L’Âne mort et la femme guillotinée/XI


XI

JENNY


À mesure que l’aimable enfant entrait dans ma chambre, le pistolet que j’avais élevé à la hauteur de ma tempe s’abaissait insensiblement ; au dernier pas que fit la jeune fille, l’arme fatale était retombée à sa place accoutumée. — Quelle bonne nouvelle m’apportez-vous, petite Jenny ? lui dis-je tranquillement ; avez-vous encore perdu quelque fragment de ma garde-robe ou brûlé ma plus belle chemise ? — Une bonne nouvelle, Monsieur : je me marie demain.

Je fus frappé comme d’un coup de foudre ; il y avait six ans que je la traitais comme une enfant, ce matin même j’avais mis pour elle quelque friandise en réserve, et elle allait se marier, cette toute petite Jenny, cette enfant ! Je la regardai, et en effet je trouvai qu’il n’y avait à cela rien d’étrange. Je poussai un profond soupir, et, me levant furieux :

— Maudit soit, m’écriai-je, le premier prétendu poëte qui s’est avisé de faire de l’horreur, métier et marchandise ! maudite soit la nouvelle école poétique avec ses bourreaux et ses fantômes ! ils ont tout bouleversé dans mon être ; à force de me faire étudier le monde moral dans ses plus mystérieuses influences, ils m’ont empêché de remarquer que cette jolie petite Jenny n’était plus un enfant. — Pardonne-moi, ma petite Jenny, lui disais-je en me rapprochant d’elle ; tes dix-huit ans te sont arrivés sans me crier : gare ! C’est que, vois-tu, je suis devenu un si grand philosophe ! À ces mots, Jenny, prête à pleurer, se prit à rire, puis, me tendant sa grosse joue : — N’embrassez-vous pas votre petite Jenny aujourd’hui ?

— J’embrasse en tout respect une vénérable fiancée, répondis-je en m’inclinant.

— Votre petite Jenny, répondit-elle.

— Ma petite Jenny, soit, et je ne pus retenir un gros soupir.

— Vous viendrez à la noce, n’est-ce pas ? me dit Jenny en jouant avec mon habit ; nous vous attendrons demain.

— Bien volontiers, Madame ; et à ces mots elle me quitte en courant de toutes ses forces. Je me mis à la fenêtre, et l’instant d’après je la vis remonter dans une grosse charrette de blanchisseuse, traînée par un grand cheval normand. Elle gouvernait cette lourde machine avec autant de facilité qu’un cocher du faubourg Saint-Germain qui conduit sa noble maîtresse à Saint-Sulpice.

Le lendemain, je me dirigeai vers les Batignolles. La noce était nombreuse ; au moment où j’arrivais, elle se rendait à l’église. Jenny ouvrait la marche ; sa bonne et calme figure respirait la tranquillité la plus parfaite ; la jeune femme était vêtue de blanc, sa tête était couverte de rubans ; elle portait au côté droit un énorme bouquet de fleurs d’oranger qui me fit presque rougir. Son mari venait après elle, jovial garçon fort insignifiant à contempler ; puis tout l’attirail ordinaire, une mère attendrie, un père tout fier de son habit neuf, les commères de l’endroit, et une enivrante odeur de cuisine se mêlant aux sons d’un violon criard. Je suivis Jenny jusqu’à l’autel ; on eût dit qu’elle n’avait fait que cela toute sa vie. Elle dit oui d’un ton ferme et décidé, et, sa prière murmurée, elle se leva. J’avais couru au-devant d’elle et je lui offris gravement l’eau bénite. Chose étrange ! je fus heureux de sentir son doigt effleurer le mien, moi qui depuis six ans, deux fois par semaine, l’embrassais à tout hasard. C’était une enfant de ma maison, qu’un autre était venu prendre et m’avait dérobée. Cet autre était un butor ; mais c’était un bon homme, c’était un mari. Cependant, toujours poussé par ma triste analyse, je gâtais de mon mieux le bonheur de Jenny, je comparais ses jours de repos à ses jours de travail, et je trouvais déjà que ce plus bel instant de sa vie, son beau jour de noce, avait la physionomie monotone d’un jour très-vulgaire. Peu s’en fallut que dans ma pensée, dix mois à l’avance, je n’étendisse Jenny sur le lit de sangles, en proie à toutes les douleurs de l’enfantement. Je disséquai sans pitié cette joie franchement épanouie, je passai à l’alambic tout ce vin bu avec tant de gaieté. Je me disais qu’il y avait dans ce vin bien des drogues malsaines. Ma stupide philosophie ressemblait à de l’envie, que c’était à faire pitié ou à faire peur. Cependant Jenny était heureuse ; elle était si pressée de regarder son mari tout à son aise, qu’elle me dit adieu sans même m’accorder un regard, et moi je la quittai en la trouvant jolie malgré moi, — jolie parce qu’elle était heureuse ! — et je poussai un soupir qui n’était rien moins que le soupir d’un homme résigné. — Serait-il donc possible, m’écriai-je, que l’amour ne s’aperçût pas du premier coup ? Pourrait-il donc arriver qu’on fût épris d’une femme sans le savoir ? À cette pensée, je sentis un frisson involontaire. Malheureux que j’étais ! c’est en vain que je voulais me le dissimuler à moi-même, ce n’était pas Jenny qui me rendait misérable. Non, je n’étais pas le jouet d’un amour sans nom et sans but : je savais trop bien quel était le triste et indigne objet auquel j’avais attaché ma vie. Misérable et indigne amour ! Quoi donc ! aimer une pareille femme ; la suivre à la trace dans cet affreux sillon de vices et de corruptions de tout genre ; la voir se perdre sans pouvoir lui crier : arrête ! car cette femme n’entend pas la langue que je parle ; n’avoir rien à lui demander, car ce rien-là, elle l’accorde à tout le monde ! n’avoir rien à lui dire, car cette femme est une femme sans intelligence comme elle est une femme sans cœur ! Assister ainsi, témoin muet et impassible, à cette rapide dégradation d’une créature si belle ! — et cependant l’aimer, n’aimer qu’elle seule au monde, oublier tout pour elle : renoncer pour elle, même à la vie heureuse, même aux plaisirs, même aux plus simples transports de la jeunesse ! Fatalité ! Mais, comme disent encore les Orientaux : — Henriette est Henriette, et je suis amoureux d’Henriette.