L’Éloge de rien, dédié à personne/3e édition/Postface

POSTFACE.


UN Auteur de RIEN, puisque c’eſt l’Auteur[1] d’un Almanac qui eſt à peu près la même chose que RIEN, a judicieusement remarqué que les Livres avoient plus besoin de Poſtfaces que de Préfaces ; je suis fort de son avis, & les Préfaces me paroiſſent toutes ou inutiles, ou ſuſpectes de mauvais deſſeins. Inutiles, parque que

Un Auteur à genoux dans une humble Préface
Au Lecteur qu’il enuye a beau demander grâce,
Il ne gagnera rien sur ce Juge irrité,
Qui lui fait ſon procès de pleine autorité.

elles cachent d’ordinaire de mauvais deſeins, parce qu’à dire vrai, la plupart des Préfaces sont des piéges qu’on tend à la credulité des Lecteurs pour les ſurprendre, & corrompre, ſi cela ſe peut, leur jugement. Les Préfaces ont été établies principalement pour répondre aux difficultez que pourroient former des Lecteurs ſcrupuleux & délicats ſur l’Ouvrage qu’on leur prépréſente, & pour les éclaircir. Or comment peut on propoſer des difficultez ſur un Ouvrage qu’on n’a pas encore lû, & qu’on ne ſçait par conséquent ce que c’est ? Au lieu qu’en ſuppoſant qu’on a lû & examiné avec attention un Livre nouveau, le véritable lieu de mettre les réponſes aux objections qu’un Auteur prévoit qu’on lui pourra faire sur pluſieurs endroits de ce Livre, doit être aſsûrément à la fin de ce même Livre : & le diſcours qui contient ces réponſes, & qui doit naturellement être placé à la fin d’un Livre, on le doit ſans contredit appeller Poſtface, & non Préface. Après ce préliminaire que j’ai crû nécessaire pour la justification de ma Poſtface, il faut vous dire à présent, très-judicieux & très-éclairé Lecteur, ce qui m’a déterminé à faire l’Eloge de RIEN. C’eſt que RIEN & moi habitons depuis long-tems sous le même toict, & que nous ne nous quittons gueres ; c’est que quelque querelle & quelque diſpute qui ſe ſoit élevée sur la surface de la petite boule à laquelle je tiens, j’ai toujours été très-zelé partiſan de RIEN ; c’eſt que j’ai toujours ſi bien vécu avec RIEN, que RIEN ne m’a jamais forcé d’agir contre ma conſcience ; RIEN ne m’a jamais détourné des ſentiers de la probité, & fait ſortir du caractere de l’honnête homme ; dans quelque ſituation que je me sois trouvé, RIEN n’a jamais troublé la tranquillité de mon âme & l’économie de mes deſſeins, qui tous aboutiſſent ordinairement à RIEN. C’est par ce que de mon naturel je m’amuse, & je me fais des plaisirs de RIEN ; c’eſt qu’en un mot je suis charmé de RIEN faire, ou de faire des RIENS. Il étoit bien juſte qu’ayant tant de ſujets de me loüer de RIEN, je fiſſe par reconnoiſſance l’Eloge de RIEN. Je déclare au reſte que je n’ai vû que deux Diſcours sur RIEN en nôtre Langue ; l’un en vers, composé il y a plus d’un ſiecle par Du Verdier fils l’Auteur d’une Bibliotheque Françoise ; & l’autre en Proſe, traduit de l’Italien d’un Noble Venitien, & qui a été inſeré dans les premieres Editions du Mélange de Litterature imprimé sous le nom de Vigneul Marville. Le Poëme du Du Verdier m’a fourni au plus une ligne, & je n’en ai gueres tiré d’avantage du Diſcours traduit de l’Italien, parce que ces deux Ouvrages n’ont pas été traitez ſelon mon idée & mon goût. Quelques Auteurs, entre autres Paſſerat, ont préconiſé le NIHIL des Latins avec eſprit ; mais il y a une ſi grande différence entre le NIHIL des Latins & le RIEN des François, à cauſe, de la négation qu’il faut ajouter à celui-ci, & que le NIHIL emporte, que je n’ai pas pû profiter de ces Ecrits, quoiqu’ingenieux, autant que je me l’étois figuré d’abord. Paſſerat dit, par exemple, dans ſon Eloge de NIHIL :

Zenonis sapiens NIHIL admiratur & optat.

Ce qui veut dire en François.

Le sage de Zenon ou le Stoîcien
N’admire & ne désire RIEN.

Où l’on voit par la négation ne en François, que ce qui eſt une louange de NIHIL dans le vers Latin de Paſſerat, n’en est pas une de RIEN, lorsque ce vers eſt traduit en François. Pour faire encore mieux sentir cette différence, j’ai crû faire plaiſir à bien des gens de mettre tout au long la Piece Latine de Paſſerat sur le NIHIL[2] par lui tant vanté, d’autant plus volontiers que cette Piece est rare, & quelle renferme un jeu d’eſprit qui plaiſoit beaucoup autrefois, & dont je crains fort qu’on ne ſe ſoucie guéres aujourd’hui, parce qu’on n’aime plus que les jeux qui apportent de l’argent, & que l’eſprit & les belles Lettres deviennent tout-à-fait hors de mode.

Un inconnu m’a envoyé cette Epigramme ſur mon Eloge de RIEN, & m’a prié de l’inſerer à la fin de ma Poſtface ; je défere avec plaiſir à ce qu’il ſouhaite.


A l’Auteur de l’Eloge de RIEN.


Maints Auteurs soit en Vers ou Prose,
Font tous les jours ici de quelque chose RIEN ;
Pour toy tu trouves le moyen
De faire de RIEN quelque chose.




APPROBATION.


JE ſouſſigné, Maître ès Arts en l’Université de Paris, ai lû par ordre de Monſieur le Lieutenant Général de Police un Manuſcrit intitulé : Eloge de Rien, dédié à Perſonne; dont on peut permettre l’impreſſion. A Paris ce 11. Janvier 1730.

PASSART.




PERMISSION.


VU l’Approbation, permis d’imprimer. Le 15. Mars 1730.

HERAULT.


Regiſtré ſur le Livre de la Communauté des Imprimeurs & Libraires de Paris, Num. 1928. conformément aux Reglemens, & notamment à l’Arrêt de la Cour du Parlement du 3. Décembre 1705. A Paris le 21. Mars 1730.

P. A. LE MERCIER, Syndic.
  1. L’Auteur de l’Almanac proverbial.
  2. A la fin de l’Eloge de quelque Choſe.