L’Âne mort et la femme guillotinée/XII


XII

L’HOMME-MODÈLE


À deux pas de la barrière, je me trouvai nez à nez avec un homme d’un âge mûr, d’un très-beau visage orné d’une barbe longue et noire. Je le regardai face à face, et de tous mes yeux.

— Si tu veux me voir, me dit-il, paie-moi : je suis le modèle vivant de la nature la plus parfaite ; tu vas en juger. Ordonne : qui veux-tu voir ? Je m’appuyai contre un arbre. — Fais l’Apollon, lui dis-je, et sois beau, si tu veux être payé !

Alors l’homme se dressa de toute sa hauteur, il repoussa sa barbe sous son menton, il écarta son pied en arrière, il leva les yeux au ciel, puis, ouvrant toutes grandes ses larges narines, il laissa retomber son bras dans sa force et sa liberté. — Le bel homme ! me disais-je, et par un mouvement d’envie. — À présent, lui dis-je, montre-moi un esclave romain, qui va être fouetté pour avoir volé des figues.

Aussitôt l’homme se mit à genoux ; il courba le dos, il baissa la tête, il s’appuya sur ses deux mains nerveuses, et, se traînant sur le ventre jusqu’à moi, il me regarda avec l’air affable et craintif d’un chien qui a perdu son maître. Ainsi humilié, l’homme était à peine un chien. — Un ver ! — un dieu ! dit Bossuet. Je voulus tirer ce dieu de sa bassesse : — Vil esclave, lui dis-je, relève-toi, révolte-toi ; tu t’appelles Spartacus !

Il se releva alors, mais peu à peu, comme un homme qui se révolte lentement et qui prend toutes ses aises ; il mit un seul genou en terre ; il fit semblant de saisir avec ses deux mains un homme égorgé, il ouvrit une large bouche, et l’œil à demi fermé, l’oreille tendue, vous auriez dit qu’il savourait par tous les sens le plaisir de la vengeance : j’en eus peur. — Pourrais-tu faire l’homme ivre-mort ? lui demandais-je.

— Je ne contrefais jamais l’ivresse, par respect, me répondit-il en se relevant. Si tu me paies bien, tu me verras ce soir véritablement et naturellement ivre-mort au coin d’une borne, et tu me verras gratis.

Je lui jetai quelque monnaie. Aussitôt l’Apollon, l’esclave, le dieu, le ver, redevenus un homme vulgaire, n’avaient plus à eux quatre, pour me remercier, qu’un niais sourire et une expression sans chaleur. — Un être si beau et si nul ! un si intelligent comédien, un si stupide mendiant ! Tout cela dans le même regard, dans la même âme, dans la même chair ! Certes, j’avais là le sujet d’une belle tirade philosophique, mais l’accident me fit rire ; et, ma foi ! je fus tout joyeux... d’être encore si joyeux.

Cependant un petit Savoyard, oisif, insouciant et flâneur, gai Bohémien des rues de Paris, ayant jugé sans doute que j’étais un bon homme, se mit à courir après moi : — Donnez-moi quelque chose, mon capitaine ! — Le capitaine restait muet. — Mon général ! — Le général courait toujours. — Mon prince ! — Foin du prince ! — Mon roi ! — Mon roi ! Je fus sur le point de lui donner ; mais je pensai à M. Royer-Collard, à M. de Lafayette, à M. Sébastiani, à M. OdilonBarrot, à M. Mauguin, à M. Laffitte, au Constitutionnel, à toute l’opposition. — Mon roi ! fi donc ! tu n’auras pas un denier, mendiant ! Cependant le pauvre petit diable était au bout de ses titres honorifiques ; il s’arrêta et il me regardait tristement partir, quand, le voyant immobile et si fort embarrassé, je revins sur mes pas : — Imbécile, lui dis-je tout en colère, puisque tu as tant fait, appelle-moi donc : mon Dieu ! — Donnez-moi quelque chose, mon bon Dieu ! s’écria-t-il en joignant les mains.

Je lui donnai de quoi passer le pont des Arts.