L’Élève Bompel/Texte entier

Éditions La Belle Cordière (p. 7-142).

I


Il s’appelait Nil Bompel, et son prénom le rendait fier. Quand on s’exclamait à ce nom de saint peu connu, il répondait froidement, d’un air un peu dédai­gneux : « Ma fête est le 25 septembre, je compte donc parmi les chrétiens. »

Nil avait un frère qui s’appelait Jean, et des parents qui élevaient bien leurs enfants. M. Bompel était fonc­tionnaire. C’était un père compréhensif qui essayait de pénétrer les caractères de ses fils. Jean était studieux, docile, sans personnalité marquée. Il n’en était pas de même de Nil dont l’indépendance suscitait quelques imprévus. Aussi l’avait-on envoyé très jeune au col­lège. Il avait cinq ans.

Tous les matins, le frotteur de l’appartement con­duisait le jeune Nil en classe, bien que cela déplût fort à ce dernier. Il voulait s’en aller seul, prétendant qu’il connaissait le chemin. Mais sa mère persistait à le faire accompagner, parce que le trajet était un peu long, et elle craignait les dangers de la rue. La ville comptait un million d’habitants et un enfant pouvait s’y égarer.

Les raisonnements qu’on tenait à Nil sur ce sujet ne le touchaient pas, et il demandait chaque jour qu’on le laissât aller sans mentor.

Naturellement, on n’était pas ému par ses réclamations.

Nil était si affecté qu’on ne crût pas à ses facultés d’orientation et de prudence, que l’on trouva un moyen de le satisfaire, tout en se tranquillisant : le frotteur qui l’accompagnait eut pour mission de le surveiller tout en se dissimulant, c’est-à-dire que l’homme se cachait à un coin de rue, et dès que l’enfant tournait à un autre coin, il se hâtait de façon à le suivre des yeux. Quand la rue était un peu longue, le brave homme s’abritait derrière une autre personne. Ce manège manquait de commodité, mais il l’amusait beaucoup.

Cependant, un jour, le bambin s’aperçut du stratagème et, comme il était vif, il courut sur celui qui le surveillait et ses petits bras potelés lui administrèrent force coups, à la grande joie des passants. Nil criait :

— Je ne veux pas que tu me conduises !

— Vous vous perdrez…

— Je connais le chemin…

— Vous vous ferez écraser en traversant les rues !

— Je ne suis pas si bête.

Ce dialogue s’échangeait, alors que les petits poings tombaient dru sur le frotteur, qui simulait la souffrance en criant : « Aïe ! oh ! aïe ! oh ! là là… » Quand le petit bonhomme crut avoir maté sa victime, il reprit paisiblement le chemin du collège, en se retournant pour voir s’il était enfin débarrassé de son compagnon.

Par chance, ce dernier avait reconnu, parmi les passants, une dame, amie de Mme Bompel, qui, très divertie par cet incident, s’offrit à surveiller l’enfant. Ainsi, Nil eut beau épier, il ne vit plus le frotteur et se rendit tout joyeux vers sa classe.

— Bonjour, Nil… il me semble que vous êtes bien en retard ?

— Je ne sais pas l’heure… il a fallu que je batte Guétard qui voulait me conduire…

— Battre ? c’est très laid !

— Laid ? C’est lui qui a été méchant. Je lui avais dit que je savais mon chemin, et il me suivait pour que je ne me perde pas. Quand il a été bien battu, il est reparti.

Ce jour-là, ce fut sa mère qui vint le chercher. Ordinairement, il revenait avec son frère aîné, les heures de retour étant souvent les mêmes. Nil aimait beaucoup être dans la rue avec sa mère. Il la trouvait toujours bien habillée. Bien qu’il eût le sens critique développé pour son âge tendre, il jugeait que sa mère était mieux que celles de ses camarades.

Seulement, il ne voulait pas lui donner la main, mais le bras, et il était convaincu qu’il réglait son pas sur le sien.

Il lui raconta son algarade avec le frotteur, et elle l’écouta, feignant de n’en rien connaître.

— C’est donc pour cela, dit-elle, que le pauvre homme n’a pu frotter son plancher aujourd’hui ! Il avait très mal.

Nil avait bon cœur, et cette phrase le frappa :

— Tu crois qu’il avait mal ?

— J’en suis sûre.

Nil sentait des remords. Il n’en dit rien cependant, mais quand il revit sa victime le lendemain qui était un jeudi, il entama la conversation :

— Alors, mon vieux, tu es guéri ?

— Oh ! pas tout à fait encore… mes bras ne sont pas encore solides…

— Écoute… je vais te chanter une belle chanson, pendant que tu frotteras.

Nil avait une voix juste. Il retenait tous les airs qu’il entendait et il entonna la « Marseillaise » sans paroles. Guétard, entraîné, l’imita.

Nil s’arrêta, le regarda d’un air sévère :

— Ta voix est trop grosse, et tu ne chantes pas le bon air… Tais-toi ! laisse-moi chanter… et toi, frotte !

Remis dans son chemin, Guétard n’ouvrit plus la bouche, tandis que Nil déroulait ses plus beaux airs en y plaçant des paroles de son invention. Il marchait de long en large, les mains derrière le dos.

Cet après-midi-là, cet exercice lui donna faim plus tôt que d’habitude. Il demanda à sa maman :

— Dans combien de temps aurai-je ma tartine ?

— À 4 heures… Tu vois la pendule ? quand la petite aiguille sera sur le chiffre 4, tu auras ton goûter…

Nil regardait la pendule. Sa mère sortit de la pièce et, tranquillement, il approcha une chaise de la cheminée et, délicatement, de son doigt léger, il glissa l’aiguille sur le chiffre voulu.

Mme Bompel rentra dans la pièce et Nil lui dit :

— Maman, l’aiguille est sur l’heure du goûter…

Étonnée, sa mère jeta un coup d’œil sur la pendule et constata le fait. Elle ne comprit pas tout d’abord, et quand elle eut deviné le mystère, elle ne put s’empêcher de rire…

— Oh ! Nil… tu as triché !

— Qu’est-ce que cela veut dire, tricher ?

— C’est avancer les aiguilles d’une pendule.

— Ah !

Mme Bompel n’entreprit pas d’expliquer plus longuement sa pensée sur l’ordre du temps, et elle se contenta de dire qu’il ne fallait pas toucher à une pendule sans savoir s’y prendre, sans quoi, elle se briserait et ne marcherait plus.

Nil n’insista pas. Le dimanche suivant, il vit son père qui remontait les pendules de l’appartement, et il le regardait faire avec intérêt.

— Papa… tu triches beaucoup.

— Je triche ? comment cela ?

— Tu avances les aiguilles.

Ahuri, le père promenait ses yeux, de Nil au cadran sur lequel il réglait l’heure. Il ne put rien répondre, et Nil, d’un air supérieur, murmura :

— Tu ne peux pas comprendre.

Et comme un enfant qui renonce à lutter, il s’en alla vers d’autres distractions.

Cette année-là, l’été fut très chaud et Nil se plaignait souvent d’être trop habillé, bien qu’il le fût le plus légèrement possible.

Un matin, sa mère vint comme d’habitude assister à son réveil, et comme il paraissait vouloir encore dormir, elle se retira sur la pointe des pieds.

Elle prit un ouvrage et s’assit près d’une fenêtre ouverte. La maison était située sur une place et l’appartement au premier étage. Ayant levé la tête et jeté un regard dehors, elle aperçut des personnes qui riaient, et elle-même rit de bon cœur en voyant de dos un petit garçon qui se promenait gravement en chemise et pieds nus. Des dames lui parlaient, mais il ne répondait pas, et continuait imperturbablement sa promenade.

Soudain, Mme Bompel reconnut son fils, et une rougeur couvrit son visage. Elle se voila la face, les jambes paralysées par la honte. Puis, se reprenant, saisit un chapeau, dévala l’escalier et courut pour rattraper Nil.

— Que fais-tu là, malheureux ?

— Je me promène…

— En chemise !

— J’ai trop chaud… et je suis très bien sans vêtements…

Un attroupement s’était formé et l’on s’amusait de la crânerie de Nil. Vivement, au comble de l’horreur, sa mère l’emmena. Il ne résista pas, mais disait :

— Pourquoi ne peut-on pas se promener en chemise ? On est si bien…

Mme Bompel eut beaucoup de peine à le persuader qu’il avait mal agi. Dans son acte, il ne voyait rien de répréhensible, et à tout ce que sa mère pouvait trouver pour le convaincre, il opposait une logique qui la désarmait :

— Enfin, conclut-elle, impatientée, je sais une chose : c’est que tu n’as pas vu un seul petit garçon en chemise dans la rue… donc, c’est que cela ne se fait pas !

Nil réfléchit et répondit avec calme :

— C’est parce que les autres petits garçons n’ont pas trop chaud…

Mme Bompel se hâta de changer de conversation, comprenant qu’elle n’aurait pas le dernier mot.

Nil possédait un habitat à lui, et dans lequel il se trouvait fort bien. Cela consistait en un grand tabouret de cuisine, retourné. Il se logeait entre les quatre pieds qui se dressaient en l’air, comme des bastions dominant les points cardinaux. De cette forteresse, Nil voyait ce qui se passait autour de lui. Les quatre bastions étaient ceints d’une ficelle afin que nul ne pût pénétrer dans cette tour. Nil s’asseyait sur l’un des rebords, et il méditait. Il aimait le silence et détestait les jeux bruyants. Souvent, il chantait et sa voix juste causait toujours du plaisir à ceux qui l’entendaient.

Il était observateur, et, au printemps, il guettait l’été. Il regardait par la fenêtre, et quand il voyait courir l’ombre des nuages sur la terre, il s’écriait :

— Maman ! l’été arrive !

Aussitôt que les arbres verdissaient et que le soleil se montrait, Nil, attentif, cherchait l’été et n’avait de satisfaction que quand il le voyait courir sur le sol.

L’hiver, pour lui, se fixait à Noël où il attendait le petit Jésus. L’arbre scintillant le jetait dans l’extase, mais la venue du Petit Jésus le plongeait dans une émotion dont il avait peine à se remettre.

Sa mère priait toujours une jeune amie de se tenir durant quelques minutes auprès du beau sapin dans un costume approprié pour figurer la Sainte Présence.

Sans un mot, Nil contemplait les boucles des cheveux tombant sur les épaules, l’auréole d’or autour de la tête, la longue robe blanche descendant sur les mules d’argent.

Jésus le regardait sans parler, puis lui tendait un paquet qu’il détachait de l’arbre. Puis, pendant que Nil avait les yeux sur son paquet, le visiteur céleste disparaissait.

Alors, il se jetait dans les bras de sa mère et murmurait :

« L’hiver est bien là… crois-tu que le bon Jésus aura assez chaud ? Il n’avait pas de capuchon et le Ciel est si haut… et la route si longue… »

Le lendemain, il attendait la neige et souvent, elle arrivait. Par une coïncidence exceptionnelle, depuis qu’il savait observer, jamais la neige n’était venue pour la fin de l’année, mais dès les premiers jours de janvier elle tombait, et Nil ne se lassait pas de regarder les flocons qui tourbillonnaient devant la vitre. Il voyait dans ces flocons toutes sortes d’images. Tour à tour, c’étaient des nains qui se battaient ou des oiseaux qui laissaient tomber leurs plumes. Il quittait enfin la fenêtre, et plein de vertige, il questionnait :

« Qu’est-ce que c’est que la neige ? d’où vient-elle ? pourquoi fait-il froid ? pourquoi ne reste-t-elle pas sur la terre, et pourquoi, si blanche, devient-elle noire ? »

Quand il alla en classe, la neige ne l’étonnait plus et il se figurait être un grand. Il savait beaucoup de choses et croyait n’avoir plus rien à apprendre. Ainsi, un dimanche, en revenant de la messe, il dit au frotteur qui était de la même paroisse :

— Aujourd’hui, j’ai vu le Bon Dieu…

— Ah ! vous en avez de la chance ; moi, jamais je ne l’ai vu ! Comment était-il ?

— Très beau… ses habits brillaient… ses mollets étaient blancs, son chapeau comme celui d’un gendarme. Il avait une grande canne à la main, et il frappait les dalles pour faire taire les gens.

Le frotteur le laissa dans son illusion, et Nil raconta son histoire à qui voulait l’entendre.

Il arriva qu’un soir d’automne, Nil se trouva seul dans la rue, n’ayant pas vu son frère à la sortie des classes. Il ne fut pas embarrassé. Il s’en alla doucement, flâna, regarda les boutiques, et il vint un moment où il se trompa de rue.

Dans sa famille, on était mortellement inquiet. Son frère se défendait en alléguant qu’il avait cru comprendre que leur mère le chercherait.

Mme Bompel prit le chemin du collège, alla jusque dans la classe de Nil, questionna tous ceux qu’elle rencontra, et chacun s’accorda pour affirmer que l’élève Bompel était reparti.

Mme Bompel demanda l’adresse de quelques camarades au cas où l’enfant les aurait suivis. Mais là encore, nul succès. La pauvre mère revint chez elle dans une douloureuse émotion. Quand son mari rentra et qu’il apprit le drame, il alla, sans tarder, avertir la police pour qu’on l’aidât à retrouver son fils.

Les agents se mirent en branle.

À 21 heures, alors que les parents, anxieux et exténués d’avoir exploré les maisons voisines, étaient là, frémissants d’angoisse, la sonnette retentit, et sur le seuil de la porte, rapidement ouverte, se tenait Nil, sur l’épaule d’un égoutier.

— Bonjour tout le monde ! cria-t-il dans un langage nouveau qu’il venait d’apprendre.

— Ah !

La mère ne put que s’emparer de son fils et le couvrir de baisers.

— Où étais-tu, petit malheureux ? qu’as-tu fait ? tu t’es perdu ?

L’égoutier raconta :

— J’avons vu un p’tit môssieu qui me regardait travailler… Quand j’eus fini, je le voyais toujours. Je lui dis : T’es du quartier, mon bonhomme ? — Non. — D’où viens-tu ? — De la classe. — Alors, tu vas rentrer chez ta maman ? — Je me promène un peu… — Je trouvais ce p’tit môssieu bien habillé avec un air qui semblait me dire : « Ne me pose pas trop de questions. » J’étais embarrassé… Alors, je reprends : Ben moi, j’vas à la soupe. — Moi aussi. — Alors, bonsoir, que j’fais.

— J’vais avec toi. — Tu demeures donc de par chez moi ? — Non, mais j’ai faim et je veux aussi manger une soupe avant de rentrer. — Ça va, que j’dis…

« Nous partons. Il était dans les 6 heures. Aux premiers pas, j’avons deviné que le p’tiot était las. L’idée m’est venu qu’il s’était égaré. Je l’ai mis sur mon épaule et je me suis dit : j’vas toujours le mener à la ménagère, une bonne soupe ne lui fera pas de mal, et après, je le reconduirai chez ses parents… Quand ma bourgeoise m’a vu entrer avec mon colis, elle a crié tout de suite : « Oh ! le bon petit ! que j’suis contente !

— T’es donc si contente, ma bourgeoise ? — Pour sûr ! bonjour, mon mignon… et le mioche a crânement répliqué : « Bonjour, ma bourgeoise ! » ce qui nous a bien fait rire… Mais, avant la soupe, pas moyen de lui tirer une indication. Ensuite, nous avons démêlé, à force de questions et de ruses, que môssieu ne voulait pas qu’on le conduise, qu’il s’était trompé de rue et qu’il avait un peu peur quand il m’a rencontré… Bref, je vous le ramène en bon état. »

Ainsi parla le brave homme, et Nil ajouta, pour que l’on ne crût pas à un désarroi profond :

— Papa… il faudra que tu m’achètes une montre pour que je sache l’heure de la soupe, quand je m’arrête pour regarder travailler.

Mme Bompel s’écria :

— Mais il ne faut jamais t’arrêter, mon chéri !

— Alors, je ne saurais rien ?

— Quand tu reviens du collège, il faut rentrer tout de suite. Si tu n’avais pas rencontré ce bon monsieur, nous te chercherions encore…

— Oh ! j’en aurais rencontré un autre ! répliqua Nil avec assurance… il y en a tellement dans la rue, mais j’aime mieux que ce soit lui, parce que « ma bourgeoise » a de la bonne soupe.

Ces paroles causèrent l’hilarité de tout le monde. Nil était si parfaitement naturel que ce qu’il exprimait gardait un cachet d’humour qu’on ne pouvait entendre sans rire.

Bien remercié, bien gratifié, l’égoutier s’en alla et Nil lui serra la main avec un air un peu protecteur qui tendait à signifier : Ne crois pas que je me sois perdu… je l’ai fait exprès pour voir des choses inconnues.

M. Bompel sortit avec le brave homme afin d’avertir la police qu’elle eût à cesser ses recherches.

— La police ? questionna Nil, c’est le commissaire avec ses agents ?…

— Oui, mon petit.

— Ils me cherchaient tous ? Comment faisaient-ils ? Ils avaient des lanternes ? Les gens ont pensé que c’était une retraite aux flambeaux !… Si j’avais su, je serais parti avec papa.

À partir de ce jour, Nil se jugea tout à fait grand.

Il avait été seul dans une rue lointaine et avait des relations inconnues de ses parents, ce qui lui donnait une supériorité. Il ne tarissait pas de détails sur cette aventure et racontait à sa mère tout ce qu’il avait vu.

De plus, le souvenir du repas qu’il avait fait le laissait plein de reconnaissance, et il disait :

« Il faudra absolument que tu viennes un jour avec moi, pour manger la soupe de ma bourgeoise… Puis tu verras aussi les grandes bottes de l’égoutier… Il les avait enlevées pour me reconduire… Il ne doit pas avoir froid aux pieds avec des bottes pareilles ! »

Désormais, Nil se crut tout à fait un homme d’importance. Moins que jamais, il ne voulait qu’on l’accompagnât. Il partait cependant avec son frère quand les heures de classe correspondaient, et l’on s’ingéniait pour le retour.

Un jour, il revint assez tôt et seul.

— Te voici ! la classe s’est donc terminée plus vite ? lui demanda sa mère interloquée.

— Non… mais je suis revenu en taxi.

— En taxi ?

— Oui… j’ai un ami chauffeur…

Voici ce qui était arrivé :

Quelques taxis avaient leur station sur la place où habitait la famille Bompel. À force de voir passer le jeune garçon, un chauffeur, père de famille, s’était intéressé à son visage intelligent, à sa démarche décidée et à cet air ferme et absorbé qui étaient ses caractéristiques.

Il y eut échange d’amabilités.

Un après-midi, le chauffeur, qui partait en maraude, dit à Nil :

« Je vais du côté de vot’collège… montez près de moi, mon jeune prince… »

Guétard, de loin, vit le manège et il échangea un coup d’œil avec le chauffeur.

Nil accepta, mais au lieu de se placer à côté du conducteur, il préféra se prélasser sur la banquette du fond. Le chauffeur, éberlué, se retournait pour le contempler de temps à autre, et il le voyait, un bras nonchalamment appuyé sur l’accotoir, et le regard errant avec indifférence sur les passants.

En arrivant au collège, Nil eut une ovation, quand on le vit descendre de sa voiture. Il n’en éprouva nul orgueil, parce qu’à cinq ans on est encore simple. D’ailleurs son âme ne connaissait pas l’ostentation. Toutes les circonstances de la vie lui paraissaient naturelles.

Il dit à « son » chauffeur :

« À une autre fois ! »

Puis, sans autre manifestation, il franchit la porte du collège.

Cette aubaine lui arriva quelques fois, et ce jour-là, il bénéficia du taxi pour le retour, le chauffeur l’ayant « cueilli » à la sortie des classes.

Il expliqua son cas à sa mère. La première surprise de Mme Bompel était passée, car elle se rappelait avoir été prévenue par le frotteur Guétard. Cependant, elle ne savait comment accepter cette nouvelle fantaisie ? Devait-elle interdire ou devait-elle tolérer ?

II


Mme Bompel était de ces mères, qui estimaient que la religion devait s’imposer dans la vie de l’enfant, comme une nourriture essentielle, et non enseignée à un âge déterminé, comme il eût pris un aliment accidentel. La logique émanait de cette mère. Du moment qu’elle voulait faire de son fils un chrétien, elle en prenait les moyens, pour ne pas avoir plus tard un reproche à entendre : « Pourquoi n’ai-je pas su plus tôt que telle chose était un péché ? »

Aussi, dès que Nil eut trois ans, sa mère lui apprit-elle les principes fondamentaux du catéchisme.

À cet âge, il ne posait pas encore beaucoup de questions, et se contentait d’enregistrer, mais à mesure que le temps passait, ses idées s’exprimaient.

Un jour, il demanda :

— Un chrétien est un petit garçon qui ne doit pas faire de péchés… mais un péché, qu’est-ce que c’est ?

— C’est faire le mal.

— Et le mal… qu’est-ce que c’est ?

— Être gourmand, désobéir à ses parents, dire un mensonge, être méchant.

Nil réfléchit un moment, puis dit :

— Et le petit Jésus voit tout cela ?

— Mais oui… quand tu me désobéis, il l’inscrit dans un grand livre et plus tard, il te le racontera…

— Oh !…

Nil parut assez décontenancé devant cette perspective et, après un moment de silence, il murmura :

— Il y a beaucoup d’enfants dans la ville, et sûrement il oubliera quelques péchés…

— Jésus voit tout, trancha sévèrement Mme Bompel, et puis il y a ton ange gardien qui ne te quitte pas. Il a une mémoire excellente et il fera son rapport au Bon Dieu…

— Ce n’est pas beau de rapporter.

— Quand il s’agit d’un ange qui veille sur vous, pour votre bien, ce n’est plus rapporter, mais conduire.

Nil n’insista plus. Il dit à sa mère :

— Il faut que j’aille à mes affaires…

Phrase entendue et répétée à propos.

Ce jour-là, « ses affaires » représentaient un jeu de patience dont il reconstituait les morceaux. Quand il voulait rester en repos, il n’aimait rien autant que cette occupation. Cependant, cette fois, il était assez distrait par la pensée de son ange gardien, et il regardait souvent à droite et à gauche pour essayer de l’apercevoir.

Un jeune ami survint, qui, turbulent et volontiers taquin, bouscula les pièces laborieusement placées. Nil eut un réflexe fâcheux : il gifla son camarade qui hurla comme un fauve.

— Tais-toi donc, dit Nil, mon ange gardien va te faire une scène…

L’autre s’arrêta net. Sa mère ne lui avait pas encore infusé la science que possédait Nil.

— Qui c’est ? questionna-t-il.

Et Nil, qui avait près de cinq ans à l’époque, s’improvisa professeur.

— C’est un ange… tu sais ce que c’est ?

— Oui… à l’église, on en voit qui ont des ailes…

— Eh ! bien, tous les petits garçons en ont un qui ne les quitte pas. On ne le voit pas et on ne l’entend pas. On se dit : « Tu peux tremper ton doigt dans la confiture, personne n’est là pour le raconter. » Ah ! ouiche ! mon vieux. Ton ange est là qui marque sur son calepin pour le montrer au petit Jésus.

L’autre écarquilla des yeux énormes et il bégaya, épouvanté :

— Comment sais-tu ça ?

Nil répliqua d’un air supérieur :

— Tout le monde sait ces choses… Tu ne causes donc jamais avec ta mère ?

Le jeune ami n’était pas au niveau de l’intelligence de Nil et il ne sut que répondre.

Quand il fut parti, Nil confia à sa maman :

— Je crois que je n’ai pas été chrétien, cet après-midi.

— Pourquoi donc, mon chéri ?

— J’ai giflé Robert.

— Oh ! c’est très laid.

— Il a commencé. Il a bousculé mon puzzle que j’avais bien avancé. Un bon chrétien, qu’aurait-il fait ?

— Il aurait eu de la patience et aurait continué son jeu un peu plus tard…

— C’est bien ennuyeux, maman, d’être chrétien…

— Mais, tu gagnes une bonne place au Ciel…

— Une bonne place… une bonne place… c’est vite dit.

