L’École des mères (La Chaussée)/Acte III

Œuvres de monsieur Nivelle de La Chaussée
Prault (Tome IIp. 332-356).
◄  Acte II
Acte IV  ►


ACTE III



Scène I.

Mr. ARGANT, DOLIGNI pere.
Doligni pere.

Vous rêvez ?

Mr. Argant.

Vous rêvez ?J’ai de quoi. Depuis trente ans au plus,
Que dépourvu de biens, (car jamais je n’en eus,)
Je m’en fus à la Martinique,
Où j’épousai Madame Argant,
Il faut que mon esprit soit devenu Gothique,
Ou Paris bien extravagant.

Doligni pere.

Ami, c’est l’un & l’autre. Après trente ans d’absence,
À peine revenu depuis six mois en France,
Dont vous avez passé le tiers hors de Paris,
Tout vous y paroît neuf. Ne soyez pas surpris,
Si vous n’en sçavez plus les êtres.
Mais rendons-nous justice, & n’ayons plus d’humeurs.
Nous sommes vieux, les tems amenent d’autres mœurs.
Avions-nous conservé celles de nos ancêtres ?
Nos enfans, à leur tour, occupent le tapis.
Tout roule, & roulera toujours de mal en pis.

Par une extravagance, une autre est abolie.
D’âge en âge on ne fait que changer de folie.

Mr. Argant.

Je le vois bien. Il faut qu’au sujet du dîner,
Je vous fasse un aveu naïf & véritable.
Excepté le rôti, je n’ai pû deviner
Le nom d’aucun des plats qu’on a servis à table.

Doligni pere.

Je n’en ai pas, non plus, reconnu la moitié.
Tout change de nature, à force de mélange.

Mr. Argant.

Il faut être sorcier pour sçavoir ce qu’on mange.
C’est encore au dessert où j’ai ri de pitié,
De nous voir assommés d’un fatras de verrailles,
Garni de marmousets & d’arbustes confus,
Qui font un bois-taillis, où l’on ne se voit plus
Qu’au travers de mille broussailles.
Et tout cet attirail, piece à piece apporté
Par un maître Valet, par d’autres escorté,
Est une heure à ranger sur le lieu de la scene ;
Et tient, en attendant, tout le monde à la gêne.
Quels convives d’ailleurs ! Je veux être pendu,
Oui, si j’ai rien compris, si j’ai rien entendu
À l’étrange jargon qu’ils parloient tous ensemble.
Tous les foux de Paris étoient de ce repas.

Doligni pere.

Doucement. Vous n’y pensez pas.
Ce sont de beaux esprits que Le Marquis rassemble,
Et qui dans votre Hôtel ont ouvert leur bureau.

Mr. Argant.

Miséricorde ! quel fléau !
Quel déluge maudit d’insectes incommodes !
Rien n’y manque. J’en dois remercier mon fils.
Je ne m’attendois pas de trouver mon logis
Plein de chevaux, de chiens, d’auteurs & de pagodes.
Mais enfin laissons-là ces propos superflus ;
Revenons au sujet qui me touche le plus.
C’est Marianne. Eh ! bien, m’avez-vous fait la grace
De parler à ma femme ?

Doligni pere.

De parler à ma femme ?Oui ; mais je ne tiens rien.
Elle veut au Marquis assurer tout son bien ;
Et je ne compte pas que ce dessein lui passe,
À moins que votre fille…

Mr. Argant.

À moins que votre fille…Il n’est donc plus d’espoir.
J’espérois que ses soins, sa tendresse & ses charmes,
Sur le cœur de ma femme auroient plus de pouvoir :
Elle n’a recueilli que des sujets de larmes.

Doligni pere.

Mais peut-on s’empêcher de s’en laisser charmer ?

Mr. Argant.

Elle auroit dû s’en faire aimer.
Hélas ! je rapportois cette douce espérance.
Quel retour ! je ne puis y penser sans effroi.
Loin de répondre à l’apparence,
Le projet & le piége ont tourné contre moi.

Doligni pere.

Votre position est fâcheuse.

Mr. Argant.

Votre position est fâcheuse.Ah ! sans doute.

Doligni pere.

