L’Âne mort et la femme guillotinée/XVIII


XVIII

LUPANAR


— Où voulez-vous aller ? demandai-je à mon autre pratique, quand je fus un peu remis de mon émotion.

Henriette ne répondit rien ; elle me regarda d’un air étonné, comme si elle n’eût pas encore songé qu’elle devait aller quelque part ; la malheureuse ! en effet, elle était sans asile ; naguère, avant d’entrer à l’hôpital, elle avait encore une charmante petite maison, si coquette, si riante, si élégamment vicieuse, qu’on lui pardonnait son vice. Dans cette maison tout à elle, elle était reine ; elle avait, pour parer et doubler sa beauté, la dentelle et le velours, l’or et la soie ; son pied se posait à peine sur les tapis chargés de fleurs. Elle se souriait à elle-même dans des glaces brillantes ; son œil se reposait nonchalamment sur les chefs-d’œuvre du siècle passé : les amours qui voltigent, les bergers qui soupirent, les bergères qui étalent sur le fin gazon leur petite jambe effilée. Les meubles les plus rares paraient cette demeure somptueuse : les vieux bronzes, les marbres polis par le temps, les pendules qui chantent et qui marquent à coup sûr l’heure d’aimer ; mille parfums invisibles circulaient entre ces murailles profanes, comme circule le sang dans le corps ; l’écho rieur et discret murmurait tout bas de tendres paroles ; dans les corniches, s’entendait, en prêtant bien l’oreille, le bruit des baisers. Dans cette maison, le monde entier avait envoyé ses dépouilles opimes : la Chine, ses vieux laques licencieux et grimaçants ; l’Angleterre, son argenterie tourmentée et bizarre ; Sèvres, ses nobles porcelaines plus précieuses que l’or ; les vieux châteaux royaux, leurs mille fantaisies sans nom, mais non pas sans grâce. Des serviteurs peu nombreux, mais bien dressés, s’empressaient autour de l’idole ; elle avait, pour garder sa porte, une vieille femme, tour à tour et selon le besoin, duègne sévère, engageante matrone ; elle avait, pour monter derrière sa voiture, un beau paysan de Vanves, qui s’était corrompu comme elle et qui portait la même livrée ; elle avait, pour la flatter le matin et le soir, pour lui prêter sa gaieté, sa science et sa piquante effronterie, une jolie fille de seize ans, soubrette pleine d’avenir et qui bientôt allait faire du vice pour son propre compte. Sa cuisine était brûlante, son salon était calme et frais, sa chambre à coucher était entourée de jasmins et de roses, son alcôve était muette, sa porte discrète, sa fenêtre curieuse. Là, sa beauté était dans toute sa puissance, dans tout son éclat ; elle avait tout l’attirail nécessaire à cette exploitation ; elle ne pouvait pas être, c’était impossible, plus parée, plus fêtée, plus ménagée, plus flattée, plus reposée ; elle ne pouvait pas désirer ni un bain plus tiède, ni un lit plus doux, ni un vin plus généreux, ni une table mieux servie, ni une obscurité plus habile. Ainsi entourée, ainsi logée, ainsi exploitée, la plus médiocre beauté eût été belle encore ; jugez de la beauté d’Henriette ! Chacune de ses heures sonnait une fête, une trahison ou un plaisir. Chaque matin, à son réveil, Rose, sa soubrette, lui apportait, fraîchement imprimées, cent mille calomnies toutes neuves sur tout ce qui était la beauté, l’esprit, la jeunesse, la vertu. En lisant ces calomnies et ces injures, Henriette se consolait d’être séparée de ce monde auquel elle rendait mépris pour mépris ; venaient ensuite les journaux de modes, le journal des théâtres et les billets doux, et elle choisissait à la hâte son chapeau, son spectacle et son amant de la journée. Midi sonne, les chevaux sont à la voiture chargée d’armoiries mensongères ; c’est l’heure de la rue Vivienne et des lentes promenades si chères à une jolie femme, quand, s’arrêtant à chaque magasin nouveau et recueillant les murmures flatteurs des jeunes ouvrières qui l’encombrent, elle hésite entre mille nouveautés du matin, essaie une étoffe, puis une autre, ajoute ou retranche une fleur à son chapeau, compose sa parure d’une simple gaze ou d’une riche dentelle, et, après quatre heures de ce doux travail, remonte dans sa voiture pour se parer le soir de ces étincelantes frivolités.

