparé son installation. Sandkerque, le vieux port sur la mer du Nord ; ville très propre ; assez gaie ; assez triste. Municipalité réactionnaire ; donc, casernes vieilles et en mauvais état, maigres subventions au Cercle d’officiers, etc. ; si la municipalité était socialiste, il n’en serait pas de même, chacun le sait. Personne comme les socialistes pour soigner l’armée. Stratégiquement, on aurait dû placer de la cavalerie à Sandkerque ; mais l’eau y est très mauvaise, et ferait crever les chevaux ; on n’y a donc mis que des fantassins. Je ne m’amuse pas énormément à Sandkerque ; mes camarades qui sont mariés — mon Dieu ! c’est toujours la même chose : monotonie des papotages, détresse plus ou moins dorée ; ceux qui sont restés garçons — de vieux étudiants, qui n’étudient pas. Ils font leur devoir, tellement quellement ; des parties de manille ; leurs pâques.

D’ailleurs, peu de temps pour s’amuser. Les conscrits sont arrivés récemment, et font leurs classes ; un certain nombre de Parisiens parmi eux. (À propos, Paris a présenté au dernier tirage au sort 18.000 jeunes gens, sur lesquels 11.000 seulement ont été reconnus propres au service militaire. Si la population décroît en quantité, on peut dire qu’elle ne laisse pas de décroître en qualité.) De plus, un certain nombre de réservistes ajournés, dont plusieurs Parisiens aussi, ont été versés dans ma compagnie ; bruyants, fanfarons, sans morale et sans façons. L’un d’eux, un ouvrier d’art, un ciseleur je crois, nommé Fermaille, m’amuse pas mal ; je ne le lui laisse pas voir, naturellement. Mon lieutenant, l’autre jour, m’a dit que ce Fermaille a amené avec lui une petite femme rigolote, connue à Montmartre sous le nom de la Môme-Chichi, et qui danse au Moulin-Rouge. Une de ces professions équivoques qui sont l’indispensable corollaire des professions honorables ; la beauté de la vertu nous condamnant, hélas ! à la laideur du vice… Mon lieutenant m’a fait le portrait de la petite femme et m’a dit que, s’il était à ma place, il la chaufferait. (Lui, il ne peut pas ; il est collé.) Mais je ne veux pas chauffer la petite femme ; je ne veux même pas aller au café Franco-Russe, où on peut la voir, tous les soirs, avec son amant.

Avant-hier, pourtant, sur la Grand’Place, je me suis trouvé tout à coup en sa présence. Je l’ai reconnue tout de suite à la description qu’on m’en avait faite. Et j’ai été très pris, immédiatement empoigné. Le coup de foudre. Une poupée de Montmartre ; très noire ; du faux Orient ; des yeux riants, bruyants ; des dents d’un bel orient. Un profond petit animal. Des idées confuses se pressent, se bousculent : me venger de ma relégation ici ; happer de la chair parisienne, souvenir qui passe ; affirmer ma volonté, mon pouvoir. J’aborde la petite femme, lui parle. Elle répond — ce qu’elle répond ; — sourit et sourit ; un œil dit non, un œil dit oui. L’effet produit est inouï. (Toujours le même.) Presque immédiatement après l’avoir quittée, je rencontre Fermaille ; il doit m’avoir vu, affecte de ne pas me saluer ; je lui fais répéter le salut. Le soir, je vais au café Franco-Russe ; la Môme-Chichi y est, très sérieuse cette fois ; Fermaille aussi, qui me regarde de travers. Nous allons voir ça.

Hier, sous un prétexte, j’ai retiré à Fermaille la permission de coucher en ville.

Lui a-t-on dit que je me suis promené longtemps hier soir avec sa maîtresse ? Peut-être. En tout cas, à la revue d’armes aujourd’hui, il répond insolemment à une observation que je lui fais. Comme je lui porte une punition, il me lance à la tête un ceinturon qui ne m’atteint pas. Il est immédiatement arrêté ; en prévention de Conseil de guerre.