Votre embarras est des plus grands ;
Et pour vous en tirer, il faut qu’il vous en coûte.
Aimez-vous votre femme ?

Mr. Argant.

Aimez-vous votre femme ?Autant que mes enfans.
Je ne puis ni ne veux me brouiller avec elle.
Eh ! depuis notre hymen, l’union la plus belle
A resserré des nœuds que l’amour a formés.
D’ailleurs, je lui dois tout. Je n’avois rien au monde.
Malgré ma misere profonde,
Et nombre de rivaux plus dignes d’être aimés,
Je lui plus. Il fallut vaincre la résistance
De parens qui pouvoient s’opposer à son choix.
Elle n’avoit pas l’âge indiqué par les loix.
Cependant mon bonheur, ou plutôt sa constance,
Après bien des refus & de mortels ennuis,
Me rendit possesseur d’une épouse adorable,
Qui jouissoit déjà d’un bien considérable,
Que des successions ont augmenté depuis.
Je m’en souviens sans cesse avec reconnoissance.

Doligni pere.

Je prévois qu’à la fin il faudra, malgré vous,
Renvoyer votre fille au Couvent.

Mr. Argant.

Renvoyer votre fille au couvent.Entre nous,

Ce sacrifice-là n’est pas en ma puissance.
Ma fille… Non, Monsieur, je ne puis m’en priver.
Pour la sacrifier, la victime est trop chere.

Doligni pere.

Eh ! bien, quoi qu’il puisse arriver,
Votre fille est chez vous, déclarez-vous son pere.
Si vous prétendez la garder,
Il faut bien, tôt ou tard, découvrir ce mystere.
Si vous n’osez le hazarder,
Je vous offre mon ministere.
Une femme en courroux m’embarrasse fort peu.
Entre la mienne & moi la paix étoit si rare,
Que je ne suis pas neuf en pareille bagarre.
Moi, j’oppose à leur premier feu
Un flegme des plus salutaires.
Il en est, sans comparaison,
Tout comme des enfans mutins & volontaires :
Quand la force leur manque, ils entendent raison.
Au surplus, vous touchez au moment de la crise.
Songez que votre femme, au gré de son espoir,
Va remplir le projet dont elle est trop éprise ;
Que, sans doute, on fera les accords dès ce soir ;
Qu’il est tems de parler en pere de famille,
En maître, s’il le faut, & si vous le pouvez.

Mr. Argant.

Que j’appréhende !…

Doligni pere.

Que j’appréhende !…Quoi ! qu’est-ce que vous avez ?

Mr. Argant.

Et si ma femme alloit faire enlever sa fille,

Et se rendre en secret maîtresse de son sort !
Voilà ce que je crains, si je romps le silence.
Supposé que l’accès d’un aveugle transport
Ne la contraigne point à cette violence,
Les persécutions feront le même effet ;
Et sa mauvaise humeur ne cessant de s’accroître,
Obligera ma fille à préférer le Cloître.

Doligni pere.

Il faudra tenir bon : peut-être…

Mr. Argant.

Il faudra tenir bon : peut-être…C’est un fait.
Je voudrois conserver la paix dans ma famille…
Il me vient un moyen. S’il est de votre goût,
Il pourroit concilier tout,
Et faire marier ma fille.
Sa légitime peut monter
À douze mille écus de rente ;
Eh ! bien, seriez-vous homme à vous en contenter ?

Doligni pere.

Ceci change la these ; elle est bien différente.

Mr. Argant.

Je le sçais, je n’osois presque vous en parler.

Doligni pere.

Allons, je le veux bien, pour vous tirer de peine.

Mr. Argant.

Ah ! mon cher…

Doligni pere.

Ah ! mon cher…Ce n’est pas l’intérêt qui me mene.
Je n’accepte pourtant que comme un pis-aller.

Mr. Argant.

Mais Marianne vient…



Scène II.

MARIANNE, Mr. ARGANT, DOLIGNI pere.
Marianne.

Mais Marianne vient…Madame Argant m’envoye…

Mr. Argant.

Tant mieux ; j’en ai bien de la joye.

Marianne.

Ah ! mon oncle, le diriez-vous ?
Pour la premiere fois, elle m’a caressée,
M’a donné les noms les plus doux.