Mme Bompel, prévoyant que les questions allaient se succéder, crut prudent de brusquer l’entretien.

— Ton papa va rentrer pour diner, va te laver les mains et te donner un coup de brosse…

— Un mot encore, maman… Pourquoi mon ange gardien n’a-t-il pas empêché Robert de me taquiner ?

— Parce qu’un ange gardien doit laisser un petit garçon choisir entre le bien et le mal. Robert, j’en suis sûre, ne s’est pas vanté de sa gifle, parce qu’il a compris qu’il avait mal agi envers toi.

Cette pensée tranquillisa Nil, et il dit :

— Je suis bien content que Robert sache qu’il a été méchant… et je ne le veux pas à côté de moi au Ciel… Ah ! voici papa !…

Naturellement, Nil raconta cet épisode à son père, puis il termina son récit en ajoutant :

— Le Bon Dieu n’aurait pas dû fabriquer des méchants… on serait bien plus tranquilles…

— C’est pourquoi il faut prier pour que chacun devienne gentil, répondit son papa.

— Tu verras alors comme je ferai des prières, à la messe, dimanche… le Bon Dieu en sera tout… comment as-tu dit hier soir, en parlant du frotteur ?

— Tout sidéré ?

— C’est ça !

— On ne parle pas ainsi du Bon Dieu, observa Mme Bompel. Avant tout, il faut le respecter et user de mots plus conformes à sa dignité.

Nil ne répondit rien et se contenta de regarder sa mère fixement, comme s’il voulait se rendre compte de l’importance de ses paroles.

Son esprit emmagasinait beaucoup de choses, et quand il désobéissait, il analysait son péché.

Il dit un jour à sa mère :

— Tu m’avais défendu d’ouvrir le placard aux confitures, mais je l’ai ouvert…

— Que c’est mal !

— Non, maman… parce que je n’ai rien pris… Je voulais voir les couleurs simplement, et savoir ce qui pourrait me servir pour une peinture que je fais… Je crois que ce sera le cassis… Mon ange gardien ne m’a pas averti, et il a fallu que je crève un peu le papier, pour passer mon doigt dans le pot… Cela marquera bien… La groseille est trop pâle et ne donne rien… Alors, maman, veux-tu me donner un pot de cassis ?… Ce que je n’userai pas, servira pour mon dessert… Tu vois que je suis gentil !

Mme Bompel essaya d’une réprimande, mais elle comprit rapidement qu’elle ne la faisait pas avec conviction. Ce que Nil présentait avec tant de sincérité prouvait sa bonne foi. Cependant, il ne fallait pas lui laisser autant d’indépendance.

— Je te donnerai une demi-cuillerée de cassis pour ta peinture, mais tu n’auras pas le restant du pot. Il faut que tu sois puni, pour être allé dans le placard sans permission.

— Tu étais sortie, maman !

— Il fallait attendre mon retour…

— Et je n’aurais rien fait, durant toute la journée ?

— Tu aurais trouvé une autre occupation… enfin tu m’as désobéi… et tu sais ce qui arrive ? je t’ai raconté la lamentable histoire d’Adam et d’Ève…

— Oui, mes arrière-grands-parents…

— Justement… tu te souviens de leur désobéissance ?

— Oui, ils ont mangé un arbre, et le Bon Dieu les a chassés du paradis.

— Ils ont mangé du fruit de cet arbre que le Bon Dieu avait défendu de toucher…

— Oui, ils n’ont pas réfléchi, murmura Nil.

— Et toi, as-tu réfléchi, en allant au placard pour glisser ton doigt dans un pot de confitures ? Je suis sûre que tu l’as léché !

— Ça, non !… je n’ai rien mangé.

— Aussi, je ne te chasse pas du paradis.

— Où est-il ton paradis ?

— Pour le moment, c’est notre maison, où nous vous gâtons, ton frère et toi…

— Ah !…

Cette nouvelle méritait quelque réflexion et le petit Nil se tut pendant au moins deux minutes. Assis sur un petit tabouret, il méditait, quand il reprit l’entretien :

— Je voudrais que tu me racontes encore pourquoi les deux frères Ecob et Jasu se sont bourrés de lentilles.

— Tu veux parler d’Esaü et de Jacob ? Comme tu écorches les noms, mon pauvre mignon !… Esaü avait très faim et quand il a vu que Jacob mangeait un plat de lentilles, il a dit à son frère : « Donne-moi ton plat et je te laisserai mon droit d’aînesse »…

— Qu’est-ce que ça veut dire : droit d’aînesse ?

— Dans ce temps-là, le frère aîné, c’est-à-dire le plus âgé, avait des droits que le plus jeune ne possédait pas…

— Je ne comprends pas.

— Eh ! bien, si les parents avaient des troupeaux, c’était à l’aîné que les parents les donnaient.

— Oh ! Et si le père avait une automobile ?

— Eh ! bien, le frère aîné la prenait.

— Oh !

Nil était indigné.

Le dîner fut servi. Le père, la mère et les deux garçons prirent leurs places. On apporta le potage, puis un plat de lentilles. Or, Nil ne les aimait pas. Tendant son assiette à son frère, il dit :

— Tiens… mange mes lentilles et tu me donneras ton droit d’aînesse…

M. Bompel fut interloqué, mais Mme Bompel ne put s’empêcher de rire de cette leçon si vite appliquée. Elle donna des explications à son mari qui, tout en se doutant de l’histoire, voulait en entendre les détails. Quand Mme Bompel eut fini de parler, il dit à ses fils :

— Nous ne sommes plus sous le régime de ces temps lointains. Maintenant, les parents partagent leurs biens en parties égales entre leurs enfants.

— Une automobile ne peut pas se couper en deux… comment feras-tu ? demanda Nil.

— Nous avons le temps, je l’espère, de résoudre ce problème… En ce moment, nous sommes à table pour nous alimenter, et n’oublie pas de manger ce que l’on te sert…

Ainsi rappelé à l’ordre, Nil se tut.

Cependant, les leçons de catéchisme et d’Histoire Sainte se continuaient, variées, à des distances raisonnables pour ne pas fatiguer le cerveau de l’élève. Les moments étaient saisis au vol, quand le petit garçon, câlin, s’approchait de sa mère pour solliciter une « histoire ».

Elle lui raconta celle d’Abel et de Caïn et il en fut terrifié.

— Mais ce Caïn était vraiment très méchant !

— Oui… très méchant.

Le soir, Nil regarda son frère avec un visage si scrutateur que son aîné lui dit :

— Tu me trouves donc tellement changé que tu ne me quittes pas des yeux ?

— Oh ! non… je me demande seulement si tu voudrais me tuer ?

— Oh ! par exemple ! quelle idée ! et pourquoi ?

— Parce que maman est bien gentille avec moi et que tu pourrais devenir jaloux… et si tu savais ce que peuvent faire les jaloux…

À cette déclaration si franche, Jean éclata de rire, en s’écriant :

— Je ne suis pas un Caïn et il n’y en a pas beaucoup sur terre, rassure-toi !

Jean avait tout de suite deviné qu’une leçon d’histoire sainte avait marqué son empreinte sur l’esprit de Nil.

Cependant les mois passaient et vers l’âge de six ans, Nil fut prévenu qu’il ferait sa communion privée l’année suivante. Sa mère avait eu un peu de mal à lui faire comprendre ce qu’était Dieu. Pourtant, il fallait approfondir les premières données et instruire ce jeune cerveau du grand acte auquel il participerait.

— Tu recevras le petit Jésus dans ton cœur… Tu sais qu’il est venu sur terre parce que les hommes avaient désobéi au Bon Dieu… Il s’est laissé attacher à une croix pour y mourir, pour réparer les fautes des méchants… Tu sais que le bon Jésus est le fils du Bon Dieu et que la Sainte Vierge est sa maman… Quand on est un petit garçon sans péchés, on reçoit le petit Jésus à l’église, agenouillé à la table de communion…

Nil ne comprenait pas bien ces choses, étranges pour un enfant de six ans, aussi averti qu’il fût déjà des questions religieuses.

— Mais, maman, comment veux-tu que j’avale le petit Jésus… Tu m’as montré des personnes devant la balustrade, mais je n’ai vu que M. le Curé qui passait devant elles, avec une coupe et un petit rond blanc…

— Ce que tu appelles sans respect un rond blanc est une hostie consacrée qui représente le corps de Jésus.

— Ah ! bon… murmura Nil. Jésus devient invisible aussi, comme le Bon Dieu ?

— C’est bien cela. Quelquefois, il se trouve des personnes très pieuses à qui Il se montre.

— À moi, Il se montre ! s’écria Nil. Je le vois à Noël ! Il reviendra peut-être un autre jour. Je serai si sage qu’Il dira : « Je vais aller voir ce garçon ».

Mme Bompel ne répondit pas, parce que Nil reprit tout aussitôt :

— Je comprends très bien que Jésus ne peut se montrer à tout le monde, ni se faire manger, alors, Il envoie des hosties… C’est comme papa quand il est en voyage : il envoie des lettres… C’est lui et pas son corps. Eh ! bien, maman, je serai très sage.

Nil tint parole. Pendant une année, il essaya de réfréner ses malices et d’être obéissant. Cela n’alla pas sans quelque révolte due à son caractère indépendant. Pourtant, on n’avait qu’à lui rappeler sa communion prochaine pour qu’il s’arrêtât dans quelque entreprise hasardeuse.

Un jour, il voulut descendre de la maison par la fenêtre, parce qu’il voyait des pierres saillantes qui lui semblaient aussi commodes qu’un escalier. Il enjamba l’appui, et d’un pied, il tâtonnait déjà au dehors, cherchant une saillie, quand sa mère le surprit.

— Malheureux, que fais-tu ?

— Je descends…

Rapide, sa mère l’avait saisi tout en parlant, et tremblant de frayeur, le déposait à terre.

— Tu n’as donc pas pensé que tu pouvais tomber et te tuer ?

— Eh ! bien… eh ! bien, et Jésus ? Et mon ange gardien ? Ils ne m’auraient pas aidé ?

— Mais tu étais en état de péché de désobéissance !

— Tu m’as donc défendu de descendre par la fenêtre ?

Mme Bompel se mordit la langue, mais elle eut la présence d’esprit de répondre :

— Ne t’ai-je pas interdit de sortir sans ma permission ?

— C’est vrai, convint Nil, baissant la tête, je n’y ai plus pensé…

Durant quelques minutes, il resta muet de confusion, puis il demanda :

— Et alors… le Petit Jésus, que va-t-il se figurer sur moi ?

— C’est ce qui me tourmente.

— Tu conviendras, maman, que c’est tout de même un peu gênant qu’il sache tout !

— Ce n’est gênant que pour les petits garçons qui agissent mal, répondit Mme Bompel sévèrement.

— Je suis pourtant bien gentil, murmura Nil pensivement, mais de temps à autre, j’ai une idée qui est mauvaise. Crois-tu que je serai pardonné ?

— Si tu dis un acte de contrition bien sincère…

— Oh ! tout de suite !

Ainsi se terminaient les incartades de Nil.

Un jour, sa maman lui dit :

— Tu sais que tu dois te confesser avant de recevoir le petit Jésus. Je t’ai expliqué ce qu’était la confession.

— Oui… et je trouve que c’est bien ennuyeux !

— Assurément, c’est une mortification, mais il faut en passer par là, pour que notre orgueil soit abaissé…

— Jamais je n’oserai tout dire à M. l’abbé.

— Tu as donc commis de grosses fautes ?

— Je ne sais pas si elles sont grosses, mais il y en a que je n’aime pas.

— Oh ! oh ! tu les diras en premier.

— J’ai souvent pensé que M. l’abbé n’était pas beau et que son nez bourré de tabac me donnait mal au cœur… Comment avouer ce péché-là ? Tu le dirais, toi ?

Mme Bompel était assez embarrassée et elle cherchait un biais, quand Nil reprit :

— Un jour, j’ai pincé Jean parce qu’il ne voulait pas me prêter son crayon… Il a eu un bleu, un grand ! Une autre fois, je voulais absolument que papa soit mort pour que j’aie davantage de crème à la vanille, je trouvais qu’il en prenait trop.

— Oh ! mais c’est horrible ! Tu es un affreux enfant ! Jamais je n’aurais cru cela de toi ! Ce sont des péchés terribles, une pensée de Caïn, gourmandise en plus !

— Non, maman, tu te trompes : papa n’est pas mon frère et je ne voulais pas le tuer, oh ! non, mais seulement qu’il ne soit plus là, le jour de la crême.

— Je vois que tu as grand besoin de blanchir ton âme. Tu écriras tous ces péchés et j’espère qu’avec un sincère repentir, tu auras l’absolution.

— C’est pénible d’avoir à dire tout !

— Mais tu seras soulagé, parce que tu dois être ennuyé d’avoir eu ces idées ?

— Oh ! oui, je sentais que ce n’était pas beau.

Le jour solennel arriva et le bon petit en était fort ému. La veille, il avait dit :

— Alors, c’est demain, maman ?

— Oui, mon enfant.

— Tu seras près de moi et tu me passeras le plateau.

— Oui… et tu n’oublieras pas de le passer à la personne qui sera à côté de toi.

— Ce sera mon papa… ce qui sera bien commode.

— Oui, et Jean sera de l’autre côté.

— Il faudra que je tire un peu la langue, comme ça ?

— Oui…

— Il y aura assez de place pour y déposer le Petit Jésus ?

— Certainement, mon chéri… Maintenant, dors bien parce que tu te lèveras un peu plus tôt demain.

— Oui, maman.

Nil, cependant, ne s’endormit pas aussi vite que les autres soirs. Il était très surexcité par l’acte qu’il accomplirait le lendemain. Il n’était pas certain d’être dans d’assez bonnes dispositions pour recevoir son Dieu. Il répétait son acte de contrition et il tomba dans le sommeil en en murmurant les paroles.

Il se réveilla, dispos. Sa mère était auprès de son lit, et avant même de lui dire bonjour, il s’écria :

— C’est aujourd’hui !

— Oui, mon chéri…

— J’ai un peu peur, maman… Si j’allais ne pas pouvoir ouvrir la bouche ?

— Mais si… tu pourras…

— Et si je commettais un péché mortel avant d’arriver à la table de communion ?

— Ce sera impossible, mon mignon…

— Pourquoi impossible ? Je puis dire un gros mensonge…

— Il ne faut pas penser à tout cela, mais t’habiller rapidement.

— Et déjeuner !

— Déjeuner ! À quoi songes-tu ?

— Oh ! pardon, maman ! Tu vois, j’allais commettre un gros péché ! Tu n’aurais pas été là, je mangeais mon chocolat !

— Oh ! non… il n’était pas prêt… et puis tu aurais réfléchi… Avant de toucher ta cuillère, ton ange gardien t’aurait averti…

Nil accepta ces paroles pleines de réconfort, mais il s’en voulait de cette malencontreuse étourderie, et il en était mortifié. Il se croyait indigne de la cérémonie à laquelle il s’était préparé avant tant de zèle. Il reconquit cependant sa tranquillité et il marcha silencieusement jusqu’à l’église entre son père et sa mère.

Quelque vingt minutes après, ce fut un petit garçon à l’aspect séraphique qui vint se rasseoir à sa place.

Et quand il rentra dans l’appartement, ce fut à peine s’il osa bouger.

Il resta un bon moment devant sa tasse de chocolat sans y toucher.

Sa mère lui dit :

— Tu as été bien recueilli, mon mignon…

— Je voudrais rester toujours comme aujourd’hui…

— Il ne tient qu’à toi…

— J’ai peur que non… Je crois que chez les garçons, il y a toujours un petit diable qui se bat avec l’ange gardien.

— Il faut le chasser en pensant à Jésus. Maintenant, mon chéri, mange, tu dois avoir faim.

— J’ai très faim… mais j’ai peur de brûler le cher petit Jésus qui est dans mon cœur. Je le sens encore là… et s’il avait mal ?

Mme Bompel essaya de persuader son fils de n’avoir aucune crainte.

Timidement, il porta la cuillère à ses lèvres. Il agissait avec précaution et un soin touchant. Tout en mangeant, il décrivait les sensations éprouvées.

— Quand je suis allée à la table de communion, je tremblais un peu et j’aurais voulu dire mes péchés tout haut. Et puis, j’ai pensé que le Bon Dieu me pardonnerait… puis je ne sais plus… ma tête était toute brouillée. Je t’ai suivie, maman, et je ne pouvais plus penser. Quand M. le Curé s’est approché de moi, j’ai senti du froid dans mon dos. Heureusement, j’ai pu tirer la langue à temps.

Le chocolat disparaissait petit à petit. Quand il fut terminé, Nil demanda doucement :

— Je voudrais t’aider à quelque chose, maman…

— Je n’ai rien à faire qui soit de ton ressort.

— Et toi, papa ?

— Veux-tu mettre mes lacets neufs à mes chaussures ?

— Bien sûr !

Nil effectua cette besogne avec la conscience qu’il apportait à toutes choses.

Ensuite, il s’occupa de son mieux, se retenant de chanter comme il en avait l’habitude, de façon à faire un sacrifice.

La journée se passa dans des distractions austères. Il apprit ses leçons pour le lendemain, recopia ses devoirs et ne taquina pas son frère.

Ses parents n’eurent que des compliments à lui faire, le soir, quand il les embrassa en se couchant.

— Je suis aussi assez content, répondit-il, mais cela a été dur. Je vous avouerai que la vie n’a pas été amusante pour moi, aujourd’hui, mais j’ai été soutenu par l’espoir d’avoir une meilleure place Là-Haut…


III


Les classes sérieuses allaient commencer. Nil avait sept ans, et au mois d’octobre, il entra en 9e.

Tout de suite, il critiqua son professeur qui était un jeune homme mince, à l’air effacé. Nil le trouvait trop grand.

— Cela n’a aucune importance qu’il soit grand, lui dit sa mère.

— C’est très ennuyeux, répliqua Nil, parce qu’on est obligé de trop lever la tête pour lui parler.

C’était là une objection à considérer et Mme Bompel l’admit sans sourire.

Nil ne se montrait pas très bon élève, non pas qu’il fût paresseux, mais le tour de son humour inconscient excitait le rire de ses camarades, et Nil prit goût à cette dissipation, d’autant plus que son propre rire était communicatif. Ainsi, quand il n’entendait pas d’éclats de gaîté autour de lui, il commençait à rire et son entourage l’imitait.

Le grand jeune homme lui-même, presque involontairement, se joignait à ses élèves, jusqu’au moment soudain où il reprenait conscience de ses fonctions et disait avec un air sévère, en frappant son pupitre de sa règle :

— Du silence, messieurs, vous n’êtes pas ici pour rire…

Le mot « messieurs » remplissait Nil d’aise, et il se prenait pour un personnage. Il se redressait et quand il marchait à côté de sa mère, il se figurait tenir la place de son père.

Un jour même, il eut une belle idée, mais il procéda par tâtonnements :

— Maman, est-ce qu’une dame comme toi peut avoir deux maris ?

Cette question interloqua quelque peu Mme Bompel qui se demandait où son fils voulait en venir.

Elle répondit simplement :

— Mais non, mon enfant.

— Pourquoi ?

— Le Bon Dieu a dit : vous n’aurez qu’un mari qui sera le papa de vos enfants…

— Tu crois que le Bon Dieu a pensé à tout ? Tu te figures qu’il savait que je pourrais me marier avec toi pour te promener, t’amuser, alors que ton autre mari n’a jamais de temps pour cela ? Tu sais que le pauvre homme rentre éreinté et qu’il ne demande que ses pantoufles, tandis que moi, n’allant plus au collège, je te tiendrais compagnie et te conduirais dans de beaux jardins.

Mme Bompel se retenait pour ne pas rire de tout son cœur…

Elle dut employer beaucoup de diplomatie pour dis­suader son fils de tels projets. Il cherchait des argu­ments de tous genres. Il se rendit devant des raisons péremptoires, dont la principale était que pour se marier, il fallait pour le moins porter des pantalons longs, ce qui n’arrivait que beaucoup plus tard.

— Tu n’as jamais vu un marié en culottes courtes et en mollets nus, n’est-ce pas ?

À vrai dire, Nil n’avait jamais vu de marié et il se tut, en acceptant de patienter.

Sa mère jugeait que d’ici là, son petit garçon appren­drait que l’on ne se marie pas avec sa mère. Pour le moment, il se contentait de faire des courses avec elle. Les commerçants l’accueillaient toujours avec un beau sourire, que Nil rendait plus ou moins. Dans l’ensem­ble, il estimait que l’on se montrait bien familier vis-à-vis de lui.

Un jour, une pâtissière lui dit :

— Veux-tu choisir un gâteau, mon petit ami…

À quoi Nil répondit :

— Merci, ma petite amie, je n’ai pas faim…

Ce fut dans la pâtisserie, un éclat de rire que Nil ne partagea pas. Il resta sérieux, les lèvres serrées, dans une dignité imperturbable. Sa mère, un peu gênée, lui fit remarquer qu’on ne devait pas répondre avec au­ tant de familiarité à une dame, mais Nil regarda sa mère sans un sourire et sans un mot. Quand ils furent sortis du magasin, le jeune garçon retrouva sa langue.

— Je n’ai pas été poli, c’est vrai, mais je ne veux pas que cette dame, qui a de bons gâteaux, mais que je trouve très laide, m’appelle son petit ami. Si elle en prenait l’habitude, je deviendrais ridicule.

Mme Bompel ne tenta pas une défense. La logique découlait de ces paroles, et elle estima plus simple de laisser le temps agir, pour débrouiller les politesses conventionnelles. L’enfant enregistra et peu à peu la lumière jaillit.

La jeune mère se contenta de rire intérieurement des aperçus de son fils qui, à son âge, s’occupait déjà d’un ridicule futur.

En classe, Nil ne faisait pas beaucoup de progrès, parce qu’il était souvent mis à la porte par suite de l’habitude que les élèves avaient prise de s’amuser de ses moindres saillies ou de ses mines.

Ainsi, le professeur ayant lu une description du chat, un questionnaire avait suivi :

— Décrivez-moi le chat, avait-il dit.

L’enfant répéta les mots entendus. Quand il eut ter­miné, Nil s’écria :

— Il n’a pas tout dit !

— Pardon ! intervint le professeur, il n’a rien omis de ce que j’ai lu…

— Le livre est mauvais, s’entêta Nil.

— Pourquoi ?

— Le chat, prononça Nil, a des grains de riz entre les doigts de ses pattes…

À cette affirmation, la classe éclata de rire, alors que le professeur restait abasourdi. Il crut que Nil voulait plaisanter pour dissiper ses camarades et il le répri­manda fermement.

Nil se défendit, mais n’obtint pas gain de cause. Et, comme tous les élèves persistaient dans leur tumulte, Nil fut envoyé dehors.

Il ne se démonta pas. Il alla vers les cuisines, où il savait que le chat de l’établissement se tenait de pré­férence. C’était un chat très doux et toujours prêt à ronronner. Nil le prit dans ses bras et revint vers sa classe où il entra.

Son entrée fit sensation et les élèves brisèrent le calme, mais Nil ordonna :

— Taisez-vous, Messieurs !

Le professeur n’avait pas eu le temps d’intervenir que Nil était à côté de lui. Et posant le chat ronron­nant sur le bureau, il dit :

— Vous pouvez regarder…

Le professeur, médusé, se pencha sur les pattes du chat qui montrait ses griffes parmi ses poils, tout à fait semblables à des grains de riz transparent.

Le professeur rit et conclut :

— Vous êtes observateur, Bompel… seulement, vous vous êtes mal expliqué… Vous auriez dû dire : les grif­fes du chat, ressortent dans sa fourrure, comme des grains de riz.

— Je ne suis pas professeur, répliqua Nil, mais je dis ce que je vois…

Dignement, il reprit le chat et le reconduisit à sa place habituelle, puis il se dirigea vers l’infirmerie, son lieu de refuge quand il était à la porte.

