L’Âne mort et la femme guillotinée/XVI


XVI

LES CAPUCINS


C’était bien en vain que je cherchais à oublier la double passion, la double étude de ma vie, Henriette et la laideur morale ; rien ne pouvait me distraire de cette funeste passion, de cette fatale étude. Chaque jour je me trouvais possédé davantage de je ne sais quel épouvantable désir de pousser l’horreur à bout, de savoir enfin si je pouvais la dépasser, ou bien si je serais vaincu par elle. Or, pour moi, l’horreur n’existait que là où était Henriette, nature si vide et si fausse, abîme d’égoïsme et de faiblesse, être humain qui n’avait rien de l’homme moral, merveilleuse enveloppe à laquelle rien ne manquait, l’âme exceptée. Ce je ne sais quoi vivant et sans cœur, auquel je m’étais attaché et que je suivais à la trace dans le vice, je le retrouvai encore un matin. Vous dire en quel lieu, comment l’oser, et d’ailleurs comment vous le dire ? Cependant il le faut. Mon histoire ne serait pas complète si nous ne traversions pas toutes ces fanges livides. Le lieu terrible où le vice l’avait portée, cette femme, — dans la société telle que nous l’avons faite, c’est un lieu aussi fatal, aussi nécessaire, j’ai presque dit aussi inévitable que la Bourbe ou la Morgue. Antre infect, abominable, tout rempli de plaintes, de misères, de hurlements, de grincements de dents. C’est là un hôpital, mais un hôpital sans respect. Le médecin lui-même méprise ses malades ; il a pour eux plus de dégoût que de pitié. Cette fois, l’hôpital devient prison, le malade devient ulcère ; le mal prend en ce lieu toutes sortes de noms horribles qu’on prononce tout bas. Le passant désigne du doigt avec un rire moqueur la victime qu’on y porte. C’est le préfet de police, et non pas la sœur de charité, qui tient ouverts ces funestes asiles. La police est la reine et la souveraine maîtresse de ces lieux ; la sœur hospitalière s’enfuit loin de ces misères en se voilant la face ; il faut donc que ce soient là des figures bien hideuses, pour que vous en détourniez votre chaste regard, douces et saintes filles, chastes reines de la Pitié et de l’Hôtel-Dieu ! La misérable que le vice jette dans ces demeures y entre d’ordinaire à la suite d’un banquet, la lèvre mal essuyée, le sein nu, la tête couronnée de fleurs. Elle en sort comme elle y est entrée, le sein nu, chargée de fleurs, et toute prête à s’enivrer encore ; et cependant l’espace étroit où ou la renferme, l’air qu’elle respire, les tortures fétides qui l’attendent, la honte et la misère ignoble dont elle va être la vassale abominable, tout fait de ce lieu redouté comme une première damnation presque aussi terrible que celle qui attend le crime après la mort,

Au sommet de la rue Saint-Jacques, entre l’hôpital Cochin et le Val-de-Grâce, et tout à côté de la Bourbe, on rencontre un ancien monastère, triste et isolé, assez semblable aux ladreries du onzième siècle. Une sale et infecte fabrique de chandelles étend son ombre suintante à la gauche de ce bâtiment. À son angle droit, une pauvre marchande de pommes s’est construit une cabane en bois ; à la porte de cette cabane, une grande chèvre se promène, maigre et efflanquée. Vous entrez, et dans les gardiens, pas un regard de bienveillance ou de pitié ; dans le médecin, pas de compassion ; dans les malades, pas de confiance ; ce sont les mœurs, c’est l’effroi, c’est l’égoïsme d’une ville ravagée de la peste ; c’est ce qu’il y a de pire au monde, la honte chez le malade et de cuisantes douleurs qu’il n’ose pas avouer. Dans ces murs, l’effroi, la faim, des passions dévorantes, une inquiétude toujours croissante, un mal qui prend toutes les formes, tous les noms, qui usurpe toutes les places, du dégoût et de l’horreur, voilà la vie, si c’est vivre ! L’air en est infecté, le ruisseau en est fangeux. J’ai vu dans cette enceinte de jeunes hommes, pâles, livides, verts, hébétés, privés de leur raison naissante, insipides victimes d’une insipide passion ; à côté d’eux, des pères de famille, portant le deuil de leurs femmes et de leurs enfants ; plus loin, des vieillards horribles, que l’art médical conservait précieusement comme autant de phénomènes curieux que l’on montrait aux étrangers, en disant : Nos pestiférés sont plus affreux que les vôtres ! — digne sujet d’orgueil ! Tout ce peuple de misérables tordus, courbés, écrasés sous le mal, sans mémoire, sans espérance, sans souvenirs, se promenaient d’un pas lent et silencieux. Dans cette foule, pas un malade n’aurait osé se plaindre même à Dieu, tant ils ont peur d’être entendus des hommes ! C’était partout, et sur tous ces visages et dans toutes ces âmes, la même lèpre, la même honte, la même fange infecte, le même désespoir. Ah ! me disais-je, tu veux de l’horreur ; ah ! te voilà à la poursuite de toutes les infamies ! ah ! tu sors de chez toi, le matin, uniquement pour contempler toutes sortes de lambeaux, de pourritures et de corruptions ; eh bien ! sois satisfait, sois repu d’infections et de vices ! Mais pourtant sortons, sortons au plus vite de cette peste. Et en effet, j’allais pour sortir ; quelqu’un me dit : L’hôpital est double ; ici sont les hommes, là-haut sont les femmes ; ne voulez-vous pas voir les deux sexes ? Des femmes ici ? des femmes ? Hélas ! à peine sur l’escalier, je rencontrai des nourrices infectées par le frêle nourrisson qu’elles tenaient encore sur leur sein flétri, plutôt avec un regard de pitié que de colère ; de pauvres filles de la campagne, pleurant et ne concevant rien à leur maladie, rien au sourire moqueur qui les accueillait, cachaient leur tête dans leur tablier de bure. À la porte de ce repaire, une jeune femme, innocente, — et déplorable victime du lien conjugal, se tenait immobile comme une statue de Niobé, attendant, dans un lit misérable, une place à côté de quelque prostituée. Quoi ! la femme qui nourrit un enfant de son lait ; quoi ! la jeune fille qui s’abandonne à son amour ; quoi donc ! l’honnête femme qui se fie à son mari ; quoi ! celles-là aussi atteintes de cet horrible mal ? Malheureuses ! et plus à plaindre cent fois que les autres malades, que d’ici vous entendez rire aux éclats dans les dortoirs. Celles-là, elles sont chez elles, elles font de l’hôpital une maison de plaisance, un lieu de repos. J’entrai dans le dortoir : la salle est immense ; on riait aux éclats, on jouait à mille jeux ; les unes se faisaient belles avec un voile de laine, les autres se paraient avec un peignoir ; les plus jeunes, à moitié nues, se disputaient à qui était la plus jeune ; d’autres juraient affreusement ou chantaient d’une voix rauque quelque chanson d’ivrognerie et de débauche. Autant les hommes, habitants de ces demeures, étaient laids et pâles et découragés, autant la plupart de ces femmes étaient encore fraîches et blanches et heureuses. Malheureuses femmes ! assez belles pour être belles même là ! assez insouciantes pour chanter encore, là ! assez fortes pour rire de toutes ces tortures ! Mon Dieu, quels trésors de beauté tu leur as donnés dans ta colère ! Pauvres créatures maudites ! Elles auraient pu être l’honneur de la jeunesse, l’orgueil du foyer domestique, la force de l’âge mûr, la consolation du vieillard ; elles ont tout dévoré avant vingt ans, jeunesse, vertus, beauté, famille, l’amour et le mariage, l’enfance et la vieillesse ; elles ont prodigué, elles ont vendu pour rien, elles ont changé contre des ulcères tous ces biens précieux qu’elles avaient reçus de Dieu en partage, la grâce, la jeunesse, le sourire, la santé, le bonheur ! Oh ! vraiment, c’est horrible, horrible ! — Tout à coup, à un signal donné, les jeux s’arrêtent, un grand silence remplace ce grand bruit, toutes ces femmes se mettent en ordre, et elles se traînent, l’une après l’autre, pour se rendre où le médecin les attend.