Le soir venu, l’Opéra l’appelait ou bien le ThéâtreItalien ; le luxe des arts et leurs chefs-d’œuvre, fêtes royales de chaque jour ; et pendant que la foule des honnêtes gens attendait patiemment à la porte du théâtre, sous la pluie, et les pieds dans la boue et souvent à jeun (car c’est là une admirable passion, la musique), que son tour fût venu d’acheter, au prix de trois jours de travail, une place obscure et rétrécie dans le coin le plus incommode de la salle, elle arrivait, elle la favorite des riches, au grand galop de ses chevaux, et elle descendait resplendissante de pierreries ; elle avait pour lui donner la main, pour être son chevalier d’honneur, quelque homme grave et bien posé dans le monde, un conseiller d’État, un président de cour royale, un pair de France, ou tout au moins quelque vieux soldat de l’Empereur, héroïque fragment d’une victoire, qui, pour donner la main à cette fille, avait mis son plus grand cordon bleu ou rouge ; derrière elle, et tout prêt à se faire tuer pour lui épargner une insulte, marchaient, heureux et fiers de la suivre, les plus beaux et les plus jeunes, lui servant ainsi de gardes du corps. Elle entrait dans sa loge avec fracas, interrompant sans pitié madame Pasta ou madame Malibran, qui chantait ; elle se penchait dans la salle, afin que le parterre la pût admirer tout à l’aise, et pour s’assurer elle-même que nulle femme n’était plus belle qu’elle-même ; son regard était insolent, son sourire était une insulte. Elle prodiguait tout haut aux plus honnêtes femmes les plus amères railleries, railleries d’autant plus cruelles qu’elles étaient accueillies par le brûlant suffrage de quatre ou cinq épées toutes prêtes à tout soutenir. Au plus fort de l’hiver on lui apportait des roses en pleine loge, et elle choisissait parmi ces roses les plus fraîches, jetant les autres à ses pieds. À la vue de cette femme si insolente et si belle, les vieillards oubliaient leur sagesse, les nouveaux mariés oubliaient leur jeune épouse ; les femmes sans reproche, voyant le vice triomphant et plus entouré que la vertu, se demandaient avec inquiétude si elles n’étaient pas les dupes de leur propre retenue. Garcia lui-même oubliait de chanter, à la vue d’une femme plus belle que la Desdémona, ce beau marbre inspiré. — Elle, cependant, habituée à ces triomphes, recevait dans sa loge tous les hommages : les beaux esprits, les militaires, les savants, les poètes, les jeunes écoliers échappés à leur maître, tout lui était bon, pourvu que la foule qui l’entourait fût illustre. Puis, au moment où la foule était le plus empressée, elle se levait, toujours aussi dédaigneuse et aussi insolente ; elle sortait comme elle était entrée, avant la fin de l’air commencé ; elle avait l’air de dire au comédien qui chantait : — Je te rends ton auditoire ; — aux plus belles dames de la salle : — Mesdames, reprenez vos amants et vos maris ; je n’en veux plus. Et qu’importe ? si elle l’eût voulu, chaque soir elle eût trouvé, au bas de l’escalier, un nouveau Raleigh pour étendre son manteau sous ses pieds.

