L’Âne mort et la femme guillotinée/IV


IV

LA MORGUE


J’avais beau m’abandonner corps et âme à ces horribles distractions, j’avais beau dénaturer toutes choses sans pitié ni miséricorde, faire du beau le laid, de la vertu le vice, du jour la nuit, c’était en vain ; plus mes progrès dans l’horrible étaient rapides, et plus je me sentais découragé et malheureux. Il me restait toujours, au fond de l’âme, je ne sais quel regret, sinon un remords. À la vie nouvelle que je m’étais imposée il manquait un but, une héroïne ; il manquait la jeune fille de Vanves. — Par un malheur inespéré, je la retrouvai un matin au détour de la rue Taranne, près de la fontaine, où elle regardait couler l’eau. Sur sa tête vous eussiez vainement cherché l’honnête chapeau d’une paille fanée, sur ses joues le coloris et l’animation des beaux jours, sur ses deux bras le hâle vigoureux de la santé et du soleil. Toutefois, c’était bien la jeune fille de Vanves ; la voici telle que la ville nous l’a faite : — des gants sales, de vieux souliers, un chapeau neuf, une robe étriquée, une collerette à petits plis passés à l’empois ; moitié richesse et moitié misère ! C’était Henriette ! Elle marchait avec une dignité compassée ; bien qu’elle s’arrêtât à tous les magasins de modes et partout où il y avait quelque chose à voir, elle avait cependant l’air d’une femme qui veut aller vite ; mais quoi ! le moment présent était plus fort que sa volonté. Du reste, son air modeste, sa démarche décente, la réserve un peu maniérée dont était empreinte toute sa personne, me firent juger que déjà et sans retour le vice avait passé par là.

Je la suivis. Elle marchait d’un pas tantôt lent, tantôt rapide ; tantôt regardant, tantôt regardée ; jamais étonnée, jamais émue. Elle arriva ainsi tout au bas de la rue Saint-Jacques. La foule assiégeait la porte d’une maison d’assez pauvre apparence où se faisait une invasion par autorité de justice ; les spéculateurs remplissaient cette maison. De chaque côté de la rue se voyait étalé l’attirail ordinaire des commerçants ambulants : quelques miroirs tout neufs, de vieux livres de messe ; les plus sales outils de la vie matérielle ; quelques tableaux sans cadres, des cadres sans tableaux ; il s’agissait d’un pauvre diable arrêté pour dettes et dont on faisait vendre tous les meubles, ces meubles de nulle valeur, si précieux pour lui, ce pauvre rien qui faisait tout son avoir, son lit si dur qui fut son lit de noces, la table de bois blanc sur laquelle il écrivait ses livres, le vieux fauteuil qui vit mourir sa grand’mère, le portrait qu’il fit de sa femme avant que cette femme adorée ne suivît son séducteur à Bruxelles, ces bonnes gravures fixées sur le mur avec des épingles : tout cela se trouvait sous la main de la justice. La justice était représentée par une voix criarde et par d’autres voix en faux-bourdon qui mettaient aux enchères. Tout se vendit, jusqu’au petit serin qui était suspendu dans sa cage ; il n’y eut que le chien du digne homme dont personne ne voulut pour rien ; son chien et son enfant restaient dans un coin sans que la justice songeât à eux ! Il fallut une heure, tout autant, pour dépouiller ce malheureux dans les formes ; personne ne pensa à tant de misère, à tant d’abandon, aux verroux de Sainte-Pélagie, à ces cinq ans de prison qui devaient le rendre à une vie sans asile, à une liberté sans ressources, à cet enfant… personne, pas même la jeune Henriette ! Je l’observai longtemps ; mais sa curiosité était sans intelligence et sans pitié ; dans tous ses traits je ne pus découvrir un seul mouvement de compassion, rien de l’âme ; elle sortit de cette misère comme on sort d’un spectacle gratis, tout en relevant dans les airs ses larges manches ; à vingt pas de là elle s’arrêtait de nouveau vis-à-vis la préfecture de police, où deux recors entraînaient un mendiant qui n’avait plus de patente pour mendier.

