L’Âme enchantée/L’Annonciatrice/L’Enfantement - Partie 3

Albin Michel (6p. 133-343).
L’Annonciatrice - L’Enfantement

TROISIÈME PARTIE

Via Sacra


Sylvie n’était pas très bien portante, ces jours-là. Elle ne l’était plus, depuis longtemps. Mais ce matin, elle fut prostrée. Un accablement pesait sur ses membres. Elle avait peine à se lever. Où était-il, son vif-argent des aubes d’antan, lorsque, les paupières à peine entre-bâillées, l’esprit bondissait hors du sommeil, et, du même coup, lançant les draps, les jambes nues hors du lit, et sur le tapis les durs petits pieds dressant leurs orteils ?… Elle se levait aujourd’hui, pour s’asseoir molle et sans souffle, sans même l’ombre d’énergie pour passer un pyjama, mouillée de sueur et frissonnante. Il lui fallut un grand effort pour faire sa toilette, en s’y reprenant à plusieurs fois. Ce n’était pas tant la force physique qui lui manquait, que la volonté. Car chacun de ces mouvements qui naguère s’accomplissaient mécaniquement, l’un déclenchant l’autre, sans qu’elle eût la peine d’y penser, réclamait d’elle aujourd’hui une volonté. Le bras levé vers les cheveux retombait, ou restait figé sur place, si on ne lui disait, à tout instant :

— « Allons, avance !… »

C’était lassant. Et tout de suite, au moindre effort, ce manque de souffle… Elle regardait dans le miroir son teint jaunâtre et, dans son peigne, les cheveux emmêlés : (comme ils tombaient !…). Ils grisonnaient, sur les tempes. Elle avait un sourire de pitié méprisante. Son énergie se retrouvait dans le dur jugement qu’elle portait sur cette guenille de corps, cette piètre étoffe usagée. Elle en examinait crûment les mailles relâchées. Et comme sa main palpait son ventre, elle eut une douleur aiguë, tel un couteau qui s’enfonçait. Elle s’affaissa, nue, assise sur le rebord de la baignoire, ployée en deux, et les deux mains pressant la blessure. La douleur disparut, en s’enfonçant. Mais Sylvie s’éternisait dans sa position, suivant le trait au fond de son corps. Elle se redressa enfin, promena sa main sur sa cuisse gauche un peu enflée, autour du genou : la peau très blanche était lisse et tendue ; et toute la jambe était pesante comme une pierre. C’était de là que lui venait sans doute cette lassitude. Mais la lassitude n’eût été rien sans le désarroi qui la poignait, à ce moment. Elle ne pouvait se l’expliquer. Aucune raison. Les choses allaient comme elles devaient aller. Elle vieillissait. Sa vigueur, sa santé, sa vie, fichaient le camp. Elle savait pourquoi ! Quand on sait pourquoi, et que si on est usée, on s’est usée par volonté, en trop jouissant, on ne se plaint point, on en a eu pour son argent. Sylvie ne marchande pas ce qui vaut le prix, pas plus qu’elle ne se laisse marchander en affaires. Bonne payeuse !… Alors, pourquoi cet abattement ?

Elle ne bougea pas de chez elle, toute la journée. L’appartement était désert. Bernadette et son mari avaient profité des congés de la Pentecôte, pour faire une course de plusieurs jours en leur auto, jusqu’à Bayonne. Sylvie, engourdie devant un tiroir ouvert, rangeait, laissait tomber de vieilles lettres, s’oubliait à songer sur une ligne. Le front lui faisait mal, entre les sourcils. Ce mal lui était une compagnie. La longue journée vide passa. Sylvie se retrouva, déjà, au bord de la nuit. Elle avait dû somnoler par instants. Elle eut un regret inquiet que le temps eût fui si vite. Elle eût voulu le retenir.

On lui monta les journaux du soir. Elle les ouvrit sans hâte, dans son lit. Ses yeux indifférents effleuraient les faits-divers. Aux dernières nouvelles, cinq lignes brèves :

« Un Français à Florence, victime d’un attentat… »

Elle ne lut point (elle crut qu’elle n’avait point lu) au delà de cette première ligne. Elle ne s’y arrêta point. Elle éteignit : — si lasse qu’elle laissait le journal ouvert sur le lit… Sommeil. La fosse à l’informe… Ou cet informe n’est-il que l’oubli instantané des formes qui se succèdent, harcelantes et sans trêve ? On est comme dans un sac, ligotée et lancée dans le vide, sans air et sans lumière ; on est sans mains, sans souffle et sans yeux… Elle fut emportée ainsi, pendant toute une nuit. Elle s’y arrachait, faisant craquer les liens du sac, et retombait épuisée, pour des heures… Quand elle réussit enfin à s’en évader, elle alluma, et vit que minuit n’était pas sonné : elle avait sommeillé moins d’une heure. Une angoisse intolérable lui tenait la gorge. Elle prit un livre et tâcha de lire. Son regard s’en allait vers le journal sur le lit. Elle le reprit, retrouva, sans avoir conscience de la chercher, la ligne sur « le Français à Florence », lut plus loin : — « Ribière… », eut une pinçure au cœur… (Elle se rendit compte alors qu’elle avait dû lire déjà ce nom, la première fois)… resta, le journal en main, épelant chaque lettre… Il y avait bien « Ribière… tué, au bord de l’Arno, dans une dispute avec des chemises noires. »… Elle haussa les épaules, rejeta le journal, réteignit, tâcha de faire aussi la nuit dans son esprit. Qu’est-ce qu’elle avait pu croire ?…

— « Imbécile !… Tu ne sais qu’inventer… »

Il y avait bien un « b »… Elle se retourna sur l’oreiller… Tout de même, c’était rassurant de savoir que son neveu et sa sœur étaient en Suisse… Grâce à Dieu ! Elle eut besoin de se le répéter, plus d’une fois, cette nuit. La raison était convaincue. L’instinct ne l’était point. Et elle ne s’avouait pas qu’elle s’arrêtait de respirer, chaque fois qu’elle entendait un pas qui montait l’escalier.

Le matin reparut, sans qu’elle eût dormi. Mais elle respirait mieux. Aucun télégramme n’était venu. Les mauvaises nouvelles vont toujours vite.

Ce ne fut pas un télégramme. Ce fut une carte. Elle était bonne. Il y a de bonnes nouvelles qui sont plus terribles que les pires. Le timbre de la poste marquait : « Florence » ; et c’était Marc qui lui écrivait !… Une vague de sang passa devant les yeux de Sylvie. Elle ne vit plus. Et la douleur au ventre une seconde fois la poignarda… Elle se débattait dans le brouillard. Elle voulait lire. Il fallut attendre que la vague retombât. Ses mains tremblaient…

Marc écrivait. Il vivait donc. À quelle date ?… Avant-hier. Marc était gai, tendre, et malicieux. Il plaisantait familièrement la vieille amie. Il lui envoyait une carte illustrée, qui représentait la Madone à la Chandelle de Crivelli, au Musée Brera. La belle personne, fraîche et saine, aux traits nets, fins, un peu secs, qui fait une moue décidée, trône somptueuse et rustique, sous un baldaquin enguirlandé de fruits ; et sa belle main robuste, aux doigts longs, tend à l’enfant une poire.

Et le gamin (celui de Paris) écrivait :

— « Tu te reconnais ? »

(Et c’était vrai, elle lui ressemblait : celle d’autrefois ! Il la voyait donc encore ainsi ?) Et il ajoutait :

— « Et autour de ton trône, toutes tes victoires. Sont-elles juteuses, toutes ces poires !… Et la petite chandelle à tes pieds, — c’est moi. »

(Le cher polisson ! Il lui écrivait sur une carte ouverte…)

Et il disait encore :

— « Non ! ne fais pas ton menton fâché ! Pardon ! Je suis fou ! Ce soleil doré me grise. Et tout ce qu’on voit, ces vieilles pierres, ces jeunes fleurs, ces belles filles d’autrefois et d’aujourd’hui. Ah ! que c’est beau ! Qu’il fait bon vivre ! Ma chère vieille, pourquoi n’es-tu pas avec nous ? Que tu me manques ! Quand je t’ai vue dans ce tableau, j’ai failli embrasser la Madone. Mais je ne l’ai pas dit à Assia… Tends ton menton !… »

Oui, il devait avoir bu, le fou, un coup de soleil de trop. Qu’il était jeune ! Qu’on se retrouvait jeune, en l’entendant !… Sylvie, riant, tendait son menton ; et elle baisa les lignes sur la carte…

Puis, de nouveau, l’ombre et l’angoisse… Elle compara le jour et l’heure de la carte avec ceux du fait-divers…

— « Non ! impossible !… D’y penser seulement, c’est un crime !… Est-ce que je n’aurais pas été prévenue vingt fois, depuis hier matin ? Vieille folle !… »


Mais, la minute d’après, elle était sortie du lit, et précipitamment elle s’habillait, de ses doigts fiévreux, qui, pour ]a première fois, se trompaient en mettant les agrafes. Et sans prendre le temps d’absorber son café (c’était un rite du lever), elle sortit, enfouissant dans son sein, contre sa peau, la carte de Florence… « Folle « , elle l’était. Car, malgré la menace de sa jambe gonflée, (elle était experte en maladies, elle savait de quoi il retournait), elle voulut monter à pied jusqu’au haut de la colline de Montmartre, pour prier dans la Basilique. C’était un vœu. Elle gravit, serrant les dents, tirant après elle ce boulet attaché, à la fin portant d’une marche à l’autre sa jambe avec ses mains, elle gravit l’escalier de deux-cent-vingt-cinq marches. Elle l’eût bien monté sur les genoux, si elle n’avait craint de ne pouvoir se relever. Elle arriva exténuée. Elle s’affala, devant une statue de la Vierge, sur un prie-Dieu. Elle pria, pria. Mais elle n’arrivait pas à dévider ses prières. Elle brisait le fil. Il lui sortait de la bouche, au milieu, une affirmation monotone, insistante, impérieuse :

— « Il vit, il vit, il vit… Je veux qu’il vive !… »

Elle voulait imposer son ordre à la divinité. Elle le répéta, jusqu’à épuisement. Et puis, elle dut s’interrompre une minute, pour souffler. Et elle se trouva, le cerveau vide, le cœur à sec. Elle leva les yeux vers la Madone penchée au-dessus d’elle, et elle se rappela l’autre, celle qui était son portrait. Elle ne pensa pas un instant à l’impiété du rapprochement. Elle lui parla, d’égale à égale, comme à son image dans le miroir. Elle lui dit :

— « Je veux. Je veux. »

comme si elle était à la place de l’autre, sur le piédestal. Mais l’autre restait triste et résignée, les mains ouvertes… Elle ne voulait pas.,. Sylvie, en bas, grondait, et la rage lui montait. Elle reprit son marmonnement précipité ; elle le martelait :

— « Il vit. Il vit… »

Elle essaya de corrompre Dieu. Elle lui offrit une somme d’argent, — et puis, des choses insensées : des obligations de piété, ou sans piété, des corvées physiques et morales, qui ne rimaient à rien, des pensums et des tourments incongrus… Qu’est-ce que Dieu pouvait bien en faire ?… Elle en eut l’impression, et elle dit :

— « Mais est-ce que je sais ? Dis, toi ! Je ferai tout ce que tu voudras. »

Et elle s’enfonça dans un abîme d’humilité commandée. Mais elle touchait le sol, d’une seule tombée ; et l’abîme n’allait pas bien loin. Elle se retrouvait devant son âme sèche, son moi brûlant qui ne savait pas s’oublier ; et elle les grattait, avec ses ongles, pour en faire jaillir un flot de foi, qui atteignît au visage Celui qui dort, Celui qui peut et qui ne veut pas, — et que le flot le forçât à vouloir selon sa volonté. Rien ne jaillit. Et Celui qui dormait, dormit…

Il ne dormait pas… Sylvie sentit qu’il la guettait entre ses paupières… Et brusquement, elle reçut un coup de tonnerre…

— « C’est accompli !… »

Oh ! pas par lui, le pétrifié, l’impuissant, le muet ! Il n’y avait qu’à regarder la pâle intercédante, celle qui avait reçu la demande et rapportait la réponse, — son air vaincu, ses mains de défaite :

— « Je n’y peux rien !… »

— « Alors, pourquoi est-ce qu’on te prie ? »

Sylvie repoussa violemment son prie-Dieu ; et dans le mouvement qu’elle fit pour se relever, le prie-Dieu tomba. Mais elle n’entendit pas le bruit de la chute qui se répercutait. Elle entendait, dans le tonnerre de son crâne, la piteuse excuse :

— « Je n’y peux rien. C’est le Destin… »

— « Et tu te dis Dieu !… Menteur ! Menteur !… Chien du destin ! Chien !… »

Elle parlait tout haut. Par bonheur, peu de dévots à l’entour. On n’entendait qu’un grondement, sans distinguer… Le bedeau, attiré, de loin par les éclats, arriva pour voir une femme furieuse, qui sortait, bousculant les chaises sur son passage.

Sylvie se retrouva sous le ciel mort, au-dessus du cercle de la ville morte. Et elle redescendit, en titubant, l’âpre escalier des Sept Douleurs. Il y en avait une de plus, à cette heure !… Elle se crispait à la rampe, pour ne pas rouler… Elle arriverait bien assez vite, en bas ! Elle savait ce qui l’attendait. Étrangement, elle n’avait plus un doute. En fait, pourtant, elle ne savait rien de plus que quand elle était montée… Elle savait tout ! Il eût été inutile d’en discuter avec elle… À mesure qu’elle descendait, sa rancune contre ceux d’en haut tombait. Ils ne pouvaient rien, ils étaient des vaincus, comme elle, — comme tous ces pauvres idiots, qu’elle voyait monter, à leur tour, ainsi qu’elle était montée, une heure avant. Elle avait seulement envie de leur crier :

— « N’y allez pas ! Ceux de là-haut ne sont pas capables de s’aider. Comment est-ce qu’ils pourraient vous aider ? Vous voyez bien qu’il est mort aussi, le Fils de la Femme, leur Fils de là-haut !… »

Mais à mesure qu’elle descendait, avec sa colère, le dernier reste de ses forces tombait. Elle se traînait. Avec une peine inouïe, elle atteignit son logis. Malgré son orgueil obstiné à ne jamais demander secours à d’autres, elle dut dire à la concierge qui flânait sur le pas de la porte :

— « Madame Boireau, voulez-vous m’aider à monter ? »

Elle n’entendit rien de ce que la brave femme lui disait. Mais sur le palier du second, elle trouva George, qui l’attendait. Elle en était sûre.

George était en noir, et pleurait. Sylvie ne pleura pas. Elle dit :

— « C’est toi, George ? »

Elle congédia Mme Boireau, qui n’eût pas été fâchée de rester. Elle dit :

— « Attends que je trouve mes clefs ! »
ouvrit, entra, referma. …Et quand elles furent toutes les deux seules dans sa chambre, et que George, ne retenant plus ses sanglots, tendant les bras, balbutiait :

— « Sylvie… Sylvie… »

Sylvie lui dit :

— « Oui, oui, je sais… »

Elle se laissa tomber dans son fauteuil, blême, épuisée, les yeux fermés, presque morte.

Et alors, elle dit :

— « Maintenant, raconte ! »


George avait reçu en Suisse un télégramme d’Annette, avec mission de préparer Sylvie à la nouvelle. Elle était rentrée, avec l’enfant, par le train de nuit. À peine arrivée, elle courut chez Sylvie. Mais à sa stupeur, elle trouva une Sylvie qui était déjà préparée, une Sylvie sans un sursaut, sans un cri, sans une larme. Ce ne fut qu’après avoir déversé tout son gros chagrin de jeunesse, qui se soulage en s’épanchant à flots et avec bruit, qu’elle s’aperçut de la lividité de la femme aux yeux fermés. Et elle s’épouvanta. Elle lui prit les mains glacées, lui toucha le front, lui tâta le cœur, la serra dans ses bras. Sylvie continuait de se taire. Mais elle rouvrit les yeux. Ce n’était point George qu’elle regardait.

George, robuste, la souleva et la traîna sur le lit. Elle la déshabilla. Elle vit l’enflure du bas du corps, et elle jugea exactement du danger. En attendant d’autres soins, elle fit un bandage et disposa le corps étendu dans le lit. Sylvie se laissait faire, sans bouger. George cherchait vainement à obtenir d’elle un mot. Elle s’assit à son chevet, pour la veiller. Elle ne savait comment faire, entre l’enfant qu’elle avait laissé au logis, et cette femme qu’elle n’eût point voulu quitter. Sylvie perçut son embarras. Elle fit effort pour la regarder, et dit :

— « Le petit t’attend. Va le retrouver ! »

— « Mais je ne peux pas vous laisser seule î »

— « J’ai l’habitude ; »

— « Mais que ferez-vous, si vous avez besoin de quelque secours ? »

— « Ce que j’ai toujours fait : je m’en passerai. »

— « Mais il ne faut pas que vous bougiez. »

— « Je ne bougerai pas. Je ferai comme lui. »

George tressaillit, et ses jeunes larmes rejaillirent. Elle frotta aux joues de Sylvie ses joues mouillées, et Sylvie eut le goût du sel au coin des lèvres. Elle dit :

— « Tu es bien heureuse de pleurer !… Allons, va-t’en ! J’ai besoin de rester seule. Je ne remuerai pas jusqu’au soir. Au soir, reviens ! Je sortirai. »

George, relevée, les yeux séchés, se récria…

— « Je sortirai. »

George dit non. Elle fit défense. Elle se fâcha…

— « Je sortirai. »

George avait dit que Annette annonçait son retour, le soir. Et sur-le-champ Sylvie avait décidé d’aller l’attendre, à la gare. Il était inutile de discuter.

— « Mais c’est la mort que vous risquez ! »

— « Et quand ça serait ! »

George protestait. Sylvie fit :

— « Assez ! Tu viendras, pour m’aider. Ou j’irai seule. »

George se tut, et sortit.

Sylvie resta seule, étendue ; et elle ne fit pas un mouvement, de toute l’après-midi. Son corps était mort. Sa pensée était dans le train qui, en ce moment, revenait, grondant, à travers la Suisse et la France, Elle était toute avec Annette. Le vieil amour des deux sœurs les avait rejetées l’une contre l’autre. Et pour toutes deux, ce fut une diversion salutaire à la douleur. Chacune pensait :

— « La pauvre femme !… »

(Annette : — « Comment, sans moi, recevra-t-elle la nouvelle ? » )

(Sylvie : — « Comment a-t-elle, sans moi, reçu le coup ? » )

Et dans leur deuil, toutes deux cherchaient comment l’alléger à l’autre. Car elles avaient eu beau être longtemps séparées de fait, séparées de cœur, — elles étaient sûres que ce deuil était à l’une autant qu’à l’autre. Cet enfant, elles l’avaient comme fait ensemble, nourri, élevé, partagé ; elles ne pensaient plus à se le disputer. Elles mouraient ensemble de sa mort. Que l’une de l’autre elles étaient proches, dans son tombeau !

— « Viens, couchons-nous, ma pauvre Annette ! »

Et Sylvie revit leurs deux jeunes têtes qui se touchaient, penchées sur le berceau…

Vers la tombée de la nuit, elle se leva malgré la défense, examina dans ses armoires ses défroques, prit une aiguille et des ciseaux, réajusta une de ses robes. George revint, vers huit heures. Puisqu’elle ne pouvait rien empêcher, elle devait au moins tout faire pour que les risques fussent moins graves. Elle renouvela le pansement et le bandage, elle aida Sylvie à s’habiller. Sylvie prit, du tiroir près de son lit, un petit miroir et son fard ; elle ne voulait pas que son aspect pût inquiéter Annette. George, la soutenant dans ses bras de jeune athlète, descendit avec elle l’escalier. Un taxi les emmena à la gare.

Le train du Simplon fut exact, comme les rois (dit-on ) et le malheur. Peu après dix heures, les deux femmes qui attendaient virent, dans le flot des arrivants, venir les voiles noirs des deux femmes. La plus jeune cachait sous le sien son visage ; Annette, la face nue, droite, sans se hâter, avait passé son bras sous celui de sa belle-fille ; mais l’œil aigu de Sylvie, du premier coup, vit bien que ce n’était pas pour s’appuyer : la plus jeune était la moins ferme. De loin, Annette reconnut Sylvie ; et sans que sa marche en fût pressée, dès cet instant, son regard ne quitta plus celui de sa sœur. Sylvie voyait ces yeux se rapprocher : ils étaient terriblement calmes, comme la grande bouche, farouche, fermée. Annette voyait nettement le visage dévasté de Sylvie ; et elle n’était pas dupe des expédients ; elle détaillait, sous le rouge emprunté, la bouffissure et la blêmeur. Lorsque les sœurs s’embrassèrent, il n’y eut pas un mot échangé ; mais dans l’étreinte, elles sentaient la déchirure d’un seul corps. George et Assia mêlaient leurs larmes. Quand elles changèrent de partenaire, dans le court moment où Annette tint George dans ses bras, elle s’informa de la santé de Sylvie. George hâtivement lui murmura à l’oreille. Annette reprit Sylvie, passa le bras autour de sa taille ; et la soutenant, sans le lui montrer — car Sylvie, voulant cacher son état, se raidissait — elle perçut sous ses doigts les frémissements de cette chair meurtrie qui trébuchait. Elle emmena sa sœur dans son logis.

La première chose qu’elle fit fut d’aller embrasser l’enfant qui dormait. Elle resta seule, quelques minutes avec lui, dans la chambre non éclairée, où filtrait une lueur par la porte entre-bâillée. Le petit, encore endormi, dit :

— « Bonsoir, papa… »

Puis, s’éveillant à demi :

— « Tiens, ce n’est pas lui, c’est maman Annette. »

— « C’est encore lui ! Dors, bien-aimé ! »

Il se rendormit.