Mais, arrivée au comble de sa beauté et de son insolence, la malheureuse fille ne sentit pas que la tête lui tournait. Comme rien ne la pouvait guider, ni son esprit ni son cœur, elle se trouva tout d’un coup égarée sans retour. Elle se jeta à plaisir, et avec une profusion insensée et à corps perdu, dans tous les excès de la vie sans frein et sans règle. C’est là d’ailleurs une des infinies prévoyances de Dieu, que la modération dans le vice soit impossible ; et voilà pourquoi le vice, comme la gloire, est chose passagère et périssable. Ainsi, la malheureuse, elle aussi, après ses triomphes, elle eut son Waterloo et son île Sainte-Hélène sur les hauteurs de la rue Saint-Jacques. Oh ! les malheureuses ! il leur faut si peu de chose pour être vaincues ! une ride légère, une dent qui se noircit, quelques cheveux qui tombent, cette raison du maître qui leur dit, comme dans Juvénal : — Ton nez me déplaît : displicuit nasus tuus ! Donc un jour, un jour d’hiver, par le froid, par la boue, par la neige, un matin qu’elle n’avait pas encore déjeuné, malade, jaune, horriblement pâlie, elle fut chassée à pied, à demi vêtue, de cette maison qui, la veille encore, était à elle ; son laquais lui dit : — Va-t’en ! La vieille portière si dévouée lui ouvrit à peine, et en souriant avec mépris, le battant de la porte ; Rose, sa femme de chambre qu’elle aimait tant, qui lui réchauffait les pieds dans son sein, à qui elle donnait si généreusement ses bijoux, ses robes, ses dentelles et ses amants de la veille, Rose prit sa place dans ce paradis profane, et elle ne lui jeta même pas, par pitié, la dernière paire de gants qu’elle avait volée à sa maîtresse. Un seul mot du maître avait suffi pour tout briser autour de cette femme, les glaces, les porcelaines, les diamants, l’amour des hommes et le courroux des femmes, pour anéantir cette puissance du haut en bas : trop heureuse encore que, dans les boues de la rue, la police l’eût accueillie et lui eût ouvert les portes de l’hôpital.

Mais à présent qu’elle est chassée, même de l’hôpital, à présent qu’elle a perdu sa dernière protectrice, l’horrible maladie qui l’avait protégée, à présent où ira cette fille ? Quelle maison voudra la recevoir, si pâle, si pauvre, si faible, si mal vêtue ? À quel seuil inhospitalier ira-t-elle demander un lit et du pain ? Et elle repassait dans sa mémoire toute sa vie brillante, pour savoir où elle irait. Moi, j’attendais patiemment qu’elle eût pris son parti ; ce combat d’un nouveau genre m’intéressait ; j’étais bien aise d’apprendre où donc pouvait se rendre une malheureuse qui sortait de l’hôtel infamant des Capucins.

Poussée à bout et vaincue par tant de misères, la malheureuse cherchait en vain à se rappeler les hommes qui jadis l’entouraient de leurs protestations, de leurs hommages, de leur amour. Les vieillards qui l’appelaient leur fille, les jeunes gens qui voulaient mourir pour elle, que sont-ils devenus ? Elle avait oublié même leurs noms ; à coup sûr, ils avaient oublié sa figure ! Si au moins elle avait eu en ce moment l’argent qu’elle avait dépensé rien qu’en essences, elle eût acheté à Vanves vingt arpents de terre. Aucun espoir ne lui restait. Depuis un an qu’elle était séparée du monde, s’était élevée une autre génération de vieillards et de jeunes gens pour aimer les femmes et pour les perdre ; comme aussi s’était élevée une génération de jeunes femmes pour se faire aimer et pour se perdre tout comme Henriette s’était perdue. Elle n’était donc plus à la hauteur du vice magnifique, elle n’était plus bonne que pour le vice misérable. Tombée du salon, elle n’avait plus de refuge que la borne. Ainsi elle comprenait, confusément mais avec peur, dans quelle route plus horrible encore elle allait entrer ; la prostitution n’était plus pour elle qu’une question de faim et de pauvreté. Elle en vint alors à se rappeler certains conseils, certains renseignements mystérieux que ses compagnes lui avaient donnés pendant qu’elle était à l’hôpital. C’est surtout dans les ladreries de ce siècle que les agents de la corruption recrutent leurs tristes victimes : l’hôpital, digne antichambre d’un pareil boudoir ! À force de mémoire, Henriette en vint donc à se rappeler le nom d’une protectrice inconnue à laquelle on l’avait adressée, un asile qu’on lui avait recommandé avec chaleur ; elle ne retrouva, après bien des efforts, que le nom de cette femme, mais non pas son adresse, tant c’était là une fille imprévoyante et comptant sur sa fortune. Donc elle me dit, après un grand quart d’heure de réflexion : — Savez-vous où demeure madame de Saint-Phar ? On m’a dit qu’elle me traiterait comme son enfant, et qu’elle aurait toujours pour moi un lit, une robe et une place à sa table. Menez-moi chez madame de Saint-Phar.