— Bonjour, cher Nil, s’écria l’infirmière qui l’aimait beaucoup… vous avez besoin de moi ?

— Oh ! non… je suis puni parce que mes camarades rient trop…

— Oh ! oh ! si je devine bien, vous apportez le désor­dre…

— Je n’y comprends rien, parce que maman assure que j’ai de l’ordre. Les élèves doivent s’ennuyer beau­coup en classe pour s’amuser de tout. Ce n’est vrai­ment pas de ma faute…

— Pauvre Nil !

— Je ne suis pas malheureux… j’aime bien venir causer avec vous, et je vais rouler des bandes pour les maladroits qui tomberont.

Et Nil, sans souci de la classe, assis à côté de l’infir­mière, commença son travail.

Elle se disait bien que l’élève Bompel serait mieux avec son professeur, mais elle n’avait pas à intervenir et, comme elle aimait la compagnie du jeune garçon, elle le garda.

À la vérité, il ne perdait pas tout à fait son temps, car elle lui enseignait quelques rudiments. Elle appré­ciait son intelligence et ce qu’il disait était toujours raisonné.

Cependant, Nil gagnait en audace, à moins que cette tranquille façon de faire ne fût qu’un sentiment exces­sif de franchise d’opinion.

Un matin, après une leçon d’écriture, Nil demanda poliment à parler au directeur.

Son professeur, qui s’attendait toujours à quelque originalité de la part de son élève, trouva celle-ci un peu osée. Il se demandait ce qu’un si petit bonhomme de 7 ans pouvait avoir à dire. C’est qu’on ne devait pas déranger le directeur inutilement.

— Vous avez une plainte à formuler ?

— Oui, monsieur.

— Veuillez m’en informer. Je la transmettrai.

— Je désire parler moi-même…

Le maître et l’élève s’affrontèrent du regard.

— Bien, dit le professeur, vous irez dans le cabinet de M. le Directeur après la classe, je vous annoncerai.

— Merci, monsieur.

Il était 11 heures. Les élèves furent distraits et le professeur préoccupé. Que dirait Nil ? Avec lui, il fal­lait s’attendre à tout. Le malheureux jeune homme interrogea sa conscience pour y découvrir quelque faute à l’égard du petit monde qu’il gouvernait, mais elle ne lui reprocha rien.

À la sortie, il dit à Nil :

— Venez… je vais vous conduire.

Très calme, le jeune garçon suivit son guide qui, de corridor en corridor, s’arrêta devant une porte.

— Attendez-moi…

Quelques instant après, il ressortit en disant à Nil :

— Vous pouvez entrer. M. le Directeur veut bien vous recevoir. Soyez très poli… et saluez-le avant de parler.

Nil entra sans émotion. Il vit un visage qu’il n’avait jamais aperçu. Il lui trouva un air bon et devina qu’on ne s’adressait pas à lui en vain.

— Bonjour, mon jeune ami.

— Bonjour, Monsieur le Directeur.

— Vous avez une réclamation à me faire ?

— Oui, monsieur.

— Pour quel motif ?

— Je voudrais que notre professeur soit changé.

— Oh ! il est cependant très agréable…

Le Directeur ne s’attendait nullement à cette conclusion. Son esprit faisait rapidement le tour du professeur dont personne ne s’était jamais plaint. Il savait parce qu’il venait d’être prévenu quelques minutes auparavant, que l’élève Bompel ne manquait pas d’idées souvent justes, et avec appréhension, il se de­ mandait quel défaut caché avait le maître.

— Oh ! il est très gentil, approuva Nil.

— Alors ?

— Alors… il a le nez trop pointu et quand il nous montre à écrire, il pique la joue, ce qui est intolérable…

À ces mots, le Directeur éclata d’un rire si généreux que Nil l’imita. Et, comme son rire était communicatif, ce fut dans l’austère cabinet, une cascade de gaîté qui n’en finissait pas. Le professeur attendait à la porte, très anxieux. Il perçut cette hilarité et entr’ouvrit dis­crètement le battant. Il fut confondu devant le spec­tacle que ces deux êtres lui offraient.

Il s’en alla doucement. Nil qui avait su égayer au­ tant M. le Directeur saurait certainement retrouver seul son chemin. Le jeune professeur n’était plus préoccupé. Il savait que nul blâme ne lui serait infligé. Ce rire le lui prouvait.

Cependant, après la classe du soir, il fut appelé dans le cabinet du directeur.

Celui-ci lui dit :

— Vous avez une fameuse recrue dans votre classe !

— L’élève Bompel ?

— Oui, ce petit homme plein d’humour qui est venu me trouver pour me demander votre changement.

— Mon changement ?

— Oui, et tout simplement parce que vous piquez le visage de vos élèves…

— Je pique le visage de mes élèves ! interrompit le jeune homme abasourdi.

— Oui… avec votre nez pointu, pendant vos leçons d’écriture… Vous ne vous attendiez pas à cela ?

Non, le professeur ne s’y attendait pas, et il comprit la gaîté qui avait secoué son supérieur.

Il regarda le directeur dont les traits reflétaient la joie.

— Mon pauvre ami, vous voici classé… un bonhom­me de sept ans a eu raison de tout le sérieux de votre vie. Il est fatal que les élèves trouvent la caractéristi­que de leurs maîtres et en abusent, mais je ne pré­voyais pas que la vôtre serait de cette sorte.

— Je ne puis y remédier…

— Aussi, nous ignorerons cette démarche… Bompel entrera en huitième l’an prochain et vous ne lui don­nerez plus de leçons d’écriture, afin de ne pas susciter sa verve… Il me semble doué d’idées subversives…

— Il est insupportable dans une classe par son aplomb tranquille dont il ne se rend pas compte… Les élèves sont à l’affût de ce qu’il dit et, d’une simple grimace même, il déclenche des rires qui ne s’arrêtent plus. Alors, je suis obligé de le mettre à la porte…

— Où il n’apprend rien…

— Oh ! il n’est pas très en retard…

— Je vais essayer de lui faire entendre raison… envoyez-le-moi demain matin.

— Bien, Monsieur le Directeur.

À dire vrai, le directeur prenait grand intérêt à Nil. Son assurance l’intriguait. Il n’y voyait nulle insolence, mais un caractère qui avait cette forme. Il avait été entraîné, lui aussi, par ce rire communicatif, et il com­prenait parfaitement que des enfants ne pussent résis­ter à cette contagion.

Le lendemain matin, il reçut Nil, qui se familiarisait avec le cabinet directorial.

— Me voici, Monsieur le Directeur… ah ! pardon, j’oubliais de vous dire bonjour…

— C’est un oubli réparable…

— Oui, mais la politesse n’est pas satisfaite… et j’oublie souvent, parce que je me suis mis dans la tête que c’était du temps perdu…

— Vous êtes bien jeune pour avoir de tels aperçus.

Nil ne répondit pas. Il était précis et il se demandait pourquoi M. le Directeur l’avait fait appeler. Chez Nil, les idées devaient se traduire par des faits. Or, le directeur n’avait rien de particulier à lui dire. Il s’intéressait à cet élève, qui lui paraissait moins banal que les autres.

Cependant, comme il fallait se montrer un maître, et non un camarade, il prit le sujet qui condamnait souvent l’élève à être mis à la porte de la classe.

— Votre professeur m’a averti que vous étiez souvent puni et que vous passiez le plus utile de votre temps hors de la classe…

Nil eut un geste qui signifiait : Qu’y puis-je ?

Son attitude sérieuse, ses yeux éloquents, sa bouche ironique semblaient une réponse à l’incompréhension de ceux qui le gouvernaient.

Le directeur ne s’y méprit pas.

— Vous êtes persuadé, ou du moins vous le paraissez, que vous n’êtes pas cause de cette rigueur… Cependant votre professeur est juste…

— Non… il n’est pas juste, prononça Nil, parce qu’il rit aussi, sans que je sache pourquoi… Je suis le seul à rester sérieux… Donc, tout le monde devrait sortir, professeur en tête, et moi je devrais rester dans la classe…

Le directeur oublia qu’il avait devant lui un jeune élève. Cette réponse lui parut si originale qu’il eut un éclat de gaîté. Il voulut le rattraper, mais il était trop tard. Nil, n’étant pas en classe, jugea qu’il pouvait faire chorus, et du moment que Nil riait, on ne pouvait que le suivre.

Enfin, le sérieux revint et le directeur prit un air sévère.

Nil le regardait et, à son tour, il adopta un masque digne, mais avec un sourire en coin à peine dessiné qui voulait dire : Je sais que vous jouez à la gravité, mais ce n’est que superficiel… un tout petit mouvement, et cette belle façade craquera…

Ce qui arriva. Le directeur posa les yeux sur ce visage juvénile qui prenait l’aspect d’un adulte averti, et il retomba dans un accès de gaîté qu’il ne put maîtriser.

Nil le contemplait sans se départir de son attitude presque réprobative. Il osa :

— Oh ! Monsieur le Directeur, qui, des deux, devrait être à la porte ?

Ce coup direct atteignit le supérieur dans son omnipotence. Son rire se figea et il murmura :

— Vous êtes dangereux, Bompel, parce que désarmant… Dites-moi, est-ce que vous réfléchissez quelquefois ?

— Souvent…

— Alors, comment comptez-vous avancer dans vos études, si vous ne restez pas en classe ?

— Oh ! j’apprends beaucoup de choses, chaque fois que je suis puni… puni pour n’avoir rien fait, insista-t-il… Je vais à l’infirmerie et si je n’apprends pas à bien écrire, je sais au moins ma table de multiplication, je sais rouler des bandes et je sais encore avec quels médicaments on lave les plaies… Les départements, je les connais tous, parce que la bonne infirmière les chante et que j’aime le chant… à votre service, monsieur !… Je ne perds donc pas mon temps, et je suis sûr qu’aucun de mes camarades ne peut en dire autant.

Le directeur ne laissait pas voir son étonnement, pour sauvegarder sa dignité. Il croyait que Nil flânait dans les corridors ou bayait aux corneilles, et il s’avisait que le cerveau actif du jeune élève ne se contentait pas de musarder.

Cependant, cette conduite n’était pas normale. Une discipline était là et il fallait s’y soumettre. Si chaque élève se livrait à sa propre fantaisie, les établissements scolaires ne seraient plus qu’une plaisanterie.

— Mon jeune ami, reprit le directeur, je ne puis que vous féliciter d’occuper aussi intelligemment vos punitions, mais il vaudrait mieux, pour l’exemple, que vous ne disiez rien en classe pour ne pas provoquer la dissipation…

— Je ne dis rien ! Monsieur le Directeur, je ne dis rien ! s’exclama Nil… J’écoute le professeur, les élèves me regardent… et pan !

— Vous n’avez pas ouvert la bouche ?

— Non… il y a un frémissement dans la classe, le contact est mis et, rapide comme l’électricité, le rire jaillit !

— Sapristi ! s’écria le directeur, quel âge avez-vous pour parler ainsi ?

— Huit ans en octobre…

— Vous êtes précoce…

— Huit années, c’est beaucoup, monsieur, quand on entend parler ses parents et leurs amis, et qu’on retient ce qu’ils disent…

— Vous êtes un phénomène… Regardez-moi comme si vous regardiez votre professeur en train d’enseigner.

— Voici…

Nil prit la pose. Le directeur eut devant lui une tête ronde aux yeux attentifs, un nez aux narines mobiles qui semblaient flairer le vent et une bouche spirituelle, toute prête à réfuter une idée, mais qui retenait l’ironie bondissante.

— Évidemment, murmura le directeur, avec un sourire, il y a matière à provoquer une certaine agitation.

Plus haut, il ajouta :

— Votre visage est trop indicatif… On peut y lire vos pensées, surtout parce que vous voulez les signaler par une mimique expressive… Il faudrait vous efforcer d’avoir un visage plus rigide…

— Comme ça ? demanda Nil.

Les yeux lointains, la bouche serrée, le jeune garçon semblait de pierre, mais, bien qu’il s’appliquât, les lèvres dans leur pli conservaient cette mystérieuse expression, cet appel à l’attention qui n’attendait qu’un déclic pour déchaîner l’allégresse.

Le directeur, l’ayant observé un moment, dit en le regardant :

— Cette faculté que vous avez provient de la conformation de votre bouche, aidée par votre esprit déductif, caustique, mordant…

Le directeur s’arrêta et murmura comme pour soi :

— J’oublie que je parle à un enfant…

Puis tout haut :

— Bompel, promettez-moi de ne pas apporter de trouble dans votre classe… Vous devez comprendre quelle tâche ingrate a votre professeur… Vous vous amuserez à la récréation et ainsi tout le monde sera content…

À quoi Nil répliqua :

— Le professeur nous a lu une fable où il s’agissait d’un meunier, de son fils et d’un âne… la morale était qu’il était impossible de contenter tout le monde…

— Vous avez de la mémoire et de l’à-propos, élève Bompel, mais il ne faut pas trop en faire usage, vis-à-vis de vos supérieurs…

— Que veut signifier : supérieur ? demanda Nil avec le plus parfait naturel.

Interloqué, le directeur chercha une formule appropriée.

— C’est une personne qui a plus de raison, plus d’expérience, plus de savoir… Je n’ai pas besoin de vous apprendre que vous comme élève, moi comme directeur, je suis votre supérieur…

— Oui, convint Nil, vous êtes un peu plus âgé que moi, mais nous sommes entre hommes, et nous pouvons dire que seuls sont inférieurs ceux qui ne sont pas intelligents…

Le directeur fut tellement désarçonné par cette profession de foi, que le sérieux auquel il se contraignait disparut sous une gaîté débordante.

Deux années passèrent et Nil eut neuf ans. Il était dans la classe de sixième et ses camarades restaient les mêmes. Ils obéissaient toujours à l’impulsion donnée et continuaient de s’amuser aux dépens de Nil. Ses parents étaient désolés qu’il n’eût jamais de récompenses à la fin de l’année. Il aimait apprendre, cependant, mais il s’irritait de voir que ses moindres paroles n’étaient jamais prises au sérieux.

IV


Dans les conditions où Nil se trouvait en classe, les vacances étaient fort appréciées par lui. Cette année-là, ses parents ne parlèrent ni de mer, ni de montagne, mais d’une maison à la campagne dans les environs de Lyon. Nil se livra à l’étude des champs.

Tout l’intéressait. Il causait avec les paysans et leur suggérait des améliorations qui les amusaient, mais qu’ils ne trouvaient jamais sottes.

Le jeune garçon fut particulièrement attiré par un moulin dont la roue tournait sans arrêt. Elle répandait un bruit mélancolique et mélodieux qui faisait dire : la roue chante… les sons donnaient de la vie, un apaisement aux choses, et Nil l’écoutait en méditant.

Il voyait les gens des environs qui apportaient leurs sacs de blé pour le faire moudre, et en voyant tout ce dérangement et cette perte de temps, Nil eut une idée :

— Maman, je t’annonce que je vais être meunier…

— Meunier ! et tes études ?

— Je n’ai pas besoin de savoir beaucoup de choses pour moudre de la farine… J’ai souvent moulu le café pour Eudoxie et j’ai réussi… C’est une affaire de réglage…

— Je suis sûre que ton père te trouvera un peu jeunet !

— Je me demande pourquoi ! On n’a pas besoin d’être vieux pour entreprendre une chose.

— Mais tu n’as pas de moulin !

— Il vous sera facile de m’en acheter un… je suis certain de gagner de l’argent et vous serez vite remboursés…

— Enfin, le moulin d’ici n’est pas à vendre…

— Oh ! je ne veux pas l’acheter… J’ai une autre solution : tous les hommes qui viennent avec leur blé arrivent en voiture, discutent avec le meunier, perdent du temps et souvent s’en retournent avec leur blé non moulu… Or, moi, je veux ceci : un moulin ambulant qui se rendra de village en village pour moudre la quantité disponible. J’éviterai un déplacement aux braves gens qui sont toujours occupés.

Mme Bompel restait étonnée. À creuser l’idée de son fils, elle ne lui semblait pas déraisonnable, et elle s’avisait que tout le monde pourrait être satisfait de cette innovation, à laquelle personne encore n’avait songé. Si elle jugeait l’idée bonne, elle n’envisageait pas que son fils pût l’inaugurer, non. À la pensée que son « petit garçon » pourrait prendre des allures de patron-meunier, un rire fou lui venait aux lèvres. Elle le réprima pour dire :

— Ton projet me paraît tout à fait fameux, mais pour le mettre en pratique, il faudrait étudier la chose à fond… Ce sont des plans, des devis à établir. Ni ton père, ni moi ne pouvons nous y astreindre. Il faut donc que tu étudies afin de pouvoir résoudre tous ces problèmes. Aussi inventif que tu sois, ton cerveau ne peut concevoir une semblable solution… Il faut attendre et surtout travailler et ne pas te faire punir si souvent.

Rien n’irritait Nil davantage que les allusions à ces punitions qu’il qualifiait d’injustes… Ses parents mêmes ne comprenaient-ils donc pas qu’il était vaincu par un entourage qui obéissait à une routine devant laquelle il était impuissant ?

Pour que sa mère ne continuât pas sur ce sujet, il abonda tout de suite dans l’énumération des difficultés qu’elle lui soumettait. Avec un air méditatif, il dit simplement :

— J’attendrai…

Il ne parla plus de cette entreprise, mais il continua d’observer tous les travaux qui s’élaboraient sous ses yeux. Les paysans l’aimaient en le voyant si attentif à ce qu’ils faisaient. Il leur posait de nombreuses questions et, s’ils riaient parfois de la multiplicité de ces questionnaires, ils ne traitaient pas le jeune garçon comme un écolier ordinaire.

Rarement, Nil jouait avec des compagnons de son âge. Il détestait les jeux bruyants et préférait regarder les hommes travailler de leur métier.

Il faisait de longues pauses chez le maréchal-ferrant, et les gerbes d’étincelles qui jaillissaient de l’enclume le séduisaient :

— On dirait un feu d’artifice… Ah ! si on pouvait recueillir ces étincelles pour chauffer les pauvres pendant l’hiver, ce serait une belle invention…

Il méditait sur ce problème, mais ne pouvait le résoudre.

De là, il allait chez le serrurier, et quand il voyait une clé se façonner entre les doigts habiles, il n’en pouvait plus d’admiration.

Quand il fut plus âgé, il ne tarissait pas d’éloges sur ces mains laborieuses, aux gestes si précis, et il disait à sa mère :

— Aussi jeune que j’étais, je ne pouvais m’empêcher de m’extasier sur ces mains merveilleuses, aux mouvements si sûrs. Les doigts saisissaient les clous avec une légèreté incomparable. Le marteau, d’un coup vif, retombait, et le clou s’enfonçait, bien droit. Le cordonnier, aux mains pleines de poix, paraissait un tout autre homme quand il manipulait la chaussure à ressemeler. Il la tournait et la retournait, et cela ressemblait à un envol. Le cuir qu’il coupait devenait docile et souple et pas une erreur ne se commettait dans son calcul… Oh ! ces mains qui hantaient mon cerveau d’enfant ! Quel que fût l’ouvrier que je regardais, ses mains me paraissaient prestigieuses et semeuses de miracles.

Quand le menuisier glissait son rabot sur le bois rugueux, les copeaux tombaient, légers comme des boucles… Il appuyait ni peu, ni trop peu, et la planche devenait lisse sous ses mains adroites. Et cette planche, il la maniait avec une sorte d’affection, la basculait dans tous les sens, jusqu’à ce qu’elle fût unie comme un miroir.

Tout cela me paraissait prodigieux, et mes petites mains malhabiles esquissaient les gestes que j’avais vus, mais ils n’étaient que de fugitifs reflets sans résultats…

C’est ainsi que, plus tard, parla Nil, mais il était encore éloigné de ces réflexions, et pour le moment il utilisait ses vacances selon son goût.

En octobre, il revint à Lyon et reprit le chemin du collège. Il y allait seul, parce qu’il était alors tellement raisonnable et prudent, que l’on ne pouvait ressentir de crainte pour lui.

En classe, pourtant, il se montrait assez indifférent, parce qu’il s’imaginait que sa bonne volonté ne serait pas prise en considération.

C’est ainsi que le professeur ayant lu l’histoire de ce roi cherchant le bonheur, et l’ayant trouvé chez un homme pauvre, Nil entendit vaguement les paroles mais n’en appliqua pas le sens.

Quand le maître demanda à ses élèves de transcrire le récit et d’en démontrer la morale, Nil ne vit que le côté pratique, dans sa manière de réduire tout à la synthèse.

Pour Nil, cela se résumait en un fait : c’est que le pauvre homme n’avait pas de chemise, et dans son devoir de six lignes dialoguées, Nil écrivit :

« — Vous avez tout ce qu’il vous faut ?

«  Oui.

« — Mais vous n’avez pas de chemise ?

« — Non.

« — Eh ! bien, mon bon, allez chez le marchand de chemises !… »

Si cette copie démontrait l’esprit ordonné de ce caractère, elle prouvait aussi que l’élève n’avait pas bien écouté et ne s’était pas donné la peine de saisir le sens de l’apologue…

Tous les élèves rirent, comme toujours, et Nil, qui avait de l’amour-propre, en fut vexé.

Il s’entêta dans sa conclusion : cet homme ne possédait pas ce vêtement indispensable.

— Voyons, Bompel, vous n’avez pas compris… je vous ai lu déjà la fable du Savetier et du Financier… Vous avez vu que le Savetier chante parce qu’il n’a pas le souci de cacher son argent, et que le Financier est tourmenté de la crainte de le perdre…

Discuter avec Nil, c’était soulever des discussions à n’en plus finir, et tout à son idée, il riposta :

— Ces deux-là avaient des chemises…

— Ne parlons pas de cela ! interrompit le professeur impatienté. Dans l’histoire qui nous occupe, c’est une image pour indiquer que la pauvreté donne souvent la tranquillité d’esprit…

— On ne peut pas être tranquille, quand on n’a pas de chemise, riposta Nil froidement.

— Puisque je vous répète que c’est au figuré ! Je voudrais vous faire comprendre le sens de ce récit et je suis surpris que vous n’y apportiez pas un peu plus d’intelligence…

— Pourquoi ont-ils parlé de chemise alors ? Ils pouvaient prendre un autre exemple… un chapeau peut-être ?… On peut aller sans chapeau, mais on ne doit pas aller sans chemise…

— Élève Bompel, vous apportez vraiment trop de mauvaise volonté à saisir le sens de cette allégorie… Je vais vous donner une punition… Vous voulez dissiper vos camarades, les inciter au rire et je ne puis le tolérer… Votre professeur précédent m’avait bien prévenu…

À ces mots, Nil sentit une sourde révolte. Il tenta de la refouler, mais sa colère fut la plus forte, et il dit, cependant avec calme :

— Monsieur, il est impossible que vous puissiez nous parler d’un homme sans chemise…

La classe partit d’un éclat de rire homérique, et le professeur, froidement, pria Nil de sortir.

Il le fit dignement, sans regarder autour de lui, bien que chacun essayât d’attirer son attention.

L’affaire n’eut pas de suites, bien que Nil s’attendît à être sérieusement puni.

Quelques semaines après cet incident, il y eut un fait regrettable : la règle du professeur disparut. Quand il prit son poste, un après-midi, il chercha sa règle qui n’était plus là.

— Mes jeunes amis, quelqu’un de vous s’est-il servi de ma règle ? Je l’ai laissée sur mon bureau et je ne la vois plus…

Il y eut des protestations, des dénégations…

Nil ne dit rien. Le professeur le regarda sans y penser, et les yeux des élèves convergèrent vers celui que le maître semblait questionner.

Nil, très calme, ne sourcilla pas.

— Personne ne peut me donner une indication ? demanda le professeur.

Tout le monde resta muet. Cependant un élève murmura un nom… celui de Nil.

Il flotta dans l’air comme un coton de peuplier. Le professeur le saisit :

— Serait-ce vous, Nil ?

