L’Émigration européenne dans le nouveau-monde


L’Émigration européenne
dans le Nouveau-Monde.


Depuis vingt ans, l’émigration européenne a pris des développemens considérables. Il ne s’agit plus, comme autrefois, de déplacemens partiels, déterminés soit par les dissensions religieuses, soit par les passions politiques, ou seulement par l’ardeur chevaleresque de la conquête et des aventures. L’émigration, au XIXe siècle, est devenue un fait général, permanent, régulier ; la plupart des nations de l’Europe, toutes les races du vieux monde alimentent ce vaste courant qui entraîne vers un monde nouveau des familles, des populations entières.

Sans doute, les progrès accomplis dans l’art de la navigation, ainsi que la rapidité et l’économie des moyens de transport, ont singulièrement favorisé l’émigration ; mais ces progrès, purement matériels, n’expliqueraient pas l’immense déplacement d’hommes et d’intérêts qui s’opère sous nos yeux ; des causes plus sérieuses poussent ainsi l’Europe vers l’Océan. Il faut remonter à la loi providentielle qui a marqué, dès l’origine, les étapes de la race humaine. C’est la civilisation qui a fixé d’abord sur un étroit espace les tribus errantes et nomades ; c’est elle encore qui doit, après avoir créé des nationalités nombreuses, distinctes, florissantes, sonner l’heure du départ vers une terre nouvelle, afin que l’excédant d’une région aille féconder un sol vierge, et que peu à peu le niveau du peuplement s’établisse. Toutes les idées, tous les faits, toute l’histoire de l’humanité, conspirent instinctivement à l’exécution de cette grande loi, qui s’accomplit selon les desseins de Dieu.

Que l’on jette les yeux sur l’Europe, telle qu’elle est aujourd’hui constituée : ici, ce sont des populations qui étouffent sous le nombre et qui meurent de faim sur un sol trop resserré ; là, des nations où les lois civiles et politiques ont restreint l’exercice du droit de propriété au point de le réserver à une minorité privilégiée et de gêner ainsi l’une des passions les plus vives de l’homme ; ailleurs, ces deux effets se produisent simultanément ; partout enfin, à défaut de misère ou d’entraves légales, partout se sont développées les convoitises ardentes de la richesse ou le simple désir du bien-être. Dès-lors l’Europe a dû chercher au loin, par-delà les océans, de vastes territoires où le trop plein de sa population pût trouver, au prix du travail, la subsistance, le bien-être, la propriété. Telle est l’origine de l’émigration qui, depuis vingt ans, a déjà enlevé à l’Europe plusieurs millions d’hommes.

Quant aux résultats de ce mouvement, ils se recommandent à notre attention par la grandeur et la variété des questions qu’ils soulèvent. Si l’on considère le point de départ, on observe, comme conséquence immédiate, le soulagement apporté à la mère-patrie, qui jette ainsi hors de son sein les misères qui la déshonorent et les ambitions qui la mettent en péril. Si l’on considère le point d’arrivée, on voit des agglomérations, des amalgames de races, des nationalités qui se forment et auxquelles chaque brise du large, chaque flot de la marée apporte des cargaisons de citoyens. Si enfin on rapproche par la pensée les deux points extrêmes, on contemple le magnifique essor que prennent de part et d’autre les relations commerciales, les communications maritimes et surtout l’échange des idées ; on aperçoit, à travers l’avenir, les larges horizons qui s’ouvrent à la production des richesses et aux conquêtes pacifiques de la civilisation moderne. On comprend alors la sollicitude avec laquelle les gouvernemens d’Europe et d’Amérique surveillent le mouvement de l’émigration et s’efforcent de lui imprimer une direction qui leur soit profitable.

Une législation particulière régit aujourd’hui ce nouveau mode de trafic international, que des compagnies puissantes, que les gouvernemens eux-mêmes exploitent sur une grande échelle et avec d’immenses capitaux ; des statistiques volumineuses sont publiées dans les principaux pays et fournissent les documens nécessaires à l’appréciation de ce grand fait. La France doit y puiser d’utiles enseignemens. L’émigration ne serait-elle pas au nombre des remèdes que la Providence tient en réserve pour l’apaisement de la crise sociale ? Ne pourrait-elle pas venir en aide à nos colonies, en répandant la population sur les territoires que nous a donnés la conquête ? À ce double point de vue, il n’y a point d’étude qui soit à la fois plus opportune et plus pratique. Il faut suivre les races humaines dans leurs pérégrinations nouvelles, reconnaître les routes récemment explorées, et dégager, à travers les phases des premières expériences, les principes qui déterminent et dirigent l’expatriation. Il importe également de signaler avec soin les détails de cette opération, devenue aujourd’hui si vaste, car les faits supérieurs se compliquent d’incidens secondaires, qui exercent parfois sur l’ensemble une influence prépondérante, et, dans une question qui intéresse si directement les destinées de l’homme, ces incidens sont aussi multiples, aussi variés que notre nature même ; ils correspondent à nos instincts, à nos passions, aux mille exigences de notre être matériel et moral ; ils apparaissent à chaque pas du voyage, à chaque rive où l’on aborde ; ils peuvent, selon les pays et les circonstances, favoriser ou entraver l’émigration.

De là les courans nombreux entre lesquels se divise le mouvement irrésistible qui entraîne régulièrement hors de l’Europe tant de milliers d’hommes. Partis de la Grande-Bretagne et de la confédération germanique, les émigrans se dirigent tantôt vers les États-Unis, tantôt vers les possessions lointaines de l’Angleterre ; les uns vont se confondre avec une nationalité déjà puissante, avec une population déjà nombreuse et habituée aux formes du gouvernement libre ; les autres recherchent de préférence les pays neufs, les territoires à peine peuplés, les colonies qui s’élèvent. Il y a dès-lors une sorte de concurrence entre les États-Unis, qui attirent dans leur sein l’excédant de l’Europe, et la Grande-Bretagne, qui veut au contraire réserver aux colonies les bras et les forces productives de ses émigrans. Quels sont, de part et d’autre, les résultats de ces efforts si légitimes ? Comment l’Amérique du Nord parvient-elle à entretenir, à développer l’importation qui peuple et enrichit l’immense étendue de son sol, et quelle influence le nombre toujours croissant des habitans d’origine étrangère peut-il exercer, dès à présent ou dans l’avenir, sur les destinées politiques ou sociales de la république de Washington ? Par quels procédés d’administration, au prix de quels sacrifices, le gouvernement anglais a-t-il su exploiter l’émigration au profit de son empire colonial, et favoriser, dans ses possessions les plus éloignées, l’arrivée, l’installation, le travail de tant de familles que la misère et le chômage chassent de la métropole ? Telles sont les principales questions que doit soulever successivement une étude sur le grave problème de l’émigration européenne. C’est aux États-Unis que l’excédant de la population du vieux monde se porte avec le plus d’entraînement ; c’est sur ce terrain que nous suivrons d’abord l’émigration dans ses deux périodes les plus laborieuses, la période du départ et celle de l’installation. Dans les colonies anglaises, c’est l’émigration régularisée, disciplinée en quelque sorte, que nous aurons ensuite à étudier.


I. — L’EMIGRATION ANGLAISE.

L’Angleterre est aujourd’hui le principal point de départ de l’émigration européenne. On a calculé que, de 1825 à 1850, elle a envoyé au-delà de l’Atlantique 2,566,000 émigrans ; sur ce nombre, 1,483,000 se sont dirigés vers les ports des États-Unis, en dépit de tous les efforts tentés par le gouvernement pour attirer dans les colonies anglaises, notamment en Australie, l’excédant de la population métropolitaine. En 1850, sur une émigration totale de 280,849 habitans, 223,078, soit 80 pour 100, se sont embarqués pour les états de l’Union.

La condition sociale de l’Irlande, le paupérisme de l’Angleterre et l’esprit d’entreprise de la race anglo-saxonne expliquent le rang que la Grande-Bretagne occupe dans l’ensemble de l’émigration. La proximité relative de New-York, de Boston, de Philadelphie, les séduisantes perspectives qu’offre un pays où la main-d’œuvre est recherchée, où la propriété s’acquiert facilement, où la liberté individuelle est garantie, enfin la similitude des mœurs et du langage, tels sont les motifs qui engagent les émigrans à se diriger vers les États-Unis, préférablement aux autres points du globe.

Le gouvernement anglais favorise l’émigration. Il n’en fut pas toujours ainsi. On trouve, dans le recueil de l’ancienne législation, des actes de 1719, de 1750, de 1782, qui prohibaient sévèrement la sortie des ouvriers, ainsi que l’exportation des métiers et des machines. Instruite par l’exemple de la France, que la grande émigration déterminée par la révocation de l’édit de Nantes avait fait déchoir de sa supériorité manufacturière, l’Angleterre ne permettait pas à ses habitans de porter au dehors leur industrie et leurs capitaux. Les idées modernes ne s’accommodaient plus de cette négation arbitraire du droit d’aller et de venir. Toutefois, en restituant à ses sujets la liberté de leurs mouvemens et la faculté de s’expatrier sans esprit de retour, le gouvernement anglais ne cédait pas seulement à l’influence du XIXe siècle, il s’inclinait devant un fait irrésistible, il levait une consigne chaque jour violée, et, avec ce sens pratique qui l’a distingué de tout temps, il se mit immédiatement à l’œuvre pour tirer lui-même parti de ce grand mouvement qu’il ne pouvait plus maîtriser. Il reconnut que l’émigration devait, en définitive, être avantageuse, 1° comme remède au paupérisme de la métropole, 2° comme moyen de peuplement et de colonisation pour les possessions lointaines. Les paroisses, obérées par l’accroissement de la taxe des pauvres, s’associèrent à cette double pensée, et elles établirent un fonds spécial destiné à payer les frais de voyage des indigens. Des compagnies inspirées par un sentiment philanthropique se proposèrent le même but. Enfin de simples particuliers, des landlords, témoins de la misère qui pesait sur leurs tenanciers, s’imposèrent, à l’exemple des paroisses, de grands sacrifices. L’émigration devint ainsi une sorte d’institution nationale, patronée par le gouvernement, encouragée par les sympathies publiques et par la sollicitude du législateur.

Les statistiques publiées en Angleterre constatent le mouvement progressif de l’émigration depuis 1825. Pendant cette dernière année, le nombre des habitans partis volontairement des Iles britanniques pour s’établir à l’étranger ne dépassait pas 15,000 ; aujourd’hui il s’élève à plus de 300,000. La majeure partie se compose d’Irlandais qui viennent s’embarquer à Liverpool, où les communications avec l’Amérique sont régulières et fréquentes. Le transport de ces nombreux passagers est une source abondante de bénéfices, ici encore, c’est le commerce anglais qui perçoit le prix du fret et qui exploite une fois de plus les misères de l’Irlande.

Sur les 223,000 émigrans qui se sont dirigés, en 1850, vers les États-Unis, on comptait 214,000 passagers d’entrepont. À défaut d’autres preuves, ce chiffre attesterait que l’émigration se recrute surtout parmi les classes pauvres. La proportion des sexes s’y trouve mieux observée qu’on ne serait porté à le supposer : 113,000 hommes et 100,000 femmes. L’expatriation s’effectue non point par individus isolés, mais par groupes ; le chef de famille part accompagné de sa femme et de ses enfans. À ce point de vue, l’émigration ne doit plus être considérée comme un phénomène purement économique ; elle apparaît comme un fait politique et social dont les hommes d’état de l’Angleterre n’ont point méconnu la portée.

On se demande d’abord dans quelle mesure l’émigration peut affecter le mouvement de la population dans la métropole. Il est généralement admis que la richesse d’un pays est en raison de la densité de la population. Il semble donc que l’émigration doive exercer sur cet élément si essentiel de la prospérité publique une influence défavorable. Les chiffres recueillis lors du dernier recensement fournissent à cet égard des informations authentiques. La population de l’Angleterre, du pays de Galles, de l’Écosse et des îles adjacentes s’élevait, en 1851, à 20,919,531 habitans ; elle n’était, en 1841, que de 18,655,981. L’augmentation est de 12 pour 100. Pour la période antérieure de 1831 à 1841, l’accroissement était de 13 et demi pour 100. Lorsque ces chiffres furent connus en Angleterre, ils excitèrent une très vive sollicitude : chaque parti s’efforça de les commenter à sa guise et d’y puiser des argumens plus ou moins fondés en faveur ou à l’encontre du système commercial qui a prévalu pendant ces dernières années. L’examen de ces débats exigerait de trop longs développemens ; il suffit de rappeler que, d’un commun accord, l’émigration ne fut point comprise au nombre des causes qui avaient pu diminuer le chiffre de la population. On évaluait que, de 1841 à 1851, elle n’avait pas enlevé à la Grande-Bretagne plus de 40,000 âmes, année moyenne, et que ce chiffre devenait insignifiant dans les résultats d’ensemble. Pour l’Irlande, au contraire, la population de 7,767,000 habitans, en 1831, s’était élevée, en 1841, à 8,175,000 ; en 1851, elle est descendue à 7 millions. La diminution est très forte, et si l’on considère que depuis quatre ans l’émigration enlève une moyenne de 200,000 âmes, on ne saurait nier que ce fait, indépendamment des famines qui ont désolé l’Irlande, n’ait entraîné la dépopulation que le dernier recensement a révélée.

Cette dépopulation est-elle regrettable ? Quoi que puissent dire les théoriciens qui ont étudié et prétendu fixer les bases de la richesse, conçoit-on qu’un peuple se trouve condamné à se multiplier indéfiniment sur le sol, alors que le sol lui manque, soit par suite d’une insuffisance naturelle, soit en raison des lois économiques qui régissent la propriété ? L’étendue totale de l’Irlande est de 20,170,000 acres[1], et, sur ce nombre, 15 millions d’acres sont cultivables, ce qui donne environ 10 acres par famille composée de cinq individus. Ainsi partagé, le sol est-il assez vaste pour procurer le bien-être ou seulement l’alimentation à tous ses habitans ? Dans d’autres contrées, la fécondité de la terre, l’amour du travail, le génie industriel, auraient sans doute secondé l’accroissement de la population ; mais il ne faut pas oublier qu’en Irlande l’industrie a été long-temps paralysée par la législation restrictive et jalouse de l’Angleterre, que les disputes religieuses et des calamités naturelles, telles que la maladie des pommes de terre, ont tari la source de la production, enfin que le peuple est malheureusement porté à l’indolence. Dès-lors, l’émigration n’est-elle pas le procédé le plus efficace et en même temps le plus humain pour rétablir la proportion exacte entre le chiffre des habitans et la puissance actuelle du sol, et la diminution constatée par le recensement de 1851 ne présage-t-elle pas, sinon un progrès de richesse, du moins une halte dans la misère, c’est-à-dire le premier symptôme d’une amélioration dans l’état social et dans la condition matérielle du pays ?

L’Irlande est peut-être la seule contrée au monde où la philanthropie proclame la nécessité de l’émigration. Cette nécessité s’exprime, impérieuse et trop éloquente, par la voix de la misère et de la faim, par les haillons, par le dénûment physique et la dégradation morale de tout un peuple. Il semble que les propriétaires eux-mêmes soient embarrassés de ce tableau de détresse, qui attristerait leurs yeux et troublerait leurs jouissances ; eux aussi, ils partent, non point pour les rivages éloignés de l’exil : ils se contentent de traverser l’étroit canal qui les sépare de l’opulente métropole, et vont dépenser à loisir, dans l’insouciance de l’absentéisme et au sein de toutes les recherches du luxe et de la société élégante, les rentes de leurs domaines. En vain le gouvernement, en certains jours de pitié ou de prudence politique, s’est-il décidé à multiplier les travaux et à sacrifier des millions ; le budget ne peut rien contre une situation dont tant de publicistes ont retracé déjà les périls. Dieu pourtant a donné à la verte Érin de fertiles plaines, il s’est même plu à y prodiguer les sites gracieux et pittoresques que viennent admirer les touristes. Ces beautés naturelles, qui charment les yeux, font ressortir plus vivement le contraste que présentent sur le même sol des récoltes si riches et une population si pauvre ! comment retiendraient-elles toutes ces familles qui ne peuvent en jouir ? Pendant de longues années encore, on verra les Irlandais s’expatrier de désespoir et se transporter par troupes nombreuses à bord des navires de l’Atlantique.

