L’Élite (Rodenbach)/Sculpteurs/01

L’ÉliteBibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 273-291).



M. RODIN




M. Rodin est un des rares hommes de génie actuels. Nul n’aura davantage révolutionné son art, si ce n’est, quant à la poésie, Victor Hugo auquel il fait songer.

Grâce à lui, la sculpture est devenue le drame, c’est-à-dire quelque chose de vivant et d’humain, au lieu de la tragédie compassée, de l’art d’hypogée, qu’elle était. La sculpture antérieure en était arrivée à quelques altitudes conventionnelles, à un cérémonial restreint de gestes nobles. M. Rodin se renoua à la sculpture du moyen âge, qui sortait du peuple et en tenait son grand accent humain. Ainsi il offrit à son tour des gestes, des attitudes de corps d’une nouveauté qui déconcerte.

Gestes et attitudes moins trouvés que retrouvés ; non plus académiques, mais humains, enfin ! Il lui avait suffi de regarder directement les hommes, les pauvres et tragiques hommes, sans plus le souvenir des dieux, des héros, des figures allégoriques, tout l’Olympe suranné, toute l’humanité factice des écoles. Alors il vit qu’il y avait, non plus quelques gestes, quelques attitudes uniquement beaux ; mais des milliers de gestes, des milliers d’attitudes, qui tous étaient beaux… L’humanité est divine comme la vie. Chaque être, et chaque minute de chaque être, est de l’art. Variété infinie ! Est-ce que les corps s’allongent ou se tordent de la même manière pour souffrir, aimer, dormir, songer, mourir ?

Du coup, M. Rodin avait trouvé le moyen de renouveler la sculpture. Il libéra les gestes et les attitudes. Ainsi Hugo libéra les vers et les hémistiches, prouvant que, dans le moule de l’alexandrin, qui semblait strict, on pouvait diversifier le rythme à l’infini. Ainsi M. Rodin, de son côté, diversifia les lignes avec une variété sans fin qui ne dérive que de sa lucide observation et de son visionnaire amour de la Nature.

Car il ne s’agit jamais chez lui d’intentions littéraires ou de symbolismes, comme les mal clairvoyants, l’ont pu croire. Il ne s’inquiète que de la Nature. Il affirme à bon droit ne s’inspirer que d’elle, et prétendre uniquement à l’interpréter, voire à la copier. On s’étonne… Mais c’est par là précisément qu’il est un grand artiste, « L’art, c’est cette étoile ; je la vois, et vous ne la voyez pas ! » disait déjà Préault. M. Rodin a, pour voir la Nature, des yeux que nous n’avons pas, et que les artistes ordinaires n’ont pas non plus. C’est le propre des maîtres d’apercevoir des analogies qui échappent aux autres.

Le poète, lui, découvre les rapports mystérieux des idées, les analogies dans les images, et il les exprime par le rythme. Ce rythme est le même dans tout l’Univers. Le vent dans les arbres, la mer sur les grèves, le battement d’un sein de femme, vont selon le même rythme.

L’art, de son côté, a pour objet les analogies dans les formes et les exprime par le modelé. Or M. Rodin découvrit cette loi que — comme le rythme est le même dans tout l’Univers, — il y a aussi dans la Nature intime le même modelé. C’est-à-dire une semblable alternance de creux et de bosses, qu’il s’agisse du rocher, du caillou, de l’arbre, de l’animal, de l’homme. La lumière y est intermittente, joue, se distribue pareillement. Et ce modelé uniforme de la Nature n’est jamais égal. Si on prend un fruit, par exemple et qu’on le fasse tourner sur lui-même, comme la terre tourne, on remarque que chaque profil diffère. Cette grande loi de la Nature, M. Rodin l’a appliquée à toutes ses figures, qui en tirent leur suprême accent de vie. On comprend ainsi certains de ses torses humains, pareils à des ceps noueux, à des écorces d’arbres. Et cette figure extraordinaire, qui doit servir pour son monument de Victor Hugo au Panthéon, et sera une Muse surplomblant, au vol horizontal : un buste et un ventre de femme, rien que cela ; mais c’est assez pour suggérer tout le paysage de la chair, comme un site choisi par un peintre suggère tout un pays et toute la nature. Étonnant morceau qui offre, lui aussi, cette loi du même modelé de toute la Nature. Modelé violent que celui-ci, tumultueux et minutieux, chair ravinée comme une grève, corps bossué comme une roche, avec des creux et des reliefs accumulés. Le modelé des autres sculpteurs, auprès de celui-là apparaît un modelé primaire, se contentant, avec ses surfaces presque lisses, de donner l’aspect approximatif des corps, et plutôt la musculature générale que la vérité de la chair, impressionnable comme une eau qui sans cesse se crispe et change de place en place.