Annette, revenue près des autres, écarta d’un geste tout entretien. Elle dit à Sylvie :

— « Tu vas coucher avec moi. C’est mieux que tu ne rentres pas seule. Et ça me fera du bien. Mais on ne se parlera pas. C’est promis ? »

Elle la quitta, pour s’occuper de sa belle-fille ; elle la força à manger un peu. Assia ne voulait pas, et pleurait. Annette la confia à George, qui l’emmena ; et George reçut aussi les instructions pour le lendemain, les formalités à remplir pour les obsèques. En s’en allant, les deux jeunes femmes, qui n’arrivaient pas à tarir l’eau de leurs yeux, se disaient :

— « Comment fait-elle, comment font-elles toutes les deux, pour ne pas pleurer ? »

Et elles en étaient presque révoltées. Mais elles en en étaient aussi terrifiées. George dit tout haut ce que pensait Assia :

— « Mon Dieu, mon Dieu, ce doit être l’enfer, de ne pas pleurer !… »

Les deux sœurs étaient assises sur le lit, elles se regardaient avec une tendresse infinie. Annette aida Sylvie à se déshabiller, et elle s’étendit près d’elle, dans la nuit. Elles s’entourèrent de leurs bras. Et leur énergie se brisa. La cadette se serrait contre l’aînée ; et l’aînée étreignait la cadette. Sylvie, la première, gémit :

— « Notre pauvre petit ! »

Alors, alors, le torrent du cœur… La digue sauta. Et les larmes les inondèrent… Nul ne pouvait voir. Même pas elles. Chacune buvait sur le visage de l’autre les deux ruisseaux brûlants qui se mélangeaient en une rivière… Triste rivière ! C’était leur nom et leur sort. Elle était faite de fièvre, d’amour et de douleur. Mais elle était pure, elle était sainte, en ce moment. Son flot était sans souillure. Elle emportait dans son courant les derniers restes d’égoïsme. Aucune des deux ne pensait à soi, mais à l’autre — « au pauvre petit » — et à la peine de la sœur. Quand le gros du torrent eut passé, les laissant pleines d’une pitié passionnée, elles se baisèrent mutuellement les yeux et les narines. Avec leurs mains, elles essuyèrent, elles caressèrent leurs joues et leurs bouches…

Puis, Annette, se dégageant des bras de sa sœur, toutes deux étendues sur le lit, côte à côte, se tenant par la main, comme marchant à travers la nuit, — l’aînée raconta à la cadette. Elle dit, en termes brefs et dépouillés, le dernier jour, l’heure fatale. Sa voix était basse, sans timbre, lente, elle s’arrêtait de place en place pour refaire son plein d’énergie, ou quand sa main sentait, dans la main de la sœur, que l’âme de la sœur demandait grâce. Elles arrivèrent toutes les deux jusqu’au bout du récit. Le silence se fit et se prolongea. Sylvie délia sa main, elle se pencha sur la poitrine de sa sœur et mit sa bouche sur la place du cœur. Sa rage du matin était oubliée. Des bribes de paroles religieuses émergeaient de son souvenir :

— « Stabat mater dolorosa… »

Annette, immobile, la laissait faire. Oui, elle se tenait — stabat — debout dans la nuit. Elle caressa maternellement la tête de sa sœur. Puis, elle dit :

— « Maintenant, reposons-nous ! La journée sera lourde, demain. »

Elles se tournèrent le dos, appuyées l’une contre l’autre. Le même flot coulait en elles. Ni l’une ni l’autre ne dormit. Après un long temps, loin dans la nuit, Sylvie demanda, angoissée :

— « Où est-ce qu’il est ? Où est-ce qu’il est ? »

La voix d’Annette répondit :

— « Où est-ce que nous sommes ?… »

Les deux corps adossés frémirent… Fut-ce une minute après, ou bien une heure ? Sylvie reprit :

— « Je ne comprends pas, je ne comprends pas… »

Annette, sans parler, pressa ses épaules contre celles de sa sœur. Sylvie, comme une enfant qui a peur, demanda :

— « Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce que la mort ? »

Annette dit :

— « La même. »


Annette avait décidé, avec Assia, que Marc reposerait, non à Paris, mais dans le cimetière d’un petit village près de l’Yvette où le jeune couple avait passé des jours sacrés, après le retour des deux enfants prodigues au foyer… Bien peu de jours ! moins d’une huitaine… (on ne pouvait s’accorder de congé !…) mais hors du temps !… — Marc en avait exprimé le vœu, devant Assia et devant sa mère, sans bien songer à la réalisation. Mais Annette et Assia s’étaient trouvées d’accord, pour donner à leur chéri cette dernière satisfaction : (c’étaient à elles qu’elles la donnaient). Cela n’allait point sans de nombreuses formalités. Mais George, avertie, et son père firent rapidement le nécessaire. Annette et George allèrent retirer le corps au dépôt de la gare et l’embarquer pour son ultime destination… Mais pour l’escorter, Annette resta seule.

Elle avait, le matin, examiné soigneusement sa sœur, et décidé que Sylvie ne sortirait plus de son lit, jusqu’à ce que son état fût amélioré. Sylvie avait voulu se révolter. Mais, plus que la volonté d’Annette, la fit plier l’affection qu’elle lisait en elle et la prière instante que ses yeux lui adressaient. Non, elle n’avait pas le droit de lui rien refuser, en de telles heures, ni de risquer sa vie, quand cette vie pouvait encore être de quelque prix (elle le voyait) à sa grande. Elle pensa :

— « Je ne veux pas mourir. Elle a besoin de moi ! »

Quant à Assia, elle avait eu, dans la nuit, une forte fièvre, et le médecin appelé, réservait son diagnostic ; il interdisait toute fatigue. Il eût été imprudent qu’elle s’exposât à de nouvelles émotions. Elle s’en désolait et protestait qu’elle voulait accompagner Annette. Mais son subconscient se cabrait :

— « Non, non, je n’irai pas !… »

Elle avait peur du cimetière. Peur de la vue même de cette bière. Peur, cette femme, qui avait traversé tant de champs de mort et de la guerre et de la révolution !… Justement ! Elle les avait traversés. Et c’est après, que leur trace avait lentement, lentement rongé l’acier. Son énergie nerveuse était à vif ; et le dernier coup l’avait brisée. Elle ne pouvait plus supporter le tête-à-tête d’une journée avec le mort. Il avait beau être invisible ! Si elle l’eût vu, c’eût été moins terrible… « Ce que je vois est hors de moi. Ce que je ne vois pas et qui est là, m’assiège et entre… »

Annette se garda d’insister. Qu’elle fût seule était son vœu : elle n’eût pas osé le formuler. Elle écarta l’aide de George, qui aurait voulu s’accrocher à elle, mais elle ne put refuser celle de Julien Davy.


Un petit cimetière de campagne. Par-dessus le mur de pierres inégales, non cimentées, entre lesquelles il y avait des jours, se renflaient les collines de terre rouge, fraîchement remuées par la charrue. On entendait au loin tinter le soc contre les pierres et, parlant aux chevaux, le laboureur. Les églantines fleurissaient aux haies. L’air tiède et pur était comme une jeune bouche. Et tout le reste était silence, — où s’éboulait la terre sèche sur le cercueil. Annette était là, penchée, et elle écouta, et elle vit tout, jusqu’à la fin. Elle lui disait :

— « Je suis là. Dors ! »

Il lui semblait qu’elle bordait dans son lit son enfant. Elle renvoya Julien. Elle resta seule, elle passa l’après-midi, assise au bord. Elle pensait :

— « Mon fils, mon fils !… Comme tu es loin, déjà ! Tu as pris de l’avance. Pourrai-je te rattraper ? »

Car une sorte d’illumination lui faisait voir le mort, comme un vivant qui s’éloignait, à grands pas. Et ses yeux suivaient, par-dessus le mur du cimetière, une silhouette d’homme qui s’en allait à travers champs. Il gravissait la colline ; et quand il fut arrivé au faîte, la silhouette se mit à décroître, s’enfonça de l’autre côté. Annette lui tendit les bras :

— « Attends-moi ! »

L’image s’engloutit dans la terre. Annette, frémissante, s’était dressée. Mais son regard s’abaissa sur la fosse, et dans ses membres la paix rentra. Elle se rassit… Il était là !… Il avait beau s’enfoncer derrière le faîte de la colline. Le fond de la terre était proche. La mère saurait bien rejoindre son fils…

— « Mon grand, mon grand !… »

Ah ! qu’il avait grandi, depuis le temps où elle le couvait dans son ventre !

— « Maintenant, tu me dépasses… Hier, mon fruit. Aujourd’hui, mon arbre… »

Et elle regardait, au dehors, au coude du chemin qui montait, un beau hêtre aux rameaux étendus comme des ailes ; au pied, une vieille femme chargée d’une hotte s’arrêtait pour souffler, près d’une croix. Elle répéta tendrement :

— « Mon grand !… Soutiens-moi ! Je suis si faible ! J’ai tant de peine !… Je sais, je sais, je ne dois pas, tu me le défends… Oui, mon vaillant, il faut maintenant que je sois digne de toi… Je le serai, si tu es là. Ne me quitte pas ! Tiens-moi la main… Tu verras que ta maman, te fera honneur. Elle tiendra, si tu la tiens. C’est toi, désormais, qui es le père. Et moi, l’enfant… Allons, mon grand !… »

Elle se leva. Une petite pluie de mai tombait, la transperçait. Elle tombait aussi sur la fosse. Elle unissait le fils et la mère. C’était comme si chaque goutte qui mouillait son cou et ses épaules désaltérait la soif du mort :

— « Tout est à toi, qui est à moi : l’eau et la terre. Nous partageons. Tu me donnes ta mort, et moi ma vie. Je ne m’en vais pas. Je reste couchée auprès de toi. Je ne m’en vais pas. C’est toi qui vas. Et je te suis. Tu me devances… Courage, Annette ! Reprends ta marche ! Où va mon Marc, je suis bien sûre d’arriver. Marche, mon Marc ! Ta vieille mère ne te laissera pas en chemin. Nous fûmes un. Nous serons un… »

Et comme elle se penchait, pour caresser la terre mouillée avec ses mains, elle entendit sur le gravier un pas léger qui se hâtait ; et, se retournant, elle vit, venant, à longues enjambées, une femme jeune, grande, élancée, vêtue de deuil, qui s’approcha et qui lui dit :

— « Je suis venue… Pardonnez-moi !… Mon train a eu deux heures de retard… »

Annette la regardait, son visage long et ses yeux gris, qui se plissaient, comme pour sourire ; et brusquement deux larmes rondes en jaillirent. Elle se taisait, attendant : car elle ne l’avait, avant, jamais vue. L’autre dit :

— « Ruche[1]. Il m’a connue. »

Annette dit (son visage triste s’éclaira) :

— « Je me ressouviens de votre nom. Vous avez été la bonne hôtesse de mon pauvre petit frelon. »

Ruche s’inclina, d’un brusque élan (elle avait gardé sa souple échine de lévrier), et, avant que Annette pût l’empêcher, elle avait enfoui dans les mains mouillées, engluées de terre, son museau long. Quand, après, elle se redressa, elle avait aux joues les marques funèbres. Ses yeux de Chinoise de la Loire clignaient, pour refermer le couvercle sur son émotion. Mais Annette avait lu au fond. Et ouvrant les bras, elle baisa sur ces joues la trace qu’y avaient laissée ses mains, — la trace du fils. Ruche, la serrant, sentit le dos que la pluie avait transpercé ; elle s’alarma, finalement. Elle dit :

— « Mère, il ne faut plus rester ici. Vous prendrez froid. Rentrons ensemble. »

Et elle lui jeta son plaid sur les épaules. Annette, souriant tristement, dit :

— « J’ai bien des Mes, à présent. »

Ruche dit :

— « Vous n’en avez pas qui ait pour vous plus de respect et d’amour. »

Annette, lui prenant le bras, s’en retournait à petits pas, comme à regret, du cimetière ; elle demanda :

— « Pourquoi ne me l’avez-vous jamais dit, avant ? »

Ruche répondit :

— « J’étais de trop. Vous en aviez d’autres. »

— « Depuis quand n’avez-vous plus revu mon fils ? »

— « Depuis sept ans, que nous nous sommes quittés à Paris. »

— « Pourquoi, si vous étiez restés amis ? »

— « Il s’est marié, et je me suis mariée. »

Elle ajouta précipitamment :

— « Mais ne croyez pas qu’il y ait eu entre nous un lien secret ! Je n’ai même pas été sa maîtresse. »

Il y avait dans ce mot : « même », un regret. L’oreille d’Annette le perçut. Et Ruche, à qui le mot avait échappé, voulut le reprendre :

— « Je ne voudrais pas que vous pussiez le croire. »

Annette la regarda, tout en marchant :

— « Si je le croyais, qu’est-ce que cela ferait ? »

Ruche rougit :

— « Oui, j’ai mal dit. Eh bien alors, je dis : si vous le croyiez, je voudrais que ce fût vrai. »

Annette serra contre son aisselle la main nerveuse qui la serrait.

— « Ma fille franche, vous n’en seriez pas plus proche de moi que ce seul aveu vient de le faire. »

— « Ni moi de lui, si c’eût été vrai… Je ne veux rien vous cacher… Et puis, maintenant, cela vous revient : c’était à lui, c’est à vous, je vous le dois… Si c’eût été vrai, je mentirais en ne disant pas que j’en aurais moins de regret. Mais je mentirais aussi (me croirez-vous ? ) si je ne vous disais que tel que c’est (que ce n’est pas), ce m’est encore plus beau et plus cher… »

Les deux femmes rentrèrent, sous la pluie, an petit hôtel du village, en attendant le train qui devait ramener Annette à Paris. Ruche veillait sur elle. Annette avait encore à remplir quelques funèbres formalités, à voir le fleuriste et le marbrier pour les soins à donner à la tombe, et elle voulut y retourner. Ruche l’accompagna partout, l’aidant de son esprit pratique. La pluie avait cessé. Les deux femmes, après uns longue station auprès de la fosse, firent ensemble, avant de retourner à la gare, quelques pas autour du petit tertre et elles s’assirent un peu au-dessous, dans la campagne. Ruche racontait ce que Marc avait été pour elle, les jours passés, aussi les nuits. Elle parlait avec sa franchise nue, exacte, sans voile, sans trouble, sans embarras, qui était comme un dessin net, d’un trait sûr, sans repentirs. Absence totale de sentimentalité et, dans sa précision réaliste, rien de vulgaire et d’appuyé. La mémoire de la narratrice était un miroir infaillible, mais de style. Annette, penchée sur lui, se taisait ; dans son chagrin, un sourire pâle, comme le soleil au travers de ce jour pluvieux de mai, passait en évoquant les deux enfants à la dérive qui, dans la nuit fiévreuse de Paris, s’entretenaient sur le même lit, en tenant chacun les pieds de l’autre dans ses mains.

Ruche disait :

— « Il m’a sauvée. J’allais au fond. Si je suis encore, et tout ce que je suis, c’est à cette nuit que je le dois, aux quelques jours passés ensemble, à cette sagesse, à cette bonté inattendue, que j’ai trouvées en votre garçon. Jamais à lui je ne l’ai dit. On n’aimait pas à s’attendrir. Ce qu’on avait de plus intime, la reconnaissance et l’affection, on avait bien soin de l’enfouir, — que l’autre ne les vit ! C’eût paru sot. (On voyait, tout de même !…) Mais ce qu’on enfouit dans la bonne terre n’en pousse que mieux. La petite plante de cette nuit-là a fait un arbre, dans ma poitrine. Je l’ai ici, » — (elle touchait son sein plat) — « le souvenir sacré de ces instants, et contre ma joue les pieds de votre Marc. Je baise ses pieds… »

Et Annette se souvint… Une autre, un jour, dans la nuit des temps, avait dit cela[2]… Elle appuya son front de vieille femme fatiguée sur la ferme paume de la jeune femme, dont le long corps avait servi d’oreiller à son fils.

Ruche racontait maintenant sa vie. Rentrée en province il y a sept ans, elle avait épousé un jeune avocat de talent, Renaud Cordier. Elle avait de lui, déjà, trois enfants. En reprenant pied dans la vie bourgeoise, elle entendait bien ne pas abdiquer. Elle se piquait d’honneur que sa maison fût bien tenue ; mais elle ne s’enfermait pas dans sa maison. Elle avait mis son intelligence au service de son mari, et son mari au service de causes sociales, de coopératives et de syndicats. Elle s’était faite son secrétaire ; elle collaborait avec lui ; et on était sûr (elle ne le disait pas) qu’elle l’inspirait, elle lui avait ouvert de plus larges horizons. Cet homme d’esprit noble (elle le disait bien meilleur qu’elle) avait accepté, dès le début, la condition qu’elle avait posée à leur union : respect mutuel de la vie propre de chacun, confiance mutuelle, une fois pour toutes. Il avait tenu loyalement son engagement. Il la laissait, quand elle voulait, comme elle voulait, aller et venir, voyager et voir qui lui plaisait, sans lui demander compte de ses actes. C’était, avec une femme comme Ruche, le meilleur. Elle n’eût pas fait tort d’une ligne à qui lui faisait crédit plénier. Et à qui ne lui demandait pas ses comptes, elle les rendait exactement. Il n’ignorait rien de ses pensées. Et il savait ce que Marc avait été pour elle. C’était lui-même qui avait dit :

— « Vas-y, ma grande ! J’irais aussi, mais je te gênerais. »

Annette songeait à la vie qu’elle avait manquée avec Roger. Ce qu’elle eût voulu et ce que Roger lui avait refusé, ces deux jeunes gens, trente ans après, le réalisaient. Elle était si bien reprise par le souvenir qu’elle mêlait avec le présent le passé, et qu’elle dit :

— « Vous remercierez pour moi votre Roger. »

Ruche, sans comprendre, reprit :

— « Renaud. Erreur de nom de chevalier !… »

Elle raccompagna Annette jusqu’à Paris. Il était tard. Elle la laissa à la porte de sa maison. Elle refusa de passer la nuit chez elle. Elle prétextait qu’il lui fallait rentrer sur-le-champ, à Lyon ; et elle reprit le train, dans la nuit. En fait, rien ne la pressait de rentrer. Mais elle ne tenait pas à rencontrer celle que Marc avait épousée. On a beau se savoir sans droits et se prétendre sans jalousie, une femme n’est jamais volontiers l’amie de l’amie de l’homme qu’elle a tenu dans son lit. Elle écrivit, de Lyon, à Annette ; et fidèlement, la correspondance se poursuivit. Mais il fallut, pour la revoir, qu’Annette, plus tard, l’allât chercher dans son logis.


Le plus dur n’était point passé. Dans ces terribles jours, la mère était portée par une flamme d’héroïsme passionné, que la présence toute proche du fils lui avait communiquée. Tant que son corps était là, il restait son compagnon, même de souffrance et de mort : il lui parlait.

Mais rentrée chez elle, elle se retrouva seule. La flamme tomba, avec la tension surhumaine des derniers jours. Elle était épuisée, sans force pour réalimenter, avec elle seule, l’illusion passionnée. Et elle vit que c’était illusion. Alors, seulement, la mort commença.

Elle fut irrespirable pour Annette. Jamais cette nature, toute vie, n’avait pu réaliser, (qui l’a jamais réalisé ?) jamais elle n’avait pu tolérer les approches du néant. Quand elle remontait dans ses souvenirs, à ceux qu’elle avait le plus aimés, son père, Germain, elle se retrouvait suspendue au-dessus du gouffre et elle en ressentait l’horreur. Mais son tout, alors, n’y était pas engagé ; elle pouvait s’en évader.

Ici, son tout avait été joué et perdu. Elle en reçut soudain la commotion. Elle savait bien (quelle mère ne sait ?) que son fils lui était plus que sa vie. Mais ce sont là des cris de passion. Ils n’attestent rien que l’amour, prêt à se jeter dans le feu, pour y soustraire l’aimé. Ils ne rendent pas compte de la place réelle de celui qu’on aime, dans la réalité de notre existence, et de ce qui resterait de celle-ci, si celui qu’on aime en était extirpé. Or, il apparaissait soudainement à Annette qu’il ne restait plus rien. Le fils aimé était tout.

Même au plus fort de sa passion maternelle, elle ne s’en était pas doutée. La flamme perpétuellement nourrie de sa vie ardente et agitée semblait se passer de lui, et avait bien des fois rongé d’autres aliments. Mais à aucun moment, il n’était absent d’elle. À son insu ou non, elle savait qu’il était toujours là, et qu’elle tenait à lui, comme la flamme à l’huile de la lampe. La flamme peut s’étendre aux rideaux du lit, et à toute la maison. Mais le foyer est dans la lampe. Le fils était le noyau du feu. Le reste était flambées qui passent.

Quand elle faisait maintenant le compte de tout ce qu’il avait été pour elle, elle ne trouvait plus rien de sa vie dont il n’eût été le cœur. Trente ans de vie ensemble, d’où il n’avait pas été absent un seul jour. Et avant qu’il fût né, elle le trouvait encore au fond de sa chair, comme son élan éternel, son objet et son but, son essence, sa raison d’exister… « Amour, je t’ai, je suis toi, tu es moi, nous sommes un… » Toutes les déceptions de la vie n’avaient pu effacer cette foi. Il était son double, son vrai moi, son meilleur. Qu’il le voulût ou non, qu’il l’aimât ou non, que ce fût vrai ou non, c’était son acte de foi secrète, constante, inexprimée. — Elle s’exprimait maintenant, par la mortelle constatation que, le fils parti, il ne restait plus rien.

Tout le reste était la frondaison touffue d’une pariétaire, à laquelle son support est brusquement retiré. Tout croule et revient à la poussière.

Quoi ! pas un autre support ? N’était-elle donc rien par elle-même ? Elle avait projeté tout le meilleur de sa force, de ses espoirs, dans ce second moi. Il ne lui en restait plus pour le premier. — À tort ? Peut-être. Mais qu’y faire, quand on est née mère, et qu’une vie entière vous a indissolublement entrelacée au fils ? Quels autres peuvent vous aider à en rajuster les lambeaux ? — Même Sylvie n’avait jamais, qu’à des moments très courts, partagé les secrets de cette vie, dont seul Marc avait mangé avec Annette le pain quotidien. Et tous les autres étaient des nouveaux-venus. L’affection d’une George s’adressait à l’Annette des trois ou quatre dernières années : toute la vie antérieure lui était un monde inconnu. Et dans ce monde, Annette ne rencontrait plus un être vivant. Ce monde était devenu un désert.