— Non, monsieur… j’ai des règles à la maison, sans compter celles de mon père… Et si c’était moi, je vous l’aurais avoué tout de suite.

Un rire courut.

— Je vous prie de vous taire, messieurs.

Les élèves accusaient Nil, dans l’espoir qu’il saurait se défendre et que ce serait une distraction pour la classe. On savait qu’il sortait toujours avec malice des situations et que le professeur montrait pour lui plus de patience que pour les autres. Alors, en mettant son nom en avant, on aurait une scène amusante.

Cette accusation collective étonnait un peu le professeur et le peinait, n’ayant jamais observé chez Nil des incartades de ce genre.

Cependant, il fallait se rendre à l’évidence, et il dit :

— Si demain, cette règle n’est pas sur mon pupitre, vous serez tous punis !

Il donnait là une solution pleine d’indulgence.

La sentence fut écoutée silencieusement.

Pourtant, au bout d’un moment Nil éleva la voix pour demander :

— Si l’on apportait une autre règle que la vôtre, Monsieur, est-ce que la punition serait levée ?

— Non, messieurs, c’est ma règle que je veux retrouver…

Nil se tut. Les élèves se dispersèrent.

Arrivé chez lui, Nil chercha son frère.

— Jean, il faut que tu viennes avec moi…

— Où cela ?

— Chez Legrise…

— Pour quoi faire ?

— Je te le dirai quand nous reviendrons.

— Maman te l’a permis ?

— Je ne le lui ai pas demandé.

— Ah ! tu sais que maman n’aime pas ce camarade et je crois me souvenir qu’elle t’a défendu de le fréquenter.

— Je le sais, mais j’ai une affaire à traiter avec lui et je voudrais que tu m’y accompagnes.

— Eh ! bien… je ne le veux pas… T’aider à désobéir à maman ne me plaît pas. Elle ne serait pas contente de cette démarche que tu désires lui cacher… De plus, j’ai un devoir sérieux pour demain et je n’ai pas une minute à perdre,

— Très bien… répliqua Nil.

Le jeune garçon acceptait souvent les échecs avec un sang-froid déroutant. Il avait une fois expliqué à sa mère que quand une chose n’allait pas, c’est qu’une autre meilleure était en route.

Partant de ce principe, Nil réfléchit.

Pendant qu’il méditait, son père entra. M. Bompel venait chercher un papier chez lui et comptait repartir ensuite. Nil le saisit au passage.

— Papa… j’ai un service à te demander…

— Ah ! et lequel ?

— Pourrais-tu m’accompagner chez Legrise ?

— Ce camarade indésirable ?

— Oui. papa…

— Ta mère… pourtant…

— Tu seras là, papa, pour me protéger.

— Eh ! bien, qu’irons-nous faire chez Legrise ?

— J’ai une affaire sérieuse à débattre avec lui…

— Oh ! oh ! encore faudrait-il que j’en sois instruit.

— J’aurais voulu ne rien dire avant l’expédition, cependant je vois qu’il faut que je parle, sans quoi nous allons perdre du temps.

— Oui, ne perdons pas de temps, raconte, mon petit…

Nil se pencha vers son père, et, très près de son oreille, à voix basse, il lui exposa son plan.

M. Bompel ne put retenir quelques exclamations et Nil obtint toute son approbation.

— Tu es un brave canard, lui dit son papa.

— Pourquoi canard ? interrogea Nil rieur.

— Parce que c’est un animal qui m’est sympathique, il se lance à l’eau avec courage.

— Mais il est bâti pour nager !

— Et toi… tu es bâti pour te défendre.

— Alors, va pour le canard !

Le père et le fils se mirent en route. La maison de Legrise fut vite atteinte. Mme Legrise ouvrit elle-même la porte aux visiteurs.

— Bonjour, monsieur… Ah ! c’est le jeune Nil Bompel… et son père sans doute ?

— Lui-même, madame. Mon fils désire parler au vôtre.

— C’est facile, monsieur… Il est dans sa chambre en train de faire ses devoirs. Je vais l’appeler.

— Je crois que Nil préférerait le voir dans sa chambre.

— Bon… Alors, monsieur, voulez-vous entrer au salon pendant que je conduirai Nil.

Mme Legrise précéda le jeune Bompel et ouvrant une porte, elle dit :

— Louis, voici Nil Bompel qui vient pour te parler…

Le jeune garçon se leva précipitamment et faillit faire tomber la chaise qu’il venait de quitter. Il était rouge et si sa mère ne vit pas le geste qu’il venait d’avoir pour cacher quelque chose sous un buvard, Nil le devina. Le coin d’un journal passait du sous-main, sous lequel son poignet s’appuyait.

— Que me veux-tu, Bompel ?

— Et toi, que lisais-tu ?

— Cela t’intéresse ? Tiens… lis.

— Oh ! je n’ai pas besoin de voir pour deviner que c’est une revue défendue, puisque tu l’as dissimulée quand ta mère est entrée.

— Je me moque bien de ce qui est défendu !

— Tu as de drôles d’idées ! Il y en a une surtout que je ne trouve pas chic : c’est d’avoir emporté la règle de notre professeur.

— Dis donc, je crois que tu m’accuses ?

— Et je ne m’en cache pas !

— Tu as un toupet.

— Auras-tu le courage de me répondre que c’est inexact ?

Louis haussa les épaules et se trahit en disant :

— Comment le sais-tu ?

— Je t’ai vu… pourquoi as-tu fait cela ?

— Parce que je voulais une règle avec des arêtes de cuivre…

— Ton père t’en aurait acheté une…

— Il ne voulait pas… Tiens… je te la donne, tu la remettras sur le pupitre du professeur.

— C’est toi qui la rapporteras, mon vieux… Je suis venu pour te prévenir… Si demain tu ne l’as pas remise, je te vends !

— Mouchard !

— Quand il y a un voleur, il y a toujours un mouchard, mais c’est toujours le voleur qui commence. Puis, je ne t’ai pas trahi près des autres. Je viens ici pour te donner un avis.

— Tu n’as pas fini de me traiter de voleur ?

— Remercie-moi de ne pas l’avoir fait tout haut. Tu rapporteras donc cette règle demain, et tu te confesseras au professeur. Je sais qu’il n’y a rien d’ennuyeux comme de se confesser, mais on est content ensuite. Personne d’autre ne saura que c’est toi.

— Comment as-tu su que je l’avais prise ?

— Ce n’était pas difficile… Par hasard, j’avais oublié un livre dans la classe où tu es resté après nous. Je rouvre la porte et je vois juste mon Legrise qui met une règle dans son cartable. À ce moment, je ne me doutais pas que c’était celle du professeur… je ne l’ai deviné qu’après. J’ai refermé la porte tout de suite, parce que depuis la dernière farce que tu m’as faite, je ne voulais pas me trouver en face de toi.

Louis baissa la tête. La plaisanterie qu’il s’était permise dépassait le ton de la bonne camaraderie. Il avait envoyé à Nil une invitation à un goûter, chez un condisciple. Quand le pauvre Nil était arrivé, personne ne l’attendait, et la mère de ce camarade, surprise, lui avait demandé de lui montrer cette invitation.

Nil, toujours prudent, la portait sur lui. La mère et le fils étaient confondus et cherchaient qui avait pu se livrer à ce faux, quand le camarade s’écria :

— C’est Legrise ! je reconnais la lettre « b » qu’il écrit d’une certaine façon !

Nil répliqua :

— Je m’en doutais depuis quelques minutes… Je m’excuse de vous avoir dérangée, Madame.

Mme de Parul s’écria :

— Vous resterez avec Paul, mon jeune ami. Je ne vous attendais pas, mais je suis enchantée de faire votre connaissance. J’ai souvent entendu parler de vous par Paul.

— Je n’aime pas beaucoup que l’on parle de moi, riposta Nil qui songeait à ses punitions.

— Je ne t’ai pas dépeint défavorablement, s’empressa d’affirmer Paul.

— Ou l’on dit du bien de vous, et l’on est inférieur à sa réputation, ou on en dit du mal et on a beaucoup de peine à effacer les paroles appliquées…

Mme de Parul approuva fort cette réponse, et au bout de quelques moments de causerie, elle fut enchantée de Nil.

Elle emmena les deux enfants dans une excellente pâtisserie où elle admira la réserve de Nil qui ne prit que deux gâteaux. Ensuite, ce fut une promenade dans le Parc de la Tête d’Or, et quand elle reconduisit Nil, elle entra pour saluer Mme Bompel, et lui demanda de vouloir bien continuer leurs relations. Les deux dames étaient devenues des amies, et leurs fils bénéficiaient de cette sympathie.

Legrise avait donc vu sa plaisanterie tourner complètement à son désavantage. Depuis, naturellement, Nil gardait rigueur à son condisciple et il évitait de lui parler. Aucun reproche de sa part n’avait été formulé, mais ce silence gênait Legrise, beaucoup plus que des paroles véhémentes.

C’était donc la première fois qu’une allusion était faite au procédé de Legrise, qui répliqua :

— Cela ne t’a pas nui, au contraire ! Maintenant, tu es au mieux avec Parul, et sans moi, vous ne vous seriez pas fréquentés, parce que les Parul sont hautains.

— Mais tu restes un faussaire aux yeux de cette famille et ce n’est pas flatteur pour toi ! Je te conseille de te corriger, sans quoi tu deviendras un personnage que l’on pourra craindre.

— Ta morale m’échauffe et si tu es venu pour m’en faire un cours, tu peux t’en retourner !

— Je m’en vais !

— Je ne te retiens pas…

— Papa n’a d’ailleurs que quelques minutes.

— Tu es venu avec ton père ? s’exclama Legrise.

— Oui…

— Et… et… tu lui as dit pour quelle raison ?

— Naturellement ! Il le fallait parce que maman n’aime pas que j’aille seul chez des camarades, et comme elle était sortie…

— Ton papa va peut-être aussi me sermonner…

Sous l’air gouailleur qu’affectait Legrise, on sentait une gêne réelle. Nil répondit :

— Papa ne se le permettrait pas… Il laisserait cette tâche à tes parents, mais crois-moi, change de manières.

— Grand prêcheur !

Nil ne riposta pas, et rejoignit son père dans le salon, où M. Legrise s’entretenait avec lui.

Mme Legrise s’écria en voyant Nil :

— Vous avez terminé votre mystérieux entretien ?

— Oui, Madame…

— Il faudra revenir…

Nil resta muet.

— Vous ne vous engagez pas ! s’étonna Mme Legrise.

— Madame, j’ai peu de temps…

— Et les jeudis… et les dimanches ?

— Pour en finir, Nil prononça avec sa franchise coutumière :

— Pour dire la vérité, Madame, nous ne nous aimons pas, Legrise et moi.

— Oh ! s’écria Mme Legrise, indignée.

À cette exclamation, les deux papas regardèrent Nil.

— Et pourquoi ne sympathisez-vous pas ? reprit Mme Legrise.

— Nos caractères ne s’accordent pas…

— Quelle histoire ! expliquez-vous.

— Je ne pourrais vous expliquer davantage, Madame, pourquoi un chat et un chien ne s’aiment pas.

— Quel drôle d’enfant vous avez là, Monsieur ! Vous devez avoir quelque peine avec lui…

Nil, scandalisé, dit sévèrement :

— Vous vous trompez, Madame, car…

Il s’arrêta, parce que son père le regardait en disant :

— Madame, je vous présente mes hommages.

Le seuil franchi, le père dit à son fils :

— Tu allais devenir insolent, mon petit.

— Il est pénible de s’entendre blâmer quand on veut le bien.

— La récompense réside dans une conscience nette…

— C’est ce qui me calme… répliqua Nil, non sans grandeur.

— J’irai voir ton professeur pour lui expliquer…

— Cela, c’est une affaire de père de famille, je m’en désintéresse.


V


Le lendemain, en se réveillant, Nil se demanda si la règle réapparaîtrait sur le bureau du professeur. Il était fort pressé d’entrer en classe.

Quand il y arriva, il vit Legrise, Ce dernier ne le regarda pas, Nil se douta qu’il était venu de bonne heure, à dessein, pour déposer l’objet dérobé, sans qu’on le soupçonnât.

Nil attendit pour entrer dans la classe, l’arrivée de quelques élèves. Quand l’heure sonna, ils entrèrent tous et tous les yeux allèrent vers le pupitre du professeur où la règle se montrait bien en évidence.

Le maître entra, la vit et dit :

— Messieurs, je suis heureux de constater que mon appel n’a pas été vain. Il me reste à souhaiter que ce fait ne se renouvelle plus. Si l’un de vous a besoin de ma règle, je serai très content de la lui prêter. Je tiens grandement à cet objet qui est un souvenir de mon père que j’ai perdu…

Les élèves écoutèrent ces paroles dans un silence inhabituel, et Legrise qui aurait voulu un incident pour égayer cette déclaration, ne put faire autrement que de rester déférent comme ses camarades.

Quand Nil revint pour le déjeuner, son père le questionna :

— Cela s’est bien passé ?

— Fort bien… tous les élèves montraient une figure en bois, même Legrise. Le professeur a été fort gentil et il nous a dit que la règle était un souvenir de son papa qui est mort. Je suis triste pour lui. Tu l’inviteras un peu, dis papa ?

— Mais oui, mon petit…

L’année scolaire passa sans incidents notables. Les vacances s’écoulèrent paisiblement dans la même campagne, puis l’année recommença, et quand elle fut près d’être terminée, Nil s’effraya de son peu de succès. Il pensa que son nom ne serait presque pas nommé au palmarès et il en était assez mortifié. Pourtant, il ne se sentait pas trop coupable, ayant cru, de bonne foi, n’avoir pas provoqué sciemment le rire de ses camarades. Mais ceux-ci en avaient pris l’habitude, et dès que Nil parlait ou esquissait un geste, ils éclataient de rire.

C’était une routine à laquelle ils restaient fidèles parce qu’elle leur donnait l’occasion d’une distraction. Le professeur ne pouvant pas toujours avoir les yeux sur Nil, on concluait qu’il se livrait à des facéties.

Le jeune garçon réfléchissait à son cas. Il lui déplaisait maintenant d’être mis à la porte de la classe, et de ne pouvoir mieux profiter des leçons. Il avait onze ans passé et entrerait dans un cours nouveau en octobre. Il devait faire sa communion solennelle l’année suivante, et il décida qu’il travaillerait pendant les vacances. Son catéchisme, il le savait presque mot à mot et son histoire religieuse était toujours sue.

Il lui vint soudain que son entourage de classe lui portait préjudice, et il estima que tant qu’il resterait avec les mêmes élèves, ce seraient les mêmes difficultés.

Quand Nil avait pesé une décision, il la mettait à exécution. Il aimait aussi régler les choses à sa manière et il jugea que la première personne à consulter pour son plan était le directeur.

Gardant pour lui son idée, il se décida à ne la dévoiler qu’à ce personnage. Il ne demanda conseil ni à son père, ni à son professeur et alla de l’avant. Il connaissait maintenant le chemin du cabinet du directeur, et s’y achemina sans passer par la voie hiérarchique. Nil ne s’embarrassait pas de ces façons protocolaires.

Par bonheur, le directeur était là. Il écrivait, mais quand il vit Nil, il posa son stylo.

— Il me semble que c’est l’élève Bompel qui m’arrive… Il y a longtemps que je ne vous ai vu…

— Moi aussi, Monsieur.

— C’est donc réciproque et assez logique…

— Non, Monsieur, car j’aurais pu vous apercevoir, tandis que parmi les élèves, vous auriez pu ne pas me deviner.

— Je constate que vous êtes toujours aussi raisonneur que précis.

Nil baissa les yeux comme s’il était confus.

Le directeur reprit :

— Qu’est-ce qui vous amène chez moi ?

— C’est fort simple : je suis entouré d’élèves qui se croient obligés de rire, même quand il n’y a pas matière. J’ai cependant écouté vos avis, et je suis resté dans une contrainte qui aurait dû être récompensée. Malheureusement, mes camarades sont tellement habitués à rire de ce que je fais ou dis, que je ne puis même pas réciter une leçon triste sans qu’ils se mettent à pouffer.

— C’est bien regrettable… et alors ?

— Je passe pour un mauvais sujet qui apporte la dissipation et cela commence par m’irriter un peu.

— Je vous comprends… et vous désirez sans doute changer d’établissement ?

— Oh ! non, Monsieur, je n’aime pas les déplacements. J’ai l’intention, si vous m’y encouragez, de sauter une classe.

— Bigre !

Nil dédaigna cette interjection et continua :

— … Ainsi je ne serai plus avec les mêmes élèves et les nouveaux me prendront au sérieux.

Le directeur contempla Nil quelques secondes d’un air admiratif, puis dit :

— Eh ! bien, mon jeune ami, c’est une idée excellente, si toutefois votre science vous permet ce saut. J’ai vos notes de fin d’année et vos succès ne sont pas brillants. Je tiens compte de la malchance qui vous poursuit. Je crois que vous êtes rempli de bonne volonté et ce serait dommage de négliger des intentions qui me paraissent dignes d’être approfondies. Avez-vous parlé à votre père ?

— Non, Monsieur…

— À votre professeur ?

— Pas davantage…

Le directeur se trouva flatté de ce que Nil se fût adressé à lui en premier. Il demanda :

— Quelle conduite comptez-vous tenir ?

— Voici mon idée : si, après m’avoir fait passer un examen, vous le jugez satisfaisant, je demanderai à mon père des leçons particulières, et je travaillerai les matières que vous me signaleriez… J’aurai trois mois pour cela… D’ailleurs, je ne suis pas aussi nul que le palmarès le démontrera à la face du monde… seulement je ne puis jamais affirmer mon savoir sans qu’on se moque de moi.

Le directeur rit un peu, mais pas trop, pour ne pas blesser son élève qu’il louangeait par devers soi. La logique de Nil était indiscutable. Il était certain qu’il ne serait jamais pris au sérieux par ses condisciples habituels qui le considéraient presque à l’égal d’un pitre égaré dans leur classe pour les distraire.

Legrise, mauvais élève, menait le train. Il n’avait qu’une pensée : se venger de Nil qui refusait de le fréquenter, malgré ses invites réitérées. Nil devinait cette guerre sournoise et son grand désir était de s’y soustraire. Legrise était d’autant plus vexé que Paul de Parul semblait beaucoup rechercher Nil. Cette amitié naissante exaspérait le rancunier camarade, et rien ne lui causait plus de plaisir que d’entendre intimer à Nil l’ordre de quitter la classe. Il espérait ainsi qu’une déconsidération finirait par l’isoler de tous ceux qui sympathisaient avec lui.

Le directeur, après quelques instants de silence, termina l’entretien en disant :

— Votre plan est bon… Parlez-en à votre père, et dites-lui qu’il vienne me trouver. Tout ce que vous m’exposez mérite l’attention. Votre désir est légitime et je ne puis me refuser à vous aider. Vos raisons sont d’ailleurs marquées au bon sens, et nous n’aurons plus qu’à souhaiter que vous vous imposiez à vos futurs compagnons.

Nil était ravi. Pour une des rares fois, il perdit son masque de froideur et parut avec un visage de jeune garçon épanoui.

Il se retira, sans oublier de remercier chaleureusement. Il ne doutait pas de l’acceptation de son père. D’ailleurs, il comptait sur l’appui du directeur en cas de difficultés.

Nil trouvait qu’il avait bien joué et il s’en retourna tout joyeux.

L’entretien qu’il eut avec ses parents fut dirigé selon son originalité.

— Papa et maman, vous ne serez pas étonnés de ne pas voir mon nom au palmarès, le jour de la distribution des prix. D’abord, il n’y a plus beaucoup de prix et j’avoue aussi n’en avoir pas mérité. Cependant, ce n’est pas tout à fait de ma faute, je suis un grand incompris, parce que mes camarades ne me laissent jamais réciter mes leçons, et se croient toujours obligés de rire.

— Vraiment, tu dois les y aider ! s’écria sa mère.

Elle se voyait, sans couronnes au bras, avec un fils non chargé de prix. Heureusement, il y aurait ceux de Jean.

Nil reprit :

— Maman, je comprends ton ennui, mais patiente, jusqu’à l’année prochaine, où non seulement j’aurai « fleurs et couronnes »…

— Oh ! Nil, tais-toi !

— Que tu es sensible, maman !… mais que j’aurai eu le plaisir de sauter une classe.

— Comment cela ? demanda M. Bompel intrigué, tu ne vas pas devenir un as subitement ?

— J’ai un moyen.

Nil exposa tranquillement son projet, en ajoutant que M. le Directeur était pleinement de son avis.

— Comment ! tu as déjà arrangé ton affaire avec le Directeur ?

— Oui… parce que s’il n’avait pas été consentant, cela aurait été inutile de te déranger. Ainsi, les voies sont aplanies et vous discuterez ensemble des matières à me faire travailler.

— Tu es fabuleux ! Tu prends des décisions…

— Il faut savoir ce que l’on veut ! Avec mes camarades actuels que j’aurais remorqués jusqu’à la fin de mes classes, jamais je n’aurais pu me sortir du bourbier.

— C’est un moyen héroïque !

— Je serai désolée que tu ne sois plus avec Paul de Parul, dit Mme Bompel.

— S’il est navré de ne plus m’avoir comme condisciple, il n’aura qu’à faire comme moi : sauter une classe. Quant à moi, je ne serai plus avec Legrise, ce dont je serai enchanté.

— Ne te vante pas encore, tu n’en es pas encore là, dit M. Bompel.

— Oh ! non, ajouta sa mère, et je suis assez mortifiée d’avoir un fils qui sortira de la distribution sans un seul livre ! Tu auras toujours la ressource d’en emprunter un à ton frère pour le trajet.

— Ah ! ça… jamais ! répliqua vivement Nil. À chacun ses mérites et je ne me parerai pas des plumes du paon. Mon tour viendra.

Nil eut gain de cause. M. Bompel s’entretint avec le directeur, et il fut convenu qu’un jeune homme des relations de ce dernier, servirait de précepteur à l’élève Bompel durant toutes les vacances.

Quand M. Bompel rapporta ces nouvelles, la mère eut un regard désespéré vers son fils :

— Alors, tu travailleras tout l’été ?

— Ce sera un plaisir, répliqua Nil stoïquement.

— Mon pauvre petit…

La mère, désolée, craignait la fatigue pour son enfant.

Nil n’avait pas les mêmes raisons pour déplorer ces circonstances. Il aimait l’étude et se sentait bien por­tant. Il se réjouissait même à la pensée d’avoir un compagnon. Il savait que c’était un jeune homme consciencieux et déjà érudit.

Puis, le but qu’il s’était fixé le transportait d’en­thousiasme. Se séparer de tous ces rieurs ironiques lui aurait fait prendre des résolutions encore plus difficiles, afin de leur échapper.

Ses parents, cette année, avaient loué une villa un peu plus éloignée de Lyon. Mme Bompel ne désirait ni ville d’eaux, ni mer, ni montagne. Ainsi, elle se sentait plus tranquille, et ses fils profitaient d’un bon air.

Si elle avait choisi ce pays, c’est qu’elle y était attirée par une amie d’enfance, nantie de dix enfants. Elle trouvait que douze enfants constituaient une petite colonie qui pouvait se suffire. Les occasions de chutes, de plaies, de bosses, de maladies, conservaient un champ suffisant pour qu’on n’allât pas les provo­quer par des promenades en mer ou des ascensions hasardeuses.

Ce fut par un beau soir de juillet que la famille arriva à Saint-Donat sur l’Herbasse. La rivière qui ajoutait son nom au pays était un murmurant cours d’eau limpide qui roulait sur des cailloux polis par des siècles.

Le paysage manquait de mouvement et le bourg, que l’on nommait ville, ne se distinguait par rien de saillant, si ce n’était par son église, qui datait du IXe siècle. Mais ce fut plus tard que Nil comprit le charme des coteaux riants, et apprit que Saint-Donat était une très vieille ville.

Ce soir-là, Nil ne s’attarda pas à la contemplation du pays. Il ne pensait qu’à sa chambre et à l’installa­tion de ses livres d’étude.