Doligni pere.

Elle est donc bien intéressée
Au succès du message.

Marianne.

Au succès du message.Elle en espere tout.
Vous me portez, dit-elle, une amitié si tendre
Qu’il n’est rien, près de vous, dont je ne vienne à bout ;
Et si je réussis, elle m’a fait entendre
Qu’elle auroit soin de mon destin.
C’est au sujet de mon cousin…

Mr. Argant.

Justement.

Marianne.

Justement.Et pour sa fortune,
Que je viens, au hazard de vous être importune…

Mr. Argant.

Ah ! si c’est pour Argant, le sort en est jetté.
Que veut-elle ? quelle est cette grace si grande ?

Marianne.

C’est l’hymen de son fils, tel qu’il est projetté.

Mr. Argant.

Marianne, est-ce à toi d’appuyer sa demande ?

Marianne.

À qui donc ? Pour tous deux, j’implore vos bontés.
C’est l’établissement le plus considérable…
Vous la désespérez, si vous n’y consentez ;
C’est faire à votre fils un tort irréparable.

Mr. Argant.

Prétendre que son fils soit le seul possesseur
Et l’unique héritier de toute sa fortune !
Et ma fille ?

Marianne.

Et ma fille ?Est-il vrai que vous en ayez une ?

Mr. Argant.

Oui. Si le frere a tout, que deviendra la sœur ?
Loin de prendre parti pour elle,
Je te vois la premiere à la persécuter.

Marianne.

Moi, je ne lui veux point de mal ; & si mon zele…

Mr. Argant.

Mais, tiens : pour me résoudre, & pour m’exécuter,
Je m’en rapporte à toi. Tu sçais ce qu’on propose ;
Supposé que tu sois cet enfant malheureux
À qui sa mere apprête un sort si rigoureux,

Prends sa place un moment, fais-en ta propre cause,
Et ne consulte ici que ton propre intérêt.

Marianne.

Je me serois déjà prononcé mon arrêt.

Mr. Argant.

Quoi ! malgré les soupirs & les larmes d’un pere…

Marianne.

Pourrois-je assurer mieux le repos de ses jours,
Qu’en cédant au malheur de déplaire à ma mere ?
À quoi me serviroit de m’obstiner toujours
À braver mon destin ? Quelle en seroit l’issue ?
D’aliéner vos cœurs, d’en écarter l’amour,
De déchirer toujours le sein qui m’a conçue,
De me faire encor plus haïr de jour en jour.
Pourquoi me consulter dans cette conjoncture ?
Toute autre, & votre fille aussi,
Vous en diroit autant ; & je ne sers ici
Que d’interprète à la nature.

Mr. Argant.

(à Marianne.)(à Doligni.)
Tu me perces le cœur. Jugez donc si j’ai lieu
De déclarer son sort.

Doligni pere.

De déclarer son sort.C’est votre femme ; adieu.

Mr. Argant.

Ne vous éloignez pas.



Scène III.

Mr. ARGANT, Mad. ARGANT, MARIANNE.
Mad. Argant.

Ne vous éloignez pas.Eh ! bien, votre entremise
A-t-elle eu la faveur que je m’en suis promise ?
Ce que j’en attendois étoit des plus aisés.

Mr. Argant.

Ah ! vous pouvez compter sur elle en toute chose.
On ne peut mieux plaider une méchante cause.

Mad. Argant.

Eh ! l’a-t-elle gagnée ?… Eh ! quoi ! vous vous taisez ?

Mr. Argant.

Qu’exigez-vous de moi ?

Mad. Argant.

Qu’exigez-vous de moi ?Quel est donc ce langage ?

Mr. Argant.

Ne vous souvient-il plus qu’un fils trop fortuné
N’a pas été l’unique gage
Dont notre heureux hymen ait été couronné ?
Permettez que je vous rappelle
Qu’il en fut encor un conçu dans votre sein.
Voyez quel est votre dessein,
Si vous en conservez un souvenir fidele ?

Mad. Argant.

Je pourrois avoir quelque tort :
Mais cette fille enfin dont vous plaignez le sort,
Quand nous l’envoyâmes en France,
Pour être élevée en Couvent,
Étoit dans sa plus tendre enfance.