En Angleterre, le mouvement de l’émigration présente un caractère différent. Le paupérisme y prend une part moins exclusive. Ce n’est point seulement la misère qui chasse les Anglais hors de leur pays ; c’est la loi. Tandis qu’en France le code civil, réglant le partage à peu près égal des successions, a élevé à 12 pour 100 la proportion des propriétaires fonciers dans l’ensemble de la population, la loi anglaise semble ne pas permettre que le nombre des propriétaires terriens (180,000 environ) dépasse 1 pour 100 du chiffre des habitans. Comment une nation ainsi constituée ne serait-elle pas extrêmement mobile et désireuse de porter au dehors ses capitaux et ses bras ? comment ne chercherait-elle pas ailleurs le sol et la propriété que la législation lui refuse ? Aussi l’émigration en Angleterre ne se recrute-t-elle pas uniquement, comme en Irlande, parmi les classes nécessiteuses ; elle entraîne au loin une certaine portion de cette classe intermédiaire que nous appelons en France la classe moyenne, race active, intelligente, qui, transplantée sur un autre territoire, développe le commerce de la Grande-Bretagne en même temps qu’elle met en valeur les richesses naturelles du pays où elle s’est fixée.

C’est ordinairement à Londres que vient s’embarquer cette catégorie d’émigrans. J’ai vu sortir des docks d’immenses navires que les steamers devaient remorquer jusqu’à la mer et qui étaient chargés de plusieurs centaines de passagers. Ceux-ci se tenaient sur le pont, envoyant à la rive leurs derniers adieux, et ils se sentaient entraîner sur le fleuve sans préoccupation et sans tristesse. Ce n’était pas en effet, pour eux comme pour les Irlandais, l’exil, éternel peut-être, de la misère ; ce n’était qu’un voyage dont ils avaient froidement calculé les chances, et qu’ils accomplissaient avec la satisfaction que laisse toujours dans l’âme l’exercice viril du libre-arbitre. Les uns allaient rejoindre le reste de leur famille, déjà établie, déjà heureuse, de l’autre côté de l’Océan ; les autres, possesseurs d’un modeste capital, songeaient d’avance aux profits du négoce qu’ils se proposaient d’entreprendre et à la vente de la petite pacotille qu’ils emportaient. La plupart, en un mot, avaient un but déterminé, une destination précise, un point fixe, vers lequel pouvaient se diriger leurs regards et leurs espérances ; ils n’apercevaient dans l’avenir aucun nuage, et cette sécurité d’esprit donnait à leur départ une physionomie presque joyeuse. L’Angleterre les voyait également s’éloigner sans éprouver de regrets, car l’émigration partielle de la classe moyenne ne doit-elle pas tôt ou tard devenir pour la métropole une source de prospérité et de richesse ? Ces bras qui demeuraient oisifs sur un étroit terrain, ces ambitions qui s’agitaient vainement dans un horizon, borné, ces capitaux qui ne trouvaient point un libre emploi, toutes ces forces matérielles et morales qui constituent le corps et l’âme d’une nation vont désormais se dépenser en d’autres pays ; mais elles n’abdiquent pas complètement leur nationalité : elles se partagent en quelque sorte entre la société nouvelle qui les accueille et la société ancienne d’où elles dérivent et où elles ont laissé de profondes racines.

Ce perpétuel courant de l’émigration anglaise vers les États-Unis ne sert pas seulement les intérêts de la métropole ; il donne à la sécurité des deux peuples et à la paix du monde de nouvelles et solides garanties. Lorsqu’au XVIIe siècle les premiers colons, inspirés par un noble sentiment d’indépendance religieuse, s’exilèrent volontairement de la Grande-Bretagne et débarquèrent sur les rivages de la Pensylvanie, ils n’entendirent assurément pas entretenir avec la métropole ces relations d’amitié et de bienveillance mutuelles qui préparent et cimentent les alliances durables : c’était une émigration en quelque sorte factieuse, un divorce, et l’histoire de la colonie américaine atteste, par ses moindres incidens, à quel point étaient excitées de part et d’autre les passions hostiles qui aboutirent à une guerre acharnée et à l’indépendance des États-Unis. Ces deux nations devaient se haïr. Issues du même sang, elles ne pouvaient envisager la communauté de leur origine que pour se rappeler leurs vieilles querelles. Aujourd’hui encore, on connaît les dispositions médiocrement sympathiques que gardent au fond du cœur le Yankee et l’enfant d’Albion, et cependant, depuis 1815, les États-Unis et l’Angleterre ont vécu en paix : les prétextes et même les motifs les plus sérieux de mésintelligence et de guerre n’ont point fait défaut ; mais les deux peuples sont forcément unis par de nouveaux liens. L’émigration du XIXe siècle a implanté sur l’autre rive de l’Atlantique une population nombreuse, américaine par adoption, anglaise encore par conscience et par souvenir ; elle a amorti les anciennes passions, créé des points de contact et renoué la chaîne des intérêts ; elle a écarté et elle écarte de plus en plus les chances de guerre. Elle rend à la Grande-Bretagne, à l’Europe comme à l’Amérique, à la civilisation tout entière, un immense service. Chaque navire qui part chargé d’émigrans est un missionnaire de paix plus éloquent mille fois que les harangues fraternelles et humanitaires de MM. Cobden et Elihu Burritt.

Ainsi, après avoir contrarié long-temps l’émigration, la Grande-Bretagne a dû l’accepter d’abord comme un fait irrésistible, puis l’encourager comme un expédient économique et social dont l’efficacité éclatait à tous les yeux. Les premières mesures qui furent prises à cet effet réglèrent le mode et les conditions de transport de ces cargaisons humaines que la spéculation exploitait avec l’impitoyable âpreté du gain. Avant que la législation eût introduit quelque ordre dans ce trafic, les hommes, les femmes, les enfans, étaient entassés pêle-mêle sur les navires, pressés dans l’entrepont comme des colis de marchandises et arrimés en quelque sorte avec la précision mathématique qui préside à l’embarquement d’un chargement de sucre et de coton. Les armateurs n’avaient point à se préoccuper de la qualité ou de la conservation de leur fret ; ils ne visaient qu’au nombre, et l’on voyait partir pour les États-Unis, ou pour le Canada des bâtimens aussi encombrés que les steamers-omnibus qui parcourent la courte distance du pont de Londres à Greenwich. On affectait à ces transports des navires usés, qui avaient déjà battu toutes les mers, et auxquels on n’aurait plus osé confier une cargaison de denrées coloniales. Aussi ces bâtimens présentaient-ils à l’intérieur le plus affreux spectacle ; il semblait que toutes les misères, toutes les contagions s’y fussent donné rendez-vous pour tenter un remède héroïque. Chaque jour, ils jetaient dans leur sillage de nombreux cadavres ; quelques-uns sombraient à moitié route ; ceux qui réussissaient à atteindre le port déposaient sur le rivage une population hâve, fiévreuse, se traînant à l’hôpital, ou réduite à demander l’aumône. On sait avec quel scrupule la législation anglaise respecte la liberté des transactions et avec quelle fermeté de principes elle se refuse à intervenir dans les opérations commerciales ; mais, en présence de tels abus, elle ne pouvait demeurer impassible. La morale et l’humanité invoquaient hautement son appui.

En 1825, c’est-à-dire lorsque l’émigration commença à prendre un cours régulier, le parlement vota une première loi rappelant les actes antérieurs qui étaient tombés en désuétude et qui ne s’appliquaient d’ailleurs qu’aux passagers ordinaires. Depuis cette époque, la législation a été successivement améliorée. Il y aurait peu d’intérêt à énumérer ici toutes les mesures prescrites par la phraséologie redondante des lois britanniques ; quand par hasard l’Angleterre s’avise d’entrer dans la voie des règlemens, elle s’y engage avec une intrépidité singulière et ne s’arrête plus. N’accusons pas du reste, dans une question qui intéresse à un si haut degré la vie des hommes, la prévoyance méticuleuse et la prudence exagérée du règlement. Désormais, chaque navire destiné au transport des émigrans doit être, avant le départ, visité par des agens spéciaux qui vérifient la solidité de la coque et du gréement, veillent aux aménagemens intérieurs et à l’entretien des instrumens de sauvetage, inspectent la qualité de l’eau et des vivres, constatent que le nombre des passagers embarqués n’excède pas, dans le rapport avec la capacité du navire, les proportions légales, s’assurent en un mot que le bâtiment prêt à mettre à la voile se trouve dans de parfaites conditions d’hygiène et même de comfort. La loi fixe les rations de vivres qui sont distribuées chaque semaine, sans oublier le thé, le sucre et la mélasse ; elle ordonne que, sur tout navire portant cinquante personnes et devant faire une traversée de douze semaines, il y ait un chirurgien, et que tout navire portant 100 personnes soit pourvu « d’un cuisinier et d’un appareil culinaire. » Elle indique la quantité des provisions à embarquer, suivant les destinations ; bref, elle n’omet aucun détail qui puisse fournir matière à la rédaction d’un article. Ces prescriptions sont appuyées d’un tarif d’amendes dont la perception est confiée aux soins des commissaires (colonial land and emigration commissioners) chargés, au nom du secrétaire d’état des colonies, de toutes les affaires qui se rattachent à l’émigration anglaise.

D’autres améliorations ont été récemment apportées à la condition des émigrans. Les Irlandais qui affluaient à Liverpool, avant de prendre la mer, étaient à chaque pas exploités par de prétendus courtiers qui leur enlevaient, en frais de commissions et d’embarquement, jusqu’à leur dernier penny. Dès 1818, les commissaires de l’émigration songèrent à remédier à cet abus en établissant à Liverpool et à Birkenhead une sorte de dépôt ou de maison de refuge où les passagers pussent attendre le moment du départ et recevoir, sans frais, toutes les indications nécessaires. Après un mûr examen, ils estimèrent que le gouvernement ne devait point prendre à sa charge une institution de cette nature, et ils firent appel à l’initiative de la spéculation. En 1850, un Allemand, M. Sabell, a fait élever à Liverpool un vaste édifice qui peut contenir plusieurs centaines d’émigrans ; un établissement semblable est destiné aux émigrans catholiques ; enfin les administrateurs du dock de Liverpool ont sollicité l’autorisation de consacrer au même but une portion de leur capital. C’est une idée heureuse qui ne tardera pas à se généraliser.

On se préoccupe également d’abréger autant que possible la durée des traversées en substituant à la navigation à voiles l’emploi des steamers. Il en résulterait de grands avantages pour la santé des émigrans et peut-être une diminution de dépenses. Maintenant le prix du passage de Liverpool à New-York à bord des navires à voiles est de 4 livres sterling 10 shillings (112 fr. 50 cent.). L’obligation d’emporter des vivres pour soixante-dix jours élève naturellement le taux du fret. Un acte promulgué en 1851 a réduit cette obligation à quarante jours pour les bateaux à vapeur. L’économie est importante, car chaque navire emmène ordinairement un grand nombre de passagers.

Ces faits expliquent les progrès si remarquables de l’émigration anglaise à destination des États-Unis. Le nombre des passagers qui ont quitté la Grande-Bretagne en 1851 et en 1852 dépasse encore la moyenne des années antérieures. Quelle force humaine, quelle loi pourrait arrêter ces Argonautes de la misère ou de l’industrie auxquels l’Amérique offre généreusement l’entrée facile de ses ports et l’hospitalité de ses vastes plaines ?


II. — L’ÉMIGRATION ALLEMANDE ET BELGE.

Sur le continent européen, c’est l’Allemagne qui envoie aux États-Unis le plus grand nombre d’émigrans. La Prusse, la Bavière, le Wurtemberg, le grand-duché de Bade, le duché de Nassau, voient partir chaque année des milliers de familles qui s’expatrient au-delà des mers et qui se rencontrent sur l’autre rive de l’Océan avec l’émigration britannique.

Quel besoin, quel sentiment, quelle idée pousse la race allemande à ces exils volontaires dont le mouvement, depuis 1815, a suivi de jour en jour une progression plus rapide ? L’Allemagne n’est point, comme l’Irlande, un pays de misère ; il n’y a pas chez elle excédant de population ; il ne parait pas que le capital disponible soit insuffisant pour occuper tous les bras ; les Allemands ne possèdent point de colonies qui les provoquent aux lointains voyages, et la mer ne baigne qu’une étroite lisière de leur territoire. Comment donc une nation qui occupe l’intérieur du continent, et que ses mœurs, sa physionomie, ses intérêts même sembleraient devoir attacher au sol natal, jette-t-elle chaque année au dehors plus de cent mille âmes ?

Dans certains états d’Allemagne, en Bavière et en Wurtemberg par exemple, les lois d’héritage s’opposent à la division du sol ; ailleurs au contraire, notamment dans les provinces rhénanes de la Prusse et dans le grand-duché de Bade, le territoire est très morcelé ; la plupart des propriétaires ne retirent point de leur domaine un revenu qui suffise à leurs besoins et à ceux de leur famille. Un jour vient où ils se trouvent grevés de lourdes dettes et dévorés par l’usure. Il faut alors qu’ils se résignent à descendre dans la classe des prolétaires, ou qu’ils abandonnent le pays. Quand ils prennent ce dernier parti, ils vendent tout leur bien, liquident leurs dettes et s’expatrient avec les débris de leur capital. La petite propriété fournit ainsi à l’émigration un contingent considérable, et l’on comprend pourquoi les Allemands, transportés sur un autre sol, se livrent surtout à l’agriculture, tandis que l’Anglais et l’Irlandais sont plus aptes aux opérations du négoce ou aux travaux de la main-d’œuvre industrielle. Le prolétariat concourt assurément, en Allemagne comme dans les autres pays, à grossir le chiffre des expatriations ; mais il n’en forme pas, comme en Angleterre, l’élément principal.

L’émigration germanique contient en outre un élément d’un ordre plus élevé. Des légions entières portent dans leur exil le drapeau d’une foi politique. Pour présenter le tableau des luttes ardentes que la division des partis a fait éclater sur les divers points de l’Allemagne, il faudrait reprendre, à partir de l’invasion française et des traités de Vienne, l’histoire de ces nombreux états, délimités par les convenances arbitraires de la politique, partagés entre l’absolutisme instinctif de leurs souverains et les aspirations d’un vague libéralisme, rêvant l’unité de la patrie allemande et impuissans à la réaliser, soit qu’ils la cherchent dans une sorte de fédéralisme révolutionnaire ou dans la fusion impossible des idées philosophiques, soit qu’ils l’essaient par les procédés moins aventureux d’une association commerciale. Ces tentatives, tantôt contrariées, tantôt secondées par les souverains, empreintes alternativement de mysticisme ou de violence, ont produit au sein de l’Allemagne de profonds déchiremens ; elles ont répandu dans une foule d’intelligences exaltées ou incomprises le double sentiment de la lassitude et du dégoût. De là l’exil, parfois forcé, le plus souvent volontaire, d’une certaine fraction de la population allemande. Ce n’est plus la misère, ce n’est plus l’insuffisance du patrimoine, ce n’est plus, en un mot, la nécessité matérielle qui donne le branle à l’émigration ; c’est une idée morale, une croyance sincère, un instinct de liberté qui précipite ce départ. À ce point de vue, l’émigration de l’Allemagne présente un caractère original et particulier que nous n’avons point remarqué en Angleterre. Que l’on jette un regard au-delà du Rhin, on ne sera plus surpris qu’il s’y rencontre des intelligences désireuses de secouer le joug de la bureaucratie, de se soustraire aux distinctions de castes, et de vivre libres[2].