La famille Bompel prit possession d’un pavillon voisin de la grande maison où habitaient les dix Ladoume avec leurs père et mère. Ils étaient venus tous au débarquement de leurs amis encore inconnus.

Ils s’emparèrent des colis avec des cris de bien­venue, et Mme Bompel se crut un moment dans une tribu de sauvages et augura mal de la tranquillité future. Cependant sa joie était vive de revoir son amie et de faire connaissance avec ses nombreux enfants.

Le voyage, depuis Lyon, avait duré trois heures, et la faim tiraillait les estomacs. Dans cette prévision, Mme Ladoume avait eu la gentillesse de servir un repas substantiel dans le nouveau gîte des Bompel. Et ce fut une douceur de s’installer devant une table bien pourvue, dans une pièce décorée de fleurs.

Mme Ladoume, ayant toutes les délicatesses, laissa seuls les arrivants un peu fourbus, et emmena son petit monde, qui obéit non sans adieux bruyants.

Mme Bompel se demanda intérieurement comment Nil arrangerait ses heures de travail avec un pareil voisinage. Pourtant, elle le savait ferme, mais ne serait-ce pas tentant, de jouer, de se promener, avec cette bande joyeuse, dont l’aîné avait 17 ans et le plus jeune, un an et demi.

Jean paraissait enchanté. Ses 15 ans se promet­taient de bonnes parties. Il aimait la campagne, lui aussi, mais plutôt pour la liberté qu’il y trouvait que pour les travaux que l’on y exerçait. Il pensait sur­tout aux nombreux compagnons qu’il aurait, car sur les dix enfants, il y avait sept garçons qui étaient les aînés. Cela lui promettait bien des jeux intéressants.

M. Bompel, qui repartit dès le lendemain de l’arri­vée, devait revenir le samedi avec M. Albert Tradal, le précepteur. Le lundi, Nil voulait commencer ses leçons. Sa mère aurait aimé qu’il les retardât d’une huitaine de jours, mais il préférait prendre de l’avance. Être pris au dépourvu n’était pas dans sa nature.

Il était fort curieux de connaître son professeur. Il voulait le recevoir avec amabilité et préparer une salle d’étude confortable. Au lieu d’aller faire la connaissance des jeunes Ladoume avec son frère, il s’y refusa, remettant au dimanche cette formalité.

Malgré l’invitation pressante de son frère, il main­tint son idée, et passa l’après-midi en l’arrangement de son futur lieu de travail.

Mme Bompel loua son fils de ne rien laisser à l’aventure. Certainement, M. Albert Tradal apprécie­rait mieux son élève, quand il saurait que Nil avait tenu à lui présenter une installation commode plutôt que d’aller s’amuser.

La table était grande et solide sur ses pieds. Les deux sous-main étaient nets et les livres bien rangés sur une étagère. Les cahiers s’alignaient de chaque côté d’un petit porte-bouquet stable où se dressaient des roses. Des rideaux à mi-fenêtre donnaient une clarté agréable et empêchaient les yeux d’errer au dehors, supprimant ainsi tout élément de distraction.

Nil ne regretta pas du tout l’isolement qu’il s’était imposé. Son après-midi avait été très occupée à re­couvrir ses livres, à tailler ses crayons, à faire poser le tableau noir et la boîte à craie.

Aussi lorsque Albert Tradal entra le samedi soir dans cette pièce accueillante, eut-il tout de suite une bonne impression de son élève.

— Je crois que nous travaillerons bien dans cette pièce fraîche et claire, dit-il en se tournant vers Nil. Celui-ci n’avait pas encore beaucoup parlé. Il examinait ce grand jeune homme sérieux dont les sourcils légèrement froncés accusaient la concentration de la pensée.

Il répondit :

— Je l’espère, monsieur, parce que j’y tiens beaucoup… Je veux sauter une classe et il faudra exécuter ici ce saut assez périlleux pour moi.

Albert Tradal regarda son élève avec curiosité.

L’ami de son père, le directeur du collège, lui avait bien fait entendre qu’il aurait affaire à un jeune raisonneur, mais il se l’imaginait autrement, comme on s’imagine toujours autrement, d’ailleurs, les personnes dont on vous parle. Il comprit qu’il était en face d’un élève déterminé à travailler. Cela lui causa le plus vif plaisir. Il appréhendait d’avoir à lutter avec un jeune cancre. Il était lui-même très travailleur et craignait d’être obligé de traîner son élève au labeur journalier.

Nil n’était pas timide et il dit à son professeur :

— Vous me plaisez… vous avez des yeux de travailleur, et je suis content que vous ne portiez pas de lunettes.

— Enchanté que ma personne vous agrée ! riposta Albert Tradal, amusé… Je vous retourne le compliment !

— Je suis parfois insupportable, parce que j’ai des idées auxquels je tiens.

— On peut savoir lesquelles ?

— C’est assez difficile à exprimer… Cependant je puis vous dire que j’aime être pris au sérieux… Rire de moi quand je parle me désoblige.

Tradal allait rire, mais il refoula à temps cette manifestation. Il demanda quelques explications à Nil sur ce sujet et ce dernier ne se fit pas prier pour raconter ses mésaventures de classe.

Le précepteur admira par devers lui la prudence de son élève, voulant sauter une classe pour renouveler son entourage.

— Cette résolution vous fait grand honneur, s’empressa-t-il de dire à Nil.

Il regarda son élève avec une sympathie accrue, en se disant qu’il se trouvait en présence d’un caractère.

Le dimanche, Nil s’amusa à dénombrer ses amis nouveaux qu’il vit tous à la messe. Ils y arrivèrent deux par deux et par rang de taille.

La première impression était que l’on se trouvait en présence d’un pensionnat, mais la présence de Mme Ladoume faisant passer ses enfants dans les bancs de famille, détrompait tout de suite. On n’avait plus qu’à admirer cette kyrielle d’enfants aux visages avenants et sains.

Nil fut distrait durant cette messe, bien qu’il eût gardé les excellentes dispositions de ses sept ans. Il regardait tous ces garçons et, comme il était assez physionomiste, il essayait de tirer des déductions de son examen. Il se perdait un peu dans ses remarques, vu le nombre des examinés, et il pensait aussi à sa messe qu’il se reprochait de suivre bien mal. Quand il se reprenait, il baissait vite les yeux sur son paroissien, mais quelques instants après, l’attirance était la plus forte et, de nouveau, ses regards cherchaient ces têtes intéressantes.

Au sortir de la messe, ce fut un brouhaha confus de bonjours, de paroles et de rires. On se promit pour l’après-midi une joyeuse partie de « cache-cache », dans la maison des Ladoume, qui était grande et fraîche.

Il fallut beaucoup insister près de Nil pour qu’il se mêlât à ce jeu. Il aurait préféré causer avec son professeur, car il n’aimait pas les exercices violents, mais sa mère avait exigé qu’il acceptât cette gymnastique.

— Puisque je déteste courir…

— Cela te fera du bien.

— Ces cris m’assourdissent…

— Tu crieras comme les autres et tu ne les entendras pas.

— Crois-tu que ce soit poli pour M. Tradal que je l’abandonne…

M. Tradal t’excusera… Il sait que les garçons ont besoin de mouvement.

— Je vois qu’il faut que je cède, mais je reviendrai ici dans trois heures. Il me semble que quand j’aurai couru et hurlé durant ce temps, je serai libre…

— Je t’y autorise, consentit Mme Bompel en riant.

Ce fut donc mollement que Nil prit part au délassement qu’on lui imposait.

La partie fut mouvementée, parce que seuls les garçons y prirent part, les petites filles étant trop jeunes pour accompagner leurs frères dans leurs courses folles. Elles se contentèrent de les guetter et de pousser des glapissements de sauvages quand elles les voyaient. La plus jeune n’était pas la moins exci­tée et ses hurlements eussent attiré l’attention de sa maman, si celle-ci n’avait été habituée aux manifesta­tions de sa progéniture.

Il arriva une mésaventure à Nil : Un des Ladoume lui montra un placard où il pouvait se cacher, et le dissimulant sous des vêtements, il s’en alla, laissant la porte entrouverte. Nil s’installa sur une valise et attendit qu’on le découvrît.

Son esprit erra sur des problèmes, des programmes de travail, quand la main du chercheur ouvrit la porte. Le jeune garçon murmura : « Personne ici. » Nil ne bougea pas. La porte fut refermée avec fracas. Le terrible était qu’elle était munie d’une serrure ne s’ouvrant pas de l’intérieur. Nil ne s’en aperçut pas tout d’abord et continua paisiblement à réfléchir. Soudain le temps lui parut long et la maison bien silencieuse. Il patienta, mais bientôt sentit que l’air lui manquait. Il songea : Drôle d’amusement ! Ne serais-je pas mieux dans le jardin, plutôt que d’être privé d’oxygène ici ? Il essaya de distraire sa pensée de l’éventualité de l’étouffement. Il se répétait : « C’est la dernière fois que je joue à la cachette, si on peut appeler jouer, ce sinistre divertissement qui peut coûter la vie. »

Se sentant vraiment sur le bord de l’asphyxie, il tapa contre la porte pour appeler, mais on ne l’en­tendit pas. Après quelques secondes de réflexion, il dévissa un des pitons où pendaient des vêtements. Il le revissa dans la porte, de manière à faire une petite ouverture. Il découvrit alors que le bois était tendre et peu épais, et il tira de toutes ses forces. Par bonheur, le panneau était un assemblage de petites planches, et non de plein bois, de sorte qu’il se créa une fente assez large pour aspirer de l’air. Son second geste fut de chercher la fermeture. Il put ouvrir, après avoir brisé encore un peu de bois. Il sortit, se secoua et regagna le jardin où les garçons expliquaient aux parents qu’on l’avait égaré. Son apparition fut saluée par des questions, et il raconta ce qui lui était survenu.

Sa mère pâlit d’épouvante et son père lui dit :

— Je ne puis que te féliciter pour ton sang-froid.

Il répondit :

— Dans ma maison, si j’ai des enfants, je n’aurai que des placards à portes minces et vermoulues….


VI


Le lundi matin, à 9 heures, Nil était dans la salle d’étude à attendre son professeur, qui ne tarda pas, et qui lui demanda :

— Vous êtes en bonnes dispositions ?

— Je me sens très en forme.

— Malgré votre aventure d’hier, qui aurait pu finir tragiquement ?

— Je n’y pense plus !

— Quelle idée aviez-vous en enfonçant ce piton dans la porte ?

— Je voulais me donner de l’air en perçant plusieurs trous… mais quand j’ai senti la minceur du bois, il m’est venu d’essayer de le briser. Le piton me donnait l’avantage de pouvoir le tirer à moi. J’ai eu la chance d’être à côté d’une jointure et cela a été parfait.

— Vous n’avez pas perdu votre présence d’esprit !

— Ce ne serait pas la peine d’avoir un esprit, pour le perdre dès qu’il peut vous être utile…

Sur ces mots, Nil empoigna un cahier, l’ouvrit à la page blanche et attendit.

Le professeur comprit qu’avec cet élève, le temps ne se passerait pas à bavarder, et il commença tout de suite la leçon.

Ainsi tous les jours, sauf le jeudi, et, bien entendu, le dimanche, le travail se poursuivit.

Albert Tradal était enchanté de son élève, et s’il ne le lui disait pas souvent, il en parlait à M. Bompel.

Quand ce dernier lui demandait si son fils faisait des progrès, et s’il pourrait réaliser son désir, le précepteur le lui affirmait avec élan.

Un jeudi, Nil eut le plaisir de voir arriver Paul de Parul en auto avec son père.

— Nous passions non loin de Saint-Donat, et mon père m’a demandé si je voulais te dire bonjour. J’ai bondi sur l’occasion. Il paraît que tu travailles pour sauter une classe. Qu’est-ce qui t’a pris ?

— Pour te dire la vérité, j’en avais assez de voir les copains rire, chaque fois que j’ouvrais la bouche. J’avais beau être grave, ils riaient quand même…

— Eh ! bien, la classe va manquer de gaîté !… J’ai presque envie de t’imiter.

— Oh ! non… s’écria Nil atterré… Tu donnerais le branle chez mes nouveaux condisciples, et je serais encore le pitre. Or, je veux travailler sérieusement.

— Ne t’alarme pas, mon vieux, je crois que je préfère passer des vacances de paresse, à part les devoirs obligés.

Nil se rassura. Cela n’aurait pas été la peine de fournir l’effort auquel il s’astreignait, pour retrouver un camarade qui le signalerait aux autres.

Cependant, il crut avoir été impoli, et il essaya de racheter son manque d’amabilité.

— Tu comprends, si j’étais sûr que tu ne conserves pas l’habitude de rire quand je commence à parler, ou à réciter une leçon, je serais heureux de t’avoir près de moi…

— Oui, mon fils, répliqua Paul, mais ne te fais pas de souci… Je préfère flâner durant mes vacances. À part cela, tu t’amuses dans ce patelin ? Cela me paraît un peu chiche de distractions…

— Nous voisinons avec une famille où il y a sept garçons…

— Où sont-ils ? on peut les voir ? c’est une aubaine !

— Aujourd’hui, ils sont partis en bande avec Jean.

— Et tu n’en es pas ?

— Je n’aime pas les courses échevelées… Et j’ai bien fait de rester ici, puisque je te vois…

— Évidemment, cela m’aurait ennuyé de ne pas te rencontrer… Et ton professeur ? tu es content ?… il n’est pas trop ennuyeux ?

— Il est très agréable, et nous nous entendons bien.

— Tu es épatant ! Bien s’entendre avec un type qui vous fait travailler, c’est rare…

— Pourtant, tu n’es pas paresseux… tu es dans la bonne moyenne…

— Merci pour la moyenne !

— Je ne puis pas te dire que tu es dans les premiers…

— Non… tu as raison… Je travaille parce qu’il le faut, mais il y a des matières que je trouve inutiles.

— Peut-être serviront-elles un jour…

— Oh ! toi, tu es philosophe, puis tout te sert !… Et en ce moment, où est-il, ton précepteur ?

— À Saint-Vallier, d’où il est originaire. Il y a sa mère qui n’a plus que lui… et son père est mort…

— Pauvre type !… un père, c’est si commode !…

— Oui, cela complète bien la famille…

— Quelque chose que j’ai trouvé exagéré, c’est l’habitation de la Rochetaillée ! Peut-on se plaire dans ce nid d’aigle ! Quel paysage sévère !

— C’est grandiose…

— Tu en as de bonnes ! on étouffe entre ces roches… la respiration me manquait ! Il me semblait que tout allait s’ébouler sur moi.

— C’est solide…

— Heureusement ! mais quand j’ai revu un peu de plaine, j’ai été soulagé. Je n’aime pas les collines qui vous tombent ainsi sur le nez…

À ce moment, Mme Bompel vint avertir les deux garçons que le goûter était prêt.

— Vous êtes bien aimable, madame… Je suis bien content de revoir mon ami, et je me serais passé de goûter… Les autres en feront une figure, quand ils sauront qu’il passe dans une classe extra-supérieure !

— Je n’y suis pas encore, protesta Nil.

— C’est comme si tu y étais… Tout le monde sait que quand tu entreprends une chose, tu la réussis.

— Tu te trompes !… j’ai essayé dernièrement de créer le mouvement perpétuel, et tout a raté, dit Nil en riant.

Mme Bompel rit aussi et Paul en fit autant.

— Comment as-tu fait ?

— Ce n’est pas intéressant…

— C’était très amusant, dit Mme Bompel… Nil a trouvé dans le grenier deux montants de bois et, à l’aide d’une poulie et d’un balancier, il a donné la première impulsion, et le mouvement ne voulait plus s’arrêter !

— Mais c’est merveilleux ! s’écria Paul, je demande à contempler !

— Oh ! c’est démoli, murmura Nil.

— Alors, tu m’expliqueras ton système. Je le copierai pour m’amuser… Papa rira bien, quand je lui raconterai cette histoire…

— Tu vois ! le rire te vient… Il suffit que j’expose une idée, pour qu’elle provoque l’hilarité.

— Mais tu es formidable, mon vieux ! tu ne voudrais pas qu’on reste sérieux devant ton imagination !… Tu es un creuset d’idées…

— Tais-toi ! reprends plutôt de la tarte…

— Vous savez qu’il se mêle aussi de pâtisserie, dit Mme Bompel.

— Ça, c’est un comble !… c’est de lui, cette tarte ?

— Non, pas celle-ci, mais un jour, nous l’avons trouvé avec un tablier de cuisine autour de la taille, et il maniait la farine comme un mitron…

— J’aurais voulu être là !

— La représentation n’était pas publique, dit Nil.

— Je t’aurais photographié…

— Ah ! tu fais de la photo ? c’est intéressant…

— Très !… papa m’a offert un appareil…

— Moi, je m’en suis fabriqué un…

— Non ?

— Ce n’est pas compliqué…

— Il a pris une des lentilles d’une jumelle marine et son appareil n’est pas mauvais… convint Mme Bompel.

— Il est fantastique, ce garçon ! Je pourrai admirer ?

— Tu pourras même poser…

Le goûter terminé, Nil montra son œuvre. Une chambre noire à soufflet tendue de tissu épais, la lentille enchâssée dans un tube de carton… C’était primitif, mais tout était complet.

— Eh ! bien, mon vieux, tu n’aurais peut-être pas le premier prix à l’exposition, mais sûrement un satisfecit… tous mes compliments !

Nil paraissait indifférent. Il n’était pas très sensible à ces démonstrations. Chez lui, le but seul comptait, et quand il entendait des éloges, il se disait toujours qu’il aurait pu faire mieux.

Pour le moment, il jugeait que son obturation manquait d’étanchéité, et il se promettait d’y remédier…

Il offrit à Paul de faire le tour de la propriété des Ladoume, la famille Bompel ayant la libre jouissance de s’y promener.

— Nous aurons tout le loisir de nous y mouvoir avant le retour de ton père, et nous ne serons pas dérangés dans notre visite, puisque la maison d’à-côté est vide, de la partie bruyante…

Paul ne répondit pas. Il eut aimé voir les sept garçons parce qu’il était fort sociable, mais il ne dit rien parce que c’eût été marquer que la compagnie de Nil ne lui suffisait pas.

Nil débuta dans son rôle de guide en disant :

— Tu remarqueras ces tilleuls magnifiques… jamais je n’en avais vu d’une envolée aussi grande…

— Moi non plus ! ce doit être joliment difficile d’en cueillir les fleurs… Ordinairement, on les coupe de façon qu’ils soient accessibles.

— Il faut croire qu’ici, ce n’est pas la mode… les platanes, eux, ont le droit de grandir, aussi ne s’en privent-ils pas… Ce verger que tu vois a toutes sortes d’arbres fruitiers, abricots dont tu as mangé à goûter, pêches, coings, pommes, poires, tout se mêle pour la plus grande gourmandise des dix Ladoume… Là-bas, nous avons un tennis où on attrape chaud.

— Tu es fort en tennis ?

— Je n’y joue jamais… je n’aime pas me donner du mouvement… Tu sais qu’aux récréations, j’avais beaucoup de peine à me joindre à vous.

— Oui, tu prétendais toujours un problème à finir.

— C’était souvent vrai… Ici, je me suis laissé aller à jouer à la cachette, jeu idiot, et j’ai failli y laisser ma vie bêtement…

Nil raconta son aventure et termina :

— Je n’ai dû d’être sauvé qu’à la circonstance providentielle que je viens de te citer.

— Tu as été bien protégé !

— Aussi ai-je crié : Merci, mon Dieu !

Poursuivant leur incursion, Nil dit :

— Ce joli bassin, entouré de sa couronne de roses, est un grand passe-temps. On s’y baigne et on y lance des bateaux, au grand effroi des poissons rouges… C’est très amusant d’y voir barboter les uns et les autres… En été, cela les rafraîchit, paraît-il.

— Je devine que tu n’es pas de ces parties.

— Détrompe-toi, j’y ai trempé les pieds…

Paul rit en répondant :

— Tu n’avais donc aucune invention en train pour te livrer à une pareille fantaisie ?

— Justement, je tentais une expérience… Je voulais savoir si le bien-être ressenti compenserait cette perte de temps… Je n’ai rien éprouvé que l’écœurement de remuer la vase du fond… Aussi je m’en tiens à mes bains chauds…

Après avoir contemplé les jeux des poissons rouges, Nil emmena Paul vers les baraques à lapins.

— Ici, mon vieux, réside ma plus douce distraction… Quand je veux un quart d’heure de paix animale, végétative, je m’assieds dans cet enclos, où gambadent seize lapins… Je les ai apprivoisés au moyen d’herbes choisies, de tranches de carottes et de croutes de pain… Tu vas voir quel accueil ils vont me faire…

Nanti de quelques touffes de luzernes, Nil s’approcha de l’enclos dont il ouvrit la porte. Sitôt que les lapins l’aperçurent, ils bondirent au-devant de lui.

Les deux amis prirent comme siège, un peu de foin propre et s’assirent. Les bestioles, devant eux, se pressant, se bousculèrent, happèrent des mains de Nil la provende attendue… Quand ils eurent terminé de brouter, ils restèrent là, dans des poses variées. Les uns, sur leurs pattes de derrière, comme des kangourous, les autres se lavant le museau, les autres encore, allongés… Puis soudain, l’un bondissait sans raison apparente, suivi par trois ou quatre de ses compagnons. Leurs petits nez bougeaient, leurs oreilles pointaient ou se rabattaient, et leurs yeux curieux ne perdaient aucun mouvement.

Nil murmura comme s’il rêvait :

— Quel apaisement d’être au milieu de la nature à contempler ces petits quadrupèdes !…

— Il te faut peu de chose, ironisa Paul.

— Peu de chose ! tu trouves que c’est peu ? tu n’admires pas la simplicité de la créature, l’élégance de son geste, qui n’est pas étudié, celui-là !

— Écoute, Bompel… je ne sais pas où tu vas prendre tout ce que tu dis ! Admirer les moindres actes des lapins ressemble à un peu de maboulerie…

— Je te plains, Parul, de ne pas arrêter tes regards sur ces créations si complètes, et qui prouvent par leur perfection la grandeur du Créateur… Je suis confondu d’admiration…

Paul de Parul ne répondit pas. Son camarade le dépassait trop, et sans doute se disait-il, que passer sa vie avec Nil serait peut-être instructif, mais un peu fatigant.

Les deux amis sortirent de l’enclos, suivis par les lapins qu’il fallut repousser. Nil s’y employa avec une douceur que n’ont pas souvent les garçons, mais ses gestes, comme ses paroles, provenaient de son amour pour les animaux.

Ils continuèrent leur visite.

— Un peu plus loin, tu remarqueras ces bâtiments qui sont ceux d’une usine de moulinage et de tissage. Des écheveaux de fil de rayonne sont envoyés ici, pour être mis en bobines. Celles-ci varient de forme et de grosseur. Elles sont ensuite mises en machines pour être tissées. Et c’est ainsi qu’il en sort des pièces de tissu… Je ne puis te proposer de visiter les ateliers, parce que je n’en ai pas le pouvoir d’abord et que, de plus, il faudrait être accompagné du directeur.

— Nous sommes jeunes, riposta Paul, et nous avons tout le temps de visiter une usine de tissage. J’ai déjà vu d’ailleurs des métiers à tisser et le jeu de la navette est fort intéressant…

— J’ai vu cela aussi chez un tisserand, un bon vieux paysan lorrain qui passait ses hivers à tisser le chanvre qu’il récoltait. Sa femme le lui filait à l’aide d’un rouet archaïque. C’était un vrai tableau. La paysanne portait un bonnet blanc. Son nez était crochu et rejoignait presque son menton, tandis que le vieux serrait les lèvres comme si elles devaient retenir la navette qu’il lançait… Mais son mouve­ment était si précis, par l’habitude, qu’il n’y avait aucune crainte à avoir…

— Tout de même, les machines donnent encore plus de précision !