Mr. Argant.

Hélas ! je me le suis reproché bien souvent.

Mad. Argant.

Depuis, je ne l’ai point revûe.
Dans mon cœur, il est vrai, l’absence a triomphé.
L’éloignement, l’oubli, le tems, ont étouffé
La tendresse que j’aurois eue,
Si vous aviez laissé cet enfant sous mes yeux ;
Vous n’auriez jamais eu de reproche à me faire.
Eh ! je ne demandois pas mieux.
Vous ne voulûtes pas ; il a fallu vous plaire ;
Et mon fils en a profité.

Marianne.

Mais ma tante a raison ; elle se justifie.
C’est votre faute à vous.

Mr. Argant, à Marianne.

C’est votre faute à vous.Laisse-moi, je te prie.
Vous verrez que c’est moi qui manque d’équité !
Tout se peut réparer. Daignez voir votre fille ;
Que je vous la présente ; accordez-moi ce bien.

Mad. Argant.

Que faire d’un enfant qui n’est au fait de rien,
Qui n’a jamais vécu qu’à l’ombre d’une grille,

Qui, sans doute, en a pris l’air, l’esprit & le goût ?
Monsieur, il n’est plus tems. Et j’ose vous répondre
Que, de la tête aux pieds, il faudroit la refondre,
Et qu’on n’en viendroit pas à bout.
Qui vient tard dans le monde, y joue un triste rôle.
Pour apprendre à s’y comporter,
Un parloir de province est une pauvre école.

Marianne.

Sans doute.

Mr. Argant.

Sans doute.À Marianne on peut s’en rapporter.
Elle sort du couvent. Voyez un peu ma niece ;
Oui, voyez comme elle est : vous connoissez aussi
Son esprit & sa gentillesse ;
Elle a tout-à-fait réussi.

Mad. Argant.

On ne compare point une personne unique.

Mr. Argant.

Vous pouviez épargner cet éloge ironique.

Mad. Argant.

Il vous plaît au surplus de me faire un procès
Bien gratuit, au sujet de cette préférence
Que j’accorde à mon fils.

Mr. Argant.

Que j’accorde à mon fils.Mais oui, c’est un excès.

Mad. Argant.

Est-ce une nouveauté ? Suis-je la seule en France ?
Nous avons deux enfans : mais l’usage m’absout,
Si j’en laisse un des deux au fond d’une clôture.

Mr. Argant.

L’égalité, Madame, est la loi de nature.
Il n’en faut avoir qu’un, quand on veut qu’il ait tout.

Mad. Argant.

Pouvez-vous mieux placer mon espoir & le vôtre ?
Il est bien naturel, quand on a le bonheur
D’avoir reçu du Ciel un fils comme le nôtre,
De chercher à s’en faire honneur.

Mr. Argant.

La nature sans doute en a fait un prodige !

Mad. Argant.

Elle a versé sur lui ses plus précieux dons.
Il peut aller à tout, si nous le secondons.

Mr. Argant.

Peut-on donner dans ce prestige ?

Mad. Argant.

Il est homme d’esprit.

Mr. Argant.

Il est homme d’esprit.Qui diable ne l’est pas ?

Mad. Argant.

Homme d’esprit !

Mr. Argant.

Homme d’esprit !Mais oui ; rien n’est plus ordinaire.
C’est un titre banal. On ne peut faire un pas
Qu’on ne voit accorder ce nom imaginaire
À tout venant, à gens qui ne sont bien souvent
Que des cerveaux brûlés, des têtes à l’évent,
Que les plus fats de tous les hommes.
Ce qu’on prend pour esprit, dans le siecle où nous sommes,

N’est, ou je me trompe fort,
Qu’une frivole effervescence,
Qu’un accès, une fievre, un délire, un transport,
Que l’on nomme autrement, faute de connoissance.
Proverbes, quolibets, folles allusions,
Pointes, frivolités plaisamment habillées,
Quelque superficie, & des expressions
Artistement entortillées ;
Joignez-y le ton suffisant :
Voilà les qualités de l’esprit d’à-présent.
Pour moi, mon avis est, dût-il paroître étrange,
Que ces petits Messieurs, qui sont si florissans,
Feroient un marché d’or, s’ils donnoient, en échange,
Tout ce qu’ils ont d’esprit pour un peu de bon-sens.