En Allemagne comme en Angleterre, on s’inquiéta vivement des conséquences à la fois politiques et économiques de l’émigration. Dès 1845, un écrivain évaluait à plusieurs millions le nombre des Allemands établis hors du territoire germanique : on craignait que cette dépopulation continue ne devînt une cause sérieuse d’appauvrissement pour le pays ; mais les doléances des économistes et les appréhensions des gouvernemens sont impuissantes contre l’irrésistible entraînement qui, à certaines époques, s’empare des imaginations populaires. Mieux vaut céder au courant et le diriger que de s’épuiser vainement à le combattre. Les classes nobles, long-temps hostiles à l’émigration, comprirent enfin que l’intérêt politique leur conseillait de la seconder et d’introduire leur haut patronage dans cette carrière nouvelle que s’était ouverte l’activité nationale ; elles formèrent une société en vue de coloniser le Texas. Leur plan s’accordait avec une autre pensée qui, depuis peu de temps, à l’instigation de la Prusse, avait rallié de nombreuses sympathies : nous voulons parler de la création d’une marine allemande, destinée à faire flotter sur l’Océan les couleurs de la confédération. Ce rêve ne pouvait se réaliser que le jour où l’Allemagne, à l’exemple de l’Angleterre et des Pays-Bas, développerait son commerce extérieur et s’assurerait au loin de vastes débouchés. Il semblait que l’on atteindrait ce but en établissant sur le sol de l’Amérique une population allemande qui consommerait les produits de la mère-patrie. La marine des villes anséatiques était en mesure d’effectuer les transports, et l’extension naturelle des échanges devait attirer vers cette nouvelle branche d’industrie les efforts et les capitaux de tous les pays associés : si l’Angleterre avait pris les devans aux États-Unis, les fertiles et immenses plaines du Texas offraient à l’Allemagne une exploitation facile et peu disputée ; mais la société des nobles avait à peine commencé ses opérations, que le Texas fut annexé à la grande fédération américaine. De plus, les premiers émigrans avaient fondé dans la Pensylvanie des villes populeuses : la colonisation du Texas se vit bientôt presque complètement abandonnée au profit des anciens états de l’Union, où les Allemands préférèrent rejoindre ceux de leurs compatriotes qui les avaient précédés en Amérique.

Le mécanisme de l’émigration est beaucoup plus compliqué en Allemagne qu’en Angleterre. Dans ce dernier pays, la mer est toujours proche ; en quelques heures, les bateaux à vapeur et les chemins de fer conduisent l’émigrant au port où il doit s’embarquer, et les mœurs essentiellement maritimes du peuple, ainsi que les renseignemens fournis par les commissaires du gouvernement et par les paroisses, permettent au passager de connaître exactement et de préparer à l’avance tout ce qui lui sera nécessaire ou utile pendant le voyage. En Allemagne, au contraire, le paysan de la Bavière ou de Bade qui se décide à quitter son champ se trouve à une grande distance du port ; il n’a jamais vu la mer. Les courtiers d’émigration et les agens des compagnies ne lui épargnent ni les séductions ni les promesses : ils lui délivrent un billet à l’aide duquel, dès son arrivée à Hambourg ou à Brème, il obtiendra passage sur un navire en partance ; mais l’émigrant est ordinairement livré à lui-même pour se rendre au port. Il faut qu’il supporte la fatigue et les dépenses d’un long trajet par terre ; rançonné par les spéculateurs qui, sous prétexte de lui venir en aide, abusent de sa crédulité et de sa bonne foi, il a souvent épuisé toutes ses ressources avant d’atteindre le terme de cette première étape, et il est obligé de se dépouiller, pièce à pièce et à vil prix, de son modeste bagage : heureux encore quand le navire sur lequel il compte met immédiatement à la voile et l’emporte sans retard vers une terre meilleure !

Des trois ports anséatiques, Brème est celui qui a le premier exploité les bénéfices que l’émigration peut procurer à la marine marchande : 40,000 passagers, dont les deux tiers se dirigent vers les États-Unis, s’embarquent chaque année à bord de ses navires. Hambourg et Lubeck n’ont point tardé à suivre l’exemple de Brème, et leurs armateurs ont établi des services réguliers de paquebots à voiles et à vapeur, qui entretiennent des communications directes avec les principaux ports de l’Amérique. La traversée de Hambourg à New-York s’effectue en vingt-deux jours, et le prix du passage pour les places d’entrepont ne dépasse pas 200 francs. L’affluence des émigrans vers les mines de la Californie a donné une nouvelle impulsion à ces armemens, qui ont produit des résultats très avantageux. Anvers attire également un certain nombre de passagers. Enfin nous voyons les Allemands et les Suisses traverser la France pour gagner le Havre, où les navires américains qui nous ont apporté des balles de coton les prennent à bas prix comme cargaison de retour. C’est ainsi que, refoulée au milieu des terres, l’Allemagne peut cependant s’échapper hors de l’Europe par les cinq grands ports que nous venons de citer, et par trois mers : la Baltique, la Mer du Nord et l’Océan.

Aux yeux des armateurs et des propriétaires de navires, les émigrans ne représentent que des colis à transporter et des ressources de fret. Les ports qui sont intéressés dans ce genre de spéculations rivalisent d’efforts pour obtenir la préférence des passagers. Toutefois on dut reconnaître qu’il convenait de réglementer, à l’exemple de l’Angleterre, cette nouvelle branche de l’industrie maritime. En 1847, le sénat de Brème, et, en 1848, le grand conseil de Hambourg ont promulgué les ordonnances qui sont aujourd’hui en vigueur. Ces ordonnances, complétant les instructions antérieures, régissent toutes les phases de l’opération, depuis le jour où l’émigrant, venu des autres états de l’Allemagne, arrive sur le territoire de la ville libre, jusqu’au moment où il est débarqué au port de destination. Par une mesure de précaution dont l’expérience a démontré la nécessité, elles autorisent l’expulsion des voyageurs qui ne justifient pas de ressources suffisantes pour attendre le départ du navire. À Hambourg, si ce départ est retardé au-delà du terme fixé par le contrat d’embarquement, l’armateur est tenu de payer au passager une indemnité de séjour. La législation a pris soin de réserver, aux habitans jouissant dans l’une ou l’autre ville du droit de bourgeoisie, la faculté d’expédier des émigrans, — et aux courtiers maritimes seuls, les fonctions d’intermédiaires dans les conventions relatives aux transports. Ces restrictions permettent à la police d’exercer une surveillance efficace sur les départs, d’arrêter la fuite des criminels ou des déserteurs, et de confier à la responsabilité d’une corporation officielle, intéressée au maintien du bon ordre, la stricte exécution des règlemens qui concernent l’aménagement intérieur et les approvisionnemens du navire.

Le gouvernement belge a publié, dès 1843, un arrêté royal qui a posé les bases de la législation sur la matière, et qui a été complété par un arrêté du 10 mai 1850. En vertu de ce dernier acte, on a institué à Anvers une commission d’inspection des émigrans, sous les ordres du gouverneur de la province. Les passagers ont été trop souvent victimes de la cupidité des spéculateurs, et l’administration belge a compris que, pour les engager à prendre la voie d’Anvers, elle devait leur concéder de sérieuses garanties et les protéger contre tout abus de confiance. Peut-être même a-t-elle poussé trop loin, dans une intention fort louable, les précautions réglementaires. La loi anglaise, ainsi que les ordonnances en vigueur dans les ports anséatiques, se contentent de fixer la quantité des approvisionnemens à embarquer à bord des navires et la ration à distribuer aux passagers pendant le cours du voyage. La commission d’Anvers n’a point jugé que ces prescriptions fussent suffisantes : elle a rédigé la carte des repas qui doivent être servis aux émigrans pour chaque jour de la semaine. Dans son désir de favoriser les émigrans, elle a multiplié inutilement les entraves pour les armateurs, qui ne se soucient guère de se soumettre à tant de formalités, en sorte que les expéditions d’Anvers n’ont pas encore atteint leur développement naturel.

La Hollande, la Suède, la Norvège, la Finlande même, envoient à l’Amérique quelques colons : ce mouvement, qui se développera sans doute, est demeuré jusqu’à ce jour assez restreint, et il se confond avec celui de l’Allemagne. La France ne contribue que pour une faible part à l’émigration européenne. L’établissement des Basques sur les rives de la Plata est un fait exceptionnel et purement local[3]. Quant à ceux de nos compatriotes qui vont chercher fortune au Brésil ou dans les républiques de l’Amérique du Sud, ils appartiennent en général à la classe des négocians ou des pacotilleurs ; ils partent isolément, avec la ferme intention de revenir le plus tôt possible, dès qu’ils auront réalisé quelques capitaux. Il en est à peu près de même des aventuriers qui depuis trois ans se précipitent vers la Californie à la conquête des lingots d’or. Cependant, si la France n’est point encore entrée hardiment dans le courant de la grande émigration transatlantique, elle se trouve merveilleusement située pour prêter ses routes et ses ports aux populations qui, du centre et de l’est de l’Europe, s’ébranlent vers l’Océan. L’achèvement du chemin de fer de Strasbourg a augmenté les facilités que la France offre naturellement à ce transit, et nous ne devons pas négliger les bénéfices que laisserait sur notre territoire, traversé dans toute sa largeur, le passage des émigrans. Le Havre pourrait ainsi attirer une partie des passagers qui, jusqu’à ce jour, ont préféré s’embarquer dans les ports des villes anséatiques, à Rotterdam ou à Anvers.

À certaines époques, les départemens de l’est ont été infestés d’étrangers qui avaient franchi nos frontières avec l’intention de gagner le Havre et que la misère arrêtait au milieu du voyage. Parfois aussi l’on a vu camper sur les quais du Havre des bandes de paysans suisses et badois exténués de fatigue et plongés dans le plus profond dénûment. Il fallait avoir recours aux budgets municipaux ou à des souscriptions particulières pour débarrasser les villes de ces tristes hôtes. L’administration française, dans l’intérêt des communes, a dû prendre de rigoureuses mesures de police : elle a exigé des émigrans qui arrivaient à la frontière non-seulement des passe-ports en règle, mais encore la représentation de leur billet d’embarquement payé à l’avance et la preuve qu’ils possédaient une somme suffisante pour acquitter leurs dépenses de route jusqu’à la mer. Ces mesures, justifiées par une nécessité évidente, ont éloigné de notre territoire, au profit de la voie du Rhin et des ports belges ou hollandais, une partie de l’émigration allemande. Aujourd’hui que Strasbourg et le Havre sont directement reliés par les chemins de fer, on jugera sans doute à propos de tempérer la rigueur des règlemens, car les émigrans qui montent dans le wagon à la gare de Strasbourg sont amenés rapidement et en quelque sorte sans toucher terre au quai du Havre, et la police n’a plus à surveiller que le point de départ et celui d’arrivée. Les profits que les compagnies retireront du transport des Allemands et des Suisses ne seront pas à dédaigner ; en même temps, la clientèle régulière de ces nombreux passagers accroîtra l’importance de notre principale place de commerce sur l’Océan. Dans cette prévision, il semble urgent de compléter, pour l’ensemble de l’émigration transatlantique, le décret du 27 mars 1852, qui a réglementé les transports des passagers à destination de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de l’île de la Réunion.

Quand on contemple l’élan irrésistible qui entraîne une fraction si considérable de la grande famille germanique, on demeure à bon droit saisi d’étonnement. Pour les peuples qui habitent les côtes, l’émigration est un fait naturel et simple ; les relations établies par le négoce, la vue continuelle des navires qui abordent ou qui partent, et surtout la perspective de cet océan sans cesse agité dont l’imagination se plaît à suivre sous d’autres cieux les vagues voyageuses, provoquent et entretiennent les idées d’expatriation. Ici nous nous trouvons en présence de populations méditerranéennes qui désertent leurs champs et leurs montagnes, franchissent péniblement de vastes espaces, traversent des territoires étrangers et n’hésitent pas à braver les périls des mers. Il faut que l’attrait soit bien puissant ou la nécessité bien impérieuse. À quelle limite s’arrêtera ce grand mouvement ? Nul ne saurait le prévoir. L’Allemagne n’a point de colonies, mais elle envoie dans le Nouveau-Monde une race virile qui paie noblement son tribut à la loi du travail et qui honore l’émigration européenne.


III. — L’EMIGRATION EUROPEENNE AUX ETATS-UNIS.

Les hommes d’état qui, depuis la lutte glorieuse de l’indépendance, ont présidé avec tant de sagesse et de succès au développement de l’Union, n’ont jamais perdu de vue les élémens de richesse, de force et de grandeur qu’apportaient au sein de leur jeune république les populations de l’ancien monde. Ils se sont donc appliqués, dès le principe, à attirer les étrangers, soit en facilitant l’acquisition de la propriété foncière, soit en accordant avec un extrême libéralisme la naturalisation, ainsi que la jouissance des droits politiques et civils. Aussi la population émigrée, qui, en 1790, ne dépassait pas 4 millions d’ames, s’élevait-elle, en 1820, à près de 10 millions, et dans ce dernier chiffre les étrangers d’origine figuraient pour 1,500,000. On reconnut cependant que la colonisation ne pouvait être absolument livrée au hasard. La première loi du congrès sur le transport des étrangers remonte à 1819. La plus récente, en date du 17 mai 1848, contient des prescriptions analogues à celles qui ont été édictées par les lois européennes : comme elles s’appliquent indistinctement à tous les navires, étrangers ou américains, elles suffiraient à réprimer les abus, alors même que l’Angleterre, la Belgique et les ports des villes anséatiques n’auraient point, de leur côté, promulgué les règlemens que l’humanité réclamait.

Quant aux ressources et aux moyens d’existence des immigrans qui arrivent aux États-Unis, le congrès a laissé aux états intéressés le soin de fixer les conditions auxquelles ceux-ci entendent subordonner le droit de débarquer sur leur territoire. Dans le Massachusetts, le capitaine du navire doit acquitter une somme de 2 dollars (10 francs 74 cent.) par passager ; dans l’état de New-York, cette sorte de capitation n’est que de 1 dollar (5 francs 37 cent.). En outre, « les commissaires spéciaux sont tenus d’inspecter tout navire qui arrive dans le port, et si parmi les passagers ils trouvent un fou, un idiot, un sourd, un muet, un aveugle ou un infirme n’appartenant à aucune des familles immigrantes, ils doivent dresser un rapport par suite duquel le capitaine, assisté de deux cautions, s’engage à payer, pour chaque passager invalide, une amende de 300 dollars (1611 fr.), destinée à indemniser l’état des frais et charges d’entretien de ce passager pendant cinq ans[4]. » Le produit des capitations et des amendes est consacré au remboursement des dépenses faites par le budget des villes, à la fondation et à l’entretien d’édifices publics, d’hôpitaux, de maisons de refuge et de travail administrés par les commissaires de l’émigration. Cet impôt était d’ailleurs devenu indispensable, car la législature du Massachusetts a calculé que de 1837 à 1848 elle avait dû dépenser, en frais de secours pour les étrangers, près de 4 millions de francs. Il en était de même dans les autres états. À New-York, les recettes du fonds d’immigration se sont élevées en 1850 à 380,094 dollars et les dépenses à 369,560 dollars, au moyen desquels plus de 50,000 passagers, formant environ le quart des arrivages, ont été secourus sous diverses formes. Les commissions spéciales instituées dans les divers états du littoral ont exercé partout l’influence la plus heureuse ; elles introduisent chaque année de nouvelles améliorations dans le service important qui leur est confié. Récemment encore, celle de New-York a fondé une sorte de bureau de placement (intelligence office and labor exchange), où les immigrans peuvent, dès leur arrivée, connaître les fermes et les ateliers qui leur procureront immédiatement du travail.