Là-dessus, penserez-vous, la Môme-Chichi me ferme sa porte. Pas du tout ; elle me l’entr’ouvre. La Môme-Chichi est une bonne Française. Elle comprend très bien que les officiers doivent toujours faire leur devoir, si pénible qu’il soit ; que, sans discipline, il n’est point d’armée possible ; et qu’il faut une armée, car le café-concert doit croire à quelque chose. Donc, la Môme-Chichi a le cœur bien gros, mais elle me fait les yeux doux.

Je n’ai pas l’intention de qualifier l’acte que j’ai commis, pas plus que je ne veux décrire la situation d’esprit dans laquelle je me trouve. Après tout, si vous ne voulez pas qu’un homme abuse de son autorité — ne lui donnez pas d’autorité. — Le hasard est un grand maître. Pourquoi cette femme, cette Môme-Chichi, s’est-elle trouvée sur mon chemin ? Et juste au moment où il était dangereux pour moi de rencontrer des cheveux bruns, des yeux noirs ? Les dernières femmes que j’ai connues, Estelle et ses devancières, étaient blondes, très blondes. Ce sont là des détails qu’il ne faut point négliger de relater dans un livre sérieux. Ils feront comprendre ici mon enthousiasme pour les brunes. Ils expliqueront pourquoi j’ai été aussi violemment attiré par Isabelle, très brune, et par la Môme-Chichi, très noire. Et puis, pourquoi Isabelle n’est-elle pas ici ? Ce n’est pas tout à fait ma faute. Et puis… et puis…

J’installe la Môme-Chichi à Nalo-les-Bains, la plage de Sandkerque, à sept ou huit cents mètres des fortifications. Elle habite à quelques pas de la maison où j’ai mon appartement. Ça durera ce que ça durera. J’ai écrit à Isabelle de ne pas venir encore ; je lui dis que je n’ai pas pu louer la villa que je désire prendre pour elle ; je lui dis qu’il fait horriblement froid. Ce n’est pas vrai ; le temps est beau pour la saison.

Cependant, la Justice militaire (qui relève de la Direction de la Cavalerie) ne reste pas inactive. Le Conseil de guerre, au chef-lieu, juge Fermaille. Le malheureux avoue, bégaye presque. Je dépose froidement, implacablement ; quelque chose encore me crispe, me force à affirmer ma volonté, mon pouvoir. Les témoins, des soldats, déposent aussi ; plus implacables même que moi ; heureux, visiblement, d’exhiber leur servilité. Le réquisitoire réclame une condamnation exemplaire ; Fermaille est une mauvaise tête qui tenait sur ses chefs des propos horribles, si l’on en croit une rumeur publique qui en ébruitait en ville la nouvelle. L’acte qu’il a commis, en jetant à la tête de son capitaine le ceinturon qui confirme les bruits répandus sur son compte, est abominable ; l’officier, qui n’a pas été atteint, étourdi par la douleur et le danger, a été frappé dans son prestige. Quel doit être le châtiment d’un pareil crime ? La mort ! L’avocat d’office, un sous-lieutenant, présente la défense de l’accusé ; il fait appel à la clémence du Conseil. Le jugement est rendu. Des circonstances atténuantes ayant été accordées, ce ne sera pas la mort. Vingt ans de travaux publics — seulement.

La vie du nommé Fermaille est donc brisée. Et pourquoi pas ? Puisque les citoyens acceptent le système militaire actuel, qu’ils l’acceptent avec toutes ses conséquences. Ce n’est pas fini. Je vais faire du service. J’en fais. Je me reprends — ou plutôt, pour la première fois, je me prends de goût pour ma profession. En peu de temps, j’acquiers dans le régiment une réputation épouvantable. Il y a des pleurs — mais pas de grincements de dents. — Pleurez donc, — jean-foutres !

J’écrirai avec une plume. J’écrirai avec un sabre. J’écrirai avec un couteau de boucher. La chair qui ne veut point être libre, « qui se méprise », doit être traitée comme de la viande — comme de la charogne.