Je vous ai dit, et vous l’avez déjà vu, que je suis un honnête garçon ; je ne savais pas même le nom de madame de Saint-Phar ; c’est pourtant un nom populaire parmi les étudiants, les militaires et les commis-voyageurs. Encore moins savais-je l’adresse de la dame. Cependant je me dirigeais naturellement vers le quartier le plus riche et le plus corrompu de la ville, quand, au milieu de la route, je rencontrai, heureusement, quelques militaires en goguette, de beaux soldats de la garde royale, donnant le bras à des filles de trois pieds, d’une horrible figure, et aussi fiers que s’ils avaient conquis des princesses italiennes. — Messieurs, criai-je aux soldats, seriez-vous assez bons pour me dire où demeure madame de Saint-Phar ? La question flatta mes vaniteux soldats, mais elle les embarrassa ; plus heureux que moi, ils connaissaient fort bien le nom de cette dame et sa profession décevante ; plus d’une fois, dans leurs belles nuits de corps-de-garde, ils avaient entendu messieurs leurs sous-officiers parler entre eux de ces demeures comme on parle chez les vrais croyants du paradis de Mahomet ; mais m’indiquer au juste la maison que je cherchais, cela leur était impossible. Suspendues à leurs bras, et toutes mortifiées de n’être pas plus savantes, leurs aimables compagnes restaient immobiles. À la fin, relevant sa moustache : — Si Agathe ne peut pas vous donner l’adresse de madame de Saint-Phar, me criait un caporal, il faudra que vous alliez la demander à mon lieutenant, qui pourrait y aller les yeux fermés.

Cependant Agathe, qui était à quelques pas plus loin, arrivait lentement, majestueusement, comme une femme qui s’encanaille et qui a des gants. Je la saluai profondément : — Pourriez-vous m’indiquer la demeure de madame de Saint-Phar, Mademoiselle, si tant est, comme l’assure le caporal, que vous la connaissiez ? — Si je connais la Saint-Phar ! reprit mademoiselle Agathe ; Dieu merci, on est faite pour la connaître, et si je voulais bien, je la connaîtrais mieux encore ! Disant ces mots d’un ton dédaigneux, elle relevait fièrement la tête, et le corps, et le bas de sa robe qui commençait à être raisonnablement fangeux. — Ainsi, Mademoiselle, vous aurez la bonté de m’indiquer cette maison ? — Pour qui me prenez-vous ? reprit mademoiselle Agathe les yeux en feu. — Allons, allons, Agathe, sois bonne fille, ajouta le caporal, ne te fais pas prier pour rendre service à un honnête jeune homme ; que diable ! il faut bien que tu lui montres que nous connaissons de la bonne société, quelque chose d’élevé, et non pas seulement de petites filles sans consistance qui n’ont pas quitté le faubourg Antoine. Les pauvres filles se mordirent les lèvres, mademoiselle Agathe composa un gracieux sourire, et de son index, dont l’ongle long et noir s’était fait jour à travers le gant de chamois : — Vous irez tout droit devant vous, me dit-elle ; au bout de l’allée vous tournerez à droite jusqu’au PalaisRoyal ; la troisième rue à gauche vous serez à la porte de la Saint-Phar. En écoutant cet itinéraire galant, le caporal était fier de sa compagne, les soldats étaient fiers de leur caporal, moi-même j’étais fier d’avoir trouvé et tout d’abord une demeure qui n’était pas certainement dans l’Almanach Royal ; et voilà comment chacun entend l’orgueil à sa manière.

Cependant, tout en guidant mon cheval vers le but indiqué, j’examinais Henriette et je cherchais à m’expliquer son immobilité et son assurance.