Jusqu’à ce jour fatal, ce mendiant avait été le plus heureux des mortels ; il avait mendié toute sa vie ; son bisaïeul, son aïeul, son grand-père, son père, tous ses ascendants paternels et maternels étaient fils et petits-fils légitimes et illégitimes de mendiants. La mendicité était le domaine à jamais substitué de cette famille de pairs de la borne. Notre homme, à peine âgé de quinze jours, mendiait déjà sur le sein de sa mère. À deux ans il tendait sa petite main aux passants, tranquillement assis sur les degrés du Pont-Neuf, entre une cage remplie de chiens et une marchande de décrets républicains. Jeune homme, il avait eu le talent d’être assez contrefait pour se dérober à la gloire militaire de l’Empire ; il mendiait alors au nom de la royauté perdue et des malheurs de notre antique noblesse. Quand la royauté nous fut rendue, il se fit soldat mutilé d’Austerlitz et d’Arcole, il tendit la main au nom de la gloire française et des revers de Waterloo ; de sorte que jamais la pitié publique ne lui avait manqué. L’histoire contemporaine était pour lui une source inépuisable d’abondantes charités et de respectueuses aumônes. Quand son impôt quotidien était prélevé, il restait immobile sur quelque place publique, se moquant intérieurement de la course empressée de tant d’hommes qui se dirigent vers un but inconnu, et qui courent, à perdre haleine, après je ne sais quel bonheur qu’il avait trouvé si facilement en restant toujours à la même place. Il était fier de sa vie à l’égal d’un savant du quinzième siècle ; véritable sage en effet, il avait deviné le bonheur qui était à sa portée ; du reste, servant l’État de tous ses moyens, enrichissant sa patrie à sa manière, à force de donner à l’impôt indirect ; car le matin il se livrait volontiers à de longues et intéressantes libations, bien faites pour plaire à l’octroi municipal. À midi, quand le soleil était beau, l’air calme et pur, une pipe courte et noire à la bouche, il aimait à s’enivrer des vapeurs du tabac, à s’environner des riantes images d’une ondulante fumée si profitable à la régie ; et comme d’ailleurs, pour l’ordinaire de ses repas, il ne se servait que de viandes salées, il soutenait avec raison qu’il était le plus utile citoyen de la France, puisqu’il était un de ceux qui usaient le plus de vin, de tabac et de sel, les trois denrées les plus profitables à un gouvernement représentatif. Ce qui n’était pas trop mal raisonner.

Aussi fut-il atterré quand on lui annonça que désormais il serait logé, nourri, chauffé, blanchi, sans avoir besoin de mendier.

Nous le vîmes passer pour se rendre au dépôt de mendicité ; sa figure était sereine encore, son attitude était calme, il avait une noble tristesse ; et comme, après tout, il s’agissait pour lui de la liberté, j’en eus pitié. Henriette détourna les yeux avec indifférence et elle reprit sa course ; je la suivis, elle s’arrêta à la Morgue.

La Morgue est un petit bâtiment carré, placé comme en vedette vis-à-vis un hôpital ; le toit forme un dôme revêtu d’herbes marines et d’une plante toujours verte qui est d’un charmant effet. On aperçoit la Morgue de très-loin ; les flots qui roulent à ses pieds sont noirs et chargés d’immondices. On entre dans ce lieu librement, mort ou vif, à toute heure de la nuit et du jour ; la porte basse en est toujours ouverte ; les murs suintent ; sur quatre ou cinq larges dalles noires, les seuls meubles de cette caverne, sont étendus autant de cadavres ; quelquefois, dans les grandes chaleurs et à tous les mélodrames nouveaux, il y a deux cadavres par chaque dalle. On n’en comptait que trois ce jour-là : le premier était un vieux manœuvre, qui s’était écrasé la tête en tombant d’un troisième étage, au moment de finir sa journée et d’aller en recevoir le faible salaire. Il était évident que ce malheureux, après de longues années de travail, était devenu trop faible pour son rude métier ; les commères de l’endroit, et cet endroit était pour elles un délicieux rendez-vous de divertissement et de bavardage, racontaient entre elles que de trois enfants qu’avait laissés et élevés le vieillard, aucun d’eux n’avait voulu reconnaître son père, pour éviter les frais de sépulture. À côté du pauvre maçon, un jeune enfant, écrasé par la voiture d’une comtesse de la rue du Helder, était étendu, à demi caché par un cuir noir et gluant qui voilait sa large blessure ; vous auriez dit que l’enfant dormait, oubliant la leçon et la férule du maître d’école ; au-dessus de sa tête étaient suspendus sa casquette, son carnet vert, sa blouse brodée, souillée de poussière et de sang, le léger panier qui renfermait son goûter. Sur la pierre du milieu, entre l’enfant et le vieillard, moisissait le corps d’un beau jeune homme déjà saisi par le violet de la mort. Henriette s’arrêta devant cette pierre funèbre, et, sans changer de couleur, se dit à elle-même à demi voix : — C’est bien lui !