Si M. Rodin a pu découvrir cette grande loi de la Nature (inaperçue des autres hommes, même des artistes plus inférieurs) qu’elle offre partout le même modelé, c’est qu’on peut dire d’un artiste comme lui qu’il vit de plain-pied avec la Nature. Il s’égale à elle. Il est lui-même une force de la Nature ; et ceci pourrait bien être la définition la plus exacte de tout homme de génie. Dans ce cas, le génie de M. Rodin est évident. Il crée comme la Nature. D’abord il agit selon ses procédés puisqu’il est d’accord avec son modelé — (de même qu’un écrivain de génie est d’accord avec son rythme, toute belle phrase, tout beau vers, ayant le même rythme que la mer, la forêt, la respiration humaine suspendue à des seins de femme). Ensuite, il a, comme la Nature, une variété infinie. La Nature jamais ne se recommence. Ni non plus l’homme de génie qu’est M. Rodin. Lui également crée depuis la fleur jusqu’à l’élément, c’est-à-dire depuis une petite figure de nymphe, au corps comme une tige, jusqu’à son Balzac aussi tumultueux que la mer… Mais la variété n’est pas suffisante sans la fécondité, autre trait de la Nature, autre signe du génie. Or M. Rodin a produit avec une abondance inlassable et vraiment déconcertante. On se demande comment un seul homme y a pu suffire. Et c’est bien vraiment, et plutôt, une force cosmique qui crée ainsi. Des centaines d’œuvres, déjà produites et célèbres ; et des centaines encore, qui demanderaient à être exécutées en grand, quoique toutes définitives dans leurs proportions réduites. Même les notes de l’artiste, c’est-à-dire d’innombrables figures, esquisses, maquettes, ces notes, qui, d’ordinaire, lorsqu’il s’agit d’autres sculpteurs, sont incomplètes et ne servent que pour eux-mêmes, apparaissent, quant à lui, définitives et réalisées, même pour tous. Ainsi encore fait la Nature, dont les ébauches, même incomplètes, sont parfaites.

Un autre caractère de la Nature, c’est que, chez elle, la puissance est en même temps de la douceur. Un paysage vaste de plaine ou de forêt est grand. Il est doux aussi. C’est pourquoi il est reposant. On retrouve ce caractère dans les figures de M. Rodin où la vigueur s’allie à de molles flexions de lignes, à un modelé qui frémit comme d’un souvenir de caresse. C’est dans ce cas-là que son art se recueille, oblige à parler bas, devient en quelque sorte sacré. Telle cette figure de l’homme qui baise son enfant ; ou celle du réveil d’Adonis, dont une nymphe écoute le cœur battre, si grave !

Ses œuvres ont encore cette autre ressemblance avec les créations de la Nature, c’est d’apparaître sans date. L’histoire, la légende, des nymphes, des monstres marins, des corps humains, tout ce qui est, tout ce qu’où rêva et qui, par conséquent, est aussi, tout l’Univers physique et cérébral, constitue la matière de son art ; et, comme la Nature, il est contemporain de tous les temps… Il y a une figure de lui bien étonnante à cet égard ; une tête d’homme, borgne, une oreille déchirée, accourant vers celui qui le regarde, juif-errant des siècles, la bouche ouverte dans une clameur de fou qui semble crier depuis deux mille ans et criera encore dans deux mille ans.