Quoi donc ! avait-elle pris si vite ce terrible parti ? Quoi ! pas un instant d’hésitation, pas un remords ! Pourtant il était évident qu’elle allait entreprendre une terrible tâche, et qu’elle avait le pied levé pour descendre encore d’un pas dans le dernier abîme du vice ! Selon moi, c’était là un horrible secours. À la voir si tranquille et si calme, on eût dit qu’elle accomplissait un facile devoir. Pour moi, qui par la force des choses la conduisais dans cette route fatale, moi, instrument aveugle dont elle se servait pour accomplir sa destinée, moi qui l’avais vue si innocente et si libre et si heureuse, hélas ! je sentais le frisson me venir en songeant que j’allais être le témoin de la dernière transaction que puisse faire une femme, le témoin de cette vente incroyable, dans laquelle elle se livre au premier venu, pour une robe filandreuse et pour un morceau de pain. Quand nous arrivâmes dans la rue de la Saint-Phar, je reconnus tout d’abord la maison au calme et au silence qui l’entouraient ; c’était le calme de l’opprobre, c’était le silence de la honte ; on eût dit que les maisons voisines s’étaient reculées et qu’elles avaient voilé leur face pour ne pas être souillées du contact de celle-là. L’affreuse chose, qu’il n’y ait pas une seule ville au monde affranchie de cet impôt du vice et du crime ! On reconnaissait encore cette maison à sa porte mystérieusement entr’ouverte, aux regards curieux et obliques des passants, à ses carreaux brisés, à ses murs recouverts des adresses du Mont-de-Piété et des guérisseurs de maladies secrètes, comme si la ruine et la douleur étaient les dignes prospectus de ces maisons venimeuses ! J’arrêtai fièrement mon cabriolet à cette porte, où nulle voiture ne s’arrêtait guère d’ordinaire, pas même le corbillard. Henriette descendit en s’appuyant sur mon épaule ; déjà elle était plus légère : elle se sentait sur son terrain. Nous entrâmes dans la maison, elle et moi ; naturellement je cédai le pas à Henriette. L’escalier était sombre et sale ; une vieille femme qui portait le deuil, je ne sais de quoi, nous reçut au haut de la porte ; sans nous rien dire, elle nous introduisit dans un appartement bien meublé, mais sans recherche. Quoiqu’il fît grand jour, cette chambre était éclairée par une lampe, dont le douteux reflet livrait un triste et languissant combat à un rayon de soleil égaré là, pâle et pluvieux, qui pénétrait à travers un trou pratiqué tout au haut des volets : ainsi l’exigeait le préfet de police ; si bien que chacun pouvait entrer librement dans cette maison, le bourreau, le repris de justice, l’assassin, l’espion lui-même, tout, excepté le soleil ; c’était là ce que le magistrat avait trouvé de mieux pour le maintien et la défense des bonnes mœurs ! Autour d’une table de ce petit salon, étaient assises trois femmes d’une honnête apparence ; elles discutaient sur un livre en partie double, balançant avec soin les profits et les pertes. C’étaient, en effet, les trois associées de cette entreprise commerciale, deux mères de famille qui se partageaient les dividendes de cette affaire avec beaucoup de conscience et de scrupule ; la femme qui tenait le haut bout de la table, et qui paraissait présider à cet apurement de comptes, avait apporté, dans cette société en commandite, la popularité de son nom, la bonne renommée de sa maison et sa vieille expérience dans ce genre de transactions ; ce fut elle qui la première adressa la parole à Henriette ; pour moi, retiré dans un coin, je ne perdais pas un mot de la conversation.

— Vous voulez être des nôtres ? lui demanda cette femme, d’un ton de voix très-simple et comme le ferait une bonne bourgeoise qui engage une nouvelle domestique, pendant que ses acolytes considéraient la néophyte avec une scrupuleuse attention.

— Oui, Madame, répondit Henriette d’un ton plein de respect. Elle se tut. En même temps on examinait sa taille, sa main, son bras, ses jambes, sa gorge, ses cheveux, toute sa personne, et cette tête souffrante et amaigrie.

— C’est une assez belle personne, dit la plus jeune des femmes, on peut en faire quelque chose ; mais il en faudra prendre beaucoup de soin : d’abord elle est trop maigre et trop pâle, et ensuite toute nue, les cheveux mal en ordre, des doigts allongés horriblement ; évidemment elle sort d’un hôpital, et, s’il en était besoin, je lui dirais bien de quel hôpital.

— Peu importe, reprit la femme qui était à droite ; vous savez bien, ma chère amie, que les plus honnêtes filles peuvent y aller, et il faut espérer que cette leçon lui profitera ; puis, s’adressant à la postulante : — Il me semble, ma belle amie, que je ne vous ai vue encore nulle part ?

— En effet, Madame, nulle part.