L’enfant Vania était sans doute un recommencement du fils. Mais recommencer cette vie, au commencement, on n’a plus le courage et la force physique ! Et quand on sait à quoi vient de se briser toute cette montée, comment retrouver souffle à la remonter, une deuxième fois ?

Reste la consolation illusoire de se dire : — « Mon mort aimé n’est point mort. Il est toujours avec moi… » Annette se l’était dit, aux premières heures de griserie de la douleur. Mais la griserie est passagère. Et ce qui reste est le mensonge. On a beau se répéter : — « Il est ici, avec moi… » On sait bien qu’il n’y est pas ! L’illusion idéaliste est trop peu pour une forte nature, aussi charnelle qu’une Annette. À moins de sombrer dans l’hallucination. Et cela, elle ne le veut point. Elle est trop saine et trop loyale. Elle a horreur de se livrer à la folie qui rôde toujours au seuil, — même (et encore plus) si cette folie lui souffle : — « Viens ! Je te consolerai. » — Elle entend : — « Je mentirai ! Nous mentirons ensemble… » — Jamais ! Ce serait pour elle salir son deuil et son mort. Elle lui doit d’être vraie, comme il fut. Elle reste donc seule en face de lui et de son gouffre.

Et il ne lui reste plus qu’à mourir avec lui. Elle meurt…

Elle eut des jours et des nuits d’agonie intérieure, dont nul ne connut rien. Elle avait fermé sa porte. Aucun ami ne pouvait intervenir. Elle devait livrer ses combats, seule. D’affreux combats. Lorsque plus tard elle en sortit, elle avait brisé la passion la plus vitale qui la retint encore « enchantée ». Ce n’était pas seulement son fils, que les forces inconnues lui avaient donné, puis retiré. C’était elle-même, la mère, la femme, qu’elle avait laissée sur l’autre rive. Sa vie s’allongeait derrière elle, comme une ombre, au coucher du soleil. Sa vie la suivait encore. Mais c’était une ombre, près de se fondre dans la grande Ombre qui s’étendait sur la plaine. Que lui restait-il ? Qu’était-elle encore ? Elle était, sous l’immense paupière de cette Ombre, le regard intérieur de l’Être qui l’aspire.


Un matin, elle s’éveilla, comme du tombeau. Un esprit sans corps. Sa vie lui paraissait détachée d’elle. L’ombre lui tenait à peine encore aux talons…

Ce matin-là, le vieil ami italien, rentrant d’un voyage lointain, vint chez elle. Il ne l’avait point vue, depuis la mort de Marc. — Elle était, quand il entra, assise dans sa chambre. Pas un seul jour, elle n’avait consenti à s’aliter. Elle ne voulait pas subir les soins des siens et leur pitié. Ils ne remarquaient pas trop l’ébranlement de sa santé. Elle avait un apparent embonpoint, et son visage était coloré. Mais cet éclat était trompeur. Elle portait dans ses veines le poison de fièvres grippales quasi-chroniques ; et le cœur commençait à être atteint.

Bruno fut frappé du changement. Il vit la révolution qui s’était faite. Annette l’accueillit, de ses yeux affectueux. Mais ces yeux, las, étaient distraits de la présence de l’ami. Tout ce que Bruno venait dire, apparut à Bruno inutile et déplacé. Il ne parla point de ce qui les occupait. Rien de la mort, et rien du mort. Il se fit entre eux un grand espace de silence. Bruno se retrouvait lui-même, reporté à trente ans en arrière, dans ces silences sous le soleil de la Maremme, où dans la fièvre il avait mûri son deuil. Il revivait, sous la lumière aveuglante et torpide, « la Grande Ténèbre » : — « rien dans le cœur, pas un mouvement… » L’âme dépouillée, « qui s’est faite le non-amour », prend son premier contact avec l’Un… C’est l’hôtellerie de la première nuit sur l’âpre route, qui mène à la délivrance et à la paix. On ne peut épargner le pèlerinage à ceux qu’on aime. Il faut seulement qu’ils soient capables d’aller jusqu’au bout. Annette le serait. Le regard de Bruno scrutait la face gonflée de l’amie absente, ce rouge-brique du sang figé sous les joues, qui dort, commue dormait la fièvre sous les joncs des marais fleuris, au soleil… « Réveille-toi ! Rouvrez-vous, pleurs ! Sang, recommence à couler !… »

Dans le silence, à mi-voix, Bruno rêvant tout haut, conta une mystérieuse histoire, — la parabole de Narada :


— « Un jour, Narada dit à Krishna : — « Seigneur, dévoilez-moi Maya ! » — Quelque temps passa. Krishna emmena Narada dans un désert, ils marchèrent ensemblde plusieurs jours. Krishna dit :

— « Narada, j’ai soif ; va me chercher de l’eau ! »

Narada partit pour chercher de l’eau. Il arriva à un village. Il frappa à une porte. Une très belle fille lui ouvrit. Dès qu’il la vit, il oublia tout, il la regardait. Enivré d’amour, il demanda à l’épouser. Ils se marièrent, elle lui enfanta deux enfants, ils vécurent ensemble douze années. Il était heureux, avec sa femme, ses enfants, ses troupeaux et ses champs. Une nuit, la rivière monta. Elle submergea tout le village. Les maisons s’écroulèrent, hommes et bêtes furent emportés. Narada nageait, luttant contre le courant, et il portait sa femme et ses enfants. L’un des enfants lui échappa. En essayant de le sauver, il lâcha l’autre, sa femme fut arrachée à son étreinte par la violence du torrent. Il fut rejeté seul, sur le rivage, et il sanglotait amèrement

Alors, derrière lui, une douce voix demanda :

— « Mon enfant, où est l’eau ? Tu es allé chercher un verre d’eau, et je t’attends. Voici une demi-heure que tu es parti. »

— « Une demi-heure ! » s’écria Narada

Douze années avaient passé. Douze années de joies et de douleurAvaient passé les yeux de Maya. »


Annette écoutait, émue ; et aux derniers mots, elle eut un frémissement, elle dit :

— « Et le verre d’eau, je ne le rapporte même pas !… »

Bruno répondit :

— « Vous êtes arrivée à la fontaine. Vous n’avez plus qu’à y puiser. »

Annette mit son visage dans ses mains, et pleura. Quand elle releva son visage, elle vit aussi aux yeux de Bruno des larmes ; mais son expression était calme. Elle lui prit la main :

— « Mon cher ami, vous la connaissez aussi, la fontaine ! Vous y êtes arrivé avant moi. »

— « Nous sommes une foule. »

— « Quel silence ! »

— « Écoutez bien !… »

— « Je n’entends rien. »

— « Prêtez l’oreille. »

À ce moment, passait au loin, dans une rue, un flûteau de chevrier des Pyrénées. Annette tressaillit. Et Bruno dit :

— « La flûte de Krishna. »

Ils se turent. Annette avait les yeux éclairés d’une lumière. Elle se disait :

— « Ai-je rêvé ? Tout est-il Rêve ? »


Mais la nuit d’après, la femme étendue, les membres liés, enveloppée, comme d’un linceul, d’une torpeur, se redressa, rejeta ses draps, et elle dit :

— « Non, je ne veux pas du chevrier !… Et pourquoi le verre d’eau serait-il plus vrai que mon pauvre Marc englouti ? Ou ma douleur est illusion, ainsi que l’Un ; et tout n’est rien. Ou tout est vrai, tout est réel, le mal et le bien, la mort et l’Un. — Et puis-je trancher entre les deux ? Seuls, mon désir et ma peur font pencher l’un des plateaux de la balance. Je ne sais rien. Que j’aie le courage de ne rien savoir, et de faire face au : « Quoi que tu sois, — ou Rien, ou Tout, — j’irai jusqu’au bout de mon destin ! Car cela seul, cela au moins m’appartient : ma volonté. Ne pas céder. Voir sans ciller. Mourir en marche… »


Il ne suffit pas d’un de ces spasmes de vérité et de vaillance, pour conquérir d’assaut le : — « Que sais-je ? » héroïque, et y planter son drapeau. Quand on est près d’y atteindre, le terrain s’éboule sous vos pas, on se retrouve au bas de la côte, et l’on piétine dans la cendre, comme dans celle du Vésuve ; et là, près de vous, ces raccrocheurs, qui guettent votre épuisement, pour vous offrir, pour vous imposer un appui… La flûte de Krishna… Elle modula bien des fois, à l’oreille d’Annette, à bout de souffle. Et plus d’une fois, sa lassitude l’accueillit, et son espoir inextinguible… Et pourquoi donc la rejeter ? Au tribunal du : « — Que sais-je ? » la foi, l’espoir, gardent leurs droits, comme l’autre face du possible, — tous les possibles. — Mais les possibles n’ont pas le droit de prendre le pas sur le réel. Ils ne peuvent faire que ce qui est ne soit pas…

— « Je suis. Je suis une femme qui ai porté un fils, — qui espérais survivre en lui. Mon fils est mort. Je lui survis. Et mon seul recours et son recours est qu’il survive en moi. Je le lui ai promis. Celui qui tombe, l’autre le portera jusqu’au bout. Je n’ai pas le droit de rester couchée, dans mes souvenirs, dans ma douleur, dans mon espoir. Debout ! ce n’est pas moi, c’est lui qui marche. Je lui donne mon corps. Mais dans mon corps, il marchera, mort, plus loin que, vivant, il n’a été. »

Annette vécut dès lors la vie de son fils. Elle avait transposé l’air de la flûte du chevrier. Le verre d’eau, c’était pour Marc, qui lui avait donné l’ordre d’aller le puiser. Agir pour lui ! C’était la plus certaine réalité. Et tout le reste était le Rêve, où l’âme se couche entre la tâche des deux journées, pour se reposer. À mesure que ses jambes se faisaient plus lourdes, et qu’elle devait s’asseoir pour souffler, elle s’enveloppait du Rêve, comme d’un châle sur ses épaules moites de sueur, — assise au bord de la route. — Mais elle se relevait et elle marchait, sans s’écarter jamais de la route.


Elle eut encore bien des déserts à traverser. Les plus desséchés étaient devant, à mesure que ses pas l’éloignaient des sables roux, sous lesquels sourd le jet sanglant. Une autodéfense de l’organisme fait qu’il réagit, dans l’exaltation de la douleur qui l’enivre, à la façon d’un alcool. Mais l’ivresse tombée, l’organisme se retrouve plus faible et plus prostré. Il y eut des mois de désespoir gris, morne et sans souffle. Non pas des mois, ni des semaines, ni même des jours ininterrompus. On ne pourrait pas vivre. La torturante bienfaisance de la nature veut que l’âme reprenne souffle, pour le reperdre, selon un rythme désordonné, qui lentement retourne à l’équilibre. Périodiquement, la vague se creuse et se gonfle. Annette sombrait et reparaissait à la surface. Mais cette grande houle se déroulait loin des rivages. Elle n’admettait aucun regard, et les regards la fuyaient. La désolation de ces espaces océaniques est comme la joie qui passe les bornes : elle ne tolère point le partage. On y est seul, et on veut l’être.

Annette l’était. Assia l’était. Chacune, à part. Chacune s’enfermait avec son mort. Il était deux, pour les deux femmes, qui l’avaient aimé et possédé, — celle dont le ventre l’avait enfanté, — celle dont le ventre, par lui, avait enfanté : ses deux logeuses.

Annette restait à la maison, entourée des souvenirs matériels de son garçon, de ses vêtements, de ses papiers qu’elle classait ; elle revivait toute une vie de lui qu’elle ne connaissait qu’en partie : car si intime qu’il eût été avec les deux femmes, il avait gardé pour lui la plus grande part des démarches de son esprit. Fierté de l’homme. Celle de la femme n’est pas moindre. Chacun la sienne. On n’est tenu de partager de l’arbre que les fruits. Les canaux secrets par où la sève se fraie son chemin, sont miens.

Elle lut ses lettres et ses brouillons, les feuilles éparses d’un journal où il notait irrégulièrement des jours, des heures, — quand il avait le temps. Elle épousa ses émotions, ses dettes de cœur et de pensée. Et, pour mieux se rapprocher de lui, elle entreprit de faire le tour de ceux qui avaient été en relations d’amitié avec lui. Plusieurs étaient morts ou disparus…

Mais, une fin d’après-midi, je vis entrer dans ma petite maison près du Léman, une femme âgée aux doux yeux myopes, qui avait aux joues amaigries ce creux des Vierges-mères de Vinci et ce sourire émouvant au coin des lèvres, où la tendresse et la tristesse se mêlent à l’ « À quoi bon ? »… Du premier coup. je la reconnus, et je la revis passant le ruisselet sur les pierres, en s’appuyant sur son garçon. Elle m’aborda, avec cette fière aisance, qui lui était naturelle, de matrone romaine. Mais j’y lus — (à peine nous commençâmes à parler) — d’autant plus touchante une timidité, qui cherchait ses mots pour s’excuser. Elle dit :

— « Je n’avais pas le droit de venir vous troubler. Pardonnez-moi. Je n’ai pas eu la force de résister. Je suis la mère d’un de ceux que vous avez aidés. »

Je répondis :

— « Il y a quelques minutes, je ne savais pas que vous viendriez. Mais à présent que vous êtes venue, il me semble que je vous attendais. »

Dans son visage calme, où l’esprit ne laissait point affleurer l’émotion, les prunelles myopes s’élargirent, et elle dit :

— « Vous ne savez pas qui je suis. »

— « Je le sais », dis-je. « Vous êtes Marc Rivière. »

Ses joues ocrées par les longs jours de tête-à-tête avec son deuil, où le sang avait reflué à l’intérieur, se colorèrent brusquement de deux taches brunes ; et je vis la violence de ce sang passionné.

— « Comment, comment », dit-elle, « avez-vous pu ?… Je ne lui ressemble pas… »

— « Il vous habite. La maison, c’est vrai, n’a rien peut-être qui lui ressemble. Mais il est là. Il me regarde, par la fenêtre. »

Et c’était vrai. Je le voyais, par les vitres de ces yeux… Un mimétisme inconscient fait que le visage se modèle, sans savoir, à l’image de l’aimé qui le hante. Elle me dit :

— « Ah ! quel bonheur que vous me le disiez ! Il est donc là ? » (Elle pressait ses mains contre son sein). « J’ai donc réussi à le garder !… »

Nous demeurâmes sans parler. Elle était trop oppressée. Pour ne point la gêner, j’avais détourné les yeux. Sa main, après avoir hésité, vint toucher ma main.

Elle dit :

— « Merci. »

Je lui dis :

— « Ce n’est pas la première fois que je vous vois. »

Elle demanda :

— « Où donc ? »

Je lui racontai. Elle dit :

— « Ainsi, vos yeux ont été les témoins de mon bonheur. Conservez-le moi ! Quand je serai trop accablée, je saurai qu’il est sous votre garde ; et peut-être vous me permettrez de revenir m’assurer qu’il est encore vivant. »

Puis, elle dit :

— « Moi aussi, je vous avais vu. Non pas, ce jour. Non pas vos traits. Mais votre bonté pour mon petit, et votre reflet dans son esprit. »

— « J’ai fait bien peu. »

— « Ce peu a été, quand il errait perdu, la main qui montre le chemin. »

— « À mon tour, de vous demander comment vous l’avez su ! »

— « Il l’a écrit. Voulez-vous le lire ? Je vous l’ai transcrit. Et je vous rapporte aussi vos lettres. Pardonnez-moi ! Je les ai lues. »

— « Elles sont à vous. Quant à ce chemin que, dites-vous, je lui ai montré, ne m’en veuillez point des précipices où il a conduit ! »

— « Vous ne pouviez point les prévoir. »

— a Je ne prévoyais point celui de l’Arno. Mais, de toute façon, son chemin en était bordé. »

— « Et, le sachant, vous lui avez dit : Va ! » ?

— « Je l’ai dit. Je ne pouvais pas autrement. »

Elle baissa le front, puis le releva :

— « Je l’aurais dit, aussi. C’était sa voie. Quand je l’ai fait, que je l’ai fait naître, que je l’ai vu grandir, je savais bien que sa voie serait dangereuse. Elle ne peut pas ne pas l’être aujourd’hui — que pour les lâches. Plus d’une nuit, j’ai, par avance, pleuré sa mort. Mais j’espérais qu’elle attendrait au moins la mienne. Ce qui me déchire, c’est qu’elle n’ait même pas attendu qu’il ait vécu. Elle l’a pris, aux premiers pas de sa vie d’homme, quand la lumière se faisait en lui, avant qu’il ait pu en rien répandre au dehors. »

— « Il a répandu son sang. Et ce sang pur est une lumière. »

— Celle qui l’aimait, sa jeune femme, en a frotté ses yeux. Et moi, la mère, j’y ai mis ma bouche. »

Et je vis les deux femmes couchées sur le mort, et le sang du mort autour de la bouche et des yeux d’or…

— « Laissez-moi, » dis-je, « mettre la mienne sur vos mains. Elles l’ont touché. »

Je baisai la paume de ses mains. Elle se leva. Je demandai :

— « Vous voulez partir ? Déjà ? »

— « Plus, je ne puis pour aujourd’hui. Nous avons communié en lui. »

Sur le pas de la porte que rougissait le soleil couchant, je lui demandai :

— « Je vous reverrai ? »

— « Je vous reverrai. »

Elle partit.

Elle m’écrivit, deux ou trois fois, — une fois l’an, aux approches de l’anniversaire, — de brèves lettres, qui s’arrêtaient aux premières lignes. Elle ne revint plus. Et je ne la revis que rarement. On n’avait pas besoin des mots, on communiait, comme elle avait dit, en son fils.


Elle se pénétra de la vie, de la mort de Marc. Elle apprit à comprendre sa mission, mieux que lui-même ne l’avait connue. Il était tombé avant la bataille, en parlementaire de l’armée. Son fanion blanc de la Non-violence, teint de son sang, était rouge maintenant, comme l’étendard des millions de sacrifiés. Annette n’hésita pas. Elle le ramassa. On ne pouvait plus rester en dehors du combat. L’art et la foi, la pensée pure, et la nature, sont comme l’ombre d’un grand bois et la fontaine, où l’âme lasse vient se détendre et s’abreuver. Mais nul n’a droit de s’y enfermer. La vie est où est la peine des hommes et leur combat, sous le soleil et les rafales.


Assia avait, aussi, porté seule la lourde charge de sa douleur. On ne peut point la partager. Le deuil ne rapproche pas, il isole. Il n’est personne à qui l’on puisse parler de son mort… « Mon mort… À moi !… Comme ma peine… C’est tout ce qui me reste. » On s’accroupit dessus, comme le dragon sur son trésor, et on le garde entre ses griffes, contre son ventre, et on se laboure la chair avec ses souvenirs. On n’en veut rien prêter à d’autres…

Pourtant, elle n’avait pu, les premiers temps, demeurer seule dans l’appartement où elle avait vécu avec Marc. C’était terrible. À tout instant, elle le retrouvait, qui n’était plus. C’était comme si elle eût, à chaque mouvement, trébuché au bord du vide. Il n’y avait plus moyen de respirer. Ou bien tomber, ou s’en aller… Elle alla loger dans une chambre d’hôtel. Elle avait refusé péremptoirement, sans explication, la chambre que lui offrait chez elle Annette. Et Annette n’insista point. Elle comprenait. Elle ne renouvela même pas la question qu’elle lui avait faite, pour connaître au moins l’adresse du logement de Assia. Il leur fallait à toutes deux le temps de cuver le gros de leur peine… Assia vécut, comme Annette, ces premières semaines, dans un tombeau vivant.

Mais elle était encore trop jeune pour y pouvoir rester longtemps. Elle réapparut, une nuit, chez Annette, hâve, efflanquée, grelottante, comme égarée, venant chercher un refuge contre ses pensées. Annette lui installa un lit de camp près de son lit. Ce ne fut pas encore assez. La nuit, les doigts de Assia vinrent se crisper autour de ses doigts. Elles ne parlèrent point. Elles se tenaient, comme ceux qui cheminent dans les montagnes, au bord du gouffre, liés par une corde. Le matin venu, Assia retourna dans son hôtel. Mais elle reparut, plus d’une fois, la nuit tombée. Puis, elle se décida à rentrer dans l’appartement du mort. Mais elle revenait, le soir, prendre le repas avec Annette ; et les soirs où son esprit était trop ébranlé, elle passait la nuit sur le divan. — Enfin, elle se réinstalla tout à fait. Il avait été convenu que l’enfant resterait, provisoirement, chez la grand’mère, où Assia le revoyait chaque jour. Le provisoire devint définitif, sans qu’on eût jamais rien dit, à cet égard. Les bonnes raisons ne manquaient point : le bien que la présence du petit faisait à Annette ; et, de toute évidence, le petit était mieux chez la grand’mère que chez la mère. Assia s’accusait volontiers d’inaptitude à l’éducation ; et Annette, après avoir discrètement tenté, pour le bien de Assia, de l’attacher plus étroitement à l’enfant, n’insista pas : son propre égoïsme cherchait à le garder.

Mais à quoi se passaient les journées de Assia ? Elle était trop active pour pouvoir indéfiniment mâcher et remâcher ses souvenirs. Après avoir commencé de les ranger — toutes ces reliques, tous ces papiers, dans son appartement, — elle n’avait plus eu goût à continuer ; elle avait tout laissé, à moitié, — ordre et désordre — le pire désordre, il n’y a plus moyen d’y rien retrouver !… Elle avait beau faire : le présent d’hier reculait, chaque jour, dans le passé ; et elle, elle continuait d’avancer. Elle ne pouvait emporter que ce qui, du passé, se prêtait à avancer avec elle.

Et il y avait, d’abord, cette rancune de l’attentat, cette soif de vengeance contre ceux qui lui avaient arraché son Marc. Mais où et comment les saisir ? Les « bien-informés » l’étaient peut-être moins qu’ils ne le semblaient ; et l’eussent-ils été, ils ne tenaient pas à ce qu’on les sût dans « le secret des dieux ». Jean-Casimir, sur qui ce fut malaisé de mettre la main, affirmait maintenant qu’il n’avait pas prévu la catastrophe ; il essayait plutôt de diminuer la portée des avertissements qu’il avait donnés, à la veille du départ : c’étaient, assurait-il, de simples conseils de « prudence générale », que lui inspirait une « expérience générale ». Mais quand Assia, narines froncées, le poussant dans ses retranchements, voulait savoir quelle était donc cette « expérience générale », il éludait les questions, il évitait toute précision, il parlait seulement des risques qui s’attachent à ceux qui menacent de tout-puissants intérêts.