C’était au lit de misère. Ce lit de misère occupe une petite salle basse, éclairée d’une seule fenêtre qui donne sur un égout ; les murs en sont grisâtres, bizarrement ornés par quelques figures obscènes échappées à l’oisiveté des malades. On a placé sur le lit une mince paillasse recouverte d’une toile noire ; à côté de ce grabat sont semés çà et là, dans un triste pêle-mêle, toutes sortes d’instruments tranchants. Cependant on apporte un réchaud rempli de feu ; dans ce feu rougit le fer ; autour du lit se tiennent de vieilles habitantes de l’endroit, incurables qui par leurs services ont mérité d’assister à ce spectacle ; sur l’unique siége est assis l’élégant opérateur qui s’entretient d’actrices et de journaux avec ses élèves. J’étais au milieu de ces jeunes adeptes d’Esculape, plus savants que le dieu lui-même de la médecine, qui avait le bonheur d’ignorer tant de maladies, et j’étais le seul qui fût ému et attentif. Par la porte entr’ouverte je considérais toutes ces femmes si peu vêtues qui attendaient leur tour avec autant d’impatience que s’il se fût agi d’une entrée à l’Opéra. Il y avait dans le nombre des têtes ravissantes, des têtes d’enfant, frêles et décentes, une bouche entr’ouverte et un léger sourire ; de belles têtes aux sourcils arqués, au regard expressif, aux noirs cheveux ; c’était un mélange confus et varié de beautés diverses, vrai sérail de sultan, qui la nuit, réveillé par le maître, arrive pieds nus jusqu’à la porte de son harem, attendant dans un respect amoureux ses ordres et son mouchoir.

Une voix se fit entendre ; un nom : Henriette ! Henriette ! Et du sein de la foule qui lui faisait place, je la vis arriver la tête haute, le regard fier, toujours belle ; elle se jeta sur le lit de misère avec autant d’aisance que sur la prairie de Vanves, et elle attendit l’opérateur. Le silence était grand ; l’homme était armé de ciseaux recourbés, il taillait dans la chair vive ; on n’entendait que le bruit sonore de l’instrument, et quand, vaincue par la douleur, la jeune femme faisait un mouvement, quand elle poussait une plainte, on lui répondait par des cris de colère ou de mépris. Pour moi, partagé entre l’horreur et la pitié, entre l’amour et le dégoût, je contemplais cette malheureuse, j’admirais son courage, j’admirais ce corps si blanc, ces formes si pures, cette main délicate et douce, ce cou frêle et gracieux, toute cette beauté si misérablement anéantie ! Je me disais qu’elle eût fait le bonheur d’un roi... elle était descendue au dernier échelon de l’humanité dégradée ! Quand l’opérateur en eut fini avec le fer, il employa le feu ; il brûla impitoyablement toutes ces plaies saignantes, regardant par intervalle son affreux ouvrage avec la complaisance d’un jeune peintre qui achève un paysage. Puis, avec une voix dure : — Fais place à une autre, coquine ! s’écria-t-il, et qu’on ne te revoie plus ici ! Elle se leva, pâle et souffrante, marchant à peine, insolente encore ; une autre malade l’avait déjà remplacée, que je ne m’étais pas encore aperçu de son départ.