Le travail est très abondant aux États-Unis ; cependant, là comme ailleurs, il faut que l’étranger se familiarise avec les mœurs et les habitudes de sa nouvelle patrie ; il faut qu’il prenne le temps de choisir la résidence et la profession qui conviennent le mieux à ses facultés ou à ses goûts. Un grand nombre d’immigrans, après un séjour de quelques semaines dans les villes du littoral, vont grossir l’armée de pionniers qui perce les savanes et défriche les forêts dans la direction du far-west. Les voici en pleine nature vierge, au milieu d’immenses espaces ! ils peuvent tout de suite s’établir sur le sol dont ils obtiennent facilement la propriété définitive et authentique. À cet égard, la loi américaine, dont les principes ont été élaborés par une commission que présidait l’illustre Jefferson en 1784 et adoptés par le congrès l’année suivante, seconde merveilleusement les progrès de la colonisation. Nous en trouvons l’analyse succincte dans un rapport communiqué au congrès, en 1849, par le secrétaire d’état de l’intérieur[5]. Toutes les terres du domaine public sont cadastrées par les ingénieurs et divisées en parcelles de six milles carrés, appelées townships ; ces parcelles sont elles-mêmes subdivisées en trente-six sections d’un mille carré, contenant en général six cent quarante acres[6]. Avant 1820, on ne pouvait acheter moins d’un quart de section ; mais, à cette époque, la loi autorisa la vente par huitièmes ; en 1832 et en 1846, de nouveaux règlemens permirent au gouvernement de partager les sections en seize parties ou en lots de quarante acres. Dans chaque township, on réserve, lors du cadastre, un certain espace qui n’est point destiné à la vente et qui doit être consacré à la construction d’écoles, d’églises ou d’autres établissemens d’utilité publique. Dès que les terres ont été ainsi mesurées, une proclamation du président les met en adjudication au prix minimum de 1 dollar un quart l’acre (6 francs 71 centimes) ; celles qui ne sont pas vendues aux enchères sont ultérieurement concédées au prix fixe de 1 dollar un quart. La plupart des acquisitions de terrains se font ainsi à l’amiable à mesure que les acheteurs se présentent, de telle sorte que ceux-ci sont parfaitement libres de choisir dans chaque township les portions de terre qui leur paraissent le plus favorables à l’exploitation. Ce mécanisme si simple et à la fois si pratique sauvegarde tous les intérêts et répond à tous les besoins. Depuis qu’il est en vigueur, les ventes de terres n’ont donné lieu qu’à un très petit nombre de contestations : la propriété est sûrement délimitée, entourée des plus complètes garanties, et le colon qui a soldé le prix de sa terre peut recueillir en toute sécurité le fruit de son travail, sous la protection de la loi américaine.

Le territoire actuel des États-Unis, y compris les conquêtes récentes de la Californie et du Nouveau-Mexique, comprend 2,475,385 milles carrés, qui équivalent à 1 milliard 584 millions d’acres. Sur ce chiffre, 312 millions d’acres étaient cadastrés à la fin de 1849 ; 101 millions étaient vendus, conformément aux règles que nous avons indiquées ; en outre, 53 millions d’acres avaient été distribués gratuitement, soit à des compagnies, soit aux pensionnaires de l’état, soit aux tribus indiennes. Il restait donc 1 milliard et demi d’acres de terrains libres, et comme la moyenne des concessions, pendant ces dernières années, n’a pas dépassé 5 millions d’acres, on peut juger des ressources infinies que le sol des États-Unis offrira aux pionniers de l’avenir.

Dans l’origine de la colonisation, les diverses nationalités européennes s’étaient partagé le littoral de l’Amérique, et chacune d’elles, évitant de se confondre avec une race rivale, se concentrait particulièrement sur une portion déterminée du territoire. Ainsi la Virginie, la Pensylvanie, le Maryland et les Carolines furent d’abord peuplés par les colons anglais ; les états de New-York et de New-Jersey, par les Hollandais ; le Mississipi et la Louisiane, par les Français ; la Floride, par les Espagnols. Aujourd’hui encore, les immigrans, par une préférence très naturelle, cherchent d’abord à s’établir dans les régions où ils doivent retrouver leurs compatriotes. Ces distinctions de nationalités tendent cependant à disparaître ; elles ne subsistent que dans certaines régions du littoral ; à mesure que l’on s’avance vers l’ouest, tous les élémens sont confondus.

New-York est le point le plus important pour les arrivages d’immigrans : sa proximité de l’Europe et l’étendue de ses relations commerciales avec l’Angleterre, l’Allemagne et la France lui assurent le premier rang dans les opérations du transport. En 1849, New-York a reçu 220,000 étrangers ; en 1850,212,000 ; en 1851,289,000. Les arrivages constatés en Californie sont également très considérables ; mais il faut remarquer qu’ils se composent à la fois d’Européens, d’Américains, de Péruviens, de Mexicains. En outre, cette immigration, attirée uniquement par la fièvre de l’or, ne présente point encore le même caractère que celle dont New-York est le centre. Un jour viendra où les habitans de la Californie trouveront dans l’exploitation du sol une source de richesses plus sûre, plus honorable, et les deux cent quatre-vingt-sept millions d’acres que renferme ce territoire seront fréquentés, non plus par d’avides chercheurs d’or, mais par des colons sérieux. Alors sans doute, grâce aux progrès de la navigation, la côte occidentale de l’Amérique partagera avec la côte orientale les préférences de l’immigration agricole.

La population actuelle des États-Unis s’élève à 25 millions d’habitans, parmi lesquels on compte 22 millions de blancs et 3 millions de nègres. Quelle est, dans ce chiffre, la proportion de l’élément étranger provenant de l’immigration ? Un écrivain américain, M. Jesse Chickering, de Boston, a publié, en 1848, une brochure fort intéressante[7], dans laquelle il s’est attaché à prouver, d’après les documens statistiques, que, de 1820 à 1846, il est entré aux États-Unis 2,031,457 étrangers, et qu’en tenant compte de la reproduction naturelle, ceux-ci figuraient dans l’ensemble de la population blanche comme 7 pour 100 en 1800,18 pour 100 en 1820, et 27 pour 100 en 1840. Évidemment, depuis 1840, la population a dû atteindre au moins 35 pour 100, car l’arrivage des étrangers a été beaucoup plus considérable pendant la période décennale 1840-50 qu’à toute autre époque.

Il est un fait qu’il convient de remarquer incidemment. Les états libres (free states), c’est-à-dire ceux où l’esclavage n’existe pas, ont absorbé, de 1790 à 1840, les quatre cinquièmes de l’immigration, tandis que les états à esclaves n’en ont pris qu’un cinquième. Nous n’avons certes pas besoin d’aller chercher si loin des argumens en faveur de la liberté humaine ; pourquoi cependant ne pas signaler cette conséquence de l’esclavage, cette répulsion que paraissent éprouver les Européens à s’établir sur des territoires qui sont riches, fertiles, comblés de toutes les faveurs de la nature, mais où la loi s’obstine à protéger une propriété contraire aux principes éternels d’humanité et de justice ?

L’accroissement prodigieux de la population des États-Unis imprime un rapide essor aux progrès de la richesse publique. Chaque année, l’industrie et le commerce se développent[8] ; chaque année, la culture et la civilisation pratiquent de larges trouées dans les grandes plaines de l’ouest, et refoulent vers la mer Pacifique les malheureuses tribus indiennes, dont bientôt il ne restera plus que les noms inscrits dans les annales de nos guerres et poétisés par les récits des voyageurs. Déjà même de longues caravanes traversent le continent de l’est à l’ouest, et marquent à l’avance, par les feux de leurs étapes, l’emplacement des villes que la génération présente élèvera sur la route des mines d’or. Les fleuves, les rivières, les lacs, sont sillonnés par des milliers de bateaux à vapeur, dont la noire fumée, se perdant à travers les savanes, annonce au désert que l’homme est proche, et que les solitudes si long-temps muettes vont se réveiller aux échos de la hache et sous les pas du pionnier. De nouveaux états, plus vastes que les royaumes de notre vieille Europe, naissent comme par enchantement, et réclament le droit de fixer leur étoile au drapeau de l’Union. Depuis sept ans, cinq territoires, la Floride, le Texas, l’Iowa, le Wisconsin et la Californie, sont entrés ainsi dans la vie fédérale ; d’autres encore, le Nouveau-Mexique conquis d’hier, l’Orégon, le Minesota, l’Utah, se pressent au seuil du congrès, et, par la voix de leurs délégués, se révèlent à l’Amérique et au monde. Pour alimenter cette merveilleuse activité que rien n’arrête ni ne lasse, pour suffire à ce go-ahead qui se lance instinctivement dans les aventures infinies, il faut que la nature fournisse un continuel approvisionnement d’hommes, et qu’elle apporte, à chaque minute, le contingent de bras et de forces que réclame l’accomplissement de l’œuvre. Aujourd’hui, par le double effet de la reproduction intérieure et de l’immigration étrangère, la population des États-Unis s’accroît annuellement d’un million d’ames ; dans vingt années, elle atteindra cinquante millions, et il y aura encore des forêts inexplorées, des déserts intacts ; il y aura encore des townships à cadastrer, des parcelles à vendre à 6 francs l’acre. Sans doute, ces perspectives dépassent tout ce que l’imagination peut rêver de plus beau et de plus prospère ; cet avenir promet des richesses incalculables, une grandeur politique, commerciale, industrielle, maritime, devant laquelle l’Europe elle-même, si orgueilleuse qu’elle soit, devrait s’avouer vaincue ; mais est-ce là tout ? N’aperçoit-on pas déjà quelques ombres qui altèrent l’éclat de ce magnifique tableau ? Dans cinquante ans, dans trente ans même, les États-Unis, tels que nous les admirons aujourd’hui, fiers de leur fortune présente, plus fiers encore de leur avenir, auront-ils conservé leur constitution, leur unité nationale ? En posant cette question, nous n’avons point en vue les embarras intérieurs qui ont déjà divisé le congrès en deux camps et éveillé, au nord comme au sud, les passions séparatistes : nous n’avons à nous préoccuper ici que du peuplement des États-Unis à l’aide de l’immigration étrangère, et nous nous demandons si cette immigration, semblable au cheval de Troie, n’introduirait pas au sein de l’Amérique du Nord de nouveaux germes de dissolution, ou tout au moins de graves périls.

La proportion des immigrans dans l’ensemble de la population des États-Unis s’accroît sans cesse, et l’on peut prévoir le moment où elle dépassera 50 pour 100. Or il suffit de considérer la facilité avec laquelle la naturalisation s’acquiert dans tous les états pour en conclure que les élections, et par conséquent la politique même de l’Union, tomberont de fait sous l’influence étrangère. On objectera que l’immigration se compose d’Irlandais, d’Anglais, d’Allemands, de Suisses, de Français, etc, et que la coalition de ces diverses nationalités ne saurait prévaloir contre une nation unie et compacte. On objectera encore que les immigrans, dès qu’ils se sont fixés sur le sol de l’Amérique, dès qu’ils y ont déposé leurs capitaux et les fruits de leur travail, oublient peu à peu leur origine, deviennent citoyens des États-Unis, et se dévouent tout entiers à leur patrie d’adoption. — Il pouvait en être ainsi tant que les arrivages annuels n’excédaient pas un certain chiffre : les influences étrangères se neutralisaient au contact d’une nationalité qui les absorbait toutes ; mais aujourd’hui il ne s’agit plus seulement d’une immigration normale, contenue dans de justes limites et proportionnée de telle sorte qu’elle doive immédiatement et partout se confondre avec l’ancienne population. C’est une invasion annuelle de 400,000 habitans nouveaux, et dès-lors on s’explique que le niveau des intérêts, des opinions, des besoins se déplace sous une pression aussi forte et aussi brusque ; on comprend les inquiétudes qui ont été déjà exprimées par plusieurs publicistes au sujet de la trop grande part d’influence que la loi du nombre attribue aux électeurs d’origine étrangère. Les élections présidentielles ont prouvé que les partis politiques, les whigs et les démocrates, comptaient un chiffre à peu près égal d’adhérens. Les progrès incessans de l’immigration pourraient donc tôt ou tard faire pencher la balance en faveur du parti qui s’appuierait sur les électeurs venus du dehors. Ce serait là un rude coup porté à l’indépendance et à la liberté d’action des États-Unis.

Ces appréhensions semblent justifiées par les faits qui se sont produits pendant ces dernières années. Les immigrans de date récente ont quitté l’Europe à une époque de troubles et de révolutions politiques dont ils ont plus ou moins partagé les passions et dont ils gardent encore nécessairement le souvenir. Quelques-uns même, victimes de ces révolutions, sont des proscrits qui viennent chercher un asile au foyer de la liberté américaine. Entourés des sympathies que procurent les grandes infortunes, accueillis comme des martyrs, applaudis, fêtés, conduits en triomphe par une démocratie enthousiaste qui croit venger son principe en leur accordant une réhabilitation éclatante, ces étrangers, ces proscrits apportent à l’Amérique, non plus des bras qui travaillent, mais des passions qui agitent, — non plus des élémens de colonisation, mais des fermens de trouble. Les États-Unis reçoivent ainsi dans leurs ports les idées, les chimères, les folies que la prudence, parfois rigoureuse, des gouvernemens d’Europe a condamnées à l’exil ; ils laissent s’introduire peu à peu sur leur territoire les ressentimens qui se sont formés au sein de l’ancien monde ; ils s’exposent au contre-coup des luttes révolutionnaires qui déchirent nos vieilles sociétés, et ils applaudissent imprudemment à l’éloquence qui s’inspire au souvenir d’une Hongrie qui tombe ou d’une république qui s’en va. Ces impressions ne demeurent point stériles ; elles altèrent et elles altéreront de plus en plus le caractère de la politique indépendante et sage que Washington conseillait si énergiquement aux États-Unis et que le président Fillmore a dû rappeler dans son dernier message ; elles compromettent le principe de non-intervention, qui a permis à la jeune république de prendre part jusqu’à ce jour à tous les progrès en se tenant à l’écart de toutes les querelles. Non, ce ne sont pas les vrais Américains, ce ne sont pas les enfans du sol qui veulent abjurer la politique de Washington, de celui que, dans leur langage pieux, ils appellent toujours le père ; ce sont, il faut bien le dire, les Américains créés par l’immigration, les étrangers, qui cherchent involontairement à exploiter, au profit de leurs vieilles passions d’Europe, les sentimens généreux, les passions ardentes de leur nouvelle patrie. Là est le danger pour les États-Unis, et ce danger est sérieux. Il mérite la sollicitude des hommes d’état dont l’autorité est encore assez grande pour contenir cette démocratie bruyante qui naguère se pressait aveuglément sur les pas de Kossuth. Si la voix de la sagesse n’était pas écoutée, l’Amérique du Nord s’exposerait à payer cher les avantages incontestables qu’elle retire de l’immigration.