Scène IV.

LE MARQUIS, Mr. ARGANT, Mad. ARGANT, MARIANNE.
Le Marquis.

Mais, Madame, à propos, suivant toute apparence,
Mon mariage projetté
Pourroit ce soir être arrêté.

Mad. Argant.

J’en ai du moins quelque espérance.

Le Marquis.

J’en ai reçu vingt complimens ;
Et nous ne songeons pas aux présens qu’il faut faire.

Ne trouveriez-vous pas qu’il seroit nécessaire
D’aller, chez l’empereur, choisir des diamans ?
Il convient d’envoyer demain les pierreries :
C’est l’ordre ; & l’on ne peut, quand on est régulier,
Manquer à ces galanteries.

Mad. Argant.

Il est vrai ; j’allois l’oublier.
Vous avez bien raison ; c’est penser à merveille.

Mr. Argant.

Il mérite toujours des éloges nouveaux.

Le Marquis.

Je vais donc commander qu’on mette vos chevaux.

Mr. Argant.

Doucement ; j’ai deux mots à vous dire à l’oreille.
Argant, vous avez une sœur.

Mad. Argant.

(à Mr. Argant.) (au Marquis.)
Est-ce là son affaire ? Allez, je vais vous suivre.

Mr. Argant.

Avec elle, avec vous, je me flattois de vivre ;
Je comptois de passer des jours pleins de douceur,
Et mourir satisfait de son sort & du vôtre.
Elle a part, comme vous, à ma tendre amitié.
Je ne sçais point aimer l’un aux dépens de l’autre.
Vous partagez tous deux mon cœur par la moitié.
L’égalité devroit régner dans tout le reste.
Souffrirez-vous qu’elle ait un destin si funeste ?
Parlez. Mes sentimens vous sont assez connus.
Parlez donc ; qu’entre nous votre bouche prononce.

Au fond de votre cœur cherchez votre réponse,
Et non pas dans des yeux un peu trop prévenus.

Le Marquis.

C’est à vous l’un & l’autre à régler sa fortune.
Je ne sçais point blâmer la générosité.

Mr. Argant.

La générosité ! Mais ce n’en est point une ;
Ce que j’exige ici n’est que de l’équité.

Le Marquis.

De ces distinctions je vous laisse le maître.
Quant à moi, j’ai, Monsieur, un trop profond respect
Pour donner des avis à ceux qui m’ont fait naître.

Mr. Argant.

Tant de ménagement vous rend un peu suspect.

Le Marquis.

Ce n’est pas qu’une sœur, que je n’ai jamais vûe,
Ne m’intéresse aussi. Vous n’avez pas besoin
De me piquer d’honneur. Le sang parle de loin :
Mais…

Mr. Argant.

Mais…Eh ! bien, quelle est donc cette crainte imprévue ?
Daigneriez-vous m’en éclaircir ?

Le Marquis.

Quand vous me demandez à moi mon entremise…
Et… si j’ai le malheur de ne pas réussir,
D’échouer dans cette entreprise,
Eh ! bien, vous m’en accuserez.
Qu’en arrivera-t-il ? Que vous me haïrez.
Cette affaire est trop délicate.

Et Madame, d’ailleurs, paroît tacitement
M’ordonner assez nettement
De ne m’en pas mêler.

Mr. Argant.

De ne m’en pas mêler.Votre prudence éclate !

Le Marquis.

Mon silence pourtant n’empêche pas mes vœux.
Je serai de l’avis que vous prendrez tous deux.



Scène V.

Mr. ARGANT, Mad. ARGANT, MARIANNE.
Mad. Argant.

Ainsi, vous n’avez point de reproche à lui faire.

Mr. Argant, à part.

Il faut d’un autre sens retourner cette affaire.
(haut.)
Nous avons, ou plutôt vous avez en bon bien,
Cinquante mille écus de rente
Francs & quittes de tout ; du moins je ne dois rien.
Je crois que, pour Argant, la chose est différente.
N’importe. De sa sœur diminuez la part.
Faites à votre fils le plus gros avantage.
Je me restreins pour elle au tiers, & même au quart.
Avec sa légitime on voudra bien la prendre ;
Et même l’on aura des graces à vous rendre.