— Tant pis cela, reprit la femme qui présidait l’assemblée ; vous aurez contracté des idées de luxe et d’indépendance qui ne peuvent pas cadrer avec la tranquillité de cette maison. Il nous faut, Mademoiselle, si vous voulez être longtemps des nôtres, une soumission profonde, une obéissance sans bornes ; vous ne serez ni gourmande, ni bruyante, ni malade ; vous aurez grand soin de vos robes, de vos bonnets et de vos chapeaux ; vous irez demander vous-même à monsieur le commissaire de police la permission de faire sagement votre métier, et vous vous soumettrez à toutes les lois exceptionnelles qui régissent la matière ; vous ne boirez du vin qu’une fois par semaine, et vous n’irez au spectacle qu’une fois par mois. À ce prix-là, nous ne demandons pas mieux que de vous encourager. Mais cependant, Mesdames, si nous la prenons, que faut-il en faire, et quel est votre avis ?

— Mon avis est, dit la première, qu’on en fasse une grisette : d’abord nous manquons de grisettes, et ensuite rien ne prend un grand seigneur ou un homme ennuyé qui passe, comme le bas blanc bien tiré sur une jambe faite au tour, le tablier noir, facile à remplacer ; et ajoutez que c’est un costume peu dispendieux pour la maison.

— Pour moi, dit l’autre, je trouve que rien n’est usé comme la grisette ; on en rencontre dans tous les magasins, dans tous les vaudevilles et dans tous les romans de mœurs ; il y a beaucoup d’hommes qui ne sont pas assez grands seigneurs et assez vieux pour attaquer ouvertement un bonnet rond et un tablier noir. Parlez-moi d’une bourgeoise ! La bourgeoise est du domaine général. Elle ne compromet personne. On peut la suivre, on peut lui donner le bras sans rougir. D’ailleurs, une bourgeoise est bien vite improvisée ; la robe de soie, le soulier de peau de chèvre, le chapeau de velours, le châle Ternaux, les gants de couleur, une forte odeur de musc et d’ambre, l’air décent ; certes, voilà de quoi tourner toutes les têtes des étudiants et des marchands en détail.

— À la bonne heure ! reprit sa compagne ; mais ces marchands sont avares, ces étudiants sont tapageurs, et d’ailleurs cette fille-ci est trop jeune pour être une bourgeoise ; ce sera bon dans cinq ou six mois d’ici ; j’aimerais mieux, quant à présent, l’habiller comme une femme de la cour : le cou nu, la gorge nue, une flamboyante robe de satin jaune, des bas à jour, les oreilles chargées de fausses perles, des marabouts dans les cheveux, et notre respectable Félicité à ses côtés, pour lui servir de mère, le soir.

— Je suis lasse, reprit la Saint-Phar qui écoutait, je suis lasse de toutes ces princesses ; elles nous ruinent en gazes et en dorures et en jujubes ; rien n’est pénible comme de voir ces belles robes de satin nous revenir couvertes de boue ; je n’en veux plus, et, si j’étais mademoiselle, j’aimerais mieux une jolie robe de paysanne, les bras nus, la croix d’or attachée à un virginal velours noir, une blanche fleur à la main, les cheveux retroussés en chignon, le chapeau de paille sur le côté de la tête ; certes, cette nonchalance villageoise lui siérait très-bien !

À ces mots, qui me rappelaient (ô mes chers et chastes souvenirs, que veniez-vous faire en ce lieu ?) la plaine de Vanves, je m’élançai de mon siége, je résolus de faire une dernière tentative pour arracher la malheureuse à ce repaire. — Oui, oui, m’écriai-je, oui, pauvre fille, il en est temps encore, reprends ta robe de bure, couvre ton cou d’un simple mouchoir d’indienne, remets sur ta tête le modeste chapeau de paille brûlé du soleil ; allons, sois encore la jeune, jolie et riante paysanne parée des fraîches couleurs de la santé ; viens, retournons à Vanves ; viens, viens, fuyons ! je t’aime, et je te sauve si tu veux !

Les trois femmes, m’entendant parler ainsi, se regardèrent avec grande inquiétude. Cette proie était trop belle pour qu’elle pût leur échapper. — Nous ne forçons pas mademoiselle, me dit la Saint-Phar ; si elle veut avoir une robe de velours, un collier d’or, un mouchoir brodé et des bas à jour, elle les aura, et dès ce soir...... Tout était dit !