IV. — L’ÉMIGRATION DANS LES COLONIES ANGLAISES.

De toutes les contrées d’Europe, l’Angleterre est, nous l’avons dit, celle qui prend la plus grande part à l’émigration transatlantique. On a vu avec quelle énergie elle se porte vers les rivages des États-Unis, à New-York, à Philadelphie, à Boston, à Baltimore, d’où elle se répand dans les solitudes du far-west et conquiert à la culture, au commerce, à la civilisation, d’immenses territoires. Ce n’est point là pourtant que le gouvernement de la Grande-Bretagne voudrait diriger le courant d’émigration qui s’échappe de ses ports et va jeter tant de bras, tant de capitaux, tant d’élémens de richesses au sein d’une nation rivale. L’Angleterre possède de vastes colonies éparses dans toutes les parties du monde. Pourquoi l’excédant de sa population, au lieu de contribuer à la grandeur déjà menaçante des États-Unis, ne serait-il pas entraîné de préférence vers le Canada, vers l’Australie, au cap de Bonne-Espérance, partout enfin où flotte le pavillon britannique ? Les colons y retrouveraient, dans leur exil, les lois, les mœurs, le langage de la patrie, et l’Angleterre garderait ses sujets, transportés seulement sur d’autres points de son immense empire.

Une telle pensée était juste autant que féconde, elle assignait à l’émigration un rôle prépondérant dans la politique coloniale ; mais elle rencontrait dans la pratique de sérieuses difficultés. Pour l’appliquer avec succès, l’Angleterre devait combattre énergiquement l’influence d’attraction qu’exercent sur ses émigrans le voisinage et les ressources de la puissante république américaine ; elle devait intervenir, par d’intelligens sacrifices, dans ce vaste déplacement d’hommes qui lui enlève tant de bras. De là, l’émigration dirigée, subventionnée par le gouvernement, par les colonies et par les associations particulières, en vue de restreindre autant que possible celle qui se porte aux États-Unis.

Toutes les colonies ne sont pas également propres à recevoir l’émigration. Les régions voisines de l’équateur sont funestes à la race blanche. Les pays qui comptent déjà une nombreuse population demandent au vieux monde ses capitaux et son intelligence plutôt que des bras. Pour que l’émigration rende les services que l’on attend d’elle, il importe qu’elle rencontre un climat salubre et un sol à peu près libre, où elle puisse s’établir facilement et se développer à l’aise. Ainsi le veut la nature des choses. Les Anglais se sont prudemment conformés à cette loi que leur sens pratique eût devinée ; ils ont choisi, dès l’origine, leur principaux centres d’opérations dans les contrées les plus favorables. Laissant les Antilles aux nègres et l’Inde aux Indiens, ils ont recommandé aux préférences des émigrans le Canada, le cap de Bonne-Espérance, l’Australie, territoires immenses, fertiles, salubres, que Dieu semble avoir préparés à l’exploitation européenne. Enfin, après un mûr examen, ils ont reconnu que le Canada attirerait naturellement, par le simple effet d’une législation sage, les émigrans qui s’embarquent pour l’Amérique du Nord ; ils ont réservé les encouragemens pécuniaires et leurs plus sûrs moyens d’action pour hâter le peuplement de l’Afrique méridionale et des rivages lointains de l’Australie.

Le Canada est depuis long-temps habité par une population européenne. Avant l’émigration anglaise, la France y avait fondé des établissemens dont l’histoire ne manque pas de grandeur. Le Canada garde le souvenir de ces nobles aventuriers qui combattirent en héros pour défendre jusqu’à la dernière goutte de leur sang le drapeau de notre patrie. La domination britannique, si exclusive pourtant, n’a pas encore détruit l’empreinte de la France sur cette terre illustrée par les exploits chevaleresques de nos aïeux ; notre langue, notre littérature, nos mœurs, ont survécu à la défaite. Il y a au Canada un parti français et catholique, puissant par les traditions et par les idées. Depuis vingt-cinq ans toutefois, l’Angleterre a jeté sur les côtes de ses possessions de l’Amérique du Nord une émigration de huit cent mille âmes, et elle a conquis à son tour le Canada par une colonisation énergique : conquête plus sûre et plus durable que celle de l’épée.

Les émigrans de la Grande-Bretagne se portèrent d’abord au Canada ; ils devaient nécessairement choisir la terre la plus proche et débarquer à Québec ou à Montréal, dont les ports hospitaliers, faisant face à l’Irlande, semblaient placés sur le seuil du Nouveau-Monde pour y introduire les premiers colons d’Europe. Jusqu’en 1816, le Canada figura en tête des pays qui donnèrent asile à l’émigration anglaise. Depuis plusieurs années, ce mouvement s’est ralenti ; en 1850, tandis que 223,000 Anglais ou Irlandais allaient directement aux États-Unis, 30,000 seulement s’embarquaient pour les colonies de l’Amérique du Nord, et encore comprend-on dans ce dernier chiffre près de 14,000 passagers qui n’ont abordé au Canada que pour traverser le pays et pénétrer dans les États-Unis par la navigation des lacs. Il ne serait donc resté au Canada que 19,000 émigrans. Quoi qu’il en soit, le gouvernement anglais n’a jamais dû recourir aux subventions pour envoyer dans cette colonie de nouveaux habitans. Il existe entre l’établissement canadien et la métropole des relations si régulières et si fréquentes, que les Irlandais répondent immédiatement à rappel, si le Canada réclame un grand nombre de bras et si le taux des salaires s’élève au point de révéler une disproportion notable entre l’effectif des cultivateurs et les besoins de la culture. Parfois même il a paru prudent de prémunir les émigrans disposés à se rendre à Québec contre les difficultés qu’ils éprouveraient à y trouver du travail.

Le printemps est la saison la plus favorable pour arriver au Canada. Le colon peut alors gagner aisément la région où il compte s’établir, faire les semailles et se construire une maison ou plutôt une hutte pour l’hiver. La législation intervient par un procédé aussi simple qu’ingénieux, pour multiplier les arrivages pendant la bonne saison et pour les ralentir à l’approche des glaces ; elle double à partir du 1er septembre et triple à partir du 1er octobre jusqu’au 1er avril la taxe individuelle que le capitaine du navire doit acquitter par tête de passager. Le tiers environ des immigrans se dirige ultérieurement vers les États-Unis. Afin d’encourager ce transit et d’attirer de plus en plus sur son territoire les colons européens, la législature coloniale a décidé que remise de la moitié de la taxe payée au port de débarquement serait accordée aux émigrans de cette catégorie à leur sortie des frontières britanniques. On applique ainsi aux hommes le régime de drawback que les lois douanières appliquent fréquemment aux marchandises. Singulière analogie qui peint d’un seul trait le caractère de l’émigration des races humaines ! Il est bien vrai que l’homme lui-même, quelque haut qu’il se place dans son orgueil, n’est après tout qu’une marchandise, une matière première dont la colonisation s’empare pour féconder et mettre en valeur le sol qu’il a foulé ! — Mais alors pourquoi cette taxe, relativement assez lourde, que la loi impose à l’arrivée de chaque passager ? On perçoit aux États-Unis le même impôt pour subvenir aux frais qu’entraîne l’immigration ; un pareil motif le rend indispensable au Canada. Les futurs colons débarquent pleins d’espérance dans l’avenir, mais ils ne rencontrent souvent, dès les premiers pas, que déception et misère. L’humanité commande de leur venir en aide, et c’est ainsi que se dépense le produit de la taxe d’entrée. Cependant il y avait un tel abus dans la distribution de ces secours, qu’une loi récente a dû limiter l’assistance publique au seul cas de maladie. Les immigrans sont donc tenus de se procurer des ressources suffisantes pour couvrir les premiers frais de leur séjour. De sages mesures ont d’ailleurs été prises dans l’intention d’épargner autant que possible leur modeste pécule. Les passagers ont le droit de demeurer quarante-huit heures à bord du navire qui les a amenés et d’y être nourris et entretenus aux mêmes conditions que durant le voyage, ce qui leur permet de chercher à loisir un emploi et de choisir avec réflexion le district où ils trouveront le plus d’avantage à se fixer. En outre, les commissaires du gouvernement, dans les ports de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, sont autorisés à recevoir les sommes que les propriétaires ou les personnes charitables désirent remettre à certains émigrans lors de leur arrivée au Canada, et cette remise est effectuée sans frais par l’agent qui réside à Québec. La colonie est ainsi exonérée d’une partie des dépenses que l’imprévoyance ou la misère extrême des passagers aurait laissées à sa charge.

Les progrès de la colonisation au Canada ne sauraient être comparés à ceux que l’invasion de la race européenne accomplit chaque jour sur le sol des États-Unis. La température y est plus rigoureuse, la terre moins fertile, la législation moins libérale, le régime économique moins favorable à la culture et à la vente des produits. Les possessions anglaises de l’Amérique du Nord peuvent cependant s’enorgueillir du développement qu’elles ont acquis depuis vingt ans. Le Saint-Laurent et les lacs ont vu s’établir sur leurs rives, naguère désertes, des populations nombreuses qui se distinguent par leur esprit d’entreprise. Des villes florissantes s’élèvent sur l’emplacement d’épaisses forêts récemment abattues par les pionniers. En 1816, la ville de Toronto, sur le lac Ontario, se composait de soixante-seize pauvres huttes en bois et présentait l’aspect d’un simple campement ; elle contient actuellement plus de 15,000 âmes, et elle est devenue le chef-lieu d’un district considérable. Il en sera bientôt de même d’Hamilton, de Goderich, et des autres points par lesquels l’immigration pénètre pas à pas dans les régions encore inexplorées, et va peupler les vastes territoires (Huron tracts) possédés par la compagnie du Canada.

Cette compagnie a commencé ses opérations, entre les lacs Huron et Ontario, dans les derniers mois de 1829 ; elle a d’abord percé des chemins, puis elle a concédé des lots de terre au prix d’un dollar et demi l’acre, dont elle n’exigeait pas le paiement immédiat. Les ouvriers qui furent employés aux travaux des routes devinrent les premiers colons, et ils poussèrent les défrichemens avec vigueur. La compagnie modifia à plusieurs reprises les clauses primitives des contrats ; mais elle est aujourd’hui revenue au système des concessions à crédit, c’est-à-dire qu’elle n’exige du colon que le versement d’une rente qui, s’accroissant par degrés, doit, à la douzième année, atteindre 16 livres sterling et demie par 100 acres. À l’expiration de ce terme, le colon est reconnu propriétaire absolu du sol. Le système adopté s’accorde parfaitement avec les besoins de l’émigration, car il rend la propriété accessible à ceux-là mêmes qui ne possèdent aucun capital, et il prélève successivement le prix de la terre sur les produits du travail. La compagnie peut exploiter un espace d’un million d’acres ; elle se trouve donc en mesure de recevoir pendant de longues années les colons d’Europe et de leur offrir, à des conditions avantageuses, le travail et la propriété. Dès 1840, elle comptait sur son territoire 6,000 habitans, dont le capital, acquis par la culture et par l’élève du bétail, dépassait 6 millions de francs. Depuis douze ans, les progrès ont encore été plus rapides ; avant la fin du siècle, la civilisation de l’ancien monde se sera complètement emparée des déserts qui s’étendent entre le lac Érié et le lac Ontario.

L’émigration qui se dirige vers les colonies anglaises du cap de Bonne-Espérance et de l’Australie présente un caractère particulier : elle s’effectue en grande partie sous la direction du gouvernement et aux frais du trésor public. De 1847 à 1850, la commission anglaise a expédié plus de 200 navires chargés de 50,000 émigrans, et elle a dépensé pour ce transport plus de 600,000 livres sterl. (environ 15 millions de fr.). Sur cette somme, les passagers n’ont fourni que le huitième ; le reste provient soit d’allocations faites par le parlement, soit de subventions envoyées par la colonie du Cap, soit enfin du produit de la vente des terres en Australie ; cette dernière contribution est de beaucoup la plus forte ; elle s’est accrue au point de dépasser 10 millions de francs. L’avenir se chargera de démontrer que les profits de l’émigration compensent et au-delà tant de sacrifices.

En pareille matière, le nerf de l’entreprise, c’est l’argent ; mais il n’y a pas de nation au monde qui soit assez riche pour payer directement, par un article de budget, les dépenses de l’émigration. Si, pour imprimer immédiatement à l’œuvre une impulsion vigoureuse, il est nécessaire que le gouvernement débourse une assez forte somme prélevée sur les revenus ordinaires, ce sacrifice ne saurait se prolonger au-delà de quelques années ; il convient de créer à l’émigration des ressources particulières et permanentes. La législation anglaise offre la solution du problème : toutes les terres coloniales appartenant de droit à la couronne, il est facile d’organiser un régime de ventes ou de concessions dont le prix puisse être affecté au transport et à l’établissement d’une population tirée du dehors. Ce régime, d’une extrême simplicité, est en vigueur dans la plupart des possessions britanniques. Les ventes ont lieu par voie d’adjudication sur une mise à prix qui varie selon les colonies (1 liv. sterl. par acre en Australie, 2 shillings au Cap, 4 shillings à Natal). Lorsqu’il ne se présente pas d’acquéreurs aux enchères publiques, les terrains sont concédés à l’amiable à mesure que les colons se présentent et aux conditions de la mise à prix.

Un tel système exige que le gouvernement facilite autant que possible les achats de terres, car les ressources destinées au fonds d’émigration sont proportionnées à l’importance des ventes. On a donc recherché les moyens de rendre les concessions accessibles, non-seulement aux habitans qui résident déjà dans la colonie, mais encore aux spéculateurs de la Grande-Bretagne. Ceux-ci peuvent déposer à la banque d’Angleterre des sommes de 100 liv. st. au moins, et ils reçoivent en échange un bon qui leur permet d’obtenir dans les colonies la propriété d’une étendue de terre domaniale équivalente au montant du dépôt. En outre, et c’est là le point essentiel, ils ont le droit de désigner à la commission officielle un certain nombre d’émigrans, qui sont transportés gratuitement. Les sommes versées à la banque sont ainsi immédiatement dépensées au profit de l’émigration, et, comme elles représentent la valeur des terres vendues au Cap ou en Australie, il en résulte que ce sont les colonies elles-mêmes qui pourvoient en définitive aux frais d’établissement des cultivateurs venus d’Angleterre, et qu’elles paient par avance le service qui leur est rendu. La commission se charge du transport des passagers : elle frète des navires dont les départs sont échelonnés de telle sorte que les émigrans, à leur arrivée dans la colonie, ne trouvent point le marché encombré ; elle a soin d’affecter un chirurgien à chaque navire ; elle s’assure de la quantité et de la bonne qualité des approvisionnemens placés à bord ; en un mot, elle veille strictement à l’exécution des mesures prescrites par la législation spéciale qui régit en Angleterre le transport des passagers. On a calculé que, pour l’année 1850, les frais de la traversée n’ont pas dépassé 353 francs par émigrant pour la Nouvelle-Galles, 340 francs pour l’Australie du Sud, et 270 francs pour le cap de Bonne-Espérance. Il serait difficile d’obtenir des résultats plus économiques pour des traversées aussi longues.