Et en effet, le malheureux insensé ! le croiriez-vous ? il s’était tué pour cette femme. Il avait été dans les mains de cette femme le premier jouet de sa beauté, et elle l’avait brisé comme fait l’enfant à qui chaque lendemain rend le jouet brisé la veille. Il y a toujours ainsi, dans la vie de chaque femme, un malheureux dont elle abuse sans pitié, sans miséricorde, sans reconnaissance, et bien souvent c’est celui-là même qui l’aurait le plus aimée. Ainsi avait fait ce malheureux suicide. Il avait rencontré cette femme, et il l’avait tout d’un coup trop aimée, comme on aime. Pour elle il avait oublié son gothique manoir, son vaste comté, son bel avenir à la Chambre des Pairs d’Angleterre, son nom, que l’Amérique ne prononce pas sans baisser la tête ! C’est qu’il l’avait vue comme moi sur Charlot ! Il l’avait vue dans sa beauté virginale, et sous ces formes si pures il avait cru trouver une âme ! L’âme s’était enfuie, et lui, il était mort. Elle ne dit donc pas autre chose que ces mots : — C’est lui ! et désormais, bien assurée d’être enfin délivrée de ce grand amour et de cet immense dévouement, elle parut respirer plus à l’aise ! — Il ne sera plus là pour l’aimer, Dieu merci ! Comme elle allait pour sortir de la Morgue, deux hommes encore jeunes se présentèrent sur le seuil de cette porte ; celui-ci avait l’air empesé d’un valet de bonne maison : ce n’était rien moins qu’un savant précoce ; on eût pris celui-là pour un grand seigneur : c’était le domestique du noyé.

Au premier coup d’œil il reconnut son maître : ils avaient eu, sinon la même mère, tout au moins la même nourrice, la même enfance, la même jeunesse ; ils s’attendaient à mourir toi aujourd’hui et moi demain ; ils étaient presque deux frères ; si bien que lui, le valet, il n’aurait pas voulu être le maître, tant il aimait son frère ! Il alla se placer aux pieds du mort, se plongeant lentement dans sa douleur muette, pendant que la foule hébétée, cette ignoble foule qui fut pendant un temps la nation française, avait l’air de ne rien comprendre à ce silencieux désespoir.

Ce jour-là c’était la fête patronymique du gardien de la Morgue ; sa famille et ses amis s’étaient réunis autour de sa table ; on lui chantait des couplets faits exprès pour lui ; il était tout entier à la commune ivresse ; seulement, de temps à autre il levait le rideau rouge de la salle à manger, comme pour voir si l’on ne venait pas voler ses morts.

Cependant, le premier de ces nouveaux venus s’approchant de l’Anglais : — Voulez-vous revoir votre maître debout ? lui dit-il. — Mon maître ! revoir mon maître ! s’écriait le malheureux. — Oui, votre maître, lui-même, le geste à la main, le sourire à la lèvre, le regard dans les yeux, le voulez-vous ? À ces mots, vous eussiez vu sur la figure de l’Anglais épouvanté, un air d’incrédulité inquiète et malheureuse qui l’eût fait prendre, lui aussi, pour un homme de l’autre monde. — Ce soir, reprit l’inconnu, apportez-moi ce cadavre à neuf heures, et je vous tiendrai parole. — Il prit en tremblant l’adresse qu’on lui présentait, et, comme vaincu par tant d’assurance et par cette promesse solennelle, il répondit : — J’irai. En même temps l’inconnu, Henriette et moi, comme si nous eussions agi de concert, nous sortîmes tous les trois de la Morgue.

À peine sorti, je m’avançai vers le faiseur de miracles ; je ne pensais plus à Henriette ; j’étais tout entier à ce cadavre qui devait revivre le soir même. — Monsieur, dis-je au jeune homme avec assurance, oserais-je vous prier de m’admettre ce soir à la résurrection que vous avez promise tout à l’heure ? — Très-volontiers, Monsieur, répondit-il ; et comme il pensait qu’Henriette était avec moi, il se retourna vers elle pour l’inviter à la fête de ce soir ; mais Dieu sait comment cette aimable invitation fut formulée ! — Pour moi, à la seule idée de ce que j’allais voir, les cheveux me dressaient sur la tête. — Courage donc ! m’écriai-je ; allons, maintenant tu vas jouer avec les cadavres ! — Voilà un grand pas de fait dansl’horreur !