Mad. Argant.

Que me dites-vous là ?

Mr. Argant.

Que me dites-vous là ?N’en doutez nullement.

Mad. Argant.

Qui voudroit s’en charger ?

Mr. Argant.

Qui voudroit s’en charger ?Acceptez seulement.

Mad. Argant, à part.

 
C’est encore un prétexte, une ruse nouvelle,
Pour m’engager toujours, sur ce trompeur espoir,
À retirer ma fille.

Mr. Argant.

À retirer ma fille.Eh ! bien ?

Mad. Argant.

À retirer ma fille.Eh ! bien ?Il faudra voir.
Auriez-vous par hazard quelque parti pour elle ?

Mr. Argant.

Oui.

Mad. Argant.

Oui.J’ai bien de la peine à me l’imaginer.
Est-ce une affaire sûre & prompte à terminer ?

Mr. Argant.

Dès aujourd’hui. (bas à Marianne.)
Dès aujourd’hui. Va dire à Doligni qu’il vienne.



Scène VI.

Mr. ARGANT, Mad. ARGANT.
Mad. Argant.

Mais est-ce un sujet qui convienne ?

Mr. Argant.

À merveille.

Mad. Argant, à part.

À merveille.Tant pis.

Mr. Argant.

À merveille.Tant pis.Je suis sa caution.

Mad. Argant, à part.

 
Ah ! je crains bien de m’être un peu trop avancée.

Mr. Argant, à part.

Il faut frapper le coup.

Mad. Argant, à part.

Il faut frapper le coup.Quelle est donc sa pensée ?

Mr. Argant.

Cette fille, en un mot, que la prévention
La plus injuste & la plus dure
A peinte à votre idée avec tous les défauts
Qu’on peut puiser au fond d’une clôture…

Mad. Argant.

Eh ! bien ?



Scène VII.

DOLIGNI pere, MARIANNE, Mr. ARGANT, Mad. ARGANT.
Mr. Argant.

Eh ! bien ?Quels qu’ils soient, vrais ou faux,
Telle qu’elle est enfin, on offre de la prendre ;
Et le fils de Monsieur, si vous le permettez…

Marianne, à part.

 
Ah ! ciel !

Mr. Argant.

Ah ! ciel !Avec plaisir deviendra votre gendre.

Mad. Argant, bas à Monsieur Argant.

Quoi ! le fils de Monsieur… vous me compromettez.

Mr. Argant.

Oui, lui-même, à ce prix.

Marianne, à part.

Oui, lui-même, à ce prix.Dieux ! que viens-je d’entendre !
Ah ! quelle trahison !

Mad. Argant.

Ah ! quelle trahison !Monsieur nous fait honneur.

Doligni pere.

Ce sera pour mon fils le comble du bonheur.

Mad. Argant.

 
(à part.)(haut.)
Je sçais qu’il aime ailleurs ; feignons. Il faut se rendre.

Doligni pere.

Mon fils ne peut jamais être mieux assorti.

Mad. Argant, à Marianne.

Qu’on le fasse venir.

Marianne.

Qu’on le fasse venir.Madame, il est sorti.

Mad. Argant.

Tout-à-l’heure il étoit là-dedans ; qu’on y voye.

Marianne.

Il doit avoir pris son parti.

Mad. Argant.

Allez, vous dis-je, allez ; faites qu’on me l’envoye.

Marianne, à part.

Bon ; le voici qui vient.

Mr. Argant, bas, à Doligni pere.

Bon ; le voici qui vient.Il n’est pas averti.



Scène VIII.

DOLIGNI fils, Mr. ARGANT, Mad. ARGANT, DOLIGNI pere, MARIANNE.
Mad. Argant.

Messieurs, il vous plaira de garder le silence :
Faites-vous cette violence.
Qu’ici l’autorité se taise absolument ;

Qu’il soit libre. Je veux qu’il parle en assurance ;
Autrement, marché nul : je vous le dis d’avance,
Je reprends ma parole & mon consentement.

Doligni fils.

Le Marquis vous attend avec impatience.

Mad. Argant.