Ce système, dont il est superflu de faire ressortir la simplicité pratique, présente l’immense avantage de laisser à la commission qui dispose des ressources financières la faculté de choisir les émigrans. Il ne faut pas se figurer que l’Angleterre entende fournir au rebut de sa population les moyens de s’expatrier aux frais de l’état : elle commettrait une grande faute, un acte immoral. Ainsi pratiquée, l’émigration ne serait plus qu’une transformation, plus ou moins heureuse, du régime pénitentiaire ; elle éloignerait les honnêtes gens, les seuls avec lesquels on puisse fonder des établissemens durables, car ce sont les seuls qui travaillent, qui économisent, qui défrichent le sol, accumulent des capitaux, et constituent avec le temps une société prospère. Le gouvernement ne déserterait-il pas sa mission, s’il employait au profit de l’oisiveté besoigneuse les sommes dont il n’est que le dépositaire, et qu’il doit naturellement répartir, au nom de la communauté tout entière, entre les plus dignes ? Et d’ailleurs les colonies souffriraient-elles qu’en retour du prix de leurs terres, on leur envoyât des mendians et des vagabonds ? Ce n’est pas tout : il ne suffit pas que l’émigrant soit honnête, il importe à un égal degré qu’il soit utile comme instrument de colonisation. Voici, par exemple, les conditions exigées des personnes qui obtiennent le passage gratuit pour l’Australie : « Les émigrans doivent être sobres et laborieux, fournir un certificat de bonne vie et mœurs, être exempts de toute infirmité morale ou physique… On accepte de préférence les jeunes ménages sans enfans… En aucun cas, on ne permet que les époux se séparent, ni que les parens abandonnent leurs enfans au-dessous de dix-huit ans… On n’admet pas les personnes qui se proposent de se livrer au commerce. » Le but de l’émigration est nettement fixé ; la commission veut surtout favoriser les agriculteurs, c’est-à-dire la classe d’émigrans qui peut rendre aux colonies les meilleurs services. Cette pensée se manifeste dans une autre partie du règlement. La faible somme que le passager doit rembourser à la commission pour l’achat de son hamac et des ustensiles de table varié suivant les âges et les professions[9]. Enfin les émigrans s’engagent à demeurer quatre ans dans la colonie, sous peine de restituer au gouvernement une portion des frais de leur passage, soit 3 livres sterling pour chacune des années qui restent à courir avant le terme fixé. Plus on descend dans les détails, plus on reconnaît avec quelle précision et quelle prévoyance toutes les mesures ont été prises pour garantir le succès de l’opération et justifier l’emploi des deniers publics. Pourquoi n’ajouterai-je pas que les commissaires poussent la sollicitude au point d’ordonner la vérification du bagage des émigrans avant le départ ? On s’assure que chacun emporte les vêtemens nécessaires pour la traversée. Cette précaution n’est pas puérile : la mortalité des passagers à bord des navires expédiés aux frais de l’état est restreinte aux proportions les plus minimes, et les intérêts de l’humanité se trouvent ainsi d’accord avec ceux de l’entreprise.

Par son intervention directe, par les soins extrêmes qu’il donne au choix et au transport des colons, l’état s’est assigne avec quelque hardiesse le principal rôle dans l’émigration coloniale. Il est merveilleusement secondé dans l’accomplissement de son œuvre par le zèle des paroisses, par la bienfaisance de l’aristocratie et des classes riches, ainsi que par l’esprit de spéculation qui a calculé les bénéfices de l’exploitation agricole dans les possessions lointaines. Dirigée par le gouvernement, l’émigration ne pouvait être qu’un moyen d’accroître les forces productives des colonies en même temps que la prospérité commerciale et maritime de la métropole. Sous la direction de compagnies particulières, elle n’a pas tardé à s’élever au rang d’institution charitable, et il lui est permis de venir en aide à toutes ces misères, méritées ou non, dont le soulagement appartient aux sacrifices volontaires de l’assistance individuelle. Dans ce nouvel ordre d’idées, on remarque les combinaisons ingénieuses que la philanthropie a su découvrir pour favoriser l’émigration.

Une loi promulguée sous le règne de George IV autorise les paroisses à subvenir aux frais d’expatriation de leurs indigens. Les fonds peuvent être prélevés sur le produit de la taxe des pauvres, sans excéder toutefois la moitié de ce produit, calculée d’après la moyenne des trois dernières années. Ils peuvent également être recueillis au moyen d’un emprunt spécial, remboursable dans le délai de cinq ans. Cette affectation des revenus locaux doit être votée par les contribuables réunis en meeting et approuvée par les commissaires chargés de l’exécution de la loi des pauvres. Un tel mode de procéder offre pleine garantie aux intérêts de la paroisse ; mais il entraîne de longues formalités, nécessaires seulement lorsqu’il s’agit de recourir à l’émigration sur une grande échelle. Une loi plus récente permet aux administrateurs des paroisses d’affecter, au fur et à mesure des besoins scrupuleusement constatés, des sommes de 10 liv. sterl. à l’émigration des pauvres et en particulier des orphelins, auxquels on procure non-seulement le passage gratuit à bord du navire, mais encore les vêtemens pour le voyage, ainsi qu’une petite somme qui leur est délivrée au moment où ils débarquent dans la colonie. Le législateur a pensé que la commune trouverait profit à envoyer au loin, même au prix d’un sacrifice assez lourd, certaines catégories d’indigens, dont le séjour pèserait pendant de longues années sur le budget de l’assistance. L’idée paraît juste, car en Angleterre l’indigent coûte fort cher à la société, et les dépenses d’expatriation correspondent, en définitive, à une économie réelle sur les frais d’hôpitaux, de prisons et de work-houses. Il faut remarquer cependant que jusqu’ici les paroisses n’ont fait usage que dans une très faible mesure de la latitude qui leur est laissée par la loi, et que les indigens figurent à peine sur les registres de l’émigration ; mais ce n’est là sans doute qu’une question de temps.

Quant aux sociétés qui se sont formées en vue de l’émigration, leur succès semble dès à présent assuré. Ces sociétés sont nombreuses ; elles ont réuni de grands capitaux et fonctionnent sous le patronage des hommes les plus éminens de l’Angleterre ; elles possèdent une autorité morale qui inspire toute confiance. Nous avons sous les yeux les statuts d’une association qui, sous le nom de Family colonization loan Society, s’est proposé pour but « de fonder un système national de colonisation en Australie, et de faciliter l’émigration des classes laborieuses dans des conditions indépendantes, morales et comfortables. » Il y a intérêt à approfondir le mécanisme de cette institution que dirigent M. Sydney Herbert, membre du parlement, et le comte de Shaftesbury (lord Ashley). Les émigrans doivent payer au moins les deux tiers de leur passage ; le reste leur est prêté par la société, envers laquelle ils s’engagent à se libérer deux ans au plus après leur arrivée dans la colonie. En remboursant ce prêt, ils peuvent désigner un parent ou un ami auquel ils désirent que la société accorde le même avantage. Toute personne transportée sur les navires de l’association doit accepter le prêt d’une somme quelconque, afin qu’il y ait égalité parfaite entre les passagers. Au moyen de versemens successifs, hebdomadaires ou mensuels, effectués en Angleterre ou dans les colonies, les membres d’une même famille peuvent réunir peu à peu les sommes nécessaires à leur émigration, et la société se charge de recevoir et de conserver ces dépôts. Le prix du passage ne dépasse pas 12 liv. sterl. 10 sh. par adulte, et 6 liv. sterl. 6 sh. Pour les enfans au-dessous de quatorze ans. Les frais d’administration sont couverts par une contribution de 1 shilling versée avant l’embarquement, et par le paiement ultérieur d’une somme de 10 shillings exigible au moment où l’émigrant établi déjà dans la colonie acquitte le dernier terme de l’emprunt qu’il a contracté pour son passage. La société dont nous venons de résumer les principaux statuts est utile surtout aux cultivateurs qui ne sont pas assez pauvres pour avoir droit à l’assistance de l’état, et qui cependant ne sont pas assez riches pour faire face à toutes les dépenses d’un long voyage ; elle répond ainsi aux besoins d’une classe très nombreuse qui fournira à l’Australie d’excellens colons.

On retrouve M. Sydney Herbert et lord Ashley à la tête d’une société qui s’est établie à Londres, vers la fin de 1849, pour encourager l’émigration des femmes. En Angleterre, le nombre des femmes l’emporte dans les statistiques du recensement sur celui des hommes ; le fait contraire se produit aux colonies. Il y a donc tout profit à niveler de part et d’autre la proportion des sexes ; mais ce qui a surtout déterminé la création du fund for promoting female emigration, c’est la pensée charitable d’arracher à la misère et à la démoralisation une des classes les plus intéressantes de la population ouvrière de Londres[10]. À l’aide de souscriptions particulières qui, dès la première année, se sont élevées à 22,540 livres sterling (562,500 francs), on est parvenu à organiser un système complet qui ramasse en quelque sorte l’ouvrière dans les rues de la capitale et la transporte aux colonies. Les émigrantes sont, avant leur embarquement, recueillies dans une maison commune, construite à Hatton-Garden par la société des amis des travailleurs (Labourer’s friend Society), qui fait chaque jour tant de bien en multipliant les maisons ouvrières (lodging-houses). Le jour du départ, elles sont conduites à bord du navire par des surveillantes qui les accompagnent pendant la traversée. Au port de destination, elles sont reçues par les agens de la commission d’émigration, par les évêques, par tous les fonctionnaires, qui s’empressent de les placer avantageusement. Les lettres écrites des colonies, à la suite des premiers arrivages, attestent que les jeunes femmes ainsi expédiées ont été très bien accueillies, et elles expriment le désir de voir cette importation se continuer. Pendant l’année 1850, quatre cent neuf émigrantes ont quitté l’Angleterre aux frais de la société. Ce ne sont pas seulement les hommes les plus distingués des trois royaumes qui patronent cette œuvre intéressante à tant de titres : les membres du gouvernement tiennent à honneur de siéger dans le comité ; les plus nobles ladies prêtent à la société le concours de leur charité délicate, et ne dédaignent pas de remplir avec zèle les modestes fonctions de matrones.

Il ne suffit pas cependant de développer l’émigration par tous les procédés, par tous les expédiens que suggèrent la prévoyance de la politique ou les inspirations de la charité sociale ; il faut encore préparer l’établissement des colons qui débarquent sur un sol inconnu, organiser la propriété et le travail, constituer même un gouvernement plus ou moins libéral qui donne confiance aux intérêts, et qui accorde satisfaction aux exigences légitimes de la raison humaine. Cette seconde partie de l’œuvre n’est pas moins importante que la première, car elle renferme la solution définitive du problème. Combien d’entreprises ont échoué, parce que les gouvernemens, préoccupés seulement du départ, n’apercevaient pas ou négligeaient d’aplanir les obstacles qui devaient naturellement arrêter les colons dès leur arrivée dans une nouvelle patrie ! À ce point de vue, la politique coloniale de la Grande-Bretagne au cap de Bonne-Espérance et en Australie est pleine d’enseignemens.

Lorsque, en 1814, les Anglais prirent possession du Cap, ils y trouvèrent une population hollandaise déjà nombreuse et prospère ; mais le sol occupé par la culture était encore assez restreint. Depuis trente ans, la conquête européenne a fait d’immenses progrès, et, malgré les sacrifices momentanés qu’impose à la Grande-Bretagne la guerre des Cafres, l’avenir présente les plus brillantes perspectives. C’est principalement vers le district de Natal que se portent aujourd’hui les efforts de la colonisation, et c’est là surtout qu’il y a profit à les étudier. Dès la fin du XVIIe siècle, les Hollandais avaient apprécié les ressources de ce territoire, qui, séparé de l’Afrique centrale par de hautes chaînes de montagnes, descend vers l’Océan Indien, exposant aux prises rafraîchissantes de la mer la vigoureuse végétation de ses forêts et la verdure de ses vastes pâturages. La douceur du climat, l’abondance des cours d’eau, la fertilité du sol, contrastent avec l’aridité des régions voisines. Ce n’est plus le soleil brûlant de l’Afrique, ce ne sont plus les mobiles tourbillons de sables qui, dans la partie occidentale de la colonie, se soulèvent avec violence au vent du Cap des tempêtes : c’est une nature paisible et gracieuse, où l’Européen s’accoutume dès le premier jour et retrouve, unis à la fécondité des zones tropicales, les avantages hygiéniques des zones tempérées. Les tentatives des Hollandais ne réussirent pas cependant à y fonder un établissement durable : les communications par terre avec la ville du Cap étaient périlleuses, et les tourmentes qui rendent si difficile en tout temps la navigation du banc des Aiguilles opposaient de continuels obstacles aux communications maritimes. La Hollande se borna à proclamer son droit de souveraineté sur le territoire de Natal, qui passa, en 1814, au même titre que la colonie du Cap, sous la domination britannique. À partir de cette époque, Natal fut exploré par de hardis voyageurs, parmi lesquels il est juste de citer particulièrement le lieutenant Farewell en 1824 et le capitaine Gardener en 1835. Ces officiers, que les ennuis de la vie de garnison avaient jetés dans la carrière des aventures, traversèrent le pays dans toute son étendue et transmirent les rapports les plus favorables. Ils conclurent même avec les Zulus, puissante tribu africaine qui habitait les districts les plus fertiles, divers contrats par lesquels ils achetèrent la concession de plusieurs millions d’acres. De leur côté, les négocians du Cap insistaient vivement pour que la métropole accordât les fonds nécessaires à la création d’un port sur la côte orientale et à la colonisation des terres ainsi concédées. Soit apathie, soit crainte de s’engager dans de trop fortes dépenses, le gouvernement demeura sourd à ces demandes réitérées. Chose singulière, il était réservé aux Hollandais d’ouvrir la route de l’émigration vers Natal et de conquérir à la Grande-Bretagne, au prix de mille fatigues et des souffrances d’un exil volontaire, un pays neuf et plein d’avenir.

Les fermiers hollandais (les boers) établis dans l’intérieur de la colonie du Cap avaient conservé l’empreinte profonde de leur nationalité, et ils supportaient impatiemment le joug de la conquête anglaise. Ils entendirent parler de Natal, envoyèrent quelques délégués pour examiner les ressources de cette région qui échappait par son éloignement à l’action directe de leurs vainqueurs, et en 1837 ils partirent. Abandonnant sans regret les villages fondés par leurs pères et les champs déjà ensemencés, ils chargèrent leur mobilier et leurs outils de labour sur de lourdes charrettes auxquelles ils attelèrent leurs bestiaux ; ils traversèrent en caravanes une vaste étendue de déserts, franchirent les passes des monts Drakenberg, et purent apercevoir les rians pâturages de la terre promise. Il y a dans ce déplacement de toute une race de vaincus, dans ce pèlerinage lent et douloureux d’une tribu européenne à travers les solitudes de l’Afrique, un ressouvenir touchant qui nous reporte aux migrations des premiers âges. À peine arrivés sur le territoire de Natal, les boers durent se défendre contre les attaques des Zulus, et ils ne triomphèrent qu’après de longues et sanglantes luttes. Enfin, vers 1842, ils demeurèrent paisibles possesseurs du sol qu’ils avaient conquis et se livrèrent activement aux travaux agricoles, pendant qu’un certain nombre de colons anglais fondaient, sur les bords de l’Océan Indien, le port d’Urban.

Le gouvernement du Cap ne voyait pas sans inquiétude cette colonie d’exilés qui pouvait un jour s’emparer définitivement de la contrée et se proclamer indépendante. Il résolut de la soumettre complètement à sa domination, et il envoya des troupes à Natal pour y maintenir l’autorité de la couronne britannique. Les boers résistèrent : vainqueurs dans plusieurs rencontres partielles, ils espérèrent un moment que la liberté leur resterait ; mais que pouvaient-ils contre les ressources et les forces de l’Angleterre ? En 1844, sur les instances des sujets anglais qui s’étaient établis à Urban et à Maritzbourg, le district de Natal fut érigé en colonie distincte de celle du Cap, et en 1847 des lettres patentes lui accordèrent une législature, c’est-à-dire un gouvernement représentatif. Ces mesures libérales consolidèrent dans le pays l’influence de la métropole, le règne des lois, et attirèrent une population nombreuse de Zulus ; elles n’apaisèrent point toutefois le ressentiment des boers, qui prirent de nouveau le chemin de l’exil et se dirigèrent vers le nord-ouest. Cette émigration, fatale à la colonie qui avait surtout besoin de bras, inquiéta le gouvernement, et en 1848 le gouverneur, sir Harry Smith, se rendit lui-même à Natal. Il faut lire dans les dépêches qu’il adressa à lord Grey la description de ces fuites désespérées qui chaque jour enlevaient au sol des familles entières. C’était un véritable désastre que sir Harry Smith compare à la déroute d’une armée. Quels étaient cependant les griefs des boers ? Le souvenir du drapeau qui, pendant deux siècles, avait flotté sur les forts du Cap, la haine du joug britannique, le patriotisme, inspiraient-ils cette sorte d’odyssée africaine ? Un motif plus vulgaire, mais plus rationnel, entraînait les boers loin de Natal. Le gouvernement leur avait contesté la propriété du sol qu’ils cultivaient et qu’ils croyaient avoir légitimement acquis en vertu du droit de première occupation ; on invoquait contre eux les lois qui attribuaient à la couronne la faculté de disposer de toutes les terres coloniales et de les concéder à son gré. Dès-lors, les fermiers hollandais ne virent plus d’autre ressource que l’exil : au-delà des frontières anglaises, ils étaient du moins sûrs de trouver des terrains libres. Il fallut que sir Harry Smith prit d’urgence des mesures spéciales pour les retenir sur le sol colonial.