Mon ordonnance est un garçon dégourdi. Tout est relatif, bien entendu ; il se figure, ainsi que beaucoup de Français, que Napoléon III a succédé à Napoléon Ier, qu’en 1870 c’est contre les Russes que la France a fait la guerre, et que l’Alliance récemment conclue est un pacte d’oubli de nos désastres. Mais, malgré tout, c’est un matois. La preuve, c’est que ce soir vers neuf heures, juste comme je reviens avec la Môme-Chichi de la ville, où nous avons dîné, je le trouve qui guette mon passage auprès du pont-levis ; il se précipite vers moi dès qu’il m’aperçoit et m’annonce qu’une dame est venue, il y a une heure environ, me demander. Il n’a pu faire autrement que de la laisser s’installer chez moi, où elle m’attend ; mais il a cru bien faire en venant au-devant de moi, pour m’avertir. Pour sûr, qu’il a bien fait ! Je lui glisse une pièce ; je renvoie la Môme-Chichi dans ses foyers par la voie la plus rapide, avec ordre d’attendre patiemment mes instructions ; et je rentre chez moi au plus vite.

Un vent froid souffle en tempête, ridant les eaux du fossé-canal qui ceinture la ville, soulevant de temps en temps le sable des dunes ; sifflant à travers les branches dénudées des arbres plantés sur les glacis ; la nuit est noire, noire ; je suis à peine sorti de la ville, que je ne puis voir, en me retournant, l’énorme masse des fortifications que semblent avoir dévorée les nuages. Je pense, tout en marchant. Pourquoi Isabelle est-elle venue ? Pourquoi ?… Car c’est Isabelle qui m’attend, sûrement… Et que vais-je lui dire ?… Je ne puis me décider à rien ; je me fie complètement au hasard. C’est le mieux… J’arrive chez moi.

Isabelle est assise au coin de la cheminée, et se lève à mon arrivée. Un seul coup d’œil a suffi à me convaincre qu’elle est au courant de ma conduite ; je m’attends à une scène. Mais, après avoir repoussé la main que je lui offre, elle commence à me donner simplement les raisons de son voyage. Elle parle froidement, sans un geste, d’une voix calme, comme fatiguée, que secoue un peu d’amertume. Elle me dit qu’une lettre anonyme, qu’elle jette sur la table, lui a appris, il y a quelques jours, ce que je faisais à Sandkerque ; cette femme que j’ai enlevée à ce pauvre diable que j’ai fait condamner, et avec laquelle je vis. J’essaye de protester. Mais Isabelle m’apprend qu’elle est à Sandkerque depuis deux jours déjà et qu’elle est sûre de ce qu’elle avance. Elle ne peut, malheureusement, conserver aucune illusion. Elle me demande seulement pourquoi j’ai agi envers elle d’une pareille façon. N’a-t-elle pas été pour moi une bonne amie, franche et sincère ? Peut-être m’est-il impossible, pour une raison ou pour une autre, de lui retourner l’affection qu’elle me porte, peut-être la trouvé-je, par exemple, trop peu intelligente. Mais alors, j’aurais dû lui dire sans détours ce que je pensais. Elle aurait pu continuer à m’estimer. Au lieu qu’à présent… Elle ne peut comprendre pourquoi je me suis joué d’elle, pourquoi je l’ai bassement trompée, pourquoi je lui ai imposé une humiliation aussi imméritée.

Je ne réponds pas. Les paroles si justes, si exemptes d’exagération et si dignes, d’Isabelle, me réduisent au silence. Je me sens violemment saisi par le contraste entre l’esprit sincère, libre et haut représenté par cette femme que j’ai méprisée, trompée, et la vilenie, l’hypocrisie mesquine et féroce qui caractérisa mes actions. Quelles infamies j’ai commises, et non seulement envers elle ! Et lui demander de me pardonner !… Oui… je vais…

Mais Isabelle, après un silence de quelques instants, déclare qu’elle a simplement voulu, en venant, me prouver qu’elle n’a aucun tort envers moi et qu’elle n’est pas ma dupe. Elle a été sa propre dupe, et trop longtemps ; elle a agi follement, misérablement, elle aussi. Elle ne savait pas. Aujourd’hui, elle comprend. Le mal qu’elle a fait, peut-être pourra-t-elle le réparer. Elle a écrit hier à son mari, qui est en Belgique, pour lui demander de lui pardonner et de venir la chercher. S’il veut la reprendre, elle sera à lui, honnêtement et complètement ; et elle conservera toujours l’amer regret de ses égarements, qui lui semblent déjà si loin d’elle, si loin qu’ils n’existent plus que comme de mauvais et sales rêves, des rêves de mensonge.