Un jour, nous avons senti, par une sorte de minute résumatoire, combien il est vrai de dire que M. Rodin s’égale à la Nature et en fait partie, pour ainsi dire… Pour mettre en évidence un fragile groupe : trois petites femmes nues enlacées et dansant comme au tournoiement d’une étoile, il les posa sur un vieux vase gallo-romain (elles étaient censées représenter l’esprit du vase). Pour équilibrer celui-ci, l’artiste l’entoura, à la base, de fruits qui se trouvaient là, par hasard, des coings sur leurs branches encore feuillées ; il étançonna le vase de terre rose, avec les belles pommes d’un jaune de couchant. Le frêle groupe de plâtre, au-dessus, dansait. Des fils de toiles d’araignée rejoignaient les bras, comme des fils de la vierge les trois roses blanches d’un même rosier. Un papillon s’y était pris, on ne sait quand et, mort, gisait… Agencement merveilleux… Tout cela constituait un poème de nature, comme né ainsi. L’œuvre de sculpture n’était que la partie d’un tout, un fragment de ce poème de nature, semblable au reste… Et les mains craintives de M. Rodin entouraient le fragile accord de tout cela, le prolongeaient, avaient l’air d’en faire partie encore un peu, de commencer seulement à s’en séparer, comme un créateur de sa création.

Puisque M. Rodin est si conforme à la Nature, il devait nécessairement accorder à l’amour dans son œuvre la même importance capitale qu’il a dans la Nature elle-même. Parce que son art est humain, parce qu’il a introduit la passion dans la sculpture (devenue drame au lieu de tragédie) il choisira plutôt les paroxysmes de l’amour et de la volupté. Mais il connaît et exprime tout l’immense clavier, depuis l’idylle ingénue jusqu’aux frénésies de la pire luxure. Dans le Baiser, hymen auguste, groupe admirable du couple éternel qui s’enlace, il mène l’amour jusqu’à l’attitude sacrée… Fonction de la Nature. Loi des espèces… Tout fait silence autour… L’amour se hausse à une majesté… L’amour, ici, est religieux. L’homme enlace si tendrement. La femme s’abandonne si chastement… Toutes les lignes du groupe se fondent… On ne distingue plus l’homme de la femme. Unité du couple… Mystère de la Sainte Dualité…

À l’opposé de cette conception de l’Amour, selon la Nature elle-même, toujours chaste et noble, M. Rodin exprima l’amour selon les hommes, c’est-à-dire tel que l’ont déformé les passions, les fièvres, l’hérédité, l’alcool, la maladie, la tristesse, l’ennui, la cruauté, la curiosité. Il a rendu l’amour éternel, mais aussi l’amour actuel. Haillons humains tremblant et claquant comme des drapeaux dans le vent de la concupiscence ! Ah ! comme il les fixe, cet extraordinaire sculpteur, les affres du désir ! C’est l’immortelle douleur du couple de la Genèse, uni, séparé, et qui se cherche, se perd, se retrouve, se réunit, se hait entre des baisers ayant le goût des larmes. Les voilà, les amants innombrables : torses, croupes, seins et lèvres mêlés — et si voraces l’un de l’autre ! Cent scènes inventées par le sculpteur où la sensualité terrible, crie, étreint, jouit, en des contorsions qu’on dirait plutôt celles du désespoir ou de l’agonie. Ici surtout s’atteste la prodigieuse observation de l’artiste qui a l’air d’inventer des gestes inédits, des attitudes variées et sans fin, mais en réalité, aurait pu les voir et ne fit qu’en deviner la quotidienne réalité. La mimique de la volupté est infinie. Et elle est toujours belle puisqu’elle est conforme à la Nature. M. Rodin en fixa quelques aspects, assez pour rompre avec les poncifs sentimentaux en cette matière et apprendre aux sculpteurs futurs qu’il y avait là à trouver des figures sans fin, rien qu’en suivant docilement l’exemple humain.

Ici, un couple heureux sur un monstre marin, absorbé dans son bonheur, insoucieux du péril et de la mort qui est toujours de l’autre côté de l’amour ; là, une figure qui est une femme aux gestes crispés, à l’épine dorsale comme un arc détendu, prostrée par quelque brusque adieu ; là encore, une vieille, le ventre bossué, qui attend, lubrique encore. Voilà Un groupe effrayant : la Tentation de saint Antoine le moine est couché tout de son long ; la tête est souveraine, elle regarde la terre. Toute l’importance est dans la partie basse du corps, énorme et qui bombe sous le froc ; par-dessus, une femme, nue et serpentine, se prélasse ainsi que sur une bête vaincue ; et le saint, en effet, est accroupi, comme dans un commencement, déjà, d’animalité. Voici surtout, plus terrible encore, une autre œuvre : le groupe d’un amant acharné à l’amante et qui se traîne après elle, cramponné à ses seins comme à des clous, martyr, en rut de sa croix ! Obstination aveugle ! Supplice d’un couple désapparié, où l’un des deux cessa d’aimer ! Spectacle tragique… Oh ! ces pâles marbres, ces nocturnes bronzes, témoignage de nos passions fixé par le sculpteur, et qui attestent à l’humanité effarée que l’amour, au fond, est tragique et ressemble surtout au malheur.