Monsieur, j’aurois besoin d’un éclaircissement.
On daigne rechercher pour vous notre alliance.

Doligni fils.

Vous voyez mon saisissement.

Mad. Argant.

La désireriez-vous ?

Doligni fils.

La désireriez-vous ?Ah ! si je la désire !
Si je soupire après ce précieux instant !
C’est avec plus d’ardeur que je ne puis le dire.

Marianne, à part.

Qui n’eût cru qu’il m’aimoit ?

Mad. Argant.

Qui n’eût cru qu’il m’aimoit ?Eh ! bien, soyez content.
L’amitié qui nous lie avec votre famille,
M’engage à remplir votre espoir.

Marianne, à part.

Hélas ! c’en est donc fait.

Mad. Argant.

Hélas ! c’en est donc fait.Il m’est bien doux de voir
Qu’à tout autre parti vous préfériez ma fille.

Doligni fils.

Votre fille !

Mad. Argant.

Votre fille !Eh ! qui donc ?

Doligni fils.

Votre fille !Eh ! qui donc ?La foudre m’a frappé.
Ah ! ciel ! quelle erreur m’a trompé !

Mad. Argant.

Dans quel trouble vous vois-je ?

Doligni fils.

Dans quel trouble vous vois-je ?Il est inexprimable.
On ne peut être plus confus.
Vous m’accordez sans doute un bien inestimable.
(à son pere, qui lui fait des signes.)
Mon pere, épargnez-vous ces signes superflus :
Je ne puis, mon désordre a trop sçu me confondre.

Mad. Argant.

(à Doligni pere.) (à Doligni fils.)
De grace, laissez donc… Ne pourrai-je sçavoir ?…

Doligni fils.

L’excès de vos bontés ne pouvoit se prévoir :
Je suis désespéré de n’y pouvoir répondre.

Doligni pere, bas, à son fils.

Tu ne sçais pas le bien que tu vas refuser.

Doligni fils.

(à son pere.) (à Mr. Argant.)
Je n’en veux point. L’amour dans mon cœur trop sensible
A mis à votre choix un obstacle invincible.
Ce n’est qu’en me perdant que je puis m’excuser.
J’ai cru qu’il s’agissoit de l’objet que j’adore.

Ah ! je fais à ses yeux un éclat indiscret :
Mais la nécessité m’arrache mon secret.

Mad. Argant.

En est-ce un pour l’objet de vos feux ?

Doligni fils.

En est-ce un pour l’objet de vos feux ?Il l’ignore.

Mad. Argant.

Eh ! Monsieur, quel est-il ?

Doligni fils, montrant Marianne.

Eh ! Monsieur, quel est-il ?Il est devant vos yeux.

Marianne.

Ah ! Monsieur, vous devez préférer ma cousine.

Mad. Argant, à Messieurs Argant & Doligni pere.

 
Tâchez une autre fois de vous arranger mieux.

Mr. Argant.

La méprise n’est pas telle qu’on l’imagine.
Sçachez, à votre tour…

Mad. Argant, en s’en allant.

Sçachez, à votre tour…Ah ! ne m’arrêtez plus.
Allez, vous auriez dû m’épargner ce refus.



Scène IX.

Mr. ARGANT, DOLIGNI pere, DOLIGNI fils, MARIANNE.
Doligni fils, à Monsieur Argant.

 
Ah ! Monsieur, pardonnez…

Mr. Argant.

Ah ! Monsieur, pardonnez…Il faut que je l’embrasse.

Doligni fils.

Comment donc ?

Mr. Argant.

Comment donc ?Ses refus ont montré son amour.
Il vient d’en donner sans détour
La preuve la plus sûre & la plus efficace.
S’il avoit accepté, j’en serois moins content.

Doligni fils.

Vous me permettez donc de demeurer constant ?

Mr. Argant, à Doligni pere.

Sans doute. Allons rêver au parti qu’il faut prendre.
(à Doligni fils.)
Ton bonheur n’est que suspendu.
Ne t’embarrasse pas, va, tu seras mon gendre.

Doligni pere.

Oui, tranquillise-toi.

Doligni fils.

Oui, tranquillise-toi.J’aurai mal entendu.

(Doligni pere emmene son fils.)