— Possible, mais que de simplicité en moins… et…

À ce moment le klaxon d’une auto vibra dans l’air et Paul s’écria :

— Voici papa !

M. de Parul entra dans la propriété, et il descendit de voiture, accueilli par son fils et Nil.

— C’est grand, chez vous !

— Nous sommes chez les voisins… Chez nous est à côté… je vous y conduis…

— Très bien… Vous êtes-vous amusés tous les deux ?

— Avec Nil on ne joue pas, on s’instruit, s’écria Paul. Ce que j’ai pu apprendre de choses dans mon après-midi ! ce garçon est un phénomène…

— Comme tu exagères, mon vieux ! dit Nil, un peu gêné par cette manifestation.

— Quand je te raconterai ma journée par le détail, tu verras, papa, si je n’ai pas raison.

— J’en suis sûr ! convint aimablement M. de Parul. Maintenant, nous allons saluer Mme Bompel, car il est temps de retourner à Lyon.

Quand les messieurs de Parul eurent accompli ce devoir, Nil échangea avec son ami une cordiale poi­gnée de main, avec espoir d’un revoir proche dans les mêmes conditions. La mère et le fils rentrèrent chez eux et Mme Bompel demanda :

— Tu as été content de passer quelques heures avec Paul ?

— Mais… oui… Cependant, j’ai maintenant l’habi­tude de causer avec M. Tradal, et à côté de lui Paul m’a semblé un enfant.

— Grand Dieu ! s’exclama Mme Bompel, il a six mois de plus que toi !

— L’âge ne fait absolument rien, maman… Il paraît qu’il y a des hommes qui restent enfants toute leur vie…

— Eh ! bien, je voudrais que tu le sois encore pen­dant quelques années…

— Quelques années ! mais ma pauvre maman, tu serais la première à t’en plaindre ! Tu dirais : « Que ce garçon est sot ! Nous n’en ferons jamais rien, et plus tard, il sera réduit à casser des pierres sur la route… » Et, tu sais, pour ce métier-là, il ne faut pas encore être si bête… J’ai observé un casseur de pierres… Il faut que son marteau donne un coup sec pour ne pas faire de débris… et c’est un tour de main que l’on doit acquérir avec pas mal de pra­tique…

Et, en riant, Nil regagna sa salle d’étude.

Son professeur l’y trouva en train de recopier un devoir.

— Oh ! je voulais aller au-devant de vous, à l’auto-diligence ! Il n’est pas l’heure…

— Non, je suis revenu par une voiture particulière, répondit Albert Tradal. Votre mère m’a appris que vous aviez reçu la visite d’un ami…

— Oui… et nous avons fait le tour du propriétaire d’une propriété qui ne nous appartient pas !

— Il a trouvé le pays joli ?

— Il a prétendu que cela manquait de pittoresque, mais je crois qu’il ne sait pas trouver l’âme des choses…

— Et vous… vous y excellez ?

— Pas toujours, mais je cherche à la découvrir…

— Voulez-vous que nous lisions un texte ou préfé­rez-vous une promenade ? c’est jeudi, aujourd’hui…

— Si cela vous est égal, lire un texte me convien­drait assez, parce que j’ai déambulé pas mal avec Parul cet après-midi…

— Entendu.

Souvent, le soir, avant le dîner, le professeur et l’élève, pour rendre service à Mme Bompel, se rendaient dans une ferme à 1.500 mètres de l’habitation, pour y chercher le lait. Nil avait offert spontanément à sa mère d’assumer cette course qui lui faisait du bien, après ses heures de travail.

Ce jour-là, Nil partit avec M. Tradal qui aimait beaucoup le trajet souvent ombragé. On passait l’Herbasse qui laissait voir, à travers son eau transparente, de beaux cailloux ronds. On suivait la route sablonneuse, entre des roches d’où provenait le sable qu’on nommait, là, de la marne. Puis on arrivait à la ferme après avoir traversé une partie boisée où les pinsons se grisaient de chant.

Chez les fermiers, deux chiens, Toutou et Boule, qui n’aboyaient plus à la vue des deux habitués, grâce au morceau de sucre que Nil leur réservait. Leurs yeux brillants luisaient de convoitise quand ils voyaient le jeune garçon porter la main à sa poche.

Pour Nil, tout devenait matière à observation. La mère dinde avec ses dindonneaux qu’elle gardait avec un soin extrême. Quand ils se dirigeaient vers les chiens, même endormis, elle piquait ceux-ci avec férocité, et les pauvres s’enfuyaient, la queue basse. Nil s’était beaucoup amusé à ce spectacle.

Il y avait aussi les oies dans leur grasse majesté. Elles se balançaient en bavardant et tendaient leurs gros becs jaunes en cherchant les mollets… Mais si on les regardait fixement, elles s’immobilisaient et toutes dardaient sur vous leur œil rond.

Les chats étaient sauvages et peu gâtés, malgré les services qu’ils rendaient. Leur attitude prudente était qualifiée de sournoise, et on les tolérait sans péné­trer leur caractère.

Nil, alors, se souvenait du chat du collège, si docile, élevé avec tant d’indulgence par la bonne infirmière. Elle savait développer son intelligence et prétendait qu’un bon maître pouvait leur donner un peu de son esprit. Le jeune garçon avait entendu dire de ce chat des choses étonnantes de compréhension.

À la ferme, on ne prenait pas la peine de s’occuper spécialement des trois bêtes efflanquées, qui attendaient leur nourriture comme des mendiants indési­rables. S’ils n’avaient pas dîné d’un rat, ils cher­chaient à voler une denrée à la cuisine, ce qui leur procurait un coup de pied.

Cette rudesse indignait Nil. Il était navré de ne pouvoir remédier à cette méconnaissance d’un animal dont on pouvait tirer un véritable enseignement, si on réfléchissait à la prudence, à l’indépendance, à la dignité et souvent à la fidélité dont il faisait preuve, sans compter le silence et la solitude dont il entourait sa mort.

— Expliquer ces choses à des fermiers qui ne s’y intéressent pas, assurait Nil à son professeur, est une tâche impossible.

— Il est assez naturel que leurs soins s’arrêtent aux animaux plus importants et plus difficilement remplaçables tels que leurs chevaux, bestiaux, porcs, voire leurs poulets et autres. Ce sont des bêtes attendues pour la nourriture des hommes. Les chats sont des aides pour combattre les souris et leurs maîtres les négligent forcément, ne pouvant suffire à tout… Il faut d’abord aller à l’essentiel… Je suis sûr que si vous aviez quelques chats, quelques chiens, quelques oiseaux, et à côté de cela des bestioles de moindre intérêt, vous délaisseriez plutôt ceux-ci que ceux-là…

Nil ne répondit pas, trouvant une logique à ce raisonnement.

La cruche à lait remplie, les deux promeneurs re­vinrent à pas comptés vers leur demeure. Ils rencon­trèrent sur leur route les quatre chèvres noires habi­tuelles, conduites par leurs deux maîtresses.

Les quatre ruminants broutaient l’herbe des bas-côtés du chemin. Nil, naturellement, s’arrêta pour questionner les deux gardiennes sur le rendement du lait et sur la nourriture la meilleure pour leurs laitières. Elles s’étonnaient qu’un jeune garçon se plût à ces questions, mais quand on connaissait Nil qui ne négligeait aucune occasion d’acquérir quelque science, rien ne surprenait de sa part.

Il trouvait fort intéressant de se pourvoir ainsi de lait, bien qu’il ait entendu raconter que les personnes élevées au lait de chèvre étaient capricieuses et fantasques comme leurs nourrices… Il se disait qu’il contrôlerait ce fait plus tard.

Quand ils furent de retour à la maison, la bande des sept garçons, avec Jean en plus, les accueillit avec des cris.

Dans leur promenade, ils avaient tué un serpent et se trouvaient des héros. Ils assuraient que c’était une vipère et, d’après la description qu’ils en firent, on put les croire.

Nil s’écria :

— Nous n’avons vu qu’un lézard vert, mais il était bien beau…

— Vous l’avez tué ?

— Nous n’en avons pas eu le temps… il a glissé sous des herbes, avec la rapidité dont usent ces animaux… Puis, pourquoi le tuer ? Il ne nous a pas attaqués…

Les sept Ladoume repartirent chez eux pour obéir à la cloche du dîner qui les appelait.

Nil raconta à Jean la visite de Paul de Parul et la surprise effarée de ce dernier de savoir qu’il se préparait à sauter une classe.

— On dirait que je prépare un vrai coup d’État, alors que mes raisons sont justifiées.

— C’est tout de même du courage.

— Je ne trouve pas ! Si j’avais du courage, je resterais avec ma classe pour affronter le rire insupportable de mes camarades… Je préfère travailler, ce qui me coûte moins, plutôt que de me buter à leur stupide gaîté, presque toujours hors de propos.


VII


La famille Ladoume habitait Marseille, où les fils faisaient leurs études. Ils venaient à Saint-Donat pour les congés, dans cette propriété qui avait déjà appartenu aux grands-parents de Mme Ladoume. C’était pour les enfants un vrai bonheur que de regagner ce cher logis aux grandes vacances et à celles de Pâques, en regrettant que leur mère résistât pour les y amener au congé du nouvel an.

Mais en mère prudente, elle ne se souciait pas de les voir prendre froid dans les pièces que l’hiver avait refroidies. Retenir des enfants au logis et les empêcher d’aller dans la neige ou sous la pluie était une tâche herculéenne, quand il s’agissait de sept bons-hommes pleins de vie.

M. Ladoume avait, comme ami d’enfance, le bon M. Legrise, bonne pâte d’homme, et parfois les deux amis se rencontraient soit à Marseille, soit à Lyon. Cette année-là, M. Ladoume avait invité M. et Mme Legrise à venir passer une huitaine de jours à Saint-Donat. Il ne se doutait nullement de l’antipathie qui existait entre l’élève Bompel et son camarade Legrise.

À vrai dire, il connaissait peu le fils de son ami. Lui-même, ayant des fils, parfois indisciplinés, mais avec de bons petits cœurs d’enfants, il jugeait les fils des autres comme les siens. Pour ce qu’il savait de Nil, il estimait qu’il se montrait un jeune garçon assez rare, et il eût été heureux qu’il fréquentât plus assidûment ses enfants, mais devant la ténacité de Nil pour son travail, il ne pouvait que l’admirer.

Nil ignorait que M. Ladoume et M. Legrise se connaissaient, aussi fut-il désagréablement surpris quand sa mère lui dit un soir au dîner :

— Je crains que ce jeune Legrise n’apporte un peu de trouble dans l’entente de tous ces garçons…

Elle parlait ainsi, pour son mari, qui lui avait annoncé la prochaine venue des invités.

Nil s’exclama :

— Legrise va venir ici ?

— Oui, répliqua son père. M. Ladoume est un vieil ami d’enfance de M. Legrise. Ce dernier est un homme charmant, sans l’ombre de méchanceté. Sa femme m’a paru une brave personne, un peu crédule, et je ne sais de quelle ascendance ton camarade a hérité ses mauvais penchants dont ses parents sont incapables…

Nil ne riposta pas. Legrise ne le gênerait pas, puisque lui ne se mêlerait pas davantage aux jeux de ses voisins. Il y aurait un jeudi, et peut-être un dimanche, à passer avec lui, mais deux jours glissent vite. Son camarade turbulent préférerait sans doute la compagnie des Ladoume.

Ainsi rasséréné, Nil ne pensa plus à l’arrivée de Legrise.

Pendant une de ses récréations, son professeur lui demanda :

— Ce jeune Legrise est un de vos condisciples, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, répliqua laconiquement Nil.

— Vous semblez n’avoir pas beaucoup de sympathie pour lui…

— Aucune…

— Vous avez contre lui des griefs sérieux ?

Nil raconta l’histoire de la règle et parla aussi de la paresse invétérée de cet élève, et des instincts qui le poussaient à la désobéissance, au mal, et surtout à la joie mauvaise qu’il ressentait devant le malheur et les souffrances des autres.

— Ainsi, un de nos camarades a été très malade, et cela le faisait rire. Quand ce malheureux est mort, il a été le seul à ne rien donner pour l’achat d’une couronne. Je suis certain que ses parents lui ont fourni l’argent qu’il a demandé.

— C’est bien laid, en effet, mais ses père et mère ne s’aperçoivent donc pas des défauts de leur fils ?

— Son père est un savant, nous a dit papa, et il plane toujours au milieu des nuages, sans s’apercevoir de ce qui se passe dans sa maison… Quant à sa mère, n’ayant que ce fils, elle se figure sans doute que c’est une merveille… J’ai souvent pensé, monsieur, que ce sont les frères et sœurs qui s’élèvent entre eux, parce qu’entre soi, on ne se passe rien… Que de fois mon frère m’a dit : « Ne fais pas cela, parce que maman ou papa l’a défendu… Ne lis pas ce journal, parce qu’il est mauvais… » Tandis que Legrise, tout seul chez lui, peut mentir, ruser, tant qu’il veut… Il flatte sa mère, la cajole, et la pauvre femme se dit : « Quel bon petit garçon j’ai là ! »

Albert Tradal ne put s’empêcher de rire devant la mine que faisait Nil en citant les paroles supposées de Mme Legrise.

Nil lui dit avec reproche :

— Alors, vous aussi, vous riez de mes aperçus ?

— Pardonnez-moi… vous pensez avec un bon sens rare, mais votre logique est pleine d’humour…

Ce fut un mercredi soir que les trois Legrise débarquèrent chez les Ladoume.

Le lendemain, tous les garçons se précipitèrent chez Mme Bompel qui appela ses fils. Jean était toujours disposé à la promenade et aux jeux. Nil, cependant, crut bien faire en ne se singularisant pas et il vint dire bonjour à son camarade qui s’exclama :

— Si je m’attendais à te trouver ici ! Je ne savais pas que vous connaissiez les Ladoume…

— Maman est une amie de Mme Ladoume.

— Et papa, un ami de monsieur !… Je suis content de cette circonstance, d’ailleurs… Nous allons passer une bonne semaine…

Nil ne voulut pas lui laisser croire à autant de bonne volonté de sa part et lui apprit qu’il travaillait tous les jours avec un professeur.

— Tu es complètement cinglé, mon vieux ! il faudra soigner ça ! Pour qui les vacances seraient-elles instituées ?

— Pour certains professeurs…

— Je reconnais là tes façons de parler… et pourquoi tant de zèle ?

Nil aurait tu son projet, un Ladoume s’écria :

— Il veut sauter une classe !

— C’est vrai ? s’écria Legrise sidéré.

— Oui, répondit Nil fermement,

— Alors, je ne serai plus avec toi, l’an prochain ?

— Apparemment !

Legrise resta un moment décontenancé et finit par

s’écrier :

— C’est bien de toi ! toujours tenir l’affiche ! Tu dis des choses drôles pour nous dissiper, tu sautes une classe pour produire ton petit effet, et tu lâches les camarades pour les humilier !

Ces paroles étaient débitées avec un accent plein d’amertume qui peina Nil.

Il répliqua cependant avec douceur :

— Tu te méprends sur mon compte… Je veux me mettre en avance d’une classe, dans le cas probable où je me destinerais à une grande école… Tu sais qu’il y a une limite d’âge et que l’on est content d’avoir une année d’avance… Je n’ai pas besoin de te rappeler mon peu de succès en l’année qui vient de s’écouler…

Legrise ne répondit pas. D’ailleurs, tous les garçons trouvaient que l’on tardait à adopter un jeu et ils arrachèrent les deux camarades à leur colloque.

— Ce matin, on se promène, et cet après-midi, après déjeûner, grand lancer de bateaux sur le bassin. Amédée en a construit un dont il est très fier… On espère qu’il ne s’enfoncera pas, parce que maman est sa marraine et qu’on lui a donné son nom, qui est « Marie-Douce ».

Ce projet, décrété par l’aîné de la bande, fut adopté et l’on partit pour la promenade.

L’après-midi, chacun attendit la cérémonie annoncée.

Le jeune Ladoume Amédée avait 13 ans, et il voulait être marin. Aussi son bateau portait-il l’empreinte de cette vocation. Il l’avait confectionné avec amour et n’avait pas permis à ses frères d’y travailler. Sa maman, il l’en avait priée, avait tracé un signe de croix dessus, et Amédée se disait qu’ainsi l’esquif serait invincible.

Amédée se promettait une vraie joie de le lancer à la « mer ». Ses frères partageaient son enthousiasme et son émotion et l’appelaient amiral.

Il y avait d’autres bateaux encore, mais des bateaux achetés. Ils étaient plus ou moins neufs, mais on ressortait tout ce qui avait l’allure maritime pour renforcer le nombre.

À 14 heures, les enfants au complet, y compris les trois petites filles, assistaient au déploiement de la flottille. Une brise aimable poussait les navires de toutes formes et, dans un silence émouvant, Amédée posa sur l’eau la « Marie-Douce ».

Quelle jolie allure ! Ses voiles blanches brillaient sous le soleil. Sa coque bleu pâle ressortait sur l’eau verte. Elle flottait majestueusement et s’éloignait doucement des bords, alors que les enfants battaient des mains en trépignant de joie.

Ils ne ménageaient pas leurs félicitations à Amédée.

— Tu es un constructeur fameux !

— Regarde comme il se dresse fièrement !

— Il conserve un équilibre épatant !

Nil ne disait rien, il admirait sincèrement. Quand il eut bien regardé, il alla vers Amédée, lui serra la main en le félicitant :

— Tu fais preuve de réflexion… Tu as bien calculé toutes les possibilités de ton navire… on voit que tu habites un grand port de mer où tu t’es imprégné de science maritime… Tu es mûr pour le Borda…

Amédée était dans l’enchantement. Il cria :

— On peut appeler les parents ! l’expérience est concluante !

Tous les enfants, sauf Legrise, tournèrent bride pour chercher les parents qui devisaient sur une terrasse, assis à l’ombre. M. Bompel était là aussi, jouissant de son congé annuel.

Nil marchait le dernier et, mû par une méfiance soudaine, il regarda en arrière, et vit, comme dans un éclair, Legrise qui jetait au loin, une perche.

Il tressaillit, soupçonnant une mauvaise action.

Il parvint avec ses amis près du groupe familial.

Amédée, heureux, annonça :

— Vous pouvez venir… toute l’escadre est sur le bassin et la « Marie-Douce » trône au milieu…

— Sans naufrage ? demanda M. Ladoume.

— Sans aucune avarie… riposta fièrement Amédée, appuyé par les affirmations de ses frères et sœurs.

— Allons voir ma filleule ! s’exclama Mme Ladoume, ravie de la joie de son fils.

Les trois familles, Ladoume, Bompel et Legrise, suivies de M. Tradal se transportèrent sur la « plage » tout en bavardant, les enfants courant en avant. En vue de la « mer », les regards d’Amédée se portèrent tout de suite vers la surface de l’eau et il crut se tromper en n’y voyant plus son bateau.

Il se hâta et il pâlit affreusement en constatant la justesse de ses craintes.

— Mon bateau ! cria-t-il.

Il l’aperçut alors dans le fond du bassin, et sa douleur éclata, pathétique !

— Mon beau bateau !

Les parents avaient d’abord eu un sourire ironique devant la disparition du joujou, mais voyant le désespoir d’Amédée, une compassion les envahit.

— Sans doute, ton navire avait-il trop de lest… lui dit son père.

— Non… non… je l’aurais vu tout de suite… Il flottait très bien ! se défendit Amédée entre ses sanglots.

— On va le repêcher… console-toi, murmura Mme Ladoume, émue par ce chagrin violent.

Le fond était un peu bas pour saisir l’esquif.

Legrise s’écria alors :

— Avec une perche, on pourra le renflouer…

Sans attendre de réponse, il courut à un fourré voisin et reparut avec un long pieu. Il se trahit lui-même parce que ce bâton était déjà mouillé à son extrémité.

Cependant personne n’y prêta attention, sauf Nil.

Le zèle de Legrise fut inutile. Albert Tradal l’avait devancé. C’était un jeune homme dont la taille atteignait 1 m. 82 et ses bras étaient en conséquence. Il avait rapidement enlevé sa veste, retroussé sa manche de chemise et il avait pu saisir le mât du navire.

Les voiles blanches apparurent un peu verdies, mais chacun poussa un soupir de soulagement, quand Amédée s’empara de son bien.

— Je vais vider toute l’eau qu’il a embarquée, et vous verrez qu’il flottera bien ! s’écria-t-il.

Il employa quelques minutes à redonner au bateau sa silhouette élégante et, avec un battement de cœur, il le remit sur l’eau. Un second naufrage ne l’effrayait plus, mais il n’eut pas à le craindre. Le navire vogua légèrement, vira selon la brise, fut bousculé par un poisson, mais il resta ferme.

Les parents applaudirent et félicitèrent Amédée, qui, de nouveau, rayonnait de joie.

— Je me demande ce qui a pu lui arriver tout à l’heure ? murmura-t-il.

— Un poisson l’aura culbuté par jalousie ! avança M. Bompel.

À ce moment, Nil regarda Legrise avec intensité. Ce dernier comprit l’accusation muette de ces yeux et, goguenard, il s’écria :

— Que d’histoires pour un bateau qui sombre ! il faut qu’Amédée soit une fameuse tourte pour pleurer pour ça !

Mme Legrise esquissa un rire léger, tout de suite arrêté par les paroles de son mari qui disait :

— Il faut considérer la joie de ton camarade de nous montrer le résultat d’un long travail, et sa déconvenue en nous faisant assister à un fiasco… Quand on a un peu d’amour-propre on ressent vivement ces choses.

Legrise ne répondit rien à son père. Il se détacha du groupe et, reprenant la perche qu’il avait cherchée comme secours, il s’en alla en battant les buissons.

Nil le suivit. Ils se trouvèrent face à face !

— Alors, dit Nil froidement, pourquoi as-tu fait sombrer ce bateau ?

— Dis donc… qu’est-ce qui te fait croire que c’est moi ?

— Le bâton que tu tiens à la main et qui était mouillé quand tu es allé le ramasser derrière le massif… D’ailleurs, je t’avais surpris quand tu es allé le jeter derrière ces arbustes.

Legrise avait d’abord grimacé, puis son regard sournois s’était levé vers Nil, et enfin il bégaya :

— Tu sais, toi, tu m’agaces avec tes accusations… il faut toujours que tu m’espionnes ! Ce n’est pas parce que j’ai une perche à la main que j’ai fait couler le jouet de cet idiot !

— Ose soutenir que je t’accuse à tort…

— Tu m’assommes avec tes grands airs !

— Et toi, modère ta méchanceté… Tu es ici chez des gens qui ont du cœur. Ne les trouble pas par tes inventions malveillantes…

— Cesse ta morale et ne m’accuse pas auprès des Ladoume, parce que tu n’as pas de preuves !

— J’en ai, mais ne crains pas que je te dénonce, je ne jetterai certainement pas le soupçon sur toi, mais je te conseille d’être moins agressif. Ce n’est pas honorable de causer de la peine à ceux qui vous reçoivent…

— Oh ! la la… quand tu auras fini d’être prêcheur ! Je suis libre d’agir comme il me plaît, et si j’ai voulu donner une leçon à ce poseur d’Amédée, ça me regarde !

— Ah ! tu avoues ?

— Non ! et fiche-moi la paix… Et puis, un conseil, mon vieux : ne te mets plus sur mon chemin avec ta morale, il pourrait t’en cuire !

Legrise, sur ces mots, tourna les talons.


Quelques instants plus tard, Nil entendit des cris perçants. Legrise avait rencontré un chat, qui, gâté par tous, ne s’était pas garé de cet inconnu qu’il jugeait bon, comme tous ceux qui l’approchaient.

Le mauvais garçon avait avancé la main vers la pauvre bête qui commençait un ronron de bienvenue, quand Legrise le saisit par la queue et le fit tournoyer.

Nil courut pour le défendre et Legrise, le voyant devant lui, lança le chat à sa tête. Nil fut griffé à la joue, mais il retint la bête qui se débattait, folle de douleur et de peur. Avec des paroles douces et des caresses, le jeune garçon put le calmer et l’emporter.