Il a paru utile de rappeler avec quelques détails l’historique de ces faits. Les métropoles doivent y puiser une sévère leçon. Le premier devoir dans les colonies naissantes, c’est d’organiser sur des bases fixes et invariables la propriété territoriale et de légitimer aussi promptement que possible la simple possession, lors même que celle-ci ne procéderait pas d’un droit strict. L’établissement de Natal a éprouvé dès son origine un grave échec dont la responsabilité retombe sur les exigences inopportunes du fisc. Il eût été préférable de ne pas accorder avec tant d’empressement une charte, une assemblée législative, l’appareil assez inutile d’un gouvernement quasi-représentatif, et de laisser aux boers les champs qu’ils avaient si péniblement défrichés.

Après avoir reconnu leur première faute et l’avoir réparée autant que les circonstances le permettaient, les Anglais comprirent le parti qu’ils pouvaient tirer de la nouvelle colonie. Ils s’appliquèrent d’abord à rechercher les moyens d’y multiplier la population. Les tribus indigènes des Zulus acceptèrent sans répugnance la loi britannique ; d’autres peuplades descendirent également de leurs montagnes pour se ranger d’elles-mêmes sous le patronage d’une administration qui leur offrait toute sécurité contre la tyrannie et les exactions de leurs propres chefs. C’était là un précieux secours pour la culture ; on était assuré de ne pas manquer de bras. Le gouvernement prescrivit d’ailleurs une mesure fort ingénieuse pour soumettre à la loi du travail la paresse naturelle des indigènes établis à Natal : il imposa une taxe de capitation sur les Africains, et il exigea que la taxe fût payée en argent. Au premier abord, on est tenté de blâmer ce procédé fiscal, que semblent réprouver les principes de l’économie politique ; mais, en fait, l’impôt plaçait les indigènes dans l’obligation de se procurer du numéraire, soit en cultivant le sol pour leur compte, soit en s’employant à gages dans les fermes des Européens, et à ce point de vue il a produit les résultats les plus efficaces. Les boers, ramenés à Natal par les sages encouragemens de sir Harry Smith, formaient le second élément de la population agricole, et ils étaient particulièrement aptes à l’élève des bestiaux. Le pays se trouvait donc dans les meilleures conditions pour recevoir la race européenne et pour fournir un placement avantageux aux capitaux de la métropole. L’éloignement et les fatigues d’une navigation de plus de deux mois présentaient de graves difficultés ; mais les progrès de la marine à vapeur et la protection du gouvernement doivent triompher de cet obstacle[11].

De l’extrémité de l’Afrique, l’émigration nous entraîne vers les parages les plus reculés de la Mer du Sud. Il semble que, dans ses audacieuses entreprises, elle ne veuille laisser tomber l’ancre qu’après avoir sillonné en maîtresse tous les océans. En Australie, ce n’est plus seulement un district, une portion de continent, c’est un continent tout entier, un nouveau monde qu’elle ajoute aux domaines de la mère-patrie. Il y a environ soixante ans, les terres australes étaient à peu près inconnues de l’Europe. Lorsque l’Angleterre résolut d’y fonder un établissement pénal, elle ne songeait guère qu’à rejeter le plus loin possible les milliers de condamnes qui encombraient ses prisons ; en peu d’années, elle apprécia les ressources du sol et comprit la nécessité d’y multiplier la population. Les tribunaux de la métropole devinrent alors les pourvoyeurs de la colonie naissante, et ce fut le code pénal, appliqué avec une rigueur sans exemple, qui se chargea d’envoyer à Sydney ses premiers habitans. Le moindre délit était passible de la déportation en Australie ! Cependant, à la suite des convicts, quelques spéculateurs hardis s’embarquèrent pour Sydney, et ils y amassèrent d’immenses fortunes ; l’émigration, qui entrait peu à peu dans les mœurs de l’Angleterre, tourna les yeux vers un pays où le travail des condamnés procurait aux capitaux un revenu considérable. Bientôt le chiffre de la population libre dépassa, dans une forte proportion, celui des convicts ; le gouvernement resserra de plus en plus les limites assignées à la déportation en même temps qu’il encourageait l’introduction des travailleurs libres dans les régions les plus fertiles, et il se vit amené à diriger lui-même le courant de l’émigration, à le grossir par des subventions accordées dans l’intérêt de la métropole aussi bien que dans l’intérêt colonial. Tel est en résumé l’historique de ces vastes établissemens, qui, sortis d’une origine si impure, font tant d’honneur au génie de la Grande-Bretagne.

L’Australie est, sans contredit, la plus grande œuvre coloniale de notre temps. La fertilité du sol se prête à de nombreuses cultures ; les conditions hygiéniques conviennent à la race européenne. La propriété est solidement constituée, et le gouvernement a su faire jouer tous les ressorts de l’émigration avec tant de régularité et d’à-propos, que la population, s’accroissant par degrés, s’est toujours recrutée, au moins jusqu’à la découverte récente des mines d’or, parmi les classes qui devaient le plus sûrement concourir à la prospérité de la colonie. De 1825 à 1850, les navires partis d’Angleterre ont déposé, sur les différens points des terres australes, plus de 200,000 émigrans qui se sont principalement répandus dans la Nouvelle-Galles et dans l’Australie du Sud. En 1849, la population de la Nouvelle-Galles s’élevait à 250,000 âmes ; ses cultures s’étendaient sur un espace de 182,000 acres ; le commerce d’importation et d’exportation dépassait 75 millions, et le revenu territorial provenant, soit des ventes soit des baux ou permis de pâture, atteignait 3,150,000 francs. Dans l’Australie du Sud, dont la colonisation ne remonte pas à plus de quinze années, les progrès furent encore plus rapides. Le bas prix relatif des terrains et les garanties qui entourent les concessions faites au nom de la couronne, par voie d’adjudication publique, attirèrent à la fois les capitaux et les bras. Le prix des terres étant versé en grande partie dans les caisses destinées à subventionner l’émigration, les commissaires chargés d’administrer en Angleterre ce fonds spécial purent toujours maintenir une exacte proportion entre les sexes et choisir, parmi les familles qui sollicitaient la faveur du passage gratuit, telle ou telle catégorie qui convenait le mieux aux besoins du moment. Ils expédiaient tantôt des artisans, tantôt des laboureurs, suivant que les correspondances de la colonie leur annonçaient que le travail réclamait des bras dans les villes ou dans les campagnes, et ils prévenaient ainsi les découragemens, les mécomptes qui, en d’autres pays, ont si gravement compromis le succès de l’émigration. On ne saurait en effet trop le répéter : l’homme, dans ces sortes d’entreprises, n’est qu’une marchandise dont la valeur, soumise à toutes les lois de la concurrence, s’élève ou s’abaisse suivant les alternatives de l’offre et de la demande, et l’on voit fréquemment, au sein des sociétés qui se fondent, les services de l’intelligence moins recherchés, moins rétribués que ceux d’un corps robuste. Le système adopté par la Grande-Bretagne oppose une digue efficace à l’encombrement du marché.

Cet encombrement présenterait d’ailleurs, en Australie, peu de dangers, car la culture et l’élève des bestiaux ouvrent en tout temps un débouché facile et assuré au travail de l’homme. L’artisan débarqué à Sydney, à Port-Philip ou à Adélaïde quitte volontiers la ville et abandonne même sa profession pour se livrer, dans l’intérieur, aux exploitations agricoles. Comment ne se sentirait-il pas attiré vers ces belles régions où la riche verdure des plaines lui rappelle les perspectives de la patrie d’Europe, éclairées par les purs rayons du soleil australien ? Ne sont-ce point là les mêmes moissons, les mêmes pâturages, les mêmes troupeaux ? Ces villages, destinés à devenir un jour de grandes et populeuses cités, ne s’appellent-ils pas Windsor, Liverpool, etc, noms accoutumés qui renferment de pieux souvenirs ? Enfin, et pour revenir à des considérations d’un ordre plus pratique, la terre d’Australie n’est jamais ingrate pour le colon : l’émigrant peut s’initier vite et sans efforts aux habitudes de la vie pastorale, qui offre tant de ressources dans un pays où les bestiaux se multiplient avec une rapidité prodigieuse[12]. Celui-là même qui ne possède point assez de capitaux pour acheter un lot de terre se contente de louer, moyennant une rétribution très faible, le droit de pâture sur les domaines de la couronne, ou bien encore il entre au service des grandes fermes qui reculent chaque jour les limites de la culture. Partout le travail est offert, et le champ est immense. Dans la Nouvelle-Galles du Sud, la production de la laine réclame sans cesse des bras ; dans l’Australie du Sud, c’est le blé qui domine. Le gouvernement a compris qu’il importait de conserver à l’Australie le caractère purement agricole, en y envoyant surtout des familles de laboureurs, et la colonie elle-même ne saurait aspirer, par d’autres voies, à de plus heureuses destinées. C’est par l’agriculture que l’établissement pénal, fondé à la fin du XVIIIe siècle, est devenu une contrée florissante : la terre purifie en quelque sorte et conserve tout ce qui a foi en elle ; après avoir réhabilité, dans le passé, le travail flétri des convicts, elle récompensera largement, dans l’avenir, le travail honnête et libre des émigrans du XIXe siècle.

La découverte des mines d’or a jeté, il est vrai, dans le mouvement de l’émigration australienne une grave perturbation. Il s’embarque chaque mois, en Europe, près de 20,000 passagers à destination des régions aurifères. Les navires ne suffisent plus aux transports. C’est un fait immense dans l’histoire de la colonisation. Le gouvernement anglais redouble d’efforts pour maintenir autant que possible le peuplement au niveau des besoins du sol. Heureusement l’agriculture australienne a fait trop de progrès pour que les colons la laissent dépérir ; elle continuera de recruter des bras parmi les émigrans que la Grande-Bretagne lui expédie sans relâche ; elle échappera, il faut l’espérer, aux funestes conséquences de la fièvre de l’or. C’est une crise à traverser, peut-être même cette crise passagère secondera-t-elle le développement ultérieur du travail agricole ; les champs de l’Australie garderont les immigrans que les mines auront attirés en plus grand nombre.

En présence de ces faits, on s’explique le peuplement rapide des terres australes, malgré l’énorme distance qui les sépare de l’Europe ; mais il serait injuste de ne point mentionner ici, au nombre des causes qui ont le plus contribué au progrès de la colonisation, la politique libérale de la métropole à l’égard de ses sujets d’outre-mer. L’Anglais qui émigré retrouve au-delà des océans les institutions politiques et administratives de la mère-patrie. À cinq mille lieues de Westminster, il sait qu’il n’a rien perdu de ses droits, qu’il est aussi libre, aussi sacré dans son indépendance personnelle que s’il était demeuré dans son comté ; colon, il ne cesse pas d’être Anglais. Il y a là pour lui non-seulement une vive satisfaction d’amour-propre, mais encore une sérieuse compensation de l’exil. L’émigration n’est plus alors qu’un changement de résidence, qui n’impose au sentiment national aucun sacrifice et qui s’accomplit comme un acte ordinaire de la vie : elle ne mesure plus les distances, elle ne recule point devant les périls d’un long voyage, elle envisage de sang-froid tous les obstacles du moment qu’elle se voit défendue contre l’arbitraire et protégée par la loi commune.

Les institutions libérales dont jouissent les colonies australiennes aboutiront un jour à l’indépendance de ces contrées. Lorsque l’émigration aura jeté sur les côtes de la Nouvelle-Hollande une population assez forte pour se défendre elle-même et pour se constituer en société, le cri de liberté sortira naturellement des législatures et des meetings ; les liens politiques entre la métropole et la colonie seront brisés, et le monde comptera une nation de plus, les États-Unis d’Australie. L’Angleterre paraît-elle effrayée de ce résultat ? cherche-t-elle à retarder l’heure fatale qui doit enlever à son autorité directe des millions de sujets et d’hectares ? Loin de là : elle prévoit l’événement, elle le prépare, elle le souhaite peut-être. Ce ne sera point alors une séparation haineuse et sanglante, semblable à celle qui a donné naissance aux États-Unis d’Amérique ; on n’assistera pas au triomphe d’une colonie rebelle, à l’humiliation d’une métropole : la scission cette fois doit s’opérer sans secousse ; l’Angleterre signera avec orgueil l’acte d’émancipation de ce jeune peuple, qui demeurera le vivant témoin de son génie. Merveilleuse transformation des mœurs politiques ! Que l’on se rappelle les relations qui existaient, au dernier siècle, entre les puissances de l’Europe et leurs possessions d’outre-mer : que sont devenus les principes d’oppression égoïste et de défiance jalouse, les entraves et les restrictions de toute sorte qui formaient la base de l’ancien système colonial ? La Grande-Bretagne permet aujourd’hui que ses hommes d’état lui prédisent le moment où ses plus riches colonies se détacheront d’elle, comme des fruits mûrs que la liberté doit cueillir. En 1850, elle applaudissait le ministre whig lord John Russell annonçant l’émancipation future de l’Australie ; récemment encore, elle applaudissait le ministre tory lord Derby exprimant le désir que le vaste empire de l’Inde soit digne un jour de recevoir des institutions libres. Une colonie n’est plus considérée comme une ferme que l’on exploite avidement, avec l’unique passion du gain : c’est une nation que l’on élève pour l’introduire dans la grande famille, c’est l’Australie peuplée par l’émigration européenne et marchant d’un pas rapide vers l’indépendance !


V. — DU SYSTÈME DE L’ÉMIGRATION EN FRANCE.

Les résultats obtenus par la Grande-Bretagne permettent de déterminer d’une manière à peu près certaine les conditions matérielles, morales et économiques qui peuvent assurer le succès de l’émigration, appliquée par une puissance coloniale au développement de ses possessions lointaines. L’émigration se dirigeant d’ordinaire vers les contrées agricoles, il convient de choisir avec un soin extrême les élémens qui la composent, de telle sorte que la classe des laboureurs y domine et qu’il y ait proportion exacte entre les sexes. La loi doit régler les conditions du transport. Dans le pays où l’émigrant s’établit, il est indispensable que les plus grandes facilités encouragent l’acquisition du sol, et que la propriété soit, dès l’origine, solidement assise. Quant aux rapports commerciaux et politiques de la métropole avec ses colonies, le libéralisme est préférable aux restrictions. Tels sont, en résumé, les principes que l’Angleterre a mis en pratique et que l’expérience semble avoir définitivement consacrés. Plus que tout autre peuple, la France est intéressée à les étudier dans les détails les plus variés de leur application. Les crises sociales qui ont pesé sur notre pays ne doivent-elles pas appeler l’attention du gouvernement sur l’emploi des moyens qui ont réussi à conjurer, en Angleterre, les mêmes périls ? Ne serait-il pas désirable d’ouvrir à l’activité fébrile qui depuis vingt ans s’est emparée de nos populations des voies nouvelles et un horizon plus large ? La France enfin ne possède-t-elle pas des colonies où l’introduction de la race européenne développerait rapidement les germes de fécondité et de richesse demeurés jusqu’à ce jour stériles faute de bras ?