Il y a loin de ces figures à celles du Baiser. Celle-ci, c’est l’hymen des premiers jours du monde, des aubes où la nature et l’humanité étaient jeunes. Ivresse d’Adam et Ève ! Couple en accord parfait, que tout couple, aujourd’hui, n’est plus qu’une seule minute dans le cours de son amour. Après, viennent les tourments que les amants se créent à eux-mêmes, ou que leur suscitent l’appauvrissement du sang, les nerfs, les vices, la frénésie de leur désir même. Alors ce sont les étreintes fiévreuses, les corps cabrés par le fouet des excitants, vins et drogues, les enlacements jaloux et fous, les caresses qui s’évertuent après un nouveau péché, les passions équivoques. M. Rodin, notateur de la volupté, est allé jusqu’au bout. Il a suivi l’humanité jusqu’en les pires erreurs et délires des sens, là où on aboutit aux étreintes dans le vide, aux coupables délices d’Onan ou de Lesbos. Les artistes japonais, les sculpteurs des cathédrales étaient, ici, pour lui servir de précédents et de caution.

Il y a surtout, de lui, dans ce sens, une récente et merveilleuse collection de dessins qui sont des déconcertantes synthèses, des nus enlevés d’un trait instantané où la gouache a précipité le ton nuancé de la chair, toute une humanité féminine, avec des afflux obèses, des maigreurs extrêmes de décadence, seins boursoufflés, gorges comme des grappes de raisins sucés, cuisses aux ampleurs d’animaux, hiératismes comme d’idoles, accroupissements comme de sphynx. Toute la beauté du corps, ici ; et, là, tout le ridicule frileux du nu. Mille attitudes encore une fois, depuis la pose ingénue d’une vierge sans voiles qui songe, jusqu’au cabrement d’une femme damnée que son plaisir solitaire tord sur la blancheur du papier comme sur un lit.

Dans la notation de ces étranges aspects de la passion, M. Rodin ne cesse pas d’être selon la Nature, laquelle connaît aussi les déformations. Et la preuve c’est qu’ici encore son art est sans date, caractère qui marque les œuvres de la Nature et marque aussi les siennes, même celles de cet ordre. Si peu datées, qu’on pourrait croire, quant à ces dessins, gouaches, à des peintures venues de quelque temple d’Assyrie ou d’une cellule libidineuse de Pompéï… Peinture murale, vieille de siècles, et reportée par on ne sait quel miracle égal au rentoilement, sur un bristol d’aujourd’hui.

M. Rodin n’a pas seulement exprimé l’amour ; mais toutes les passions. Son art va plus loin que les cas. Il s’agrandit à la beauté de l’idée générale, à une philosophie de la vie, dans son admirable Porte de l’Enfer, qui, elle aussi et encore une fois, n’a rien de contemporain et de contingent, déroule la permanente Humanité. C’est un tableau des Passions, toutes les passions, regardé par la grande figure qui est au sommet et représente, non pas même Dante, mais le poète éternel, pensif et nu, en communion avec ce que Baudelaire appelait « le spectacle ennuyeux de l’immortel péché ». C’est, en effet, du Baudelaire sculpté. Porte d’entrée du Jardin des Fleurs du Mal autant que Porte de l’Enfer. Ici roulent pêle-mêle, comme des pentes mêmes de la vie, les inquiets du désir, les maudits de la luxure, les déchus de l’orgueil, les damnés de l’avarice, les repus de la gourmandise, les congestionnés de la colère, les amaigris de l’envie, toutes les victimes des vices capitaux. Porte pleine de péchés ! Porte qui est une treille satanique, le répertoire des passions, l’examen de conscience de l’Humanité.