— Pauvre minet… bon minet…

Se sentant dans des bras amis, l’animal s’y blottit, détendu, en risquant un regard aux alentours.

Nil l’emmena dans sa chambre et se regarda dans un miroir. Il était balafré, depuis la tempe jusqu’au menton, et il était heureux que son œil ne fût pas atteint.

— Quel être malfaisant que ce Legrise, murmura-t-il en se tamponnant avec de l’eau oxygénée… On va me questionner sur cette griffe et que faudra-t-il inventer ? Maman va être désolée… et puis cela me brûle, cette griffure !… Puis, nous ne sommes qu’au deuxième jour de la présence de Legrise !

Quand il vint au dîner chez Mme Ladoume où tous les Bompel étaient invités, en l’honneur des Legrise, chacun s’exclama sur la balafre qu’il exhibait.

— Tu t’es battu ? lui dirent les garçons.

— Avec un chat ? suggéra l’aînée des petites filles.

— Mon pauvre enfant ! s’écria Mme Bompel effrayée, as-tu pris la précaution d’employer un antiseptique ?

— Oh ! les garçons ! dit Mme Legrise. Le vôtre est comme les autres… Sous ses airs calmes, il torture les chats, et voici ce qu’il en rapporte !

Nil ne répliqua pas, mais jeta un regard noir à cette dame si savante.

— Raconte-nous comment cela t’est arrivé, lui demanda son père.

— Cela n’a pas le moindre intérêt pour que le récit en soit fait en public… Un chat surpris dans sa sieste vous griffe, et c’est tout…

— Et c’est bien fait ! s’écria Legrise.

M. Legrise prit la parole et disserta sur les chats et les tigres en sa qualité d’homme qui avait étudié beaucoup de choses.

Nil fut ainsi dispensé de parler de lui.

Quand les Bompel furent de retour dans leur logis, M. Bompel se livra à un interrogatoire en règle auprès de son fils. Celui-ci, cependant résolu à se taire, ne put cacher la vérité arrachée habilement par son père.

— Comment Legrise a-t-il pu te griffer à ce point, car c’est lui, n’est-ce pas ? Il avait donc une baguette de ronces ? Il est féroce, ce garçon… je plains ses parents ! Que lui avais-tu donc fait ?

— Oh ! rien du tout, papa…

— Je crois qu’il ne t’a jamais pardonné ton intervention au sujet de la règle de votre professeur…

— C’est possible…

— Ne crois-tu pas qu’il ait manœuvré un peu fort avec sa baguette, quand le bateau d’Amédée flottait ? Est-il resté seul, alors que vous veniez nous chercher ?

Nil resta sans réponse.

— Sois plus expansif, Nil… ce n’est pas une dénonciation que de confier une hypothèse à son père… Legrise a fait sombrer le navire d’Amédée ?

— Je l’ai pensé… avoua Nil.

— Et lui… a deviné que tu le savais ?

— Oui, murmura Nil, honteux d’accuser un camarade.

— Et vous vous êtes battus à ce propos ?

— Non, protesta Nil.

— Alors, il a couru vers toi avec cette perche et il t’a fait cette éraflure ?

— Non… répéta Nil.

— Mon fils, je tiens à savoir la vérité…

— Cela me fait mal de décrire cette scène ! cria Nil dans un sanglot.

— Mon petit, maintenant, j’exige que tu ne me caches rien…

Il y eut un moment de silence, puis Nil, vaincu par les instances de son père, raconta l’affreux exploit de Legrise.

M. Bompel en fut terrifié. Quand Nil eut fini de relater l’acte brutal subi par le chat, il ajouta :

— Papa… viens dans ma chambre, où tu verras le malheureux minet. J’espère qu’il n’aura rien de brisé.

M. Bompel, comme son fils, aimait les animaux, et il frissonnait d’horreur devant cette barbarie.

— Comment a-t-il pu ? murmurait-il.

Quand ils entrèrent doucement dans la chambre de Nil, le chat, au milieu du lit, eut d’abord un sursaut, mais reconnaissant son sauveur il ne bougea pas de place.

M. Bompel s’approcha pour le caresser et un sonore ronron se fit entendre. Ronron de reconnaissance…

— Non, il ne paraît pas être gêné par le mauvais traitement. Cependant, tant que je ne l’aurai pas vu marcher, je ne puis rien dire.

— Je pourrai le garder cette nuit ?

— Je n’aime pas beaucoup que l’on garde un animal dans sa chambre, mais une fois n’est pas coutume. Tu lui mettras un coussin sur ce fauteuil. Mais il faudra peut-être que je prévienne les Ladoume ?

— Je ne crois pas que ce soit nécessaire, parce qu’en été il couche souvent dehors… c’est l’heure des souris…

— Bon… Je ne parlerai à M. Legrise qu’à la fin de son séjour… Je ne veux pas assombrir les quelques jours de congé de ce brave homme avec les méfaits de son fils. Il sera confondu de cette cruauté… Toi, je ne puis que te féliciter de ton silence. Cependant, si ton camarade se livrait de nouveau à quelque exploit de ce genre, il serait utile d’en éclairer ses parents et leurs hôtes. On ne peut se taire toujours sur la méchanceté d’un si détestable garnement. La justice doit avoir son tour…

Cette conversation avait commencé dans le salon de la maison, alors que Mme Bompel s’occupait, dans sa cuisine, d’un détail ménager et que M. Tradal et Jean terminaient une partie d’échecs dans la salle d’étude.

Le père et le fils revinrent dans la pièce quittée alors que Mme Bompel y rentrait en disant :

— Nous nous sommes tous dispersés… Je suis venue ici, il y a dix minutes, et je n’ai vu personne !

Puis, changeant de ton, elle s’écria :

— Que cette griffe te marque, mon pauvre Nil !… Quelle imprudence as-tu pu faire, toi si circonspect ?

— Il y a toujours des exceptions à la règle, riposta Nil.

— Je vous raconterai l’histoire de cette griffe en détail, ce soir, dit M. Bompel, cela vous intéressera.

— Vous la connaissez ? on dirait un mystère…

— Non, mais un drame.

Ils furent interrompus par l’entrée de M. Tradal et de Jean. Ce dernier s’écria :

— Nous allons sans doute jouer la comédie ! C’est M. Ladoume qui nous a suggéré cela.

— Je n’aurai pas le temps de jouer, déclara Nil… Je ne puis me farcir le cerveau avec des répliques de comédie.

— Je crois sensé d’y renoncer, approuva le précepteur.

— C’est dommage, déplora Jean, parce que tu jouerais bien…

— Je ne me sens pas du tout acteur !

— On peut ignorer ses talents, dit M. Tradal en riant.

— Tu seras libre d’agir à ta guise, dit Mme Bompel… un collégien qui travaille a droit à quelque liberté…

Jean ajouta :

— On essaiera de retenir M. et Mme Legrise… Nous avons demandé quinze jours.

— Quinze jours ! s’exclama Nil, les Legrise vont rester encore quinze jours !

— Et ils ne demanderont pas mieux. M. Legrise, qui est féru de botanique, a découvert ici une flore inconnue de lui et son herbier se remplit…

En rentrant dans sa chambre, le pauvre Nil répétait encore : « Quinze jours ! Legrise restera encore quinze jours ! Que va-t-il m’arriver d’ici là ? »


VIII


La comédie fut choisie par les parents. Elle comportait cinq personnages, dont une jeune fille et ce rôle fut dévolu au quatrième des fils. Ce fut un amusement inattendu de le travestir. Naturellement, on lui essaya des vêtements féminins dès qu’on sut quelle personne il incarnerait. Il était frais, avec un visage fin. Ses yeux étaient bleus, candides, et quand il apparut, dans sa robe et sous sa perruque blonde, on l’applaudit.

Puis, le travail commença. On répétait ferme, et comme la pièce était gaie, on ne trouvait pas pénibles ces heures d’assiduité.

Legrise avait voulu jouer, mais il ne savait jamais ses répliques qu’il mélangeait. Sous prétexte de dissi­muler sa paresse, il incitait ses partenaires à se trom­per pour les faire rire. Quand Jean racontait les inci­dents grotesques ou fatigants auxquels sa conduite donnait lieu, Nil se félicitait de ne pas faire partie de la troupe.

D’ailleurs, comme il le disait justement, il fallait aussi des spectateurs.

Enfin, Legrise fut écarté et les acteurs purent se livrer en toute liberté à la fantaisie que comportait leurs rôles.

Malheureusement, le jeudi et le dimanche, Nil avait Legrise à lui seul et ce dernier en profitait pour le cri­bler de sarcasmes, mais la philosophie du jeune gar­çon résistait fort bien à ces attaques.

Il se disait une journée passe vite, et sa griffe lui rappelait la méchanceté de son camarade, il pensait qu’il ne se livrerait plus à de pareilles extrémités en songeant qu’il n’avait pas été dénoncé.

Il voulait le croire, non tout à fait dénué de cœur.

Un mercredi soir, M. Tradal dit à Nil :

— Demain, vous allez passer votre journée avec le jeune Legrise… J’espère qu’il ne vous arrivera rien de fâcheux… Je suis à votre disposition si vous voulez effectuer une promenade…

— Je vous remercie, monsieur, mais Legrise ne me fait pas peur.

— Cependant, ce chat lancé à votre visage.

— C’est peut-être dû au hasard… il ne croyait sans doute pas m’atteindre… Mais qui vous a raconté ce fait que j’ai caché à tout le monde sauf à mon père ?

— C’est votre père lui-même, en me priant de ne pas trop vous perdre de vue, quand vous serez avec ce camarade rancunier… Je trouve que ses parents sont bien aveuglés…

— Son père est souvent dans la lune… Puis il ne sait pas que la méchanceté existe, il est si bon…

— Sa bonté est quelque peu coupable ! Quant à Mme Legrise, son indulgence passe les bornes !

— Il sait si bien s’y prendre avec elle !

— Aussi le résultat est-il que vous avez ici, un triste compagnon… Et il y a encore dix jours à supporter ! Hier, il a tellement fait tourner le plus jeune des Ladoume qui demandait grâce, que le pauvre petit a été pris de vomissements…

— Ah ! Jean ne nous a pas dit cela !

— C’est l’aîné des Ladoume qui m’en a parlé en ajoutant : ce stupide Legrise ne voulait pas lâcher ce pauvre gosse qu’il tenait par les deux mains pour le faire tourner… Raoul pleurait en criant : « Arrête… arrête !… j’ai mal au cœur, mais l’autre, comme un forcené, pivotait plus vite… jusqu’à ce que pris d’un vomissement le malheureux Raoul a été lâché, au moment où nous arrivions pour le libérer. Nous avons tu la scène à maman, sous prétexte que Legrise était notre invité, et Raoul a passé pour avoir mangé trop de gâteaux… » Vous voyez, mon cher Nil, qu’il faut vous méfier… ce jeune garçon a le diable au corps…

Nil ne répondit pas. Lui qui avait l’horreur de la brusquerie et des actes violents, il était contrarié d’avoir à passer une journée avec ce cruel personnage. Il ne pouvait pourtant pas se dérober.

Le jeudi matin, Louis Legrise vint le chercher.

— C’est ton jour, aujourd’hui, eh ! l’ermite !

— Oui… qu’allons-nous faire ?

— Une promenade un peu lointaine ?

— Oh ! non… je n’aime pas beaucoup me fatiguer le jeudi, parce que le jeudi, j’ai à travailler…

— Tu es barbant avec ton travail ! On ne peut pas toujours tourner sur place…

— Il y a cependant assez d’espace dans la propriété… nous irons chercher les Ladoume…

— Non… ils répètent et ceux qui restent ne sont pas amusants… Tu seras obligé de te contenter de moi seul… Ça te gêne, hein !

— Pas le moins du monde…

— Tu sais… tu as été chic de ne pas me dénoncer pour le chat que je t’ai lancé… Je m’attendais à une attrapade, mais non… rien…

Nil, entendant ces mots, fut presque ému et pris de remords d’avoir douté de son camarade… Il se dit qu’il y avait tout de même du bon dans cette âme, et tout heureux, ne craignant plus rien en sa compagnie, il dit :

— Tu ne visais pas spécialement mon visage… alors, entre camarades, on peut se pardonner cela…

Legrise lui jeta un regard oblique et murmura :

— Tu as raison… Alors, que faisons-nous ?

— Ce que tu voudras…

Legrise réfléchit et dit :

— Puisque tu ne veux pas te fatiguer… naviguons dans la propriété… Tu connais l’ancien moulin ?

— Naturellement !

— Allons-y…

— Il n’y a rien à voir là… qu’à regarder l’eau…

— Je crois que j’ai oublié un bâton dont je m’étais fait une canne…

Ils s’acheminèrent vers le moulin. Nil n’aimait pas beaucoup cet endroit, parce que cette chute d’eau tombait dans un trou obscur. Une vraie vision de terreur. Celui qui serait tombé dedans, aurait eu beaucoup de mal à se dégager. Aussi Mme Ladoume avait-elle interdit d’aller aux alentours de ce gouffre. Il était question d’y poser une grille, mais l’ouvrier reculait ce travail faute de matière.

— Ne t’approche pas, Legrise…

— Non… mais je peux regarder… La chute a de la force… Elle actionne une turbine ?

— Et même deux.

— Ben… je n’aimerais pas faire un saut là-dedans !

— Ne te penche pas, Louis, tu pourrais être pris de vertige…

— Non… je n’y suis pas sujet… Tiens, regarde dans ce coin… quelle araignée !

Legrise prit Nil par le bras et lui dit :

— Tiens… là… Nil se dégagea, parce que soudain, il avait entrevu les yeux mauvais de son camarade. Tant de méchanceté y brillait, qu’il en était effrayé.

Il dit fermement :

— Viens, Legrise…

— Tu as eu peur que je te jette dans ce gouffre ?

Nil ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait. Devait-il avouer ?

Il pensa qu’il le devait et il se décida :

— Oui… j’ai eu peur… parce qu’un mouvement brusque est vite arrivé… et…

Legrise l’interrompit en criant :

— Je te déteste et si j’avais pu te faire prendre un bain là-dedans, je l’aurais fait ! Oh ! je ne voulais pas te lâcher… ta mort m’aurait amené trop d’ennuis… mais te faire une bonne peur… quelle vengeance !

— Et moi qui te croyais repentant ! je m’imaginais qu’il n’y avait pas de Caïn !

— Tu m’insultes encore !…

— Tu le provoques !

— Sais-tu que tu es un témoin gênant ? J’en ai assez de ta morale…

Legrise se jeta sur Nil. Un terrible corps-à-corps s’engagea. Legrise était fort, mais Nil nerveux et l’instinct de la conservation décuplait ses forces. Il craignait que Legrise ne le poussât vers l’abîme et tous ses efforts tendaient à s’en éloigner.

Les deux garçons luttaient et on n’entendait plus que leur respiration sifflante à travers l’eau bouillonnante.

— Vais-je être le plus faible ? Sainte Vierge, secourez-moi ! Faites que je revoie mes parents et que je ne meurs pas bêtement par la faute d’un garçon rageur qui ne sait plus ce qu’il fait ! Sainte Vierge, au secours !

Legrise, dans une poussée plus violente, faillit avoir raison. Un des pieds de Nil était au-dessus du trou, mais le jeune garçon, dans un effort inouï put se placer en arrière de Legrise. Puis, d’un geste vif il s’arracha des mains de son adversaire.

Alors, se croisant les bras, il fit face à Legrise :

— Sais-tu que nous aurions pu disparaître tous les deux ?

— Oh ! moi… je me serais tiré d’affaire ! mais toi, si tu y étais tombé, tu y serais resté… alors au moins tu me m’aurais pas dénoncé…

— Es-tu fou ! tu ne dis que des bêtises !

Les yeux hagards, les gestes pleins de colère, Legrise hurla :

— Je me jette dans le lavoir !

Il y avait un lavoir à proximité, alimenté aussi par le bief. Legrise s’y jeta.

Aussi prompt que lui, Nil le saisit par les cheveux et le ramena sur le bord.

Tous les deux restèrent quelques minutes sans parler, mais en se regardant profondément…

Puis Nil prononça :

— Que voulais-tu faire ?

— Prendre un bain…

— Avec tes vêtements ?

— Je sais nager… je suis un sportif, moi !

— Quelle comédie avais-tu dans la tête ? me faire peur encore ?

Son camarade ne répondit pas. Nil reprit :

— Tes vêtements sont mouillés… viens en changer…

— Non… je veux que maman me voie ainsi…

— Pourquoi ?

— Parce que je lui dirai que tu m’as jeté à l’eau…

Un regard ironique accompagna ces affreuses paroles.

— Je comprends maintenant ta manœuvre… Tu oserais mentir de cette façon-là ?

— Tu crois que cela me gênerait ? Rien que pour voir la tête que feraient tes parents, cela m’amuserait de le dire… Toi, sans doute, tu comptais raconter que tu m’avais sauvé la vie en me repêchant ! eh ! bien tu seras floué, mon vieux !

Nil vivait une mauvaise heure. La déclaration imprévue de Legrise le déconcertait et il se demandait comment il sortirait de cette accusation.

Ses parents le croiraient, mais les autres ? Quelle tristesse d’avoir un tel camarade…

Cependant, Nil se reprit. Il avait confiance en la Providence et se dit que Dieu arrangerait les choses.

Il répondit donc avec sang-froid à Legrise :

— Au lieu de dire des sottises, tu ferais mieux de changer de vêtements… Tu vas te refroidir, le vent devient frais.

Étonné de cette préoccupation à son sujet, Legrise fut quelque peu désarçonné. Sans un mot, il suivit Nil qui s’acheminait vers la maison.

Soudain, il s’arrêta pour dire :

— Dis donc, Bompel, je ne parlerai de rien du tout si tu veux me donner ton cochon d’Inde ?

Nil se retourna, comme s’il avait été piqué par un aspic.

— Mon cochon d’Inde ! cria-t-il, jamais !

Il était outré par cette proposition qu’il qualifiait de chantage. Il n’achèterait pas le silence de Legrise à ce prix ! D’abord, sa conscience ne lui reprochait rien, et si Legrise voulait le diffamer, libre à lui ! Mais certainement, il ne céderait pas. Il trouvait ces moyens honteux. De plus, il ne livrerait pas à un tyran, un animal inoffensif qu’il avait apprivoisé. Legrise s’en amuserait durant quelques heures, puis le martyrise­rait ! Ah ! non, son petit cobaye ne serait jamais entre les mains de ce barbare.

— Tu ne veux pas me le donner ?

— Non…

Tant pis pour toi !… ce sera la guerre…

Nil ne répondit pas et continua son chemin vers la demeure des Ladoume. Il laissa Legrise y rentrer seul et lui, revint chez ses parents. Il se rendit dans sa salle d’étude et s’attabla devant des cahiers, et, au bout d’un moment, il retrouva son calme. Il éloigna de sa pensée la méchanceté de son camarade et, sou­dain, il pria pour lui, afin que ce cœur si dur revînt à des notions plus saines.

Il y avait une heure à peu près qu’il travaillait, ayant presque oublié cette aventure, quand sa mère fit irruption dans la pièce et s’écria :

— Qu’est-ce qui s’est donc passé ? Il paraît que tu as jeté Legrise dans l’eau ? C’est affreux ! Comment est-ce arrivé ? Tu l’as poussé sans le vouloir bien qu’il ait l’air d’insinuer le contraire ?

— Maman… tu me connais, et je ne me justifierai pas devant l’accusation de Legrise…

— Mais encore ! c’est Jean qui vient de me racon­ter cela ! Il est bouleversé… Madame Legrise pleure à chaudes larmes et elle invective contre toi d’une façon ridicule… Qu’as-tu donc fait à ce vilain garçon ?

— Rien que du bien… répondit froidement Nil.

— Tu es déconcertant ! Tu n’as pas l’air indigné !

— Parce que je m’attendais à une dénonciation de la part de ce bon camarade…

— Alors, c’est que tu te savais coupable ! Ah ! mon Dieu, quel souci que ces garçons ! Enfin, Louis n’est pas noyé et je ne crois pas que dans le lavoir, il aurait pu l’être… Mme Ladoume a cependant bien défendu qu’on se risque au moulin, à cause du trou d’eau.

Nil ne savait que trop que Legrise préméditait quel­que chose.

— Il faudrait condamner cette porte, quand on reçoit des garçons comme Legrise, dit-il.

— Tu aurais pu en interdire l’accès !

— Legrise aime braver les défenses…

Mme Bompel allait encore parler, quand Mme Legrise se montra. Elle était pâle et agitée. Elle regarda Nil presque avec terreur et dit en bégayant :

— Que vous a donc fait mon pauvre enfant, pour que vous vous acharniez ainsi contre lui ?

Nil ne répondit pas. Il s’était levé à la vue de Mme Legrise.

— Vous m’entendez, Nil ?

— Oui, madame…

— Si votre camarade avait été noyé, quel crime horrible n’auriez-vous pas sur la conscience ? Je ne suppose pas que vous l’avez fait exprès bien que Louis paraisse y croire, mais il n’ose pas vous accuser franchement, le pauvre petit, de peur de vous attirer la punition que vous mériteriez.

Nil eut un tressaillement. Devant tant de noirceur sa révolte faillit éclater. Il la réprima pourtant et dit :

— Madame, votre fils ne s’est pas noyé et j’ai des devoirs à faire… Peut-être ne vous semblé-je pas poli ; mais c’est tout ce que je puis vous répondre…

— Ah ! oui, les remords vous accablent et vous les masquez sous une insolence… D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que je vous juge ainsi…

Mme Legrise sortit, accompagnée par Mme Bompel, plus morte que vive de cette accusation, et du détachement qu’affectait Nil. Que s’était-il donc passé au juste ?

Nil essaya de travailler encore. Il y réussit mal. Il se disait qu’une masse de complications allaient survenir et qu’il subirait une foule de questions.

Il prenait la résolution de ne plus voir Legrise seul malgré tout ce que ce dernier pourrait en dire. Ce camarade lui causait de l’aversion. Ses menson­ges et sa duplicité l’écœuraient et l’aveuglement de ses parents lui faisait peine.

Les messieurs étaient allés faire une course en auto vers des ruines voisines. M. Tradal les accompagnait. Quand il revint, il trouva son élève dans des dispositions mélancoliques, mais ce dernier ne lui en révéla pas la cause.

— Vous avez passé un bon après-midi ?

— À peu près…

— Vous n’avez pas eu trop de mal à dompter Legrise ?

Nil rit légèrement sans répondre. Il rangea le cahier qui était devant lui et dit :

— L’heure du dîner va sonner et je vais aller donner un peu de pâture à mon cobaye…

— Je vais avec vous…

Ils se dirigèrent vers le gîte du petit animal.

Il n’y était pas. Nil pâlit. Tout de suite il soupçonna Louis Legrise.

— On m’a pris mon cochon d’Inde !

— Cela m’étonnerait que ce soit un vol, dit M. Tra­dal en riant. Il est entre les mains de votre frère.

— Jamais il n’y touche !

Nil alla trouver sa mère :

— Maman, sais-tu où est mon cochon d’Inde ?

— Oui, Louis me l’a demandé, et comme tu as failli le noyer, j’ai pensé qu’on lui devait cette com­pensation…

Nil rougit violemment sous la poussée de la colère qui montait en lui. Son camarade avait profité des circonstances pour s’approprier le petit animal…

— Je vais le reprendre, déclara-t-il résolument.

Il se rendit chez les Ladoume, ne sachant même pas qu’il effectuait ce court trajet, tellement des sen­timents violents le transportaient. Il avait perdu son sang-froid, lui qui se possédait tant d’habitude. Mais vraiment, la coupe débordait !

Avant de franchir la limite du jardinet qui sépa­rait leur habitation de celle des Ladoume, il aperçut Legrise sous un hangar. Dans ses mains, il vit le cobaye… Que lui faisait-il ?

