L’Ève future/Livre 4/04

Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 194-199).


IV

Danse macabre


« Et c’est un dur métier que d’être une belle femme ! »
Charles Baudelaire.


Une longue lame d’étoffe gommée, incrustée d’une multitude de verres exigus, aux transparences teintées, se tendit latéralement entre deux tiges d’acier devant le foyer lumineux de la lampe astrale. Cette lame d’étoffe, tirée à l’un des bouts par un mouvement d’horloge, commença de glisser, très vivement, entre la lentille et le timbre d’un puissant réflecteur. Celui-ci, tout à coup, ― sur la grande toile blanche, tendue en face de lui, dans le cadre d’ébène surmonté de la rose d’or, ― réfracta l’apparition en sa taille humaine d’une très jolie et assez jeune femme rousse.

La vision, chair transparente, miraculeusement photochromée, dansait, en costume pailleté, une sorte de danse mexicaine populaire. Les mouvements s’accusaient avec le fondu de la Vie elle-même, grâce aux procédés de la photographie successive, qui, le long d’un ruban de six coudées, peut saisir dix minutes des mouvements d’un être sur des verres microscopiques, reflétés ensuite par un puissant lampascope.

Edison, touchant une cannelure de la guirlande noire du cadre, frappa d’une étincelle le centre de la rose d’or.

Soudain une voix plate et comme empesée, une voix sotte et dure se fit entendre ; la danseuse chantait l’alza et le holè de son fandango. Le tambour de basque se mit à ronfler sous son coude et les castagnettes à cliqueter.

Les gestes, les regards, le mouvement labial, le jeu des hanches, le clin des paupières, l’intention du sourire se reproduisaient.

Lord Ewald lorgnait cette vision avec une muette surprise.

― N’est-ce pas, mon cher lord, que c’était une ravissante enfant ? disait Edison. Eh ! eh ! À tout prendre la passion de mon ami Edward Anderson ne fut pas inconcevable. ― Quelles hanches ! quels beaux cheveux roux ! de l’or brûlé, vraiment ! Et ce teint si chaudement pâle ? Et ces longs yeux si singuliers ? Ces petites griffes en pétales de roses où l’aurore semble avoir pleuré, tant elles brillent ? Et ces jolies veines, qui s’accusent sous l’excitation de la danse ? Cet éclat juvénile des bras et du col ? Ce sourire emperlé où se jouent des lueurs mouillées sur ces jolies dents ! Et cette bouche rouge ? Et ces fins sourcils d’or fauve, si bien arqués ? Ces narines si vives, palpitantes comme les ailes d’un papillon ? Ce corsage, d’une si ferme plénitude, que laisse deviner le satin qui craque ! Ces jambes si légères, d’un modelé si sculptural ? Ces petits pieds si spirituellement cambrés ? ― Ah !… conclut Edison avec un profond soupir, c’est beau la nature, malgré tout ! Et voici bien un morceau de roi, comme disent les poètes !

L’électricien semblait plongé dans une extase d’amoureux : l’on eût dit qu’il s’attendrissait lui-même.

― Oui, certes ! dit lord Ewald : plaisantez la Nature si bon vous semble : cette jolie personne danse mieux, il est vrai, qu’elle ne chante ; cependant je conçois, devant tant de charmes, que, si le plaisir sensuel suffisait au cœur de votre ami, cette jeune femme lui ait paru des plus aimables.

― Ah ? dit Edison rêveur, avec une intonation étrange et en regardant lord Ewald.

Il se dirigea vers la tenture, fit glisser la coulisse du cordon de la lampe ; le ruban d’étoffe aux verres teintés surmonta le réflecteur. L’image vivante disparut. Une seconde bande héliochromique se tendit, au-dessous de la première, d’une façon instantanée, commença de glisser devant la lampe avec la rapidité de l’éclair, et le réflecteur envoya dans le cadre l’apparition d’un petit être exsangue, vaguement féminin, aux membres rabougris, aux joues creuses, à la bouche édentée et presque sans lèvres, au crâne à peu près chauve, aux yeux ternes et en vrille, aux paupières flasques, à la personne ridée, toute maigre et sombre.

Et la voix avinée chantait un couplet obscène, et tout cela dansait, comme l’image précédente, avec le même tambour de basque et les mêmes castagnettes.