Mais l’art de M. Rodin n’a pas connu que les passions et leurs paroxysmes. Il eut ses heures de cérébralité, de sérénité auguste. À côté de Baudelaire, il y a un Michelet. Ce sculpteur fut aussi un historien. Et précisément un historien à la Michelet. Même son modelé, dans ce cas, procède par raccourcis fulgurants, par bonds fiévreux, avec de grandes sautes comme celles du vent sur une eau. Ainsi il présenta avec une éloquence pathétique, l’épisode grandiose des Bourgeois de Calais, emprunté à Froissart, groupe admirable où l’on voit les six hommes, nu-tête et pieds nus, aller vers Edouard, roi d’Angleterre, sur un plan uniforme, sans le mélodrame des gestes, dans la grandeur de la douleur humaine. Il fut encore historien en son monument de Victor Hugo qui est une biographie supérieure du poète. Est-ce que le visage qu’il nous donne n’est pas plus explicatif que les plus longs tomes de critique ? C’est le visage d’un élément, le visage de quelqu’un qui a l’air plus grand que l’humanité, offre un aspect minéral ou végétal, semble plutôt appartenir à l’éternité de la nature. Visage sourcilleux que celui du poète avec son front de pierre, ses sourcils de gramen, sa barbe d’herbe sauvage. Et la magnifique ligne hardie de la jambe, qui s’allonge et se prolonge comme la racine d’un arbre ! Il est figuré devant la mer, ce propice Océan au bord duquel il vécut dans l’exil et qui agrandit le génie du poète jusqu’à la proportion de lui-même. Autour les Muses diverses. Mais non pas à l’état de Muses allégoriques ; des femmes plutôt ; non des apparitions, mais des présences toujours fidèles, toujours chuchotantes… L’une, surtout, est d’une beauté, d’une nouveauté uniques : celle qui détient le secret des « Voix intérieures », discrète, pudique, vêtue des mousselines du brouillard, recroquevillée, comme ayant l’air de couver des vers qui n’ont pas encore d’ailes… Les autres sont la Muse tragique, la Muse lyrique. On dirait une scène de légende. Mais ce qui y domine, c’est quand même l’humanité de Victor Hugo, ressemblant et textuel, tel que l’artiste nous l’avait déjà fixé, auparavant, dans deux étonnantes pointes sèches.

Car M. Rodin, fut portraitiste aussi, si on peut dire. Il a fait d’expressifs bustes : de Puvis de Chavannes, de M. Octave Mirbeau, de quelques femmes, dont l’une, au Musée du Luxembourg, s’offre dans le marbre blanc avec une grâce si royale et si calme.

Mais où il fut surtout historien, c’est dans sa statue de Balzac. On n’oubliera pas de longtemps les clameurs que cette œuvre hardie suscita. On peut dire cependant qu’elle ne faisait que continuer toute l’œuvre antérieure du sculpteur, ce progressif acheminement à plus de synthèses et qu’elle n’en est, en somme, que l’aboutissement et la tumultueuse conclusion. Ici surtout il s’est montré un historien à la Michelet, c’est-à-dire un historien visionnaire, se préoccupant moins de vérité littérale et de ressemblance que d’évocation et de suggestion. C’était le seul moyen pour susciter devant les foules à venir le déconcertant génie qu’est Balzac. Lui aussi, autant que Victor Hugo, il fallait le représenter avec un visage comme un élément, « Oui, s’est dit le sculpteur, tel est le visage qu’il convient de faire ! Le corps, négligeons-le ; c’est la masse quelconque, la part commune avec l’humanité. Il suffit de le sous-entendre, de l’indiquer. Tous les statuaires pourraient le faire, et moi aussi. Le visage seul importe, non pas un visage humain, ni le mien, ni le vôtre, ni même celui de Balzac ; mais celui qu’il eut quand il a regardé tout ce qu’il a vu. Pensez donc : avoir vu la comédie humaine ! Avoir vu les personnages de tant de romans qu’il a écrits, et les personnages de tant d’autres qu’il aurait écrits s’il n’était pas mort a cinquante ans, car il en avait vu, de la vie, pour écrire encore, jusqu’au bout, pendant des siècles, comme Delacroix mourant, qui disait avoir des projets pour peindre pendant quatre cents ans. Il avait vu toute la vie, toutes les passions, toutes les âmes, tout l’Univers. La terreur d’avoir vu tout cela, — et l’angoisse aussi ! Car ce n’était que pour un moment ; il fallait tout dire, vite. La mort prématurée était là… Elle était déjà sur son visage. Voilà le visage qu’il faut rendre, n’est-ce pas ? Voilà ce que doit être la statue d’un homme comme Balzac, dans l’éternité de Paris — sinon il y a le daguerréotype de Nadar : Balzac avec des bretelles !… »