Ce n’est point là assurément une idée neuve. Dans un rapport rédigé en l’an V sur les avantages à retirer des colonies nouvelles[13], M. de Talleyrand indiquait avec une grande supériorité de vues les ressources que peut offrir l’émigration aux états violemment agités par les discordes civiles. On nous saura gré de citer quelques passages de ce rapport remarquable, dont les appréciations s’appliquent avec une exactitude frappante à la situation actuelle de notre pays. N’y a-t-il pas d’ailleurs un certain charme d’intérêt historique à retrouver ainsi dans la poussière des documens administratifs les premiers travaux d’un homme qui a joué dans les événemens de ce siècle un rôle si éclatant ? Dès l’an V, M. de Talleyrand voyait juste dans une question qui nous arrête encore, et ses conseils méritent d’être écoutés : « Lorsque j’étais en Amérique, dit-il, je fus frappé de voir qu’après une révolution, à la vérité très dissemblable de la nôtre, il restât aussi peu de traces d’anciennes haines, aussi peu d’agitation, d’inquiétude, enfin qu’il n’y eût aucun de ces symptômes qui, dans les états devenus libres, menacent à chaque instant la tranquillité. Je ne tardai pas à en découvrir les principales causes. Sans doute, cette révolution a, comme toutes les autres, laissé dans les âmes des dispositions à exciter ou à recevoir de nouveaux troubles ; mais ce besoin d’agitation a pu se satisfaire autrement dans un pays vaste et nouveau où des projets aventureux amorcent les esprits, où une immense quantité de terres incultes leur donne la facilité d’aller employer loin du théâtre des premières dissensions une activité nouvelle, de placer des espérances dans les spéculations lointaines, de se jeter à la fois au milieu d’une foule d’essais, de se fatiguer enfin par des déplacemens, et d’amortir ainsi chez eux les passions révolutionnaires. Malheureusement le sol que nous habitons ne présente pas les mêmes ressources ; mais des colonies nouvelles, choisies et établies avec discernement, peuvent nous les offrir, et ce motif pour s’en occuper ajoute une grande force à ceux qui sollicitent déjà l’attention publique sur ce genre d’établissemens. » Et plus loin M. de Talleyrand rappelle encore le but politique de l’émigration : « L’art de mettre les hommes à leur place est le premier peut-être dans la science du gouvernement ; mais celui de trouver la place des mécontens est à coup sûr le plus difficile, et présenter à leur imagination des lointains, des perspectives où puissent se prendre leurs pensées et leurs désirs, est, je crois, une des solutions de cette difficulté sociale. Dans le développement des motifs qui ont déterminé l’établissement d’un très grand nombre de colonies anciennes, on remarque aisément qu’alors même qu’elles étaient indispensables, elles furent volontaires, qu’elles étaient présentées par les gouvernemens comme un appât, non comme une peine. On y voit surtout dominer cette idée, que les états politiques devaient tenir en réserve des moyens de placer utilement hors de leur enceinte cette surabondance de citoyens qui, de temps en temps, menaçaient la tranquillité… »

Pourquoi ces principes d’une incontestable évidence, proclamés par M. de Talleyrand en l’an V, recommandés plus vivement aujourd’hui par les besoins qui nous pressent, ne recevraient-ils pas leur application immédiate ? Nous n’avons plus à nous préoccuper de l’acquisition de nouveaux territoires. Parmi nos colonies, il en est une qui peut soutenir la comparaison avec les établissemens les plus considérables de la Grande-Bretagne : c’est l’Algérie. Il y a plus de vingt ans que nous y avons planté notre drapeau ; depuis dix ans, notre autorité s’étend sur le littoral, dans la plaine de la Mitidja, et sur de nombreux espaces constamment protégés par les campemens ou par les colonnes mobiles de notre armée. Cependant l’émigration européenne ne s’est pas encore décidée à se fixer en Algérie, et la population introduite depuis la conquête dépasse à peine 140,000 âmes. Sans doute, il est juste de tenir compte des obstacles que l’état de guerre a opposés au progrès de l’œuvre coloniale, et la révolte qui a éclaté récemment sur différens points de la province de Constantine justifie la prudence qui a retenu jusqu’à ce jour les capitaux et les colons. Ces difficultés toutefois ne sont-elles pas en partie compensées par les avantages qui résultent du voisinage de l’Europe, de l’économie du trajet, de la sécurité qui règne dans les principales villes et dans un certain rayon ? On est donc obligé d’avouer que la métropole a dû commettre de graves erreurs dans l’organisation du régime administratif, et en effet, si l’on passe en revue les points les plus essentiels, on doit convenir que le système adopté par la France s’est presque toujours trouvé contraire aux principes qui ont procuré aux possessions anglaises de l’Australie une prospérité si rapide et si brillante. Ainsi la loi sur la propriété en Algérie date d’un an à peine. Jusqu’en 1851, il y avait peu de garanties pour les mutations des propriétés foncières ; le détenteur était fréquemment exposé à se voir exproprié soit par le domaine, soit par le génie militaire, pour cause ou sous prétexte d’utilité publique, et les évaluations des indemnités étaient si arbitraires, les délais si longs, que l’expropriation entraînait parfois la ruine du colon. On a vu plus haut que, dans l’établissement de Natal, l’incertitude du régime de la propriété avait failli compromettre la colonisation naissante et arrêter les travaux de la culture. L’Algérie eût couru les mêmes dangers, si la loi du 17 juin 1851 n’avait enfin consacré la propriété territoriale.

Pour les concessions de terrains, les formalités déterminées par les ordonnances de 1845 et 1847 ont été simplifiées par le décret du 26 avril 1852 ; elles entraînent cependant encore des retards et des dépenses qui peuvent rebuter l’émigrant. Que l’on compare ces dispositions avec les facilités du système en vigueur aux États-Unis et dans les colonies anglaises. Là, point de délais ; le colon est mis immédiatement en possession d’un lot de terre cadastré à l’avance. Dès qu’il a payé le prix d’achat (et ce prix est en général très peu élevé pour le sol destiné à la culture), il est définitivement propriétaire, et il n’a point à redouter l’effet de clauses résolutoires qui sont suspendues, comme l’épée de Damoclès, sur la tête du concessionnaire algérien. Pourquoi l’administration française ne tenterait-elle pas de s’approprier ce mécanisme si simple ? Remarquons en outre que, si les lenteurs et les complications de notre système éloignent de l’Algérie un grand nombre de Français désireux d’y chercher fortune, elles effraient à plus forte raison les étrangers, qui préfèrent traverser l’Atlantique plutôt que de se diriger vers un pays où l’acquisition de la propriété est entourée de telles entraves.

De même, si l’on étudie la politique commerciale, on est surpris de voir que, loin de faciliter les relations entre la colonie et la métropole, le tarif des douanes a, pendant plus de vingt ans, appliqué aux produits de l’Algérie importés en France le traitement des provenances de l’étranger. La loi du 11 janvier 1851 a supprimé complètement, en faveur des produits naturels, les barrières qui arrêtaient les échanges ; elle livre aux colons un vaste débouché pour les fruits de leur travail, et elle doit ainsi profiter à l’émigration.

Enfin le gouvernement a transporté à ses frais, sur l’autre rive de la Méditerranée, des colonies agricoles, et en ce moment même il y envoie les condamnés politiques. Il y aurait mauvaise grâce à blâmer aujourd’hui les émigrations parisiennes qui se sont accomplies en 1848, sous la pression d’une impérieuse nécessité. Ce n’était qu’un expédient imaginé au lendemain d’une révolution, plutôt pour dépeupler la capitale que pour peupler l’Algérie ; mais, envisagées au point de vue de l’intérêt colonial, ces émigrations pouvaient-elles fonder des établissemens durables ? N’auraient-elles pas au contraire éloigné, par la crainte de leur contact, les colons sérieux[14] ? Ici encore il faut recourir à l’exemple de la Grande-Bretagne, où le gouvernement et les compagnies n’accordent leur protection et leur assistance pécuniaire qu’aux émigrans qui en sont dignes. Si l’Algérie devait être considérée par la métropole comme une sorte d’exutoire pour certaines classes de la population, elle ne prospérerait pas. L’administration paraît disposée à revenir, sur ce point, à l’application des vrais principes qu’elle s’attache aujourd’hui à faire prévaloir dans les diverses parties de l’œuvre coloniale ; elle tente, en ce moment même, d’établir dans les meilleurs districts de l’Algérie un certain nombre d’enfans trouvés : ce n’est qu’un détail dans l’ensemble de la question ; mais si ce premier effort est couronné de succès, comme il y a tout lieu de l’espérer, on aura accompli un progrès réel et décisif.

On assure que le gouvernement se propose d’encourager également l’émigration européenne dans les Antilles françaises, en autorisant la création d’une compagnie qui obtiendrait la concession de vastes propriétés domaniales à la Martinique et à la Guadeloupe, et qui s’engagerait à transporter dans ces colonies quatre mille travailleurs en dix ans. Il serait prématuré d’apprécier un projet dont les bases et les conditions ne sont pas encore officiellement connues ; mais, sans contester l’intérêt que mérite la situation actuelle de nos Antilles et tout en approuvant la juste sollicitude du gouvernement, il est permis d’appréhender que le climat n’oppose de graves obstacles au travail de la race blanche, et il faudra, en tous cas, multiplier les soins, les précautions, les mesures hygiéniques, pour ne pas éprouver un échec dont l’effet moral serait très regrettable. L’Angleterre n’a pas songé un seul instant à envoyer ses émigrans à la Jamaïque ou à la Guyane : elle a importé dans ces possessions des nègres affranchis, des cultivateurs de Madère et même des Chinois ; elle n’a pas osé courir les chances de la colonisation à l’aide de la race européenne. Peut-être serait-il plus prudent d’imiter cette réserve et de garder pour l’Algérie toutes nos ressources.

L’émigration est donc aussi variée dans ses effets que dans ses causes ; elle réussit dans tel pays, elle échoue dans tel autre, selon qu’elle est régie par de bonnes ou de mauvaises lois. En Australie, elle représente l’instrument le plus énergique de la colonisation ; en Algérie, elle est encore presque nulle. Ce contraste, si peu favorable à la France, ne doit point décourager une nation puissante et qui se sent forte ; loin de là, c’est un stimulant pour faire mieux que par le passé. Pourquoi, dans ces vastes champs ouverts à l’activité humaine par la découverte et la conquête de nouveaux territoires, par le perfectionnement de la navigation et des moyens de transport, par les hardiesses de l’industrie et du commerce, pourquoi la France ne prendrait-elle pas sa place ? Y aurait-il par hasard, dans le tempérament de notre génie national, quelque vice caché qui nous interdirait la lutte et nous fermerait absolument la carrière où les Anglais et les Allemands s’élancent avec tant d’ardeur et de succès ? Le paupérisme est moins général en France que dans les comtés de l’Irlande ou dans les pays allemands, les habitans de nos campagnes ne sont point poussés au dehors par l’aiguillon de la faim : nous n’avons donc point à fournir à l’émigration les recrues de la misère, cela est vrai, et nous devons en rendre grâce à la Providence ; mais l’émigration ne se compose pas seulement de bandes affamées : elle entraîne sur le même navire les capitaux et les intelligences dont elle décuple la valeur, tandis que, par une compensation équitable, elle accroît la puissance politique, l’influence morale, les richesses de la patrie d’Europe. Que la France ne dédaigne pas ce nouveau genre de conquête, qu’elle engage ses enfans dans la grande armée qui porte à tous les points de l’horizon le drapeau de la civilisation moderne, et qui va semer sous d’autres cieux les germes d’où sortiront les nations de l’avenir !


C. Lavollée.
  1. L’acre égale 40 ares et demi ; en d’autres termes, on compte environ 2 acres et demi pour un hectare.
  2. Les événemens politiques qui se sont accomplis en France depuis quatre ans ont réagi sur l’administration intérieure des états allemands et provoqué, dans l’application des lois et règlemens de police, une recrudescence de sévérité qui n’est pas étrangère au développement extraordinaire que présente depuis deux ans l’émigration germanique.
  3. On a évalué à 30,000 le nombre des Français établis dans la Plata.
  4. Dans l’état du Massachusetts, cette amende s’élève à 1,000 dollars (5,370 fr.) en vertu d’une loi rendue en 1850.
  5. Annual Report of the commissioner of the general land office, — annexe au message du 24 décembre 1849. Nous devons à M. A. Vattemare, qui pratique avec tant de zèle son système d’échange international entre les bibliothèques des États-Unis et celles de l’Europe, la communication de plusieurs des documens officiels auxquels nous avons eu recours.
  6. On rappelle que l’acre égale 40 ares et demi.
  7. Immigration into the United States, by Jesse Chickering ; Boston, 1848.
  8. L’ensemble du commerce extérieur des États-Unis, qui ne dépassait pas, en 1821,675 millions de francs, s’est élevé, en 1851, à 2 milliards 368 millions. Le chiffre du tonnage maritime a triplé d’une période à l’autre.
  9. Un cultivateur et sa femme ne paient que 1 liv. sterl. s’ils ont moins de quarante ans, 5 liv. sterl. entre quarante et cinquante ans, 11 liv. sterl. au-dessus de cinquante ans. Les laboureurs célibataires de dix-huit à trente-six ans déposent 2 liv. sterl. Les artisans versent une somme plus forte : 5,8 ou 15 liv. sterl, selon leur âge.
  10. On comptait à Londres, en 1849,33,500 femmes employées dans l’industrie de la confection des vêtemens. Sur ce nombre, 28,500 étaient âgées de moins de vingt ans ; leur salaires variait entre 25 et 45 centimes par jour.
  11. On peut voir, sur les rapports de l’Angleterre avec la colonie du Cap, une étude de M. X. Raymond dans la livraison de la Revue du 15 Janvier 1852.
  12. D’après un rapport très intéressant adressé au gouvernement belge par M. Edouard Wyvekens, consul de Belgique à Sydney, l’Australie compte aujourd’hui 14 millions de moutons, 2,500,000 bœufs, 200,000 chevaux. L’élève des bestiaux emploie déjà 320 millions d’acres. En 1826, l’exportation des laines d’Australie ne dépassait pas 600,000 livres anglaises ; en 1850, elle a atteint près de 30 millions de livres.
  13. Le rapport de M. de Talleyrand a été réimprimé à la suite d’un livre publié par M. S. Dutot sur l’Expatriation. Ce livre contient, sur l’ensemble de la question, des informations qui peuvent être très utilement consultées.
  14. M. de Talleyrand s’exprime ainsi dans le rapport que nous avons déjà cité : « Jusqu’à présent, les gouvernemens se sont fait une espèce de principe de politique de n’envoyer, pour fonder leurs colonies, que des individus sans industrie, sans capitaux et sans mœurs. C’est le principe absolument contraire qu’il faut adopter, car le vice, l’ignorance et la misère ne peuvent rien fonder ; ils ne savent que détruire… Souvent on a fait servir les colonies de moyens de punition, et l’on a confondu imprudemment celles qui pourraient servir à cette destination et celles dont les rapports commerciaux doivent faire la richesse de la métropole. Il faut séparer avec soin ces deux genres d’établissemens : qu’ils n’aient rien de commun dans leur origine, comme ils n’ont rien de semblable dans leur destination, car l’impression qui résulte d’une origine flétrie a des effets que plusieurs générations suffisent à peine pour effacer. »