— « Vous les connaissez aussi bien que moi… »

Et tout de suite, il ajoutait :

— « Mais dans le cas de Marc, cela n’a rien à voir avec le désastreux hasard, dont il a été victime… »

Il y a des époques où le hasard est épidémique. Il avait aussi frappé Timon… Et d’autres assassinés par erreur, ou par accident… Inutile d’espérer de Zara qu’il mit sur la piste de l’accident ! Il avait envoyé ses condoléances, comme s’il s’était agi d’une catastrophe de chemin de fer… — Bien des années après, Assia le rencontrant en Amérique, Zara, pressé par elle, esquivant le sujet, laissait entendre que le coup venait de plus loin, de plus haut que « le maître ».

— « Et d’où ? Qui est, chez vous, plus maître que « le maître » ?

Zara haussa l’épaule :

— « Il ne l’est même pas de sa police !… »

Pour le moment, on ne saurait rien. Ceux qui savaient sans avoir fait, ceux qui avaient fait, peut-être sans savoir, ne diraient rien… Assia, de rage, serrait les dents… Mais qu’avait-elle besoin d’en savoir plus ? Elle savait. Elle savait le : « Is fecit cui prodest. » Elle savait, sinon qui, elle savait où était l’ennemi. Et elle savait où étaient les armes pour le frapper. Elle était pressée de rejoindre son camp, — celui de la Révolution. Celui de la grande Union prolétarienne. Et elle se persuadait qu’en le faisant, ce serait la volonté de Marc qu’elle accomplirait, elle exécuterait son testament : ce qu’il n’avait pu faire, elle le ferait. Ainsi, comme dans les vieilles croyances, l’âme du mort serait non seulement vengée, mais alimentée, avec l’action qui est la vie et qu’on lui avait retranchée. Assia lui verserait la libation, le sang, son sang qui brûlait de se répandre, — et, par surcroît, si l’on pouvait — (et l’on pourrait !) — le sang de l’ennemi.

Mais la vengeance et la faim de l’action ne remplissaient pas l’âme troublée de Assia, l’âme qui avait perdu son axe, et qui devait s’en refaire un pour agir. Ses jours, ses nuits, cherchaient le compagnon à ses côtés. Il avait beau être Marc, son ombre, son souffle, ses membres chauds dans la nuit : ce n’était pas lui, l’étreinte fiévreuse se refermait sur le vide. Elle restait irrassasiée. Et avec le flot impitoyable de la vie qui de jour en jour remontait, battait l’écluse, Assia, sauvage et révoltée, crispait les poings contre sa poitrine, que rongeait la faim, la faim de Marc, du compagnon. Et, de jour en jour, les poings crispés et la révolte se détendaient. Le compagnon devait venir. Il fallait vivre !… Elle se disait :

— « Vivre pour Marc !… »

Quand elle l’eut dit, elle eut un sursaut, et devant son miroir, dans son miroir, elle se cracha à la face. Mais la nuit d’après, elle recommença :

— Vivre ou mourir… Mon cher petit, que te servirait-il que je meure inutile ? Tu veux que je vive pour toi. Aide-moi ! Si tu ne peux m’aider, il faut que je m’aide. Je ne le puis seule. Trouve-moi un compagnon ! »

Il le lui trouva. Si ce n’eût été celui-là, c’eût été un autre. Si elle ne le trouve, une Assia se le crée, elle se refait son axe de direction.

Elle n’y arriva pas sans un long et tumultueux combat. Assia n’est jamais dupe, même des illusions nécessaires qu’elle construit. Mais quand est nécessaire l’illusion pour qu’on reprenne pied dans l’agissante réalité, c’est donc que l’illusion est un morceau aussi de la réalité ; et elle a droit à se réaliser… Le droit, la force… Il faut qu’elle conquière son droit.

Elle le conquit durement, orageusement… Assia disparut, pendant des semaines. On ne la vit plus chez Annette. Puis, Sylvie vint rapporter, l’œil mauvais, qu’on avait vu la belle-fille, dans des soirées, très entourée, et qu’on parlait d’un flirt qu’elle avait avec un Américain. Annette accueillait les nouvelles, sans manifester ses sentiments ; et elle ne se départit pas de son affection pour Assia.

Mais quand, après l’éclipse de plusieurs semaines, elle vit Assia revenir, elle eut un trouble, qu’elle tâcha de cacher. Elle le cachait maladroitement. Assia n’était pas plus adroite. Les deux femmes sentaient bien qu’elles avaient quelque chose de grave à se révéler. Mais aucune des deux ne se décidait à parler. Assia, maintenant, reparaissait presque chaque jour chez Annette. Mais elle ne restait pas. À peine entrée, elle regardait la fenêtre et la porte, comme si elle cherchait à s’évader. Tantôt elle était très affectueuse, elle embrassait sans fin Annette. Tantôt elle était irritable et répondait avec impatience. Ou elle entrait, ne s’asseyait pas, tapotait de ses doigts agacés contre un meuble, venait à Annette qui avait les yeux baissés sur un travail, semblait sur le point de lui parler, ne parlait pas, parlait d’un rien ; ou bien elle s’asseyait dans l’autre chambre, ne bougeait plus pendant un quart d’heure, et brusquement partait, ouvrant à peine la bouche pour dire adieu.

Un jour qu’elle était là, plus taciturne encore qu’à l’ordinaire, debout à côté d’Annette assise et paraissant regarder l’ouvrage sur lequel Annette était penchée, — (les yeux d’Annette voyaient de côté, à leur niveau, les mains de Assia qui frémissaient), — Annette leva les yeux de l’ouvrage et, bien en face, elle regarda Assia, qui la regardait. Assia détourna les yeux, et son menton se mit à trembler. Elle dit, irritée :

— « Qu’est-ce que vous avez à me regarder ? »

— « C’est défendu ? »

Assia, butée, continua :

— Qu’est-ce que vous avez tous l’air de me reprocher ? »

— « Moi, ma chérie ? »

— « Vous voulez me lier ! Est-ce que je ne suis pas libre de ma vie ? »

Annette laissa tomber son ouvrage, prit les deux mains de Assia aux poignets, elle l’attira, elle la serra autour des reins, elle appuya sa joue contre le flanc, le regard levé vers la bouche mauvaise qui se crispait, comme si elle avait mal et voulait en faire. Et tendrement, elle murmura :

— « Ma pauvre petite !… »

Assia s’écroula à genoux, cachant sa face dans les genoux d’Annette. Annette lui caressait les cheveux :

— « Bien sûr que tu es libre de ta vie ! Est-ce que tu ne sais pas que je serais là pour défendre ta liberté, si quelqu’un voulait te la contester ? »

Assia releva brusquement la tête. Ses joues étaient enflammées. Elle saisit les mains d’Annette :

— « Vous me défendriez, vous ? »

— « Ne l’ai-je pas toujours fait ? »

Assia baisa les mains avec emportement, et de nouveau s’enfouit le visage dans le giron d’Annette. Annette attendit un moment :

— « Allons, raconte !… »

— « Je n’ose pas… »

— « Ose, mon petit… Ce qu’on ose faire, il faut oser le dire. Et je le sais. »

Elle remontra peureusement ses yeux :

— « Vous savez quoi ?… »

Annette lui prit les joues entre ses mains :

— « Est-ce que ce visage a pour moi rien de caché ? »

— « Ah ! que vous devez me mépriser ! »

— « Mais non, mon petit : je te plains et je t’envie d’être encore une fois prise par la vie. Je l’ai été assez de fois, pour savoir ce que c’est. Grâce à Dieu, pour moi maintenant, c’est fini. Mais ce ne l’est pas, pour toi, grâce à Dieu ! Chère jeunesse, je vois encore dans tes yeux (ne les détourne pas !) beaucoup de joies, beaucoup de peines. Prends-les, ma fille ! Tu y as droit. »

Elle lui baisa les paupières.

Assia pleura :

— « Ah ! c’est affreux !… Je ne le voulais pas !… »

Annette la souleva du sol, tendrement ; elle l’assit sur ses genoux, elle lui essuya les yeux avec son mouchoir. elle la moucha comme un enfant. Assia lui avait passé les bras autour du cou, et, la bouche appuyée au creux de l’épaule d’Annette, elle avait les yeux embués qui regardaient d’un autre côté. Annette pressa ses lèvres contre l’oreille, et tout bas :

— « Dis maintenant. Qui aimes-tu ? »

Assia, d’une voix basse et oppressée, mais qui peu à peu s’animait, raconta.


Annette se montra surtout attentive à ce que Assia dit de celui avec qui elle s’était engagée.

C’était un jeune ingénieur américain, qui avait travaillé quelques années en U. R. S. S. et qui, venu pour le travail, avait fini par être pris par les travailleurs. Howard Drake était arrivé en Russie, imbu de son orgueil de technocrate américain, pour qui les masses sont, comme le monde de la matière, un instrument aux mains expertes des maîtres techniciens. Il avait la loyauté d’avouer que s’il avait appris aux masses de là-bas à mettre l’homme au service de la machine, elles lui avaient appris en retour à mettre la machine au service de l’homme. C’était une vieille vérité, que l’individualisme américain croyait sienne, et qu’il avait, sans s’en apercevoir, oubliée. Il n’était pas trop tard pour la réapprendre, à l’école de ses élèves du vieux monde rajeuni. Drake apportait même un plaisir paradoxal à représenter ces matérialistes de Russie, ces tueurs de Dieu, contre qui l’idéalisme d’Europe et d’Amérique faisait croisade, comme les vrais idéalistes sans le le savoir, contre le matérialisme masqué, musqué, des faux-dévots et des bien-pensants d’Occident.

Annette, qui demanda à le connaître, vit un grand garçon, au poil roux, aux yeux candides et riants, en qui s’alliait, comme en bien d’autres de sa race, un esprit d’entreprise âpre et retors à une solidité de sentiment, d’une fraîcheur reposante. Il s’était épris sincèrement de Assia ; il ne voyait aucunement les différences des deux natures et des deux races : par réaction contre les préjugés de la sienne, il voulait croire que toutes les races étaient semblables, et il mettait à l’affirmer le même entêtement borné que ceux des siens qui se jugeaient de la race élue et refusaient aux autres l’égalité. Il n’était pourtant pas sans connaître les risques d’une compagne qui lui apportait un jeune passé déjà chargé : (on pouvait être sûr que Assia ne lui en avait rien caché ! Elle était loyale, jusqu’au vice). Mais Drake en acceptait les risques.

Il avait cette absurde et vigoureuse confiance de l’homme amoureux, et de l’Américain qui croit en sa force : c’est, après tout, la meilleure façon pour que les autres y croient ! Et (ce qui est mieux) il possédait ce respect américain pour la femme et pour les privilèges que les mâles Anglo-Saxons volontairement attribuent à leurs femelles, afin d’en rehausser, à leurs yeux, le prix.

Annette dit affectueusement à Assia qu’elle avait plus de chance qu’elle n’en méritait ; et après en avoir discuté avec elle, elle approuva son choix. Elle fut, en toutes ces circonstances, vraiment la mère de Assia. Elle ne tenait en considération que les intérêts de sa fille.

De son fils mort, il n’était pas question. Ce fut Assia qui en parla ; se taire sur ce qu’on a de profond et qui vous poigne était une vertu qu’elle ne connaissait point. Elle dit :

— « Mon Dieu, mon Dieu !… Mon pauvre Marc ! Comme il souffrirait, s’il savait !… »

Annette eut une petite crispation, au coin de la bouche, mais elle l’effaça aussitôt… Cette malheureuse Assia ! Elle était forte pour torturer elle et les autres, avec des pensées, sans rien faire pour éviter les actes, dont les pensées la torturaient… Annette dit :

— « Marc t’aimait trop pour ne pas aimer ton bonheur. »

Assia insistait :

— « Je suis infidèle… »

— « Là où il est, ces mots n’ont plus cours ; il n’est plus question de réclamer ses droits de propriétaire. »

— « Mais là où je suis, je me trahis. »

— « La trahison, c’est la vie. Apaise-toi ! »

— « Je ne m’apaise pas. Je l’ai aimé. Je me suis donnée. Je me suis liée. »

— « Je te délie… Tu ne seras pas libre longtemps. »

— « Je ne puis pas l’être ! Et si je ne le suis pas, je souffre. Comment faites-vous ? »

— « J’use mes liens, »

— « Ah ! j’y userai plutôt ma peau. Ils sont incrustés dans ma chair. Ils me font mal ; et il me les faut. Je ne les arracherai qu’avec ma vie. »

— « Vis avec eux ! Aime ton mal ! Tu es faite pour lui. Voudrais-tu d’une vie qui fût sans liens et sans révoltes contre tes liens ? O cher tourment ! »

— « O cher tourment !… Oui, je le suis. Je le suis, pour moi et pour tous ceux que j’aime… Et je vous aime… Mais je ne comprends pas comment vous, vous pouvez m’aimer ! »

— « Qu’est-ce que tu veux ? » dit Annette, avec un rire tendre. « Je suis comme toi. J’aime mon cher tourment. » (Elle l’attira contre sa poitrine.) « Il me fait jeune. Reste-le longtemps !… »

Les deux femmes s’embrassèrent. La moins jeune n’était pas celle aux cheveux blancs.


Quand le mariage fut annoncé, Sylvie suffoqua d’indignation. George fut atterrée. Sans raisonner ses sentiments, elle ne pouvait plus rencontrer Assia ; elle l’évitait maladroitement : quand elle entendait dans l’antichambre la voix de la jeune femme qui entrait, elle sortait précipitamment par une porte de côté ; elle n’aurait pu lui dissimuler son air glacé. — L’air de Sylvie n’était point de glace ; et elle ne cherchait point à le dissimuler. Elle était dure et méprisante. On eût dit que Assia lui eût fait une offense personnelle ; et en vérité, elle n’était pas loin de penser que Marc lui avait laissé ses intérêts à garder, et que l’offense à lui était à elle. — Annette eut beaucoup à faire de s’interposer entre ces gardiens du mort, qui ne leur avait point demandé de le garder, et l’ombrageuse Assia, qui se hérissait comme un chat sauvage contre ces faces hostiles et leur blâme étalé.

Quand Sylvie sut que Annette acquiesçait, elle retourna contre elle sa colère.

Annette dit :

— « Voyons, voyons, laisse vivre ! »

— « Alors, ça ne te fait rien, à toi ?… »

— « Ce que ça me fait à moi, ne regarde que moi. Ce que ça te fait à toi, ne regarde que toi. Il s’agit d’elle. Elle a le droit. »

— « Le droit, le droit d’abandonner notre petit, et moins d’un an après qu’elle était dans son lit ! »

— « Cette enfant a sa vie devant elle. Nous, la nôtre est par derrière, avec ceux qui sont tombés. Nous suffisons à les veiller. Que ces jeunes gens poursuivent leur route ! Sylvie, c’est bon de marcher droit devant soi, sans se retourner, quand on n’a même pas atteint encore les trente années ! »

— « Je ne tolère pas qu’elle oublie ! »

— « Et toi, t’en es-tu privée ? »

— « De quoi ? D’oublier ? Jamais ! Rien de ce que j’aime. Rien de ce que je hais. »

— « Ne te vante point ! Tu ne me trompes point. Ni toi ni moi n’aurions pu vivre, sans l’oubli. L’oubli féroce et pitoyable, qui fait qu’on meurt et ressuscite Sylvie, Sylvie, combien de fois nous sommes mortes et nous avons ressuscité, laissant derrière nous nos mortes !… »

— « Nos mortes ? Qui ? »

— « Nous : Où est-ce qu’elles sont, les Annettes et les Sylvies d’antan ? »

— « Je les vois toujours, les Annettes, toutes les Annettes », dit Sylvie, lui prenant les mains, les yeux brusquement adoucis, avec un éclair de tendresse. « Je retrouve toutes les pierres du Petit Poucet, que tu as semées sur le chemin. »

— « Eh bien, retrouves-y aussi le petit caillou dur et brûlant qu’était la Sylvie, à l’âge de cette enfant ! Et que cela t’incite à l’indulgence ! »

— « Je ne le suis point pour moi. Pourquoi le serais-je envers cette autre chienne ? »

— « Ne fais point l’embigotée, à présent ! Je t’aime encore mieux chienne que bigote. Les chiens, du moins, ont de bons yeux. Fais tes bons yeux ! »

— « Mire-les ! Pour toi, à toi. — Mais pour elle, à elle, non, non et non ! »

— « Tu as tort. Pardonne et donne ! »

— « J’ai tort… Peut-être… Mais il me plaît d’avoir tort… Je ne lui pardonnerai jamais… Au reste, qu’elle épouse qui la chausse ! Et que son chat botté nous en balaye le plancher ! Bon voyage ! Je gratterai avec mes ongles jusqu’à sa trace ! »

Annette haussa les épaules et se tut. Quand Sylvie était enragée, le bon Dieu même aurait dû baisser pavillon.

Annette et Assia s’arrangèrent pour passer seules ensemble les dernières journées. L’hostilité des autres, ou leur désapprobation polie, que Assia lisait même dans les compliments de Julien et de Bruno, la pointe secrète d’un remords qui la vrillait, lui faisaient mieux apprécier la compréhension d’Annette. Elle en avait besoin, vis-à-vis de soi, pour s’affirmer son droit. Elle était sûre de son droit : il n’eût pas fait bon y toucher ! Mais elle était de celles qu’aucun scrupule n’empêche de vaincre, et qui, la victoire faite, s’en retournent chercher les scrupules laissés à la porte. Il faut que le monde, dont elles n’ont pas tenu compte pour passer outre, les aide maintenant à balayer la poussière faite par leurs pas. Le monde ne bouge ! Nul ne balaye devant la porte de son voisin ; on serait plutôt enclin à envoyer de son côté la crotte. Annette devait s’ingénier à faire reluire le seuil de Assia, sa conscience troublée. Et comme l’âme jeune est avide, après un deuil, de happer le bonheur qui s’offre, Assia ne demandait qu’à se laisser convaincre : elle rayonnait. Il en demeurait, chez Annette, quoi qu’elle en eût, quand elle se retrouvait seule au logis, une poignante mélancolie. On ne peut pas contenter tout le monde, tous ceux qu’on aime, tous ceux qu’on a dans son cœur, les vivants et les morts ; chacun soupire : — « Ma joie, ma peine… » ; et ce qui fait la joie de l’un fait de l’autre la peine. C’est aux plus âgés à céder leur part. Seule enfermée avec son grand fils, son aîné, — (les morts sont toujours les aînés des vivants) — Annette l’entendait dire :

— « Donne ma part ! Qu’en pourrais-je faire ? Qu’elle en profite ! Qu’elle soit heureuse, notre enfant ! Qu’elle aime encore ! Soyons heureux de la voir revivre ! »

Jamais Assia ne se montra plus filiale et plus tendre qu’en ces derniers jours avec Annette. Elle lui livra les plus lointains secrets de sa vie passée, de son âme présente, — certains qu’elle n’avait confiés à personne, même pas à Marc sur l’oreiller, (et Dieu sait qu’elle lui en avait fait goûter, dont il se serait bien passé !) — Ils n’étaient pas souvent flatteurs pour elle ; mais il lui semblait qu’elle n’avait pas de meilleures marques de sa reconnaissance à donner que ces aveux qui la dépouillaient de tout prestige ; elle se remettait, sans voile et sans défense, aux mains d’Annette. Elle savait bien que ces mains accepteraient tout, ne rejetteraient rien. Et c’est un tel soulagement ! Une fois, une unique fois dans sa vie, pouvoir se montrer comme on est, comme on ose à peine se regarder dans le miroir, — et s’entendre dire, après : — « Ma fille… » — Même avec Annette, ce n’était possible que parce qu’on allait se quitter…

Oui, Annette accueillait, comprenait. Elle comprenait la valeur de présent qu’avait dans l’esprit de Assia cette confession sans retenue. Elle ne laissait pas d’en ressentir un frémissement au bout des doigts. Tout ce fond d’âme, qu’on ne remue pas habituellement… Elle en avait pourtant beaucoup vu et connu, en sa vie ! Mais cette jeune femme lui en révélait encore certains aspects inattendus. Ces monstres du cœur et de la pensée !… Son pauvre Marc avait couché, auprès. S’en était-il douté ?… Il en avait d’autres !…

— « Et j’ai les miens… Toute cette jungle !… On est tout de même plus tranquille, là où il est… » Mais elle serra dans ses bras la chère fille au tendre corps, qui recelait cette fièvre et ces ténèbres cruelles — et, dans l’élan de sa confiance sauvage, qui venait lui en faire don.

Assia lui fit un plus beau don, plus pur, et qui lui coûta davantage. Elle remit à la grand’mère la garde de l’enfant. Il faut avouer qu’il l’eût gênée. Quand on recommence une lune de miel, on ne se charge pas sans embarras d’un quartier de la lune effacée. Il rappelle trop les nuits éteintes. Mais ce n’en était pas moins un sacrifice. On pouvait reprocher à Assia d’aimer mal tout ce qu’elle aimait, — sauf son amant. Elle aimait désordonnément. Mais on ne pouvait lui reprocher de manquer d’amour pour son enfant. Elle l’aimait avec emportement, d’une possession animale… « Mien ! Je l’ai fait. Je le tiens encore au nombril. Il m’appartient… » Mais elle n’entendait pas lui appartenir. L’instinct de Assia ne se souciait pas de justice, au marché. Elle l’oubliait, le reprenait. Elle ne pouvait pas y fixer sa vie et sa passion. Et comme son intelligence était juste, capable au moins de voir le juste, elle se rendait compte qu’elle faisait tort à l’enfant, et qu’elle lui en ferait bien davantage, dans l’avenir : car voir son tort ne l’eût point fait changer, d’une ligne. Le plus grand effort de volonté qu’elle pût consentir était de renoncer à cette possession, puisqu’aux devoirs de cette possession elle reconnaissait ne point satisfaire. Mais elle ne se dépouillait point sans déchirement. Et elle voulait que Annette appréciât le sacrifice qu’elle lui faisait. Elle ne l’eût fait à aucune autre. Annette savait et appréciait. Ce sacrifice, elle, elle ne l’eût fait à personne. Pas même (elle se l’avouait en ce moment), si le bien de l’enfant l’eût exigé. Elles étaient bien faites pour se comprendre à demi-mot, les deux passionnées !