Ce point de vue, conscient ou non, du sculpteur, peu s’en sont rendu compte. Et cependant il était le seul qui fut d’accord et logique avec le sujet imposé. Était-il possible de concevoir l’effigie de Balzac comme d’un écrivain ordinaire ? M. Rodin l’a vu énorme et effrayant comme il est en réalité. Et c’est la tête seule qui exprime dans ce cas, avec éclat, le démon intérieur. En elle, il fallait, ici, tout concentrer. Le corps, quoique juste, fut volontairement sous-entendu et noyé aux plis de la vaste robe de bure dont il s’enveloppait comme des vagues d’une marée. La tête en sort, effarée de voir ce qu’elle voit, effarée surtout d’affleurer la vie pour un temps bref, visage du génie sorti de la matière et qui va rentrer dans la matière, — il lui en roule cette poire d’angoisse à la gorge ! — lui-même un masque éphémère résumant tous les masques de la comédie humaine.

Qu’on ne cherche donc pas ici la ressemblance, mais une dramatique évocation. La face est formidable, les yeux clignent, se crispent, vrillent parmi les graisses du visage, parfois ont l’air de chavirer comme sous le poids de trop de spectacles. Et ce nez embusqué ! et cette moustache qui se hérisse comme d’un fauve, d’un chat sauvage, d’un tigre qui cherche des proies… Et cela n’est-il pas conforme à toutes les images suscitées en nous, dès qu’on prononce seulement le nom de Balzac, à plus forte raison quand nous réfléchissons sur son œuvre extraordinaire, sa vie, son immortalité sans fin. ? Un homme comme lui dépasse si effrayamment la norme et le cadre habituel de l’humanité. Les génies sont moins des hommes que des monstres. Voilà ce que M. Rodin a compris et rendu si magnifiquement. C’est pourquoi il a voulu que son œuvre aussi fût moins une statue qu’une sorte d’étrange monolithe, un menhir millénaire, un de ces rochers où le caprice des explosions volcaniques de la préhistoire figea par hasard un visage humain. On montre ainsi, en des montagnes des bords du Rhin et d’ailleurs, tels profils célèbres de l’humanité, celui de Napoléon, par exemple, immense et très ressemblant, tout découpé sur l’horizon, préexistant ainsi avant sa venue et de toute éternité. Étrange phénomène, comme si les génies étaient vraiment des aspects de la Nature et les visages immanquables de la Destinée. Ainsi M. Rodin, en concevant de cette façon son Balzac, concordait avec l’ordre éternel et la logique même de la fatalité du génie. Sa statue aussi fait penser aux visages qui sont dans les rochers.

Et ceci, une fois de plus, prouve que M. Rodin crée comme la Nature. Même dans la présentation de ses œuvres, on retrouve les procédés de la Nature. Ses marbres sont frustes, taillés seulement d’un côté, et il en sort des figures, tantôt une face ruinée par la douleur, une autre s’ébrouant vers l’amour, une autre encore, qui n’est pas décidée à vivre. Ses bronzes réalisent le même effet, par des coulées sans accent, alternées avec des formes décisives qui en émargent ; d’étranges patines, vertes et noires, donnent l’air à ces bronzes d’avoir séjourné durant des siècles parmi la houille et les poisons… Tout est vague, inquiétant, complexe, fuyant ou formel, dans le marbre ou le bronze, comme des pensées dans le cerveau ou les êtres et les objets dans la Nature.

Et c’est la dernière preuve qu’un tel artiste de génie opère vraiment d’un bout à l’autre, conformément aux procédés de la Nature, qu’il s’égale à elle, qu’il est aussi une force de la Nature. On en trouve le symbole, fixé par lui-même, dans cette esquisse de la naissance d’Ève, selon la version de la Genèse. Ève est représentée naissant comme la Nature fait naître, les bras repliés, recroquevillée, dans la position d’avant la vie, celle prise par l’enfant dans le sein de la mère… M. Rodin l’a fait sortir telle du néant, parce que, inconsciemment, il n’a jamais agi que suivant les formes de la Nature, parce qu’il n’a jamais créé que comme le symbolique Créateur — avec de l’argile aussi !