― Et… maintenant ? dit Edison en souriant.

― Qu’est-ce que cette sorcière ? demanda lord Ewald.

― Mais, dit tranquillement Edison, c’est la même : seulement c’est la vraie. C’est celle qu’il y avait sous la semblance de l’autre. Je vois que vous ne vous êtes jamais bien sérieusement rendu compte des progrès de l’Art de la toilette dans les temps modernes, mon cher lord !

Puis reprenant sa voix enthousiaste :

Ecce puella ! s’écria-t-il. Voici la radieuse Evelyn Habal délivrée, échenillée de ses autres attraits. N’est-ce pas que c’est pour en mourir de désirs ! Ah ! povera innamorata ! ― Comme elle est sémillante ainsi ! Le délicieux rêve ! Quelles passions, quel noble amour on sent qu’elle peut allumer ou inspirer ! N’est-ce pas que c’est beau la simple Nature ? Pourrons-nous jamais rivaliser avec ceci ? J’en dois désespérer. J’en baisse la tête. ― Hein ? qu’en pensez-vous ?… ― Ce n’est qu’aux seules persistances de la Suggestion-fixe que je dois d’avoir obtenu cette pose. ― Dérision ! Croyez-vous que, si Anderson l’eût vue de la sorte pour la première fois, il ne serait pas encore assis à son foyer, entre sa femme et ses enfants, ce qui valait bien le reste, après tout ? ― Ce que c’est que la « toilette », pourtant ? Les femmes ont des doigts de fées ! Et, une fois la première impression produite, je vous dis que l’Illusion est tenace et se repaît des plus odieux défauts : ― jusqu’à se cramponner, avec ses ongles de chimère en démence, à la laideur, fût-elle répulsive entre toutes.

Il suffit à une « fine mouche », encore un coup, de savoir affirmer ses tares, pour s’en faire une parure mordante et en inspirer la convoitise aux inexperts insensiblement aveuglés. Ce n’est plus qu’une question de vocabulaire ; la maigreur devient de la gracilité, la laideur du piquant, la malpropreté de la négligence, la duplicité de la finesse, et cœtera, et cœtera. Et, de nuances en nuances, l’on arrive souventes fois… où l’amant de cette enfant en arriva. À une mort maudite. Lisez les milliers de journaux qui, partout, et quotidiennement, le constatent, et vous reconnaîtrez que, loin d’exagérer mes chiffres, je les sous-évalue.

― Vous me certifiez, mon cher Edison, que ces deux visions ne reproduisent qu’une seule et même femme ? murmura lord Ewald.

Edison, à cette question, regarda, de nouveau, son jeune interlocuteur, mais, cette fois, avec une expression de mélancolie grave.

― Ah ! vous avez l’idéal vraiment enfoncé dans le cœur ! s’écria-t-il enfin. Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je vais vous convaincre, cette fois ! Car, en vérité, je me vois contraint de le faire. Regardez, milord : voici, en réalité, pourquoi ce pauvre Edward Anderson s’est détruit la dignité, le corps, l’honneur, la fortune et la vie.

Et, faisant sortir de la muraille un grand tiroir sous l’image lumineuse qui continuait la sinistre danse :

― Voici, continua-t-il, la dépouille de cette charmeuse, l’arsenal de cette Armide ! ― Voulez-vous avoir la complaisance de nous éclairer, miss Hadaly ?

L’Andréide se leva, saisit une torche fortement parfumée, l’alluma dans le calice de quelque fleur ; puis, prenant par la main lord Ewald, l’attira doucement vers Edison.

― Oui, continuait l’ingénieur, si vous avez trouvé naturels les charmes du premier aspect de miss Evelyn Habal, j’imagine que vous allez revenir sur cette impression ; car, en fait de personne défectueuse jusqu’au paradoxe, c’était, au contraire, l’effigie, la pièce d’or, l’étalon-type suprême, dont les autres femmes de son genre ne peuvent être, Dieu merci, que la pâle monnaie ! Voyez, plutôt.

Hadaly, à cette parole, élevant sa torche au-dessus de sa tête voilée, se tint debout, à côté du sombre tiroir, comme une statue auprès d’un sépulcre.