La veille au soir du départ, la dernière nuit, Assia, reprise d’un violent accès de désespoir, cria qu’elle ne voulait plus du nouveau mariage, qu’elle ne voulait plus quitter son Marc, qu’elle voulait rester, avec Annette, à le garder… Annette lui dit :

— « Va, ma fille ! Va te battre ! C’est pour Marc. Combats pour lui, pour ce qu’il a voulu, pour ce qu’il n’a pas pu ! Pour notre cause ! »

Assia tressaillit. Elle saisit les deux bras d’Annette :

— « Pour notre cause ? Vous en êtes donc ? »

Annette inclina la tête :

— « Je suis avec notre Marc. Marc est en moi. Les lois du monde sont renversées. Je l’ai enfanté. Et c’est lui qui m’enfante à son tour… »

Assia l’étreignit :

— « Mère de mon Marc ! Fille de mon Marc !… Tout ce qui me reste de mon foyer !… »

— « Et n’oublie pas ta petite flamme, — ton Vania ! »

— « Gardez-la moi entre vos mains ! »

— « Je la garde, et je te garde… Va, ma fille, quoi qu’on devienne toutes les deux, tu trouveras toujours en moi la gardienne du foyer, pour t’accueillir et te défendre, s’il le fallait, contre le monde entier. »

— « Le monde n’est rien, et je m’en charge », dit Assia. « Défendez-moi contre moi-même. Je serai votre bras. Soyez mon cœur ! »

Assia partit avec son mari. Annette resta avec son Marc. Elle devait maintenant lui remplacer celle qui était partie.

Et il était là, assis près d’elle, dans la chambre, — le regard vivant, les bras, les jambes paralysés, l’esprit brûlant ; il lui disait :

— « Marche, pour moi ! Agis, pour moi ! Pour moi, combats ! »


L’ère des batailles était rouverte. Depuis vingt ans, elle n’avait jamais été fermée. Mais la grande guerre de 1914 n’en était que la porte d’entrée. Et par la porte avait passé la Révolution.

Elle n’était pas seulement une explosion sociale, qui soulevait le sol, dans l’un ou l’autre pays. Elle minait, dans ses profondeurs, toutes les formes de l’esprit. Toutes les conceptions morales et sociales en étaient sourdement modifiées. La raison pure, qu’avait atteinte la connaissance de l’universelle Relativité, avait été, selon son droit d’aînesse — (on la prétend la dernière-née, je crois le contraire ; mais si c’était même, le droit d’aînesse, comme Jacob, elle l’a volé) — la raison pure avait été, la première, le théâtre de la Révolution nécessaire. Sans qu’on s’en doutât, elle exerçait son véritable rôle d’ « excitatrice souveraine du mouvement humain. » Comme le disait Schopenhauer, « oui, si la vie n’est pas un contre-sens et une déchéance, la Révolution est tout, enveloppe tout, et elle devient une grande métaphysique »  [3].

Seulement, ajoutait l’âpre bouddhiste de Francfort, « défiez-vous des métaphysiques douceâtres ! N’oubliez pas que le grand problème n’est pas celui du bien, c’est celui du mal. Une philosophie où l’on n’entend pas bruire à travers les pages les pleurs, les gémissements, les grincements de dents, le formidable pandaemonium du meurtre universel, n’est pas une philosophie. »

Le bruissement de cette mer remplissait le monde. Il fallait être sourd, comme voulait l’être une égoïste bourgeoise qui se claquemurait dans les derniers restes, menacés, de son confort, pour ne pas entendre ce flux montant de souffrance et de révolte. Les oreilles d’Annette n’en perdaient rien. Grâce à Julien Davy, qui recevait quotidiennement de tous les pays martyrisés, principalement de l’Est de l’Europe, une masse de lettres, de documents, de cris d’appel, elle restait en communion avec cette Passion de l’humanité. Elle n’en était pas accablée, comme Julien, sur qui pesait la monotonie de ce lamento et le sentiment de son impuissance à secourir les victimes. Elle avait payé son dû, son plus grand amour, son fils sacrifié à la peine des hommes ; ce qu’elle avait de plus cher, elle l’avait donné ; elle n’était pas, dans la tragédie, une spectatrice, que déprime la honte inavouée d’être épargnée ; elle avait droit de prendre rang parmi les masses des opprimés ; et, n’ayant plus rien à perdre, elle en voyait plus hardiment le chemin par où les peuples devaient passer.

Le chemin se trouvait, pour l’heure présente, bloqué. La Révolution, en Europe, avait laissé prendre à la Réaction l’initiative de l’offensive. Privée de l’appui effectif de l’U. R. S. S., qu’accaparait la nécessité de son énorme construction, — cette Russie pareille à un animal géant qui mue et doit, pendant le temps où sa nouvelle peau est encore tendre, se tenir à l’écart des combats, — l’Europe révolutionnaire n’avait pas su s’organiser. Une incroyable timidité paralysait ces partis socialistes, que le parlementarisme avait, en deux générations, vidés de foi et d’énergie. Ils demeuraient ligotés dans un absurde souci de légalité, dont leurs adversaires, les grands bourgeois fascistes, plus évolués, ne s’inquiétaient guère pour les écraser. Par le plus dérisoire des paradoxes, ceux qui auraient dû, par tous les moyens et à tout prix, frayer la voie à l’ordre nouveau, se faisaient les soutiens peureux de l’ordre ancien et de ses principes mangés des vers, auxquels les chefs cyniques et lucides de la Réaction ne croyaient plus : (ils s’en servaient, quand les principes les servaient, et les violaient, quand les principes les gênaient.) Ces socialistes légalistes, que leurs rancunes fratricides contre les communistes rejetaient, de jour en jour, vers le passé, craignaient le combat, non seulement par crainte du combat, mais par crainte du résultat. Ils avaient peur de la défaite. Ils eussent eu peur de la victoire. Ils avaient perdu confiance en soi. Le sang de l’action se retirait d’eux… Et ceux chez qui ce sang coulait, les communistes, ne savaient pas où l’employer, le dépensaient en vaines querelles et en menaces, en poings levés, en chants de parade, en rodomontades, qui dispensaient des silencieuses et tenaces disciplines préparatoires à l’action réelle organisée, et qui éveillaient l’ennemi, qui l’incitaient à s’armer.

L’ennemi avait pris les devants. Ses chefs avaient su exploiter la panique imméritée, que ces bavards de la Révolution, par leurs menaces imprudentes, inspiraient aux troupeaux inquiets. Par toute l’Europe, le fascisme se posait en défenseur de l’ordre moral et social, du bas de laine, du coffre-fort, de la famille, de la patrie, de « la mère malade », et du Père Dieu. Les grands bourgeois, à juste titre peu confiants en leur propre énergie, avaient été assez sagaces pour remettre la trique à des Duci et des Führer, sortis du peuple, dont l’énergie était intacte, et qui de loups se faisaient chiens de garde. À la dictature du prolétariat on opposait la dictature de prolétaires traîtres à leur classe et investis, temporairement, pour la river au banc de chiourme, de pouvoirs illimités. D’un pays à l’autre, la peste, ou noire, ou brune, du fascisme, se propageait ; sa virulence croissait, avec le succès. Même la France et l’Angleterre, dernières banques de dépôts où l’on gardait dans des coffres les libertés démocratiques, désapprenaient d’en faire usage et les retiraient de la circulation.

Le temps n’était plus à tergiverser. Ou pour, ou contre ! Les discussions académiques sur la violence ou la non-violence n’étaient plus de saison. Il s’agissait de faire bloc de toutes les forces, et de violence, et de non-violence, contre le bloc de toutes les forces de la réaction. Tout devait avoir place dans l’armée : le grand Refus organisé de Gandhi, et les troupes d’assaut de Lénine. L’objection de conscience, les grèves d’usines et de transports, l’insurrection, tout était arme, pour le combat, que l’esprit d’Annette maintenant acceptait. Il reconnaissait le combat nécessaire. Et loin de se retirer dans le rêve de l’Un, que lui avait ouvert la flûte du chevrier, elle en puisait, par ses racines, du fond de la terre, les énergies ; et elle les transfusait dans l’action. Que serait l’Un, si le sang de l’action n’y circulait point ? L’Un est en acte. L’Un est en marche. S’il s’arrêtait, un seul moment, tout croulerait.

Tout croulerait, pour une Annette et pour ses frères et sœurs d’Occident. Car la pensée prend le visage de la volonté vivante, où elle se coule comme un métal brûlant dans un creuset. La même pensée qui, dans les veines de Gautama, est le sourire du Nirvana, — dans celles d’une fille d’Europe est le sourire éginétique d’Athéna dans le combat. Lorsque le comte Bruno Chiarenza redit le mot des sages des neiges du Thibet :

— « Faire, n’est rien. Défaire, est tout… » (défaire l’écran, défaire le moi qui s’interpose entre l’esprit et le soleil),…
Annette l’entend (et il n’est pas sûr que Bruno ne l’entende aussi) comme un appel à la Révolution. Défaire le réseau serré des illusions et des préjugés, le filet étouffant du vieux monde. Briser les liens du Prisonnier de Michel-Ange. Faire sauter sous la poussée de la vie nouvelle, les écluses de la vie morte, du passé… Quand elle se reconnaît dans cette rivière, aux moires enchevêtrées, où son Saint-Bruno de l’Himalaya lui montre l’image du moi aux myriades d’individualités, — quand elle y voit, parmi les autres, passer sa moire, et toute la ronde qui s’achemine, en tournoyant, vers l’Océan, ainsi que le cortège de Bacchus indien, — il n’y a point de risque que cette sagesse, ce délire sacré de l’Asie, qui réveille dans l’âme d’Europe de profonds échos (car elles sont filles de la même mère), lui fasse perdre sa dévorante activité. Elle ne se perd dans cette masse en mouvement que pour s’y retrouver multipliée. Dans cette farandole de l’esprit-Gange, qui s’achemine à gros bouillons vers l’Océan, ce n’est point l’Océan qui l’attire, c’est le fleuve. Elle l’épouse. Elle entend battre dans ses artères le pas de la Grande Armée.


On ne tarda pas à connaître, dans les assemblées populaires, la femme en deuil, sa figure calme, un peu lourde, aux yeux bovins, qui paraissait, au repos, s’assoupir, distraite, lointaine, effacée, — mais qui, lorsqu’elle se levait et qu’elle parlait, s’illuminait instantanément d’un flot de jeunesse, et qui, sans hâte, sans hausser le ton, d’une voix posée, n’hésitant jamais, plantait dans l’esprit de la foule sa parole ferme, menant toujours à l’action précise.

Julien Davy avait été bien étonné, quand Annette lui avait demandé à l’accompagner dans un de ces meetings de lutte contre le fascisme, qu’il présidait. Annette ne le fut pas moins, lorsqu’elle fut amenée à y demander, un soir, la parole.

Elle n’avait, jusqu’à ces temps, jamais été attirée par les discussions publiques. Quand elle y assistait, du fond de la salle, elle voyait les discuteurs sur l’estrade. À présent qu’elle était assise sur l’estrade, face à la foule, elle recevait au visage le souffle de ces masses ; en elle entrait leur attente passionnée. Cette attente était rarement repue par les discoureurs sur l’estrade, qui suivaient le fil de leur verbe. Ils se dépensaient trop en débats de partis, dont les querelles étaient indifférentes aux écouteurs ; et ils ne percevaient pas l’appel muet et pressant qui leur était fait :

— « Montre-nous le chemin, le chemin droit où marcher !… »

Annette l’entendit, comme si cet appel, c’était elle-même qui le jetait ; et puisque personne n’y répondait, elle se leva, elle fut forcée, il lui fallait le redire tout haut et y répondre, — ainsi que fait, dans le drame antique, la coryphée.

Le son de sa voix, aux premiers mots, l’étonna ; la voix lui revenait, comme d’une autre qui la dépassait, d’un autre moi grossi des flots de l’assemblée. Mais presque aussitôt, elle réalisa cette fusion de celui qui parle avec la foule, qui fait la force de l’orateur-né. Elle n’avait pourtant rien dans sa façon qui eût affaire à l’éloquence. Elle agissait par son absolue simplicité et par son calme, qui prêtait un relief à la hardiesse de la raison. Ce calme inspirait aux auditeurs une confiance exaltante en eux et en la cause qu’ils défendaient. Elle devint promptement populaire. Elle sentait, dans ces assemblées, que son fils était auprès d’elle. Et il l’était, aux yeux de beaucoup de ceux qui l’écoutaient : car on sut vite l’histoire de Marc ; et elle devint légendaire. On voyait ensemble le fils et la mère.

Elle contribua, par sa netteté, par son esprit de femme, simplificateur et pratique, à opérer un reclassement, nécessaire, des partis. Indifférente aux étiquettes et au formalisme bureaucratique, elle obligeait ceux des deux Internationales, sœurs et ennemies, à se compter sur le terrain de l’action. On discuterait plus tard la théorie ! La véritable ligne de démarcation entre les partis est entre ceux qui veulent et ceux qui ne veulent pas agir. Tous les prétextes idéologiques pour ne pas agir, sont des masques. La main de la femme les arrachait, sans égards, à l’irritation des politiciens de partis, dont elle troublait le jeu équivoque. Mais la foule est femme : elle approuvait. Elle a besoin de situations nettes. Annette veillait à ce que les débats ne se perdissent point en en confusionisme oratoire ; elle excellait à les ramasser, à la fin, en une motion claire et pratique. — Elle se dépensa beaucoup en participation active aux divers organismes d’aide et d’action internationale, aux Secours Rouge et Ouvrier, aux Ligues contre l’Impérialisme, contre le Fascisme, et contre l’Oppression coloniale. Une fois le bras dans l’engrenage, tout y passait. Elle dépensait plus qu’il ne lui restait dans son sac. Ce fameux calme, qu’on admirait, lui coûtait une surtension de la volonté contre la pression intérieure. Sous l’apparence de flegme d’une femme grande, robuste, assez corpulente, que l’âge un peu appesantit, sans entamer son énergie, le cœur surmené commençait à trahir.

Les médecins, selon leur habitude, lui faisaient mystère de son vrai mal. Ils tablent toujours sur l’amour anxieux de la vie. Ils ne peuvent pas imaginer que, pour tous les hommes, perdre la vie ne soit pas le malheur suprême et la terreur inavouée. Comme si le fruit mûri de la fin d’automne n’avait pas une volupté à se détacher !… Annette souriait de leurs explications enveloppées. Elle en savait assez, par son expérience d’infirmière et par l’intimité d’hommes du métier, comme Philippe Villard, son ancien amant[4]. Elle l’avait revu récemment. Il était maintenant un vieux homme au front ravagé, les yeux toujours brûlants d’un feu inassouvi, la bouche lourde et dégoûtée, chargé d’honneurs et n’en ayant jamais assez, comme cet autre, Berthelot le Grand (celui de l’autre siècle), dont on disait que son sépulcre au Panthéon était la seule place dont il n’eût pas été avide de prendre possession : (s’il n’en était pas avide, c’est qu’il était sûr qu’il l’aurait : ce dont on est sûr n’a plus d’intérêt). Philippe, repu, irrassasié, cherchait sans trêve, comme le loup « qaem devoret » ; et la misère du butin — le monde rongé jusqu’à la moelle — l’enrageait. Annette et lui n’avaient jamais cherché à se revoir, — sans s’être jamais perdus de vue. Mais après la mort de Marc, qui avait remué quelques échos dans la presse de Paris, Philippe croisa dans une rue la mère en deuil, qui marchait droite et fière, le front haut, ainsi que ces femmes d’Italie qui portent sur leurs têtes leurs lourds fardeaux. Et, saisi d’admiration, il l’aborda. Ils n’avaient presque plus une idée commune. En politique, Villard était partisan des dictatures ; il traitait les masses humaines en troupeaux ennemis qu’il fallait broyer et dompter, comme l’homme — (l’homme digne de ce nom : le maître) — a su faire des autres animaux. Les mouvements de masses appartenaient, selon son dur esprit, aux forces aveugles de la nature, — comme les épidémies. Entre Julien Davy et lui, il y avait une antipathie foncière, qui, par égard pour Annette ne s’exprimait point, — mais implacable.

Et pourtant, Philippe Villard et Annette, quand ils étaient seuls ensemble, ne se heurtaient point à leur barrière. Il existait toujours entre eux — qui les liait — l’étreinte ancienne, ces profondes racines de la chair : (chair est esprit). Ils se connaissaient dans l’amour et dans le combat ; ils connaissaient leurs forces et leurs faiblesses ; celles de l’un appartenaient un peu à l’autre : chacun des deux y avait mordu. — Et il y avait encore ceci, secret, qui les rapprochait : qu’ils se savaient tous les deux, condamnés.

Aux premières questions que Annette lui posa sur son mal, il avait été droit au but : (il ne mâchait jamais ses mots). Il lui avait, de lui-même, décrit les symptômes qu’elle ressentait, cette douleur qui la peignait dans la poitrine et s’irradiait sous l’aisselle gauche, le long du bras jusqu’aux ongles. Il discernait, au-dessous des paupières, l’enflure bleuâtre de la face, et cette pâleur de la main… Langage connu ! Il le lisait, à première vue. Ce corps était celui de la femme qu’il avait possédée. Mais bien qu’elle et lui se souvinssent, il le scrutait, en ce moment, du regard froid du médecin ; et elle le voyait, comme lui, du dehors ; elle se sentait étrangère à ce corps. Elle dit :

— « C’est l’angine de poitrine ? »

Il dit :

— « L’angine classique. »

— « En cela, du moins », plaisanta-t-elle, « vous ne direz pas que je suis une romantique. »

— « Vous avez toujours été, au fond, une classique sans le savoir. »

Il la regardait se rhabiller.

— « Mais où en suis-je ? » demanda-t-elle.

— « Plus au début. »

— « Ça, je le sais. »

— « Il y a déjà un bon bout de chemin de fait. »

— « Et qu’est-ce qu’il en reste ? »

— « C’est selon. Il s’agit de ménager vos pas. »

— « Je ne marche plus guère. »

— « Même ne bougeant plus, vous trouveriez toujours moyen de courir comme une dératée ! »

— « Et savez-vous le moyen de l’empêcher ? »

— « Je ne le sais pas ; et si je le savais, je ne le dirais probablement pas : il y a des remèdes qui tuent plus sûrement que le mal. »

— « Mourir du mal, ou du médecin !… Va pour le mal ! »

Il l’approuvait. Il se savait lui-même condamné par une affection des reins qui ne pardonne pas. Mais il n’en parlait à personne, et continuait de poursuivre sa chasse, comme s’il devait vivre éternellement. Il eût donc laissé Annette poursuivre la sienne, s’en remettant à son expérience de gouverner son bâtiment. Mais il mit pourtant le holà à son activité dans les meetings et les comités. Ici, sa consigne de médecin était d’accord avec son antipathie pour l’action sociale d’Annette : bonne occasion, pour la boucler ! Son antidémocratisme se doublait d’une aversion particulière pour la toquade des femmes qui s’immiscent dans la politique. Annette ne s’y trompa point ; naturellement, elle s’obstina. Mais le mal se chargea de la rappeler à la raison. Elle avait trop de bon sens pour persister. Elle détela. Philippe eut le triomphe immodeste.

— « Ne vous hâtez point », lui dit-elle, « de chanter victoire ! J’ai plus d’une corde à mon arc. »

— « Mais vous n’avez, l’amazone, que vos deux bras pour le bander ! »

— « Vous vous trompez. Je m’en suis fait d’autres. »


Elle avait, là-bas, sa fille Assia. Et ici, près d’elle, ce petit, le fils de son fils. Elle se retrouvait, comme trente ans avant, avec un enfant à couver.

Mais rien ne recommence. Ce n’était plus le même enfant. Elle n’était plus la même femme. Quand on a parcouru trente ans de route avec un fils, et qu’on reprend au commencement, on n’a plus la même fièvre d’attente. On sait où mène le chemin et, comme sur la carte au jeu de l’Oie, les puits, les prisons et les joies qu’on retrouvera échelonnés : il y a toujours le risque des coups de dés ; mais la contrée n’offre plus le trouble de l’inconnu : on l’a battue. — Bien entendu, l’on se trompe 1 Car, dans l’intervalle, le paysage a été modifié par le passage d’une génération. D’autres fondrières se sont ouvertes, et des anciennes ont été comblées. On risque d’être, plus d’une fois, égaré par la fidélité même des souvenirs.

Et puis, il y a ce petit être nouveau, qui a beau être fait avec des morceaux de l’ancien, il est un autre — un autre monde — un autre temps. C’est, en vérité, déconcertant. Il a les mêmes yeux, les mêmes traits. Il vous regarde… Avant même qu’il ait parlé, on sent, on sait qu’un hôte nouveau, une nouvelle ère, sont entrés dans la maison. Et ce petit être qui vient d’arriver, à qui vous apprenez à marcher, va se trouver, du premier coup, d’aplomb sur un terrain qu’avant d’avoir exploré il connaît déjà beaucoup mieux que vous. Il est de plain-pied avec l’aujourd’hui. Ils sont d’entente. Et vous, vous restez à la porte…

Il dépend de vous, de passer le seuil. Osez entrer dans l’avenir ! C’est bien facile, pour qui se décharge du passé ! Mais Annette ne voulait pas, ne pouvait pas ; elle entendait ne sacrifier aucun des deux. Pour arriver à faire entre eux l’harmonie, il lui fallut plus d’un jour. Les premiers temps, Annette se borna à observer maternellement le petit Jean. Elle avait autant à apprendre de lui, que lui d’elle. Et ils avaient George comme truchement.