Encore, je ne réponds pas. Je suis étourdi par le choc de pensées contradictoires, confuses, dont je ne puis saisir que des fragments. Oui… non… oui… Ce sera le mieux pour elle. Et quant à moi… quant à moi… J’essaye de parler ; je bégaye des mots sans suite. Alors, Isabelle s’avance vers moi, les poings crispés, et s’écrie :

— Des rêves de mensonge ! Il n’y a que du mensonge, en toi et en tes pareils ! Tu es un lâche ! Tu es un traître ! Vous êtes tous des lâches et des traîtres ! Mon mari le disait, que rien n’existe pour vous, que vous n’avez ni cœur ni honneur, et que vous sacrifieriez tout, patrie comprise, à vos plaisirs et à vos besoins d’argent. Je ne voulais pas le croire ; et je l’ai détesté pour avoir dit ça. Mais maintenant, je vois bien qu’il avait raison. Je vois bien qu’on l’a torturé, persécuté, emprisonné, parce qu’il a dit la vérité. S’il veut encore de moi, de moi qui me suis salie à tes épaulettes, j’irai vivre à l’étranger, avec lui ; et je n’aurai plus de patrie, comme lui !…

Elle saisit son manteau, s’en enveloppe, s’élance hors de la chambre, sort de l’appartement, descend l’escalier. Et je reste là, cloué sur place par ses paroles, échos de tant de pensées qui, de plus en plus fort, grondent en moi.

Pourtant, je ne peux pas laisser Isabelle seule, dans la nuit noire ; elle ne connaît pas les chemins, et l’état de surexcitation dans lequel elle se trouve… Je sors en toute hâte. Dans la rue, personne. Je cours jusqu’à la place du Kursaal. Personne encore. Je m’informe auprès de l’homme de l’octroi, à l’entrée de l’avenue qui mène à Sandkerque ; depuis une bonne demi-heure, il n’a vu passer âme qui vive ; il a vu seulement, il y a quelques minutes, une dame traverser la place dans la direction de la digue. Je me précipite de ce côté ; la digue, balayée par des rafales, me semble déserte ; cependant, l’obscurité est tellement grande !… Je remonte la digue en courant, jusqu’au glacis ; je descends sur le chemin militaire qui borde, extérieurement, les larges fossés des fortifications ; je le suis jusqu’au pont-levis, appelant d’instant en instant. Tout est désert et silencieux. Que faire. Si je savais au moins à quel hôtel Isabelle est descendue… Je reviens à Nalo et je demande à l’homme de l’octroi s’il ne s’est pas trompé, tout à l’heure, en me donnant un renseignement. Si, il s’est trompé ; il se souvient maintenant que, deux minutes avant d’avoir répondu à ma question, il avait vu passer une dame qui marchait très rapidement, se dirigeant vers la ville. Une dame enveloppée d’un grand manteau ? Oui, précisément. Quel imbécile !….. Je rentre chez moi.

Le lendemain matin, vers dix heures, comme je reviens de l’exercice, je trouve le commissaire de police qui m’attend. Il m’apprend que ce matin on a retiré du fossé-canal, au bout de la digue, le cadavre d’une femme…

Je vivrais cent ans que je n’oublierais pas l’émotion qu’ont produite en moi les paroles de cet homme ; émotion tellement poignante, tellement vraie, que je ne veux même pas essayer de la faire revivre, ici, avec des mots. J’avais senti hier, pendant qu’Isabelle me parlait, j’avais senti qu’elle allait mourir. J’ai senti que cette femme, qui m’insultait justement, était déjà une morte… je sentais que je l’avais tuée…..

— Vous m’excuserez, mon capitaine, dit le magistrat au moment de se retirer, de vous avoir dérangé. Mais on avait vu cette dame avec vous, et il était de mon devoir… Il est absolument certain que la mort est due à un accident. L’hypothèse d’un suicide doit être écartée. Madame Plantain avait donné rendez-vous ici à son mari qui est arrivé à huit heures, juste comme on venait de rapporter le cadavre à l’hôtel. La douleur du pauvre homme est navrante ; il m’a fait pitié à moi-même… bien que je n’aie pu oublier un moment, mon capitaine, les ignobles calomnies qu’il a déversées sur notre brave armée…