Haletant, il courut. Quand il arriva près du tortion­naire, le cochon d’Inde n’était plus qu’un cadavre, Nil gémit :

— Qu’est-ce que tu lui as fait ?

Il était blême et tremblait de tout son corps.

— En v’là des histoires pour un animal ! Tu ne sais donc pas que ces bêtes-là servent à des expérien­ces dans les laboratoires ? Eh ! bien, j’ai fait une expérience !

Suffoqué, Nil bredouilla :

— Ce cobaye ne t’appartenait pas ! Je te l’avais refusé… il était à moi et tu aurais dû le respecter…

— Le respecter ! oh ! la la…

— C’était mon bien et tu me l’as pris par ruse…

— Ta mère me l’a donné parce que tu m’avais fichu à l’eau ! Tu vois qu’il a bien pris, le conte que je t’avais promis… Ta mère ne sait qu’inventer pour me faire plaisir… C’est extrêmement amusant !

Nil ne savait comment contenir son indignation. La conduite de Legrise lui apparaissait de plus en plus sombre, et il se demandait comment il se justifierait de toutes les accusations ourdies par ce génie malfai­sant. Sa mère le croyait à peine. Un doute s’infiltrait dans son esprit au sujet du fils qu’elle considérait jusqu’alors comme un être d’exception.

Nil se trouvait découragé. Il prit le parti de se taire, sachant que tout ce qu’il pourrait dire ne change­rait rien aux instincts mauvais de Legrise. De nouveau, il confia à la Providence, le sort de son camarade et le sien.

Sans un mot, il ramassa le cobaye qu’il avait élevé et l’emporta afin de l’enterrer.

Legrise cria :

— Si tu le ressuscites, tu me le rapporteras !

Un rire ironique ponctua cette phrase et Nil rentra dans sa maison.

Il montra à sa mère, le corps inerte du petit animal. Deux larmes coulaient de ses yeux et il murmura :

— Voilà ce qu’il est advenu de la gentille bête que j’avais soignée avec tant d’affection… Il me connais­sait et poussait des cris de joie quand il me voyait…

Mme Bompel eut un mouvement d’effroi voyant le mal commis. Elle regarda son fils ne sachant plus que penser.

M. Bompel survint et s’écria :

— Que ce Legrise est détestable ! J’ai entendu sa mère me raconter une histoire rocambolesque ! Il paraît que par méchanceté, tu as jeté ton camarade à l’eau ?

— Oh ! papa !

Nil jeta sur son père, un regard si désespéré, que M. Bompel, très ému, murmura :

— Je sais que ce n’est pas vrai, mon petit, et que comme toujours, tu es la victime de ce vilain drôle…

Nil alors se jeta contre la poitrine de son père en bégayant :

— Merci de me croire innocent, papa…

Des sanglots étouffés sortaient de sa gorge. Son père le serra sur son cœur.

— Ta bonté d’âme se fera jour, mon enfant, aie confiance en Dieu… Tôt ou tard, le méchant sera châtié.

— Oh ! je ne demande pas de châtiment pour lui ! Je voudrais seulement qu’il me laissât tranquille.

Mme Bompel était très ébranlée par cette scène. La conviction de son mari, le chagrin de Nil, le mystère qui enveloppait les circonstances lui faisaient pressentir quelque héroïsme qu’elle ne devinait pas encore. N’étant plus sous les accusations véhémentes de Mme Legrise, elle se reprenait.

Les yeux sournois de Legrise, l’épisode du bateau, la mort du cobaye, lui ouvraient les yeux et elle avait soif de clarté.

Mais Nil s’obstinait dans son silence. Il ne voulait pas dénoncer et attendait que la lumière se fît. Sa confiance en la justice était inébranlable.

Il enterra son petit ami inférieur avec des larmes. M. Bompel lui promit un petit chien dès que Legrise serait parti. Il ne fallait pas tenter ce dernier et donner prise à sa malice.

Comme le rêve de Nil était de posséder un chien, il finit par se rasséréner et il se présenta au dîner avec un visage qui avait repris son expression coutumière de calme.

M. Bompel, cette fois, n’essaya pas de le confesser. Il voulait le laisser à ses réflexions. Il le savait prudent et il jugea que le temps apporterait une lueur dans ces actes ténébreux. Il méditait pourtant d’avoir un entretien sérieux avec M. Legrise, afin de le mettre en éveil sur les agissements de son fils.

Nil prit le parti, sans rémission, de ne plus fréquenter Legrise.

Quand le dimanche suivant, ce dernier vint le chercher, en compagnie des Ladoume, il refusa de se joindre à eux.

Ils voulaient effectuer une promenade avant leur répétition et ils plaisantèrent gaîment Nil sur son insociabilité.

Legrise insista pour que Nil les accompagnât.

— Tu as peur ! lui souffla-t-il.

Vrai Judas, il faisait le bon apôtre et semblait prendre le beau rôle. Il affectait d’être peiné de n’avoir pas son camarade avec lui. Il allait même jus­qu’à paraître lui pardonner tout ce qu’il avait supporté à cause de lui…

Nil était écœuré par cette attitude et les deux mères qui écoutaient le débat éprouvaient des sentiments multiples.

Mme Legrise admirait son fils en le trouvant ma­gnanime et Mme Bompel ne pouvait s’empêcher de trouver Legrise très gentil, alors que Nil montrait une hostilité et une rancune qu’elle jugeait inexplicables.


IX


Le jour de la comédie arriva.

Elle devait se jouer dans une grande salle située dans un bâtiment désaffecté qui servait de débarras. On y rangeait des instruments aratoires hors d’usage et de vieilles ferrailles. Ce fut pour les enfants un joyeux divertissement que de pousser dehors toutes ces inutilités et d’aider un menuisier du pays à y installer une scène.

Il y avait derrière cette estrade une loge qui servait de coulisses et de vestiaire. Au-dessus de la salle se trouvait un vaste grenier où l’on abritait quelques fourrages. Faisant suite à ce grenier se trouvait une petite mansarde où pouvait loger un domestique de ferme.

La scène était fort joliment décorée et l’on attendait les invités. Des chaises et des bancs garnissaient la salle. Les acteurs n’étaient pas émus, mais excités et mis en verve par une bouteille de champagne que M. Ladoume avait débouchée pour leur donner du cran.

Par groupes, les invités arrivèrent et prirent place. Quand la salle fut pleine, les trois coups résonnèrent et la représentation commença.

Malgré le manque d’habitude scénique, les artistes montrèrent beaucoup de maîtrise.

Le jeune garçon travesti en jeune fille eut un succès mérité. Les applaudissements ne lui manquèrent pas. Il chantait un couplet, et comme sa voix était agréable, on ne lui ménagea pas les bravos.

Les invités eurent le bon goût cependant d’être im­partiaux. L’admiration fut distribuée également. Se sentant stimulés, les jeunes comédiens jouèrent avec brio et réussirent au delà des prévisions. Nil s’amusait franchement. Il ne connaissait pas la pièce et s’était réservé la joie de la surprise. Il admirait ses amis qu’il trouvait parfaits dans leurs rôles et il se disait que jamais il n’aurait pu les égaler.

Quant à Legrise, il était fort dépité. En voyant ce succès, en entendant ces louanges, il regrettait de n’avoir pas tenu bon pour obtenir sa part des félicitations.

Quand, à l’issue de la représentation, les éloges éclatèrent plus nourris et que chacun eut son ovation, sa fureur intérieure fut à son comble.

Il chercha des défauts au jeu qu’on louait et tenta de faire partager ses critiques à quelques jeunes garçons venus avec leurs parents, mais il ne trouva pas d’écho. C’étaient d’excellents voisins et un bon public.

Il aurait voulu se venger, mais c’était difficile. Il ne pouvait s’attaquer à Nil au milieu d’une foule, mais il s’y risqua cependant en se voyant subitement en face de lui.

— Tu n’as pas assez de cette salle empoussiérée ? Tu ne viens pas faire un tour avant que l’on goûte ?

— Non… merci !

— Viens donc, j’ai des cigarettes…

— Je ne fume pas encore.

— Ah ! oui, il te faut la permission de papa ! ce que tu peux être nigaud !

Nil lui tourna le dos en se disant que deux jours plus tard, Legrise serait loin.

Plus furieux que jamais, ne pouvant rejoindre ses camarades Ladoune, trop occupés à répondre à leurs invités, Legrise fureta dans la loge et les coulisses en quête de quelque niche à réaliser.

Étant seul, et bien que ce fût interdit, il alluma une cigarette. Il s’amusa durant quelques minutes à manier les accessoires de toilette servant à se grimer, essaya les moustaches postiches et les perruques, puis il jeta son bout de cigarette sur le sol avec in­souciance.

Il vit un escalier et il pensa que visiter le haut de ce bâtiment pouvait avoir quelque charme, et monta. Il fut dans une mansarde où quelques rayons suppor­tant des livres s’offrirent à sa vue.

Il aimait lire et, pris soudain d’un désir de solitude, il s’installa. Cette bibliothèque rudimentaire était composée d’almanachs datant de plusieurs années, mais une chose est toujours neuve, pour qui ne la connaît pas.

Legrise passa quelques minutes, absorbé par sa lec­ture. Il en fut distrait par le grand silence qui se fit soudain autour de lui.

Il comprit que tout le monde avait regagné l’habitation pour le goûter. Il ne voulut pas manquer cette heure de délices et il ouvrit précipitamment la porte pour redescendre.

Un flot de fumée le fit reculer. Il s’étonna tout d’abord.

De la fumée ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Il es­saya d’avancer, mais un nuage l’étouffa et, de nou­veau, il recula.

« Le feu est en bas, murmura-t-il, dans une épouvante. » Une sueur glacée l’inonda.

« Il faut à tout prix que je descende. Comment le feu a-t-il pris ? Est-ce mon bout de cigarette ? »

Il avança de nouveau, mais n’osa pas continuer parce qu’il craignit soudain de s’évanouir dans la fumée et de brûler sans secours.

Un frisson terrible le secoua. Tout le mal qu’il avait commis passa devant son esprit.

Puis il secoua les épaules, comme pour jeter à terre le fardeau de ses remords.

« Bah ! je finirai bien par trouver une issue. Il ouvrit alors la porte qui communiquait avec le grenier à fourrage, et il le vit envahi par une fumée opaque qui le fit tousser et l’aveugla. Il referma vivement la porte en pensant :

« Pourvu que le feu ne vienne pas là-dedans, sans quoi, tout le bâtiment brûlerait. »

Il s’approcha de la fenêtre de la mansarde et cons­tata en se penchant au dehors que des flammes léchaient le mur. Il mesura la hauteur du saut qu’il devrait faire. Il y avait bien six mètres.

Il resta terrorisé. Qu’allait-il devenir ? Il craignait tant de se briser les jambes sur le sol qu’il ne pouvait se déterminer à tenter le saut. Et cependant, devait-il se laisser entourer par les flammes ? Il se sentait devenir fou.

Le silence continuait autour de lui. Personne ne se doutait du feu. Tout le monde était autour de la table du goûter, en train de deviser joyeusement, alors que lui était en proie aux affres d’une mort aussi proche qu’horrible.

Il se tordit les mains de désespoir et, pour la première fois, il invoqua Dieu de son propre élan. Alors il se rappela tous les péchés qui assombrissaient sa conscience et il frémit à la pensée que Dieu lui en tiendrait compte et que ce serait sa punition de mourir là, seul, brûlé, sans que personne s’en aperçût.

« Maman » ! cria-t-il dans un hurlement désespéré.

À ce moment même, une voix troua la paix que le crépitement des flammes troublait.

Puis des exclamations suivirent et tous les invités se ruèrent vers le bâtiment embrasé.

Legrise, qui tournait comme un toton dans la man­sarde brûlante, se montra à la fenêtre.

Des cris d’horreur le saluèrent et des femmes couvrirent leur visage de leurs mains pour ne pas voir l’écroulement du jeune garçon dans le brasier.

Legrise criait, et sa voix devenait rauque et sans force. Un homme apporta une échelle et l’appuya contre le mur alors que les flammes montaient tou­jours plus haut.

— Descends ! N’aie pas peur ! lui cria son père.

Louis ne savait plus ce qu’il faisait. Son cerveau percevait à peine ce qu’on lui conseillait. Les gestes tremblants, les yeux brouillés par les larmes et la fumée, l’épouvante qui le paralysait le transformaient en un être sans énergie.

Cependant, l’instinct de la conservation fut le plus fort, quand il sentit sous ses pieds une chaleur plus violente. Affolé de terreur, il enjamba la fenêtre, et chercha du pied le premier barreau de l’échelle.

Des cris de soulagement éclatèrent, venus de toutes les poitrines, dominés par deux mots, jetés par la bouche de la mère : Mon fils !

Legrise descendit cinq échelons, puis le bâtiment s’écroula, et si un homme ne s’était pas trouvé là pour saisir le malheureux, il s’écrasait dans le bra­sier. Il fut emporté, évanoui.

Nil qui avait suivi le drame était pâle comme un mort. Doué de réflexion comme il l’était, il ne pouvait s’empêcher de penser à une justice immanente qui le vengeait de tout ce que ce camarade lui avait fait souffrir, et non pas seulement à lui, mais aussi aux autres.

Legrise venait de côtoyer une fin terrible, et Nil se demandait si à ce moment suprême, il reconnaissait ses fautes en sollicitant leur pardon ?

Le reste de l’après-midi se passa à commenter ce tragique événement, bien qu’une réaction de soulage­ment se fût abattue sur tous les assistants.

On se demandait surtout comment le feu avait pris. On s’enquérait de la santé de Legrise qui était cou­ché, mais qui avait repris conscience.

Un docteur se trouvait par bonheur parmi les invités et il pansait les blessures du jeune garçon, dont la plupart étaient superficielles. Une, cependant, était assez sérieuse.

Quand Nil se retrouva le soir entre ses parents, son père lui dit durant le dîner :

— Que penses-tu de ces circonstances, Nil, et com­ment crois-tu que cet incendie a commencé ?

— On peut envisager une hypothèse, répondit Nil, mais ce serait peut-être un jugement téméraire dont il faut s’abstenir.

La prudence de Nil était dans ces paroles. Son père n’insista pas, car il avait deviné la pensée de son fils.

Mme Bompel dit avec conviction :

— Vous donnez bien du souci à vos mères, Legrise et toi ! Depuis cette algarade de Mme Legrise à ton sujet, je suis très mal à l’aise. Il n’aurait plus man­qué qu’aujourd’hui elle t’accusât d’avoir mis le feu à ce hangar !

Nil se posait une terrible question. Connaissant les sentiments de Legrise, il se demandait si ce dernier, quand il aurait recouvré la santé, oublierait le destin atroce qui avait failli être le sien, et s’il le dénonce­rait, lui Nil, comme le coupable de ce drame ?

Un frisson courut le long de l’échine du jeune garçon et dans cette appréhension, il eut le geste de repousser son assiette, mais il se reprit et, de nouveau se confia à Celui qui dirige les vies.

Il termina son repas tranquillement, et laissa ses parents, ainsi que M. Tradal, épiloguer sur ce douloureux événement.

Le lendemain, il reprit ses cours. Avant de commencer sa leçon, son professeur lui dit :

— Vous n’avez aucune idée sur la manière dont le feu a pris ?

— Oh ! si, j’ai une idée, mais ce serait mal de ma part d’affirmer un fait dont je ne suis pas sûr… et il vaut mieux, dans ces cas-là, user de prudence…

— Cela m’aurait surpris que vous n’ayiez pas quelque lueur à ce sujet ! Quant à moi, je suis étonné que Legrise se soit trouvé dans cette mansarde.

— Dieu nous mène…

— Oui, mais tous vos amis étaient en train de goûter et il est gourmand. Que faisait-il ?

— C’est que vous ne connaissez pas bien Legrise, Monsieur ! Le malheureux était très mortifié de ne pas être parmi les héros du jour. Il a quelque présomption et, bien que paresseux, il eût été enchanté de récolter quelques éloges. Ennuyé de tous les compliments qui bruissaient à ses oreilles en faveur de ses amis, il a éprouvé le besoin de ne plus les entendre et il a fait une incursion dans cette mansarde.

Nil n’ajouta pas que la cigarette défendue avait sans doute causé le malheur. Il préférait s’abstenir de cette accusation et ne parler que des suppositions anodines que son bon sens lui suggérait.

— Vous êtes bien au courant de l’esprit de votre condisciple !

— J’ai souvent vérifié sa façon de procéder…

Il y eut un silence, puis M. Tradal reprit :

— Fume-t-il ?

Nil regarda son professeur. Dans ce regard ils se comprirent, mais ne parlèrent pas.

M. Tradal prit un livre et l’ouvrit à la page voulue en disant :

— Nous en étions restés là…

La leçon se poursuivit.


Legrise eut le délire toute la nuit. La secousse avait été rude. Dans son cerveau surexcité passaient des images sinistres que la fièvre dramatisait encore. Il poussait des cris affreux ou bondissait hors de son lit pour fuir un danger atroce. Vers le matin, il s’assoupit, et quand il s’éveilla vers midi, le docteur qui était là, constata un état moins aigu.

Legrise put parler. Le docteur, cependant, exigea qu’on ne lui posât pas de questions. Son cerveau ne battait plus la campagne, mais son corps exigeait des ménagements. Il fallait un grand repos pour ne pas compromettre l’état général.

Legrise réfléchissait durant ce temps de réclusion relative. Il était persuadé qu’il allait mourir et s’il n’abordait pas la vérité avec sa mère, c’était par respect humain. Il souffrait beaucoup de ses brûlures et pour lui, souffrance égalait mort.

Au bout du 4e jour après son accident, il dit à sa mère :

— Maman, je voudrais que la famille Ladoume, au complet, vienne dans ma chambre, ainsi que Nil avec ses parents, sans oublier M. Tradal. Je voudrais aussi que papa soit là…

Bien que la parole de Legrise fût claire et facile, Mme Legrise eut peur d’un nouvel accès de délire. Cette requête lui paraissait tellement anormale qu’elle ne se l’expliquait que par une recrudescence de fièvre.

— Mon chéri, cela te fatiguera.

— Non… non, fais ce que je te demande, je t’en prie, il est temps…

— Il est temps ?

— Oui, oui… insista Louis sans autres commen­taires.

Un peu décontenancée, Mme Legrise chercha ceux que son fils désirait voir, et bientôt tous furent réunis autour du lit du malade.

Chacun se disait : « Louis va nous révéler comment le feu a pris. »

Personne ne s’attendait à la confession que le jeune garçon préparait.

Il commença :

— Je vous ai priés de venir, parce que craignant de mourir, je veux avouer mes affreux péchés devant vous.

Il y eut divers murmures et la mère cria :

— Mon petit ! mon petit ! Tu n’as jamais rien fait de mal ! Et tu ne mourras pas ! Tu vas guérir !

— Laisse-moi parler, maman, il le faut.

Nil avait jeté un coup d’œil à son père, puis à M. Tradal. Legrise, poussé par des remords qu’il ne songeait pas à dissimuler, reprit sa vie depuis l’incident de la règle. Ce fut une série de méfaits qu’il déroula devant ses auditeurs interdits.

Mme Legrise pleurait, et son mari était muet d’étonnement. Mme Bompel contemplait son Nil avec extase et se repentait d’avoir douté de lui.

Les enfants Ladoume étaient les moins surpris, parce qu’entre eux, ils avaient jugé leur camarade.

Nil baissait le front. Il était bien heureux intérieurement, de cette justice enfin rendue, et il se félicitait de ne pas l’avoir provoquée, bien qu’il eût, parfois, fait appel à la conscience de Legrise. Les événements, menés par le Maître divin, accomplissaient leurs rôles.

Chacun pouvait se rendre compte de la force d’âme de Nil, ayant supporté des avanies sans jamais dénoncer son camarade. Legrise souligna cet héroïsme.

L’émotion empoignait tous les assistants.

Si on ressentait quelque éloignement pour ce jeune garçon si fertile en méchants tours, on ne pouvait que le louer pour sa franchise présente.

Quand il eut cessé de parler, il ferma les yeux, exténué. Les consolations, les félicitations abondèrent vers lui, et il s’efforçait de sourire, bien que honteux de ses révélations.

Mme Legrise n’était pas fière. Elle vint près de Nil et s’excusa de l’avoir suspecté avec véhémence. Il accepta ses regrets avec la dignité froide qui le caractérisait et répondit avec son originalité habituelle :

— Je sais que souvent les mères trouvent beaucoup de qualités à leurs propres enfants, sans vouloir convenir de celles des autres.

La réponse était un peu dure, mais Nil disait toujours ce qu’il voulait faire entendre. Il s’était assez retenu pour qu’une phrase lapidaire sortît de sa bouche. Il était foncièrement ému et satisfait du repentir de Legrise et souhaitait qu’il s’amendât sincèrement.

On quitta le malade, dont les progrès vers la santé furent rapides à partir de ce moment. Débarrassé de ce fardeau moral, il y joignit une communion fervente qui l’apaisa encore.

Puis les Legrise repartirent pour leur campagne habituelle, en attendant la rentrée. Leur séjour s’était allongé par suite des circonstances, mais personne ne le regretta, parce que leur fils ayant changé d’allures, sa compagnie devenait un plaisir.

Nil continua ses cours, et si son professeur lui parlait parfois de son camarade, il écoutait de sa manière profonde et répondait :

— Il est merveilleux de constater que l’homme a peu de chose à faire. Tout vient à son heure, et parfois les événements qui nous paraissent saugrenus deviennent les instruments de réparation.

La rentrée survint et l’ambition de Nil se réalisa. Quand son examen d’entrée fut passé avec succès, le directeur le fit appeler.

— Ainsi, élève Bompel, vous avez réussi à ce que vous vouliez ! Vos anciens condisciples sont laissés en route, et vous allez faire peau neuve.

— Je l’espère, Monsieur…

— D’ailleurs, vous me paraissez moins ironique et peut-être moins sûr de vous…

— C’est l’âge, Monsieur ! riposta Nil avec son sourire en coin.

— Ah ! je vous retrouve !

— Et on dirait que vous en êtes enchanté, Monsieur le Directeur !

— C’est tout à fait vous ! Le vieil homme n’est pas mort ! Je n’ai pas besoin de vous recommander l’assiduité au travail, vos vacances ont prouvé que vous savez vous tenir à votre tâche.

— Nous parlerons de cela à la distribution des prix et cette fois le palmarès imprimera mon nom.

— Oh ! oh ! Pas trop de présomption, mon jeune ami ! N’oubliez pas que vous aurez à lutter avec des élèves d’un an plus âgés que vous.

Nil ne répondit pas.

Ce fut, au courant de l’année, une émulation pleine de vertige. Les anciens n’avaient eu cure de ce jeune nouveau qui avait eu l’aplomb de sauter une classe. Ils constatèrent rapidement qu’il fallait compter avec lui. Nil, en effet, réfléchi et doué de bonne mémoire, avait dépassé le programme de sortie et arrivait bien placé, La première surprise passée, il fallut se rendre à l’évidence et les anciens rivalisèrent de tra­vail. Cependant, le pli était pris et Nil ne laissa pas sa place, et c’est ainsi qu’il en imposa.

Loin de rire de sa manière originale, ses condisciples admirèrent en lui sa façon de s’exprimer, toujours claire et précise.

À la distribution des prix que ne craignait plus sa mère, il obtint tous les premiers.

Ce fut une Mme Bompel rayonnante qui aida à porter les beaux volumes que son fils recevait.

Nil fut acclamé et il salua les assistants avec le plus parfait sang-froid, sans l’ombre de vanité.

Le Directeur lui demanda, alors que son élève se faisait encore une fois couronner par lui :

— Vous êtes content, Bompel ? Vous jouissez de vos lauriers ?

— À ce point, Monsieur le Directeur, que j’ai presque envie de recommencer ma prouesse !

Et Nil eut une de ses moues expressives qui provoquaient le rire.


Saint-Donat, août 1943.