La plus étrange, la plus charmante association s’était formée entre la jeune fille et l’enfant. Quinze années d’âge les séparaient, les unissaient. Le garçonnet de moins de huit ans, la grande fille de plus de vingt-trois, s’étaient, d’un secret accord, décrétés roi et sujet l’un de l’autre… — « Tu m’appartiens. Tu es mon bien… » On n’avait pas eu besoin de poser des conditions. Sans conditions ! — « Je suis ton bien. Je t’appartiens. » Traité signé !… « Ce n’est pas ta volonté. C’est mon plaisir. Et mon plaisir est ton plaisir… »

Quel peut bien être le terrain commun entre ce petit et cette grande ? — Tous les terrains. Et tous les liens qui peuvent rattacher l’un à l’autre deux êtres humains, — hors celui qui noue ensemble les deux sexes. Ils étaient juste, l’un et l’autre, à la ligne de partage des eaux où l’on peut boire à toutes les sources. Il y avait la source fraternelle : la grande sœur et le Benjamin.

Il y avait la source maternelle : quand le petit se blottissait, avec un chagrin ou un bonheur trop lourd pour ses petits bras, dans les forts bras de la femme ; elle en avait un bondissement de chaude joie dans les entrailles, comme si les petits pieds y dansaient. Il y avait… il y avait la source même de l’amour — le seul, le vrai — (il n’est qu’un seul pour tous les êtres), celui qui dort ou veille, rêve, chuchote, ou parle haut, aux cœurs des mâles et des femelles : (que ces beaux noms brutalisés soient rétablis dans leur dignité !) l’amour qui les fait éternellement flamber du désir que se rejoignent les deux moitiés de l’être unique… L’amour sacré qui, dans le mystère de sa retraite, ne connaît aucune barrière, enjambe les âges, et, bien que ses racines soient enfoncées dans la chair, n’en tient pas compte dans son élan illimité, unit les êtres, par-dessus les mers, à travers les étendues et de l’espace et des années…

D’où était-il venu, ce besoin d’adoption mutuelle, qui se satisfaisait sans gêne et sans trouble ? — Pour le petit, des premiers jours où sa mémoire tenait serré le fil des jours, sans le lâcher. Depuis trois ans, (il lui semblait que c’était toujours), il voyait rire au-dessus de ses yeux les belles dents de la grande amie ; et, ces nuits d’été où dans les prairies, sous la fenêtre, crissaient les crécelles des criquets et grondait au loin la lamentation du torrent — (c’était en Suisse, en ces semaines où son père allait au-devant du couteau florentin) — il écoutait le souffle calme de ce grand corps étendu (elle l’avait pris dans son lit), et dans le creux de son bras chaud il appuyait sa joue et son nez… Bonheur et paix… Rien n’avait pu ébranler cette impression fondamentale. Même les jours de deuil qui avaient suivi ; et bien des troubles inexplicables dans la maison… Mais elle et lui, quand ils étaient les deux ensemble, les deux sans trois, ils n’avaient jamais troubles ni deuil… Gioia. Pace… On ne peut pas vous l’expliquer, si vous ne connaissez pas cet état. C’est une chance de fabrique. Une fois sur mille, la nature réussit le coup — réussit le couple.

Pour la grande fille, il eût semblé que la volonté aurait dû jouer dans l’adoption un plus grand rôle que pour l’enfant : car il avait bien fallu que le petit compagnon s’introduisît, un jour précis, dans sa vie, qui avant ne le connaissait pas. Mais voilà bien le plus étrange ! Quand elle y pensait à présent, il lui paraissait impossible que sa vie d’avant ne le connût pas. Autrement, comment l’eût-elle si parfaitement reconnu, quand il était venu ? Elle se souvenait : un jour, Annette lui avait mis l’enfant nu dans les mains ; et (la mère avait dû sortir un instant) elle était restée seule avec l’enfant ; troublée du doux contact sur ses doigts de ce petit corps d’oiseau sans plumes, elle s’était penchée sur l’oiseau, et le bambino avait souri : — un coup de joie l’avait frappée, l’inonda, de la gorge aux genoux, et ses seins s’étaient faits durs. Elle découvrait sa maternité. Jamais avant, dans sa vie de grand garçon bruyant, actif, sportif, elle n’en avait, une seconde, conçu le frémissement. Et maintenant qu’il lui était révélé, d’un jet de foudre, elle ne voulait même plus admettre la possibilité qu’elle eût vécu sans lui. Elle avait vécu pour lui, dans l’attente… Tout ce temps d’avant, elle s’était étourdie de mouvement et de jeux ; tout ce temps d’avant, elle avait tenu caché, formé, nourri, bercé, ce petit, son petit !… Tout ce petit corps lui était nouveau, et tout lui en était connu, jusqu’aux petits ongles de ses pieds, (elle riait de tendresse, en les regardant), jusqu’à son odeur de pain chaud.

Naturellement, elle n’avait pas osé le dire tout haut, devant les autres. Il y avait cette autre qui se disait la mère : (George, jalouse, lui savait gré de l’être moins qu’elle). — Il y avait Annette… (Annette souriait en regardant George et l’enfant ; on ne pouvait savoir si elle ne lisait point dans George ; mais on n’osait pas s’en assurer.) — Et tous ces autres, Sylvie, son père, qui était si incapable de comprendre… On ne pouvait pas livrer son secret… Mais ce dont elle aurait juré, c’est que lui, le petit, avait compris ! C’était leur secret à tous deux. — Et elle pensait vrai. Sauf que l’enfant le trouvait tout naturel, et qu’il ne songeait pas à en faire un secret. Annette avait dû, sans avoir l’air d’y toucher, veiller à ce que la susceptibilité de Assia n’en fût pas offensée. Mais Assia, dans les semaines d’avant son remariage, était trop prise par ses passions et par ses troubles, pour bien observer l’enfant. Quand au milieu de son tourbillon, elle se ressouvenait de lui, elle entrait en coup de vent, l’arrachant à ce qui l’occupait, à ses jeux, à ses entretiens avec l’amie, l’accaparant, l’emprisonnant entre ses bras, lui plongeant ses yeux dans les yeux, l’accablant de ses questions emportées qui n’attendaient point de réponses, et de ses étreintes sans se soucier s’il y avait plaisir ou non. Et rassasiée, elle le laissait et retournait à sa chasse aux peines et aux espoirs.

Annette était la seule à suivre, d’un regard de côté, les réactions morales de l’enfant. Encore n’en voyait-elle pas la moitié. Il se faisait en ce petit homme un travail secret, dont les grands ne se doutaient pas. Vania — (il était riche en noms dans les deux langues : Jean, Ivan, Jeannot, Vanneau, Vania, Vanioucha), — avait très vite compris qu’il était inutile, et même peut-être préjudiciable, d’opposer une résistance aux passages de l’ouragan…

— « Qu’est-ce qu’elle a à me secouer ? Mais il paraît qu’elle a le droit. Elle est ma mère… »

Le mieux était d’attendre que l’ouragan eût passé, en lui offrant le moins de prise. Alors, il abandonnait son corps, passivement. Rien de son esprit. Il était bon observateur. Il avait remarqué qu’en ces derniers temps d’avant le remariage sa mère s’était faite plus jolie et plus soignée. Elle sentait bon. Son nez de petit chien ne flairait pas seulement la peau, mais les pensées qui passaient dessous. Il percevait, avec une curiosité non dénuée d’ironie, tout ce remue-ménage intérieur et cette parole volubile, brusque et chantante, qui l’amusait, qui le fatiguait, et dont il ne perdait pas un mot indiscret. Il avait à lui sa vie de pensée ; et il se faisait, sur le remariage, ses réflexions. Mais il n’en faisait part à personne. Et du sujet, on évitait de lui parler. Raison de plus, pour qu’il y pensât ! (Les grands ne savent pas que les sujets que l’on évite trop, on les désigne à l’attention de l’enfant). Sa mère était, pour Vania, un curieux problème vivant. Curiosité passait tendresse. Mais c’est tout de même un attrait. Qu’est-ce qu’il y avait dedans ? Il ne se le demandait point pour George. Quelle des deux avait le meilleur lot ?

Pour le moment, il attendait que l’envahisseuse qui le violentait le lâchât. Il avait déjà remarqué que tous les ennuis ont une fin. Assia partit. Il la vit s’en aller au loin, sans grands regrets. Il l’apprécia plus, quand elle fut partie. Il lui parut qu’il manquait quelque chose sous son ciel… Pas l’affection maternelle ! De la maternité, il en avait autour de lui, tant qu’il voulait. Mais parmi ses mères, il établissait secrètement des rangs. Celle d’Amérique, qui l’avait laissé, ne fut peut-être pas, pour son abandon même, celle à laquelle il tint le moins. Les blâmes contre elle, qu’il avait saisis ou qu’il devinait, dans son entourage, agissaient dans un autre sens que les blâmeurs n’eussent soupçonné. Même s’il ne comprenait pas les raisons que sa mère avait d’agir, et s’il se jugeait lésé par elle, il n’en était pas moins intéressé. Il l’était plus. Il n’était pas un de ces enfants malingres et blessés, qui refoulent peureusement leurs offenses secrètes et leurs rancunes, ou leurs désirs défendus. li était assez abondamment pourvu d’affections, (celles qu’on reçoit et celles qu’on donne), pour qu’une qui semblait s’éloigner de lui ne lui causât point d’amertume ; il était sûr, s’il y tenait, de la rattraper ; et si même elle ne revenait pas… mon Dieu ! il s’en passerait ! Ce petit bonhomme avait une confiance imperturbable en soi et en la vie ; s’il avait su l’exprimer, il eût bien étonné les femmes d’où il était sorti : Assia, Annette. Ce n’était pas un leurre d’optimisme. Il en avait, tout petit, assez vu autour de lui, pour savoir que la vie n’était pas faite en beaux sourires, tendres ou onctueux, de bonnes mamans ou de bons dieux fardés, peignés, barbés, en devanture de magasins rue Saint-Sulpice. Il s’était frotté, de très bonne heure, dès la première, au poil des loups, à commencer par sa mère, et à finir (à ne pas finir !) par ceux qui lui avaient tué son père. Va pour les loups ! Il était de la bande. L’essentiel n’était pas que la vie fût affable. C’était qu’elle fût vivante. Plus il y a de vie, plus d’aliment. Le petit bonhomme avait de l’appétit et de bonnes dents. Et chez les gens, bons ou mauvais, (ils sont toujours un aliment !) il aimait d’abord qu’ils fussent intéressants. Cette mère bourrasque, qui avait passé par dessus l’Atlantique, l’intéressait, ce gamin ! Il ne comprenait pas, mais il humait en elle cet air marin (ou ce vent des steppes ?…) Qu’en savait-il, sinon que ça soufflait ! Beaucoup d’amour, beaucoup de haine, et ces tempêtes (il avait cueilli au vol ses paroles emportées) contre la société… La « société », qu’est-ce que c’était ? Cela où l’on est ?… « On verra ça ! Nous saurons bien juger nous-mêmes… » En attendant, Vania gardait en réserve, contre « cela, où l’on est », ces orages qui secouent l’atmosphère.

Assia était la mère d’exception, la mère des grands jours.

Et l’autre, la George, était la mère de tous les jours. Il le lui dit, tout simple et franc : « Une pour les fêtes (fête ou tempête), l’autre pour l’usage courant ». Et George rit aux éclats. Elle acceptait ce partage. À elle la part de tous les jours ! Elle laissait à Assia le reste. Elle comprenait que Vania la réservât pour les jours de fête. Elle était elle-même trop sensible à l’attrait orageux de Assia, pour ne pas faire la généreuse. Elle n’était pas comme Sylvie, dont la rancune ne désarma jamais. Si devant elle on attaquait Assia, elle la défendait ; elle s’interdisait de lui reprocher quoi que ce fût. Le pire qu’on eût à lui reprocher n’était-il pas d’avoir fait à George le don de son fils ?

— « Notre garçon. Le mien ! Mon pain. Merci à la boulangère !… »


La vie à deux s’organisa. Au début, George accourait chaque matin chez Annette ; mais elle devait rentrer chez son père, pour le repas de midi, revenait passer l’après-midi avec l’enfant et le quittait à regret, pour le souper. Julien habitait maintenant à Passy, Annette au Luxembourg. George devait toujours courir ; et personne n’était satisfait. Julien se plaignait de ne plus voir jamais sa fille, et qu’elle arrivât aux repas, toujours en retard : (il était de ces bourgeois français, qui ne peuvent supporter l’inexactitude, et qu’elle rend insupportables). Le petit ne voulait jamais laisser partir George. À chaque fois, c’étaient des adieux et des rappels et des ré-adieux d’amoureux. Annette, amusée et touchée, suggéra à son vieil ami de laisser George prendre chez elle le repas de midi. Julien consentit : il souffrait moins encore de l’absence de sa fille que de ses retards. Puis, il fut touché, lui aussi. Après avoir été long à comprendre que George abandonnât tout, sa maison, ses travaux, ses intérêts, pour une marotte, il vit — (Annette lui prêta ses yeux, qu’il aimait) — la beauté de cette mystérieuse flamme maternelle, qui s’était allumée dans le cœur vierge de sa fille. Et il alla au-devant de ses désirs. Il était homme à se sacrifier tout simplement. Ce fut lui-même qui proposa à Annette de prendre George en pension. Il prétextait, pour enlever à celle-ci tout remords, qu’il projetait depuis longtemps un voyage d’études en Amérique, et que probablement il y passerait une année : il serait bien aise de savoir sa fille sous le toit d’Annette. Annette n’en fut point dupe ; mais George ne demandait qu’à l’être ; et avec l’égoïsme de la jeunesse, elle en poussa des cris de joie ; elle embrassa furieusement son père, Annette et l’enfant. Annette, seule avec Julien, le regarda, sourit, et lui dit :

— « Mon cher Julien… À mon tour ! »

Elle l’embrassa. Julien ému, embarrassé, dit, toussotant, cherchant ses mots :

— « Au fond, ma George… vous le savez bien… vous appartient…

Annette lui posa sa main sur la main :

— « J’ai compris… Elle est à nous deux… Mon cher ami !… »

Ils détournèrent l’entretien. À leur âge, on n’a plus besoin de dire. On sait.

L’installation fut bientôt faite. Et ce fut une joie des deux enfants. George prit l’ancienne chambre qu’occupait Assia ; le petit lit de Vania était dans une étroite pièce à côté, dont la porte restait entr’ouverte. Annette les entendait, à travers la paroi qui touchait contre son oreiller, chuchoter et rire, le matin, comme les moineaux, et les pieds nus qui clapotaient sur le parquet, pour se rendre visite, d’une pièce à l’autre. Puis, on décida, puisqu’aucune obligation ne retenait plus à Paris, de s’installer dans la banlieue ; et l’on prit, à la lisière des bois de Meudon, une maison simple et claire, avec quelques arbres et un jardin ; on s’y sentait plus au large. Il y avait même une chambre pour Sylvie, si elle voulait. Mais Sylvie se faisait tirer l’oreille. Le meilleur moyen pour qu’elle vînt, était qu’on ne parût point tenir à elle. Non qu’elle n’eût faim d’être aimée, tout en affectant de ne pas croire à l’affection. Mais elle était encore plus affamée d’indépendance ; et avec l’âge, elle devenait plus ombrageuse, elle se tenait toujours sous les armes contre ce qui lui semblait pouvoir y porter atteinte.

— « Eh bien, renferme-toi dans ton beffroi ! Tu en descendras, quand tu voudras. On sera contents, si tu viens. Si tu ne viens pas, on se contentera… »

Le petit univers à trois était complet, comme un accord : Anne, la vierge, et l’enfant. Et comme dans les retables florentins, Sainte-Annette, au sourire léonardesque, fait d’ironie et de tendresse, tenait entre ses genoux la grande fille, qui tenait sur ses genoux le bambin. Mais si elle les couvait tous les deux, tous les deux ne voyaient qu’eux. Annette tarda longtemps à envoyer le garçon à l’école. Elle avait reconnu le génie d’éducation, que cette maternité d’élection avait fait surgir de la vierge-mère ; et elle abandonna, pour commencer, la souple pâte du petit corps aux mains habiles et robustes de la modeleuse. Il passait une partie de l’année, à moitié nu, au jardin, ou dans les bois, vêtu d’une braie de petit Gaulois. L’instinct de George lui dictait, comme premier enseignement, d’habituer son garçon à l’endurance — et, bien entendu, non pas stoïque (c’est la ressource des mauvaises dents), mais l’endurance qui a joie. Le principe de la joie a été justement revendiqué par les Écoles nouvelles en Occident, depuis un quart de siècle. Mais, sans avoir eu vent de pédagogie, George ajoutait à cette notion du plaisir qui est le fruit du libre jeu spontané de l’enfant, la notion virile de l’effort, qui inclut la nécessité de la peine dans la joie pleine. Elle disait à son louveteau :

— « Si tu fais ce que tu peux, c’est trop peu ! Il faut faire, à chaque fois, un peu plus que tu ne peux. Le plaisir est bon à téter — je ne dis pas ! — mais c’est à la portée de chaque veau. Le meilleur, le vrai bon, c’est quand on commence à mâcher sa peine. Rien ne vaut ce goût sur la langue. Lèche ta sueur !… Un peu de trop. Mais pas trop ! Le trop du trop serait d’un sot. Ni sot, ni veau… Allons ! vas-y !… Encore ! encore !… Stop !… Veille à la casse !… On ira plus loin, demain… »

À ce jeu-là, les quatre pattes et la cage du petit gars se bronzèrent. — L’esprit n’y perdait rien. George lui enseignait la même gymnastique de l’effort. La fille de Julien dextrement maniait l’arc de l’intelligence. Les problèmes abstraits de la science, sous ses doigts agiles, si simplement se dénouaient que les doigts prestes du petit singe refaisaient, de point en point, les mêmes mouvements, sans se douter de la difficulté. Les doigts de l’esprit devançaient la pensée ; l’instinct résolvait le problème, avant d’avoir raisonné « comment ». C’est le bon chemin, la ligne droite : le « comment » viendra après, — après qu’on sera arrivé. Si on attendait, pour partir, qu’il fût prêt, le jour — la vie — y passerait ! Marche toujours ! « Comment » finira bien par nous rattraper… George communiquait à Jean son intuition de l’esprit et de la main. La raisonner était ensuite une belle charade, qu’on s’amusait à résoudre, au repos, le soir. Mais dans le jour, voir et agir ! Voir pour agir. Les deux mouvements n’en font qu’un, si l’on est sain. Nous aurons le temps de comprendre ! … Comprendre ? Comme si le regard et la main, du premier coup, n’avaient point compris ! Il n’est pas besoin de mots pour penser. Mais quand l’heure était venue pour les mots, ni George, ni Jean n’en étaient pauvres. Ils n’avaient point la langue paralysée. Ah ! qu’ils aimaient donc à discuter !… Annette riait, en les écoutant. Même en pensant, en discutant, ils avaient l’air de faire assaut avec leurs membres, en jouant.

On peut croire que les problèmes de l’existence, dont les tourments avaient fait saigner la génération d’avant, ne les gênaient guère dans leurs souliers ! (Et d’abord, ils allaient pieds nus dans des sandales.) Le premier de tout : ils étaient, fille et garçon, très bien portants. Ils ne savaient pas ce que c’était que la maladie. Ils ne connaissaient pas par eux-mêmes — (pas assez ! c’est un gros manque !) — la misère, la cruauté du combat pour l’existence. S’ils les eussent connues, il était probable qu’ils eussent été prêts à en affronter les assauts : pour une George, la vie entière est un stade. Mais ce serait trop beau, si c’était vrai ! Le stade même est un luxe. Il ne fallait point se dissimuler que la vie de George et de l’enfant, si simple et saine qu’elle fût, était un luxe. Le plus grand luxe : non pas l’argent, mais le cloisonnement. Cette éducation individualiste était en marge des destinées communes. Annette en avait la gêne sourde. Et plus clairement qu’elle, Sylvie aurait eu son mot à dire là-dessus. Mais elle le disait rarement, n’ayant que de lointaines occasions de se mêler de ce qui se passait dans la maison. Et Annette, qu’une grande fatigue et un besoin invincible de solitude engourdissaient, dans les premiers temps de convalescence de sa blessure, abandonnait à George la direction. Pour mettre sa conscience en repos, elle se disait qu’elle interviendrait un peu plus tard, et qu’il n’y avait point de temps perdu.

Il ne l’était pas, en effet. George battait le fer sur l’enclume, avant de le tremper dans la cuve. Le petit Jean serait en solide acier. Elle n’y laisserait aucune paille. Point de ces troubles ou de ces fuites devant les ombres et devant les monstres, qui rongent souvent, sans qu’on y songe, l’esprit inquiet des enfants. La vie toute claire, sans obsession de l’inconnu. Malgré le choc qu’aurait pu être pour Vania la tragique disparition du père, il ne paraissait aucunement se préoccuper du sombre but qui attend le coureur au bout de la course. George ne s’en souciait pas plus que lui. Leur tranquille assurance à l’égard de cet : — « Après… » — était pour Annette un soulagement, qui n’allait point sans émerveillement : elle avait peine à comprendre. Il lui avait fallu tant de peines et d’efforts pour arriver à l’acceptation, après des échecs réitérés ! Eux, d’emblée, y semblaient installés. George avait habitué Vania à considérer la mort simplement, comme un acte naturel, qui était normal, aisé, pas effrayant. L’esprit solide et ordonné de la grande fille, pareil à une maison bien distribuée, avait su faire l’équilibre de l’implacable étude de la médecine avec la vigueur du sport et l’allégresse d’un corps sans défaut. Elle était douée d’une calme gaîté d’intelligence, précise et claire, qui s’intéresse à tout ce qui est ; et elle avait le secret de parler naturellement à Vania de toutes les questions naturelles : mort, maladies, questions du sexe. Elle n’avait jamais avec lui une réticence, une fausse honte, ou, à l’inverse, une impudeur, une licence : elle lui disait ce qui est. Ce qui est, est comme il est. Quand il est bon, il n’y a qu’à en jouir. Quand il est mauvais, il faut tâcher de le rendre bon. Dans les deux cas, on n’a point à se cacher les yeux. On voit, c’est toujours intéressant à regarder. Même si le spectacle se déroule en soi. Surtout, en soi ! On est alors le spectateur et le spectacle.

— « Regarde ta pièce ! Ne t’effare point ! L’acteur s’agite. Mais le spectateur est assis en bonne place, et il est libre d’applaudir ou de siffler, ou de bâiller. Même, si le spectacle nous ennuie, nous le serons de dire : « Assez ! »…

Vania assista sans trouble à l’éveil naïf et effronté de sa puberté. Il était content d’être un garçon. Le monde lui paraissait une riche invention. Comme tout cela était donc ingénieux ! Les mécanismes de la vie obéissaient à des lois claires. Pas question d’une révolte contre les lois ! Toute machine obéit à ses lois. Il faut apprendre à manier la machine. Mon corps, ma vie, c’est mon auto…

— « Pas, George ? »

— « Oui, Vanneau, conduis-la bien ! Et n’écrase pas les passants !… »

Que c’est donc amusant de vivre ! Qu’on a de joie à partir, au frais matin, sur la route blanche, avec l’auto neuve et brillante, sans un grain de poussière encore dans ses beaux rouages fins, et qui s’envole comme un oiseau, obéissant à la plus légère pression de la main, — et près de moi, la camarade qui déjà vient de faire une partie du chemin, et qui le refait, pour en jouir plus complètement, à deux ! Et moi, je jouis et de ce qu’elle a vu et de ce que je vois et de ce qu’elle voit avec mes yeux…

Il leur semblait que leur vie n’était complète qu’ensemble. Chacun des deux seul, il lui manquait un morceau. Ce passé proche dont on est le fruit, — son père, sa mère, et les autres, — comment Vania arriverait-il à le comprendre, sans George qui en avait été le témoin ? C’est comme s’il l’avait envoyée en sergent-fourrier, pour lui éclairer le chemin. — Et il ne l’éclairé pas moins pour George : car il est perché sur son cou, jambes emboîtées sous son menton : (chers petits genoux !…) et le regard aigu du guetteur plane au-dessus de la tête de la porteuse : il vise et frappe plus loin que le sien. Plus d’une fois, sans qu’il s’en doute, il explique à George sa propre pensée. Elle en voit plus clair sur sa route. Ainsi s’établit entre eux une curieuse égalité ; et c’est souvent la grande qui questionne le petit :

— « Dis, le Vanneau, qu’est-ce que tu en penses ?… »

Où elle lui fut d’un grand secours, c’était en lui évoquant son père. Il l’avait peu et mal connu. Marc était trop pris par ses passions et par son action, pour donner beaucoup de soi au petit. Et à ces passions, à cette action, le petit n’avait, naturellement, prêté qu’une attention distraite ; au temps de la crise entre ses parents, sa mémoire commençait à peine à se dégager de la brume ; et les fragments de souvenirs, que son œil de moineau avait becqués, étaient restés non coordonnés. Ensuite, il s’était habitué à mener sa vie à part de ces deux passionnés, qui faisaient de même. — Mais à présent que les deux avaient été brusquement arrachés de lui, son instinct lui faisait sentir qu’il était un morceau d’eux, ou eux de lui ; et il aurait voulu les ressaisir. C’était trop tard !… Jamais trop tard, quand la volonté a la ressource d’un esprit imaginatif, décidé à forger ce qui lui manque. George lui était une aide de forge : elle déclenchait le mirage de la petite enfance : les scènes qu’elle lui contait de ses années échappées sans trace se projetaient sur l’arrière-fond de son tableau, dans cet inachevé des horizons, qui appelle et accueille toutes les visions. George n’avait point fini de raconter, que les oiseaux enfuis de l’Arche, les noirs, les blancs, avaient déjà trouvé où se nicher dans les buissons des souvenirs de Vania. Ils y faisaient même leurs petits. Et lorsque Vania, à son tour, se répétait leur histoire, en toute bonne foi, il y ajoutait. Il eût été capable de dire à George :

— « Ça n’est pas ça ! Je le sais mieux que toi, George, j’y étais ! »

À deux, ils n’eurent pas de peine à se faire de Marc un portrait exalté. George était d’autant plus disposée à seconder le vœu secret de l’enfant, qu’elle avait elle-même très peu connu Marc ; et il avait exercé sur elle un attrait de curiosité romanesque qui, dans leurs brèves relations, n’avait pas eu le temps d’être satisfaite, et que l’éclat tragique de sa mort avait surexcitée. Comme Annette ne disait rien à quiconque de ce fils, qu’elle accaparait, l’imagination avait beau jeu pour peindre la fresque. Elle s’était veloutée, au fond des yeux de George, d’une couleur légendaire ; peu s’en fallait que Marc y prît figure de Saint-Georges. Le grave jeune homme d’Or-San-Michele au regard droit, qui offre sa poitrine aux coups du destin… Qu’il fût tombé, cette fois, dans le combat, l’héroïsait davantage.

— « Et je suis son fils. Je le vengerai… »

— « Nous le vengerons… »

Car, puisque Vania était maintenant son garçon, George était la veuve, qui a reçu les cendres du mort et la vengeance…

Mais l’autre femme ? L’autre mère ?… Elles étaient deux. Et il fallait bien s’avouer que l’autre avait eu de Marc la meilleure part, qui n’était pas la légendaire. (George était trop sincère, pour se leurrer, en ces questions, de la supériorité de la légende sur le réel.) — Mais au moins, pour ce qui était de Vania, le réel, c’est elle qui le possédait. Qui quitte sa place, la perd ! Assia l’avait perdue, et elle ne semblait pas, grâce à Dieu ! pressée de la revendiquer. Sa nouvelle vie l’absorbait. De loin en loin, un accès de souvenir passionné la reprenait. Elle écrivait à Annette une lettre d’amour et de remords, — une coulée de lave… — Et une fois, la lave franchit la mer : Assia suivit sa lettre, elle tomba à l’improviste, sans crier gare, sur Meudon. C’était onze mois après le départ. Mais la violence de sa passion s’épuisa en entretiens avec Annette ; et elles s’enfermèrent toutes les deux. Au premier choc, Vania se replia, avec une politesse trop polie, qui la coupa net dans son élan ; et Assia était intimidée par le regard de son enfant, qui l’étudiait tandis qu’elle parlait. Il était pourtant gentil, affectueux, plein d’égards, — trop d’égards !… Mais ce regard l’observait étrangement. Elle avait envie de se voiler le cœur avec ses mains… Pas seulement le cœur ! Elle portait un autre enfant dans son ventre ; et bien que sa grossesse, habilement masquée, s’accusât à peine, l’œil de Vania la troublait, quand il se posait sur ses flancs. Que voyait-il ? Que pensait-il ? Elle était gênée dans sa pudeur, comme elle ne l’avait jamais été devant un homme. Elle n’osait pas lui demander ce qui se passait dans cette tête ; et il ne l’eût peut-être pas su lui-même. Mais à l’instant qu’elle s’y attendait le moins, brusquement la bouche de Vania s’ouvrit, et il demanda :

— « Et tu es toujours contente de ton mari ? »

Elle qui n’était pourtant pas timide, elle en perdit le souffle, elle ne sut pas ce qu’elle répondait. Il continua :

— « Est-ce que tu l’aimes mieux que papa ? »

— « Oh ! non, » dit-elle, de tout son cœur.

— « Alors, pourquoi l’as-tu épousé ? »

Ce mot acheva de la démonter. Elle dit, confuse :

— « Je ne pouvais pas autrement… »

Il n’insista point. Elle s’inquiétait de son jugement :

— « Tu m’en veux ? Dis, j’ai mal fait ?… »

— « Non, je comprends, tu ne peux pas vivre sans un mari. »

Assia se sentit devant son petit chef de famille, qui lui accordait son indulgence : elle en fut à la fois intimidée et mortifiée. Elle alla verser son amertume dans le sein d’Annette. Mais elle ne pouvait accuser personne. Tout le monde était pour elle plein de gentillesse. Même George s’accordait le luxe de la plaindre. C’était le comble ! Pour un peu, elle lui eût dit :

— « Voulez-vous emmener le petit ? »

Elle était si sûre de le garder !…

— « Sûre ? Tu es trop sûre… Je l’enlève… »

Assia fut sur le point d’empoigner Vania, et de lui dire :

— « Je te prends. Viens ! Et sur-le-champ… »

Mais qu’aurait-elle fait, s’il lui avait dit :

— « J’aime mieux rester… »

Ou même s’il l’avait prise au mot :

— « Très bien ! Allons !… »

Qu’est-ce qu’elle aurait fait de lui, là-bas, avec cet autre petit qui venait, et cet autre homme ?… Et qu’est-ce qu’il aurait fait là-bas, avec son regard d’un sérieux prématuré et le pli décidé de sa bouche ? Non, il était mieux ici, pour lui, et pour elle…

Mais elle prit sa revanche sur George, en dénonçant les vices de l’éducation du petit. Du premier coup, son œil aigu et sa jalousie les lui avaient fait saisir : cet isolement de petit bourgeois privilégié — (le privilège est à rebours, qui l’appauvrit de la substance de la vie commune…) — ce manque de contact avec le peuple des autres enfants, surtout de ceux qui ont, dès les premiers pas, à se heurter contre les réalités dures et saines : (saines ? malsaines !.. Mais sain est le combat). Elle eût voulu l’y plonger. Ses âpres blâmes furent sensibles à George ; ils réveillèrent ceux que Annette, secrètement, s’adressait. Les deux jeunes femmes discutaient devant elle, avec passion ; chacune défendait sa thèse, jusqu’à la ruiner par l’outrance ; et ce n’était pas pour le seul bien de l’enfant. George sentait qu’au fond Assia avait raison ; mais elle ne voulait pas se dessaisir du petit compagnon. Heureusement, Assia lui fournissait, par sa violence d’exagération, des prétextes plausibles pour se défendre.

Précisément, à cette époque, Sylvie occupait son fiévreux désœuvrement à des essais problématiques d’une sorte d’école ou de colonie des fortifs, pour les petits vagabonds de la zone. (Nous contons plus loin cette équipée). Assia, qui l’apprit, n’hésita pas : dans l’emportement de la discussion, elle parla d’y envoyer Vania. George s’y opposa, indignée. Annette souriait. Mais Assia tenait mordicus. Ce fut le petit qui trancha. Il dit :

— « Non ! »

— « Quoi, non ? » dit la mère. « Je ne te demande pas ton opinion. »

— a Mais moi, je la donne », dit le petit. « Et je dis : « non ! »

Il secouait la tête, d’un air décidé.

Assia l’appela, avec mépris :

— « Petit bourgeois ! »

Il serra les poings, il cria :

— « Ça n’est pas vrai ! »

— « Tu as peur de te salir avec les gosses de la rue ? »

— « Je n’ai pas peur de me salir, — avec personne ! Mais je n’irai pas ! »

— « Pourquoi ? »

— « Je n’irai pas. »

Il refusait de s’expliquer. Mais Annette, attirant contre ses genoux le garçonnet au front buté, lui chuchota :

— « Tu ne veux pas aller chez elle ? »

Il hocha la tête énergiquement.

— « Qu’est-ce que vous complotez ensemble ? » demanda Assia.

— « C’est notre affaire. Nous nous comprenons. »

Quelques jours avant, Sylvie était venue à la maison. Par bonne chance, Assia était sortie. Mais Sylvie, qui trouva seuls George avec Jean, apprit d’eux l’arrivée inopinée de la mère. Elle était incapable de voiler ses ressentiments. Cette femme, qui se serait fait couper en morceaux pour ceux qu’elle aimait, eût haché en morceaux ceux qu’elle haïssait ; — et le diable savait pourquoi parfois elle aimait ou haïssait ! (Suffit ! Elle, elle savait…) Elle était implacable, jusqu’à la déraison, — jusqu’à risquer d’empoisonner le cœur de ce petit garçon, qu’elle aimait. (Aimer quelqu’un ne signifie pas toujours vouloir son bien, mais vouloir le bien que soi, l’on veut !) N’alla-t-elle pas jusqu’à raconter, devant Vania, à George, qui en fut elle-même si saisie qu’elle ne songea point à préserver l’enfant, les folies du cœur qui avaient failli dévaster la vie conjugale des parents ! Et, bien entendu, elle les présentait sous le jour le plus injurieux pour la mère… Annette rentrait, à ce moment : elle happa quelques mots, elle vit la pâleur de l’enfant. Elle aussi changea de visage ; son regard flamba ; elle empoigna Sylvie par l’épaule, et violemment, la poussa vers la porte :

— « Va-t’en ! »

Jamais Vania et George ne lui avaient entendu cette voix. Sylvie ne répliqua point et, le front baissé, elle partit. Annette referma la porte sur son dos, narines gonflées, sourcils froncés : (Vania n’avait pas remarqué comme ils étaient épais : ils formaient une barre au-dessus du nez). Elle se retourna et rencontra le regard de l’enfant. Elle se détendit instantanément, elle sourit, haussa l’épaule, et elle dit :

— « Allons, mes petits, quand je vous dirais de n’y plus penser, cela ne vous empêcherait pas d’y penser. Mais ne jugez pas ! Nous n’avons pas le droit de juger. Chacun de nous a ses joies, ses peines, ses déraisons et ses raisons. Chacun sa charge ! C’est affaire à lui, et à nul autre. Défense aux autres d’y fourrer le nez ! Si ceux qu’on aime ont souffert, se sont trompés, ils n’en sont que plus à plaindre et à aimer. Demandons pardon si, sans le vouloir, nous avons surpris leurs secrets ! »

Mais Vania dit, l’air mauvais :

— « Qu’elle demande pardon ! »

Mais elle aurait pu le demander ! Il ne le lui eût pas accordé. Il tint rancune à Sylvie ; rien ne l’eût décidé à aller chez l’outrageuse de sa mère.

À force de harceler Annette sur le secret de l’enfant, Assia finit par savoir, sous forme discrète, la cause du refus de Vania. Elle affecta l’indifférence pour le mal que l’on pouvait dire d’elle ; et elle continua de bousculer le petit. Mais qu’il eût pris si passionnément l’offense, lui fut un baume au cœur blessé. Le jour du départ, passant près de Vania en coup de vent et n’ayant pas l’air de le remarquer, elle fit demi-tour, se jeta sur lui et l’étreignit avec violence :

— « Mon Marc ! mon Marc !… »

Elle passa les dernières heures, enfermée aux pieds d’Annette, agenouillée, avec des larmes et des cris étouffés, se déchargeant dans ce cœur qui était à elle, de tous ses secrets, de ses regrets, de ses passions, de tout ce qui occupait son âme insatiable. La main d’Annette caressait la tête de sa vierge folle, son front brûlant, ses yeux brûlants, son nez brûlant qui se frottait, comme celui d’un chien, sa bouche brûlante qui eût bien léché sa main, si elle eût osé. Et Assia, détendue, lui dit :

— « Vous pouvez encore m’aimer ? »

Annette répondit :

— « Je t’ai épousée. »

Assia dit, ironique :

— « Ah ! Ce n’est pas une raison ! »

Annette rit :

— « Pas pour toi, mauvais garçon ! »

Elles s’embrassèrent.

— « Qu’est-ce que tu veux, ma fille ? » dit Annette. « Si tu es folle, je le suis aussi, puisque je t’aime, faut se résigner !… »

Vania et George, après le passage, restèrent, quelques jours, troublés. Sans bien comprendre, ils humaient un orage d’âme qui venait de traverser leur atmosphère ; et leur atmosphère en demeura, quelque temps, saturée. George gardait aux joues la cinglure de la dispute avec Assia ; mais au départ, Assia lui avait tendu franchement la main, et dit : — « Merci ! » — en la regardant droit dans les yeux. George était maintenant partagée entre le regret de ne pas pouvoir reprendre la lutte avec Assia, jusqu’à ce qu’elle lui eût fait mesurer la terre, et le regret fougueux de ne l’avoir pas embrassée. Vania se frottait le museau, que la bouche vorace de sa mère avait mangé de baisers ; et il se répétait le cri : — « Mon Marc ! » — qui l’avait bouleversé. Comme elle l’aimait, Marc, son père !… Et c’était Marc qu’elle embrassait en lui… Il l’était donc ? Il était Marc ? — Oui, il l’était. Il le serait…

Et un flot brûlant de gratitude le mariait à cette mère, qui lui confiait la survivance de l’homme qui était son culte secret…


La commotion de la mort de Marc avait eu chez Sylvie des effets beaucoup plus apparents que chez Annette. Le coup acheva sa santé ruinée et modifia entièrement sa façon de vivre. Elle prit en grippe ses enfants adoptifs, et déclara, du jour au lendemain, qu’elle partait de chez eux : elle voulait vivre ailleurs. Bernadette[5] se crut obligée d’insister pour la retenir. Sylvie lui dit.

— « Tu as mon argent. Qu’est-ce que tu veux de plus ? »

Bernadette verdit sous le soufflet. Elle ne parla point de rendre l’argent ; mais elle garda l’offense mortelle ; et elle dit :

— « Pars ! »

Sylvie avait tort de mettre en doute l’affection de Bernadette. L’attachement était réel. Malgré le manque de chaleur, c’était l’unique sentiment de tendresse qui mouillât un peu les racines de cette âme sèche. Mais l’amour-propre était le plus fort. Une fois blessé, il ne pardonnait jamais. Bernadette ferma sa porte et s’interdit de penser désormais à Sylvie.

Et la rancune de Sylvie, d’où venait-elle ? De la terrible indifférence qu’elle avait lue dans Bernadette, après la mort de Marc ? L’indifférence lui eût paru plus terrible encore, si elle avait su les rapports qui avaient existé entre eux. Mais qui pouvait dire qu’elle ne les eût pas subodorés ? Les narines de Sylvie étaient bien fines. Elles en savaient plus, quelquefois, que son intelligence…

Sylvie jeta son dévolu sur un petit appartement de trois pièces, mansardé, au sixième d’une vieille maison, à un coin de rue, dans son ancien quartier, avenue du Maine. La maison était à l’ancienne mode, sans aucun moderne confort. Les amis se récrièrent. Après le bien-être dont elle avait joui, ce n’était pas le moment de renoncer à ses aises, quand sa santé était atteinte aux sources. Mais elle s’entêta. Tout ce qu’on put obtenir, c’est qu’au lieu d’être astreinte à l’obligation de l’escalier de service, aux marches raides, qui menait seul directement au sixième, elle prît l’ascenseur du grand escalier jusqu’au cinquième, et de là, par une porte de service qui rejoignait l’autre escalier, qu’elle n’eût plus qu’un étage à grimper. Encore fut-il plus aisé d’avoir l’acquiescement du propriétaire que celui de cette mule. Sylvie s’obstinait, par bravade, même après l’autorisation, à monter les six étages, « de son pied léger », comme elle disait — (elle dut convenir qu’il ne l’était plus !) Quand on ne la voyait pas, elle s’arrêtait plus d’une fois, appuyée au mur, le sang bruissant aux oreilles ; et même elle devait s’asseoir sur les marches, suffoquant. Jusqu’au jour où la gonflure des jambes l’avertit que ce petit jeu ne pourrait continuer longtemps. Alors, elle en passa par la contrainte de l’ascenseur ; et les premières fois qu’elle en usa, elle convint in petto qu’elle en était bien aise. Mais elle se garda de le dire aux autres ; et les autres firent semblant d’ignorer, pour ménager sa susceptibilité.

On ne comprenait pas — (Annette seule) — cette manie subite d’ascétisme. Ce n’en était pas pour Sylvie. Sa vie avait été démolie, par le milieu. De tout le corps du bâtiment, entre vingt-cinq et cinquante ans, il ne restait rien que des ruines. Et tout le fruit de son dur travail, à quoi cela a-t-il servi ? Ses plus chers n’en ont pas profité. Quant à cette Bernadette !… Baste ! Rien n’est rien… Elle revenait à son point de départ : le logement de l’avenue du Maine, ouvrant sur le long couloir commun, carrelé, où les pas impatients d’Annette étaient, un soir, venus la chercher[6].

Oui, la sœur aînée avait compris. Mais ce sont des secrets du cœur, que l’autre cœur qui a compris ne cherche pas à élucider : à chacun sa cache aux humbles jouets : — le souvenir et le rêve ! S’il la livrait, même au plus proche, il mourrait : c’est son ultime raison de vivre. Annette avait aussi la sienne, bien plus profonde et plus secrète. Autrement, d’où lui serait venu le calme, que rien ne pouvait expliquer dans sa vie veuve de son enfant, — ce calme auquel Sylvie frémissante venait se heurter, et qui l’eût déconcertée et irritée, si la petite cadette n’eût fini par connaître à fond maintenant cette âme à surprises ? Et Sylvie avait, elle aussi, appris (non sans peine) la sagesse de se taire sur les secrets de l’âme d’Annette, comme Annette sur ceux de Sylvie.

Que Annette parût moins atteinte qu’elle par la mort de Marc, Sylvie savait bien qu’il n’en était rien. Mais il ne lui déplaisait pas de s’attribuer cet avantage, en trichant avec ce qu’elle savait. Marc, disparu, tenait en elle une beaucoup plus grande place qu’elle n’eût pensé, quand il vivait. Tout un passé. Et Sylvie, qui le relisait, de la dernière ligne à la première, trouvait au livre maintenant achevé un sens bien plus intime que quand ils l’écrivaient ensemble. Elle se donnait l’illusion qu’elle avait été plus proche de Marc qu’aucun autre être — même sa mère : (elle ne parlait point de Assia, qu’elle s’obstinait à écarter avec un dédain irrité : — « Tu n’es pas des nôtres. Je te nie ! »…). Elle ne voulait pas se reconnaître d’autre rivale que Annette. À certains égards, elle ne se mentait pas tout à fait. Elle avait été le témoin, la confidente et la complice de toute une part de la vie d’adolescence, que Marc n’avait point livrée à sa mère. Il avait été son demi-fils, son écolier, son apprenti… (De ces Lehrjahre nous n’avons pas tout raconté…) Jusqu’à cette folle nuit de l’avenue d’Antin, que des années de malentendu stupide avaient suivie… L’étrangère en avait profité, pour le lui prendre… Un trait de plume, encore, rageur, sur Assia !… L’étrange jalousie des deux femmes avait eu beau se raisonner, s’obliger aux prévenances, aux sourires, surtout depuis le deuil commun : elle les bandait l’une contre l’autre, irréconciliables et dures, — surtout depuis le deuil commun. Heureusement, il y avait entre elles le fossé de l’Atlantique. Quand Assia le passait, elles s’évitaient.


Délestée de son argent, de son métier, de sa vie d’agitation et, par surcroît, du monde, — de tous les « autres » (à part une demi-douzaine, qui n’étaient point des « autres », mais un morceau de soi), — Sylvie ne sentit pas le vide, un seul instant. Elle respira !

Il y a de pauvres êtres — (le plus grand nombre, dans notre société mécanisée) — qui, à l’âge de la retraite, lorsqu’on enlève les étais d’habitudes qui épaulaient leur vie, s’écroulent en plâtras. Mais Sylvie était de bonne pierre de France, bien taillée, appareillée solidement, comme celles de Chartres ou de Laon. Elle en avait le grain serré, dur et fin, — le « moi ». Un « moi » qui était à elle, bien à elle, rien qu’à elle. Il n’avait pas besoin de contreforts. Les échafaudages déblayés, qui avaient encombré vingt-cinq ans et plus de sa vie, Sylvie se trouva dégagée, et elle jouit de l’air nu.

Elle en avait beaucoup, dans son observatoire qui dominait les toits, les terrains vagues, les creux et les collines couverts par le pullulement de l’immense fourmilière, et les longues fumées serpentant sur la ville. Sylvie, rentrée dans sa coque de Catherinette, redevenait une d’elles. Et elle rajeunit.

Ce ne fut que les premiers temps. Été de la Saint-Martin. Mais ces derniers beaux jours ne furent pas perdus.

D’abord, elle s’occupa à bien maçonner son nid. Point de luxe, mais confort. La petite anachorète ne renonçait à satisfaire aucune gourmandise, ni de la bouche et des mains, ni du siège et des reins : un bon lit, moelleux, bien pétri de la croupe et des épaules ; un tapis savoureux à l’œil et au pied nu ; un fauteuil où les fesses délicatement s’emboîtent ; quelques meubles en bon bois, solides, simples, commodes, agréables au toucher ; de gais papiers aux murs, et aux fenêtres point de rideaux. Aucun voisin, rien à cacher. Y eût-il eu des voisins, Sylvie ne s’en souciait guère ! — « Se rince l’œil qui veut ! Moi, je me rince le mien avec ce beau petit jour, qui entre à pleine volée. Je veux le voir tout nu, et qu’il me voie de même ! »

Elle avait des prunelles de tiercelet, claires et dures ; ses yeux ne clignaient jamais. La tête de son lit était tournée en face du clair, — du clair de jour, du clair de lune : elle n’en avait jamais assez.

Quand son petit royaume de trois pièces fut installé, — (son plus grand luxe était les fleurs, dont elle enguirlanda ses frontières : à chaque fenêtre, elles grimpaient par des échelles, dessus le toit), — Sylvie songea, comme les anciens barons, de leurs nids d’autours, aux incursions dans la plaine. Sa fringale d’activité lui revint. Il fallut sans tarder l’employer. Elle se rappela l’idée, jetée dans un entretien par une amie institutrice, d’une école de plein-air à fonder pour les enfants pauvres des faubourgs et de la zone. Elle la fonda avec l’amie, dans les terrains vagues des « fortifs ». Malgré ses vieilles jambes, lourdes à porter, elle battit le rappel dans le quartier. Sa langue dorée, qui enjôlait impérieuse, entortilla les autorités et les parents. La marmaille ne tarda pas à s’abattre, comme des bandes de moineaux, sur les miettes : — (ce n’étaient pas seulement des miettes pour l’esprit, mais aussi pour l’estomac ; une bonne partie des petites économies de Sylvie y passèrent). — Une fois qu’ils connurent le chemin de la becquée, ils ne l’oublièrent plus de si tôt. Ils étaient là, de l’aube à la nuit. Il fallut louer, pour les mauvais temps, des baraques de chiffonniers : on les rafistolait, comme on pouvait, ainsi que de vieux souliers ; les enfants s’employaient à les rapiécer. Ils avaient beaucoup à faire de se rapiécer eux-mêmes. On développa parmi eux l’aide mutuelle, sous le contrôle de petites matrones et de petits « matrons » (point de patrons !) que l’on sacrait chefs de famille et qui devaient avoir l’œil sur leur clan, moucher, torcher, raccommoder. S’organisèrent des ébauches d’ateliers. Sylvie parvint à racoler quelques bonnes volontés : jeunes hommes et filles, en mal d’idéalisme social, (cela ne durait pas très longtemps !), vieux petits bourgeois, en retraite d’emploi, — qui devenaient plutôt des embarras : car les nouvelles couvées leur étaient plus étrangères que des indigènes d’autres races, ils ne parlaient plus le même langage ; à tout contact, c’était un choc. Çà et là, quelque ouvrier du quartier, un des parents, qui profitait d’une après-midi du samedi, ou d’un congé de maladie, pour venir voir, s’intéressait, et y allait d’un coup de main ou d’une leçon de choses. Mais c’était l’oiseau rare : l’homme de peine fait sa tâche et sa graine ; l’une et l’autre faites, il s’en désintéresse, il a besoin d’oublier. L’argent manquait, les petits becs étaient un gouffre, et la parole de Dieu, ou de Sylvie, ne nourrit pas les ventres creux ! Sylvie rognait sur son manger, pour le distribuer à ses oiseaux ; mais elle n’était pas un Vincent de Paul : elle ne se fut pas dépouillée de ses vêtements pour habiller ceux qui vont tout nus ; même la moitié du manteau de saint Martin, c’était beaucoup l — « Je ne le coupe pas plus haut que mon cul ! »… — Le bon sens gaulois n’abdiquait point. Entre le pélican qui nourrit de son sang ses enfants, et l’Ugolin qui les mange afin de leur conserver un père, il y a place pour la bonne Samaritaine de Montparnasse, qui nourrit soi d’abord, ensuite les autres… « Le bel avantage, s’ils m’ont mangée ! Et qui leur donnera à manger demain ? Le Dieu qui prend soin des passereaux ?… » Avec ce Dieu, SyJvie était brouillée, depuis qu’il avait tué ou laissé tuer son passereau. Elle l’avait mis en quarantaine. Il fallait se passer de lui et qu’il se passât d’elle. Elle ne mettait plus les pieds à l’église. Son église était maintenant son école ; et son impiété se targuait insolemment de donner plus de son corps à manger à ses petits que le Dieu de l’hostie. — « Beau repas ! Je nourris mieux… » Mais elle ne s’en faisait pas accroire ; elle savait qu’elle ne nourrissait pas assez ! Elle allait mendier, d’un ton impératif, pour ses pupilles, chez tous ceux qu’elle connaissait et chez beaucoup qu’elle ne connaissait pas. Ses jambes malades n’eurent pas à se louer de toutes les marches d’escalier qu’elle leur fit monter et descendre. Le résultat fut qu’après récolte non médiocre (ils n’étaient pas nombreux, les sollicités qui osassent marchander l’aumône que la redoutable petite sœur mendiante exigeait d’eux !), Sylvie dut se condamner à des semaines d’immobilité, sur son lit.

Pour s’occuper, elle prit chez elle cinq ou six de ses pupilles les mieux douées, et elle leur fit un cours de couture. Les premiers résultats furent satisfaisants ; à Paris, les doigts sont presque toujours intelligents ; et plût au ciel que le reste fût de même ! Mais il y eut de sérieux inconvénients. Les gamines entassées dans les trois pièces, et que l’impotente ne pouvait constamment surveiller, grattaient leurs socques contre les meubles, écornaient de leurs ongles les papiers, imprimaient sur les boiseries leurs doigts sales, sournoisement arrachaient les fleurs des fenêtres en saccageant les tiges ; et finalement, Sylvie découvrit, un jour, qu’on avait fouillé dans ses tiroirs et chipé une boîte de laque. Indépendamment de la valeur du souvenir, Sylvie ne supportait pas d’être volée. Le vieil instinct de propriété n’admettait point une atteinte. Il était peu probable qu’elle atteignît au stade où l’on dit : — « Prends, si tu veux ! Rien n’est à moi. » — Elle disait : — « Je donne, parce que c’est à moi. Mais je te défends d’y mettre les pattes sans que je le veuille, sacré voleur ! » — Elle les flanqua toutes à la porte. Là-dessus, pendant qu’elle était au lit, l’école, privée de son aviron, chavira. Elle fit parler d’elle plus qu’on ne l’eût souhaité. Quelques-uns des petits chefs de familles, des matrones et des matrons, prirent leur rôle trop au sérieux, ou, si l’on veut, du côté qui l’était le moins. Il y eut entre garçons et filles appariés quelques jeux qui ne figuraient pas au programme.

— « Pas de quoi fouetter un chat ! » fit la Sylvie, haussant l’épaule, quand elle l’apprit… Elle eût été jusqu’à la fessée…

— « Mais qu’on nous fiche la paix, de ces niaiseries ! Tas de bedeaux ! Est-ce qu’ils se figurent que nous élevons des enfants de chœur ? Tâchez un peu de les mettre à la chaîne, mes chiennots de la zone ! Moi, je les dresse en liberté. Ça ne peut pas aller sans accrocs. On les raccommodera. Ne faites pas tant d’embarras ! »

Ils savaient bien ce qu’ils faisaient ! La presse bourgeoise, qui déjà louchait sur ce nid suspect d’anarchistes, sonna l’alarme de la moralité de Paris menacée. Il y eut enquête, interrogatoires des polissons, moins intimidés que glorieux de se voir couchés sur les journaux : ils ajoutèrent à leurs exploits. Chœurs indignés des parents et de l’honnête galerie… Sylvie, malade, convoquée à l’instruction, lava la tête au magistrat. Il ne le prit pas bien, comme on pense. Si elle tira de là ses plumes, ce ne fut pas son bon droit qui l’y aida, mais les accrocs qu’elle avait pu faire, elle aussi, en son temps, à « la vertu ». Car dans le nombre de ses amis, il en était au Palais ; et ses amis n’étaient jamais des ingrats : (c’est le plus grand art chez une femme : Sylvie y avait été maîtresse). Elle fut laissée hors de cause ; mais l’école des fortifs fut fermée. Restèrent aux chiennots les fossés, pour y continuer leurs ébats. Force fut à la moralité.


L’aventure dégoûta Sylvie de sa croisade d’action sociale. Plus jeune, elle eût tenu tête aux opposants, et recommencé. Mais quand on est trahie par ses propres membres, ce n’est plus de jeu ! Il faut au moins sa vieille garde, pour former le carré de Waterloo. Il ne lui restait plus que le général. Elle dit son mot, et montra le dos — le bas du dos — à la société.

La sienne lui demeurait. C’était assez…

Que c’est étrange ! Elle découvrit que sa vraie vie commençait, à l’heure où elle avait tout rejeté… Et, sans qu’elle se le fussent dit entre elles, sa sœur aînée, de son côté, faisait la même découverte, mais plus saisissante et plus cruelle, après qu’elle avait perdu son fils…

À ce moment, les âmes ordinaires n’ont plus rien qui les retienne à la vie, elles s’en vont. Mais il en est qui se découvrent, à cet instant où plus rien ne les lie, — même les affections les plus sacrées. Elles renaissent alors, elles inaugurent une période d’activité inattendue. D’Annette surgit une puissante vie intérieure, dont le rayonnement allait s’étendre, de proche en proche, avec une douceur invincible. Sylvie, qui n’avait point ce phare sur l’océan, allumait sa chaude lanterne dans le crépuscule qui tombait. Était-elle donc une âme au-dessus de l’ordinaire, qui se découvre, comme on vient de dire ?… « Âme », quel mot prétentieux ! Elle vous l’eût rejeté au visage…

— « Moi toute nue… Moi qui m’en vas… Moi qui m’en vas laisser tout cela… Tout cela ? Quoi ? Moi. Tout ce qu’il y a dedans, et dont je n’ai rien fait… Dire que je ne savais même pas que je l’avais !… Faut-il que j’aie perdu mon temps ! Dépêchons-nous de le saisir, pour l’emporter avec nos draps, sous notre griffe recourbée ! Ce serait terrible, l’express parti, d’avoir laissé sur le quai son meilleur, d’avoir pris la bourse et oublié la vie… »

Cette vie, la petite « gloute » de Paris pensait pourtant s’en être gorgée. Elle croyait bien en avoir connu les uns morceaux. Elle s’en allait de table, alourdie. L’odeur des plats et la cendre des cigares l’écœuraient… Et voici qu’une fenêtre s’ouvrait, l’air frais, et la jeune faim lui revenaient…

La curieuse aventure !… Elle avait fait installer, pour remplir l’ennui béant de ses soirées — (à vrai dire, la prévoyante en redoutait la venue, plutôt qu’elle n’avait encore vu son bâillement) — un appareil de radio. Les premiers temps, elle avait pataugé au hasard dans la mare aux grenouilles : les coassements de Rome à Toulouse et de la Tour Eiffel à Bratislava lui avaient paru une bonne farce ; elle s’amusait à emmêler leurs rots et leurs hoquets, comme une enfant qui tripote l’eau et la crotte. Ce gafouillis satisfaisait son humour et son besoin parisien du vacarme. — « Sans bruit, est-ce qu’on sait si l’on vit ?… » Mais quand elle s’était prouvé, par le chahut, son existence, elle était vite fatiguée. D’un doigt nerveux, impatientée, elle avait, sans arrêter l’appareil, tourné le bouton sur un silence. Elle était là, dans son fauteuil, près de sa fenêtre, seule dans sa chambre, aux premières heures de la nuit. Et la grande nuit, qui avait fui devant le bruit, retrouvant la place libre, redescendait au fond de l’âme. L’âme, assourdie, recommençait à entendre la douleur tapie dans les vieux membres et dans le cœur. Elle était prise désarmée ; elle ne pouvait faire un mouvement, et la glace du soir tomba sur les épaules. Elle était pauvre, nue et blessée. Elle attendait le coup de grâce.

Et ce fut la grâce qui lui vint. Du fond de la chambre, de l’angle obscur, derrière elle, une musique merveilleuse commença de sourdre. Elle s’épancha à larges flots, forts et tranquilles, qui lentement baignèrent les pauvres pieds gonflés, qui lentement montèrent autour des jambes, autour des cuisses, autour des reins ; et comme un long frisson dans la forêt, la chair frémit et la voix mystérieuse du sexe s’éleva comme un appel au fond des bois. Le chant, la plainte et l’ivresse, de proche en proche, gagnèrent tout le reste du corps, baignant les seins et les épaules ; et puis la bouche, sèche et ardente, y but. Et le front fut la dernière cime où affleura la crue. Les grandes nappes de la musique n’atteignirent la pensée que quand tout le corps y fut noyé. Chez d’autres, la tête est la porte du cœur. Mais la Sylvie tirait toute sa science de ses racines — de sa chair.

Et lorsque enfin sur l’étendue inondée, la cime commença de s’éveiller, Sylvie envahie prit conscience, comme Danaé, de la nuée d’or qui l’enlaçait, la pénétrait par tous les pores. Jamais elle n’avait connu un tel embrassement. Et la bouche entr’ouverte, extasiée, elle tendait les bras vers l’Amant.

Bien entendu, elle ne connut jamais le nom de l’œuvre qui l’avait possédée. À peine avait-elle quelques lueurs du genre d’œuvre, de la symphonie et de ses cent voix d’instruments. Pour elle, n’y avait qu’une seule voix, mais c’était tout l’être qui parlait, non pas en mots usés de la langue, mais en frémissements inexprimés de toutes les branches du grand arbre, qui engaine entre ses murs de silence le torrent de vie. Et qui parlait ? Qui était cet être ? — Moi !…

Sylvie demeura « sidérée » par la double découverte d’une telle source d’émotions inconnue, et que cette source fût en elle. Car elle ne s’embarrassait pas de savoir que cette musique était l’œuvre de musiciens. L’identité de la phrase musicale avec sa propre substance et des battements de ce flot avec ceux de son sang, — ce miracle perçu en toute salle de concert, chez tout auditeur élu par la grâce du cœur, était encore bien plus péremptoire dans la solitude de cette chambre, où des murs nus se répercutait la voix attendue des mondes intérieurs. Si longtemps muette ! Ignorée… Et ce qu’elle dit, comment le traduire en des mots ?

— « Mon Dieu, mon Dieu ! Je ne comprends pas… Mais je sais bien que tu dis vrai, tu entres en moi au plus secret, qu’aucun regard n’a dévoilé — même le mien — et tout mon être vibre sous ton doigt, comme une corde qui s’éveille du sommeil de toute une vie. Encore ! encore !… »

Elle chercha à la faire de nouveau parler, les soirs suivants. Mais elle eut des déconvenues. L’instrument, encore imparfait, et les ondes capricieuses répondaient irrégulièrement à l’appel ; et la réponse était fantasque. Sylvie, que rien ne guidait, s’évertuait, d’un doigt rageur, à démêler du fouillis sans nom où, cul sur tête, le Nord et le Midi braillaient, l’oiseau magique dont l’appel l’avait éveillée. Mais elle butait plus souvent contre les réclames que clamait l’homme de Toulouse, ou contre les jazz sans nerf et sans saveur de quelque dancing. Quand d’aventure elle rattrapait l’oiseau, il lui laissait deux ou trois plumes dans la main, et s’évadait dans la forêt, où quelque monstre surgissait, qui l’écrabouillait sous ses pieds. Sylvie sacrait comme un troupier et renfonçait l’animal braillant dans l’abîme. Mais la satisfaction (c’en était une !) de broyer la gueule à ces veaux, ne compensait pas la perte de l’oiseau. Après des semaines de poursuite, la petite Argonaute s’avisa que le plus sûr moyen de mettre la main sur sa Colchide n’était pas d’attendre qu’elle vînt, mais d’y entrer manu militari, — par sa main souple et impérieuse.

À cinquante ans passés, elle apprit le piano. Sa nature n’était point, en quoi que ce fût, et même et surtout dans la jouissance, de rester passive. La musique, si elle l’adoptait, devait être active. Elle y apporta son énergie coutumière.

Elle n’en dit rien à personne. Mais un jour, Annette, montant les six étages, écarquilla les yeux en découvrant dans un angle de sa chambre un piano. Elle était trop avisée, pour plaisanter sa Sylvie. Mais elle n’avait pu déguiser sa surprise, et Sylvie prit les devants :

— « Oui, je me suis mise à cet outil-là. C’est une toquade. Tu dois bien rire ! Mais à mon âge, on ne compte plus avec le ridicule. On fait ce qui plaît. »

— « À tout âge, tu l’as fait, ma belle », dit Annette.
« Et ce n’est pas à celui d’aujourd’hui que je te chicanerai là-dessus. Je ris, mais de plaisir que tu trouves le tien à ce jouet. »

Le front de Sylvie s’éclaircit :

— « Entre folles, on se comprend. »

— « À force de vivre, on a déteint l’une sur l’autre. »

— « Je n’avais pas assez de mes folies, j’ai pris les tiennes. »

— « Sois tranquille ! » dit Annette. « Il m’en reste ! »

Elle s’offrit discrètement pour lui apprendre le piano. Mais Sylvie n’accepta d’elle que quelques indications élémentaires et lui refusa accès sur son terrain. Sa susceptibilité toujours en éveil était consciente de son ignorance, et voulait pouvoir y trébucher à son aise, sans que l’épiât un regard — même (surtout) le plus intime. Elle préférait, pour les conseils indispensables, s’adresser à une aide anonyme et payée.

Elle n’avait eu de la musique que des notions de solfège, par quelques cours populaires, en sa jeunesse, d’après la méthode Galin-Paris-Chevé. Les cours avaient été intermittents ; la petite chatte de gouttière avait, en ces temps, d’autre musique pour occuper ses nuits. Et quant aux chansons de la rue et de l’atelier, une fille de Paris n’a pas besoin, pour les apprendre, du papier. Elle avait l’oreille et la voix justes et pointues : faune par en haut, faune par en bas. Jusqu’à la lèvre inférieure, fine, en bec d’anche, qui avance, en mordant son fil, et le timbre aigrelet de flûtiau. Par là-dessus, une mémoire imperturbable. Pas une musique rencontrée qui n’y demeurât accrochée. Vingt ans après, elle en aurait pu repêcher le poil entortillé au démêloir. Son oreille avait été modelée par Annette, aux jours heureux où la grande sœur, dans la vieille maison de Bourgogne, laissait ses doigts rêver sur le clavier. Ces rêves, dont alors Sylvie se moquait sans les comprendre, étaient entrés dans sa volière : ne pas comprendre ne l’empêchait pas de prendre ; Sylvie ne laissait rien perdre, rêves ou rubans ; elle ramassait et elle rangeait : — « On n’en fera rien. » — « On ne sait jamais ! » Il y a toujours un moment où cela sert. — Plus tard, en ses jours de splendeur, elle avait donné chez elle des concerts. C’étaient, bien entendu, les casse-oreilles du dernier bateau, les atonalismes à la mode. Elle n’y comprenait rien du tout, et dans le fond du cœur elle rigolait de toute la peine que ces bons garçons se donnaient pour vous écorcher le tympan. Mais, par un curieux instinct, jamais ces bruits organisés ne l’ennuyaient ni ne la noyaient : elle y nageait, comme un poisson aveugle, qui se laisse porter, bien à l’aise et, dans la nuit, qui bat l’onde de sa queue ; le monde des sons lui était un élément naturel. Quand l’occasion s’en présentait, elle s’y mouvait sans heurt, les yeux fermés.

Qu’on ne croie point qu’elle écoutât ! C’était elle-même qu’elle entendait. La musique la faisait vive et dispose ; elle stimulait ses activités. D’autres marchent au pas et vont se faire tuer, au rythme sans réplique des trompettes et des tambours. Chez la Sylvie, c’était le cerveau qui trottait. Jamais sa pensée n’était plus « allante », précise, pratique, prompte et claire que quand elle écoutait (n’écoutait pas) la musique. Elle avait même fait dans sa tête ses comptes de fin du mois, pendant une symphonie de Beethoven !… Bonnes gens, je vous vois avancer la lippe. Ne plaignez point trop, de votre haut, l’infirmité musicale de Sylvie ! Elle usait mieux de la musique que beaucoup des vôtres qui la connaissent théoriquement et qui l’écoutent impassibles, comme une froide mathématique. Sans qu’elle y pensât, la musique s’infiltrait en elle, comme un ferment, et elle s’incorporait à son sang ; elle se transmuait en énergie. Ce n’est point la moins merveilleuse alchimie. Beaucoup la pratiquent, sans le savoir, de ces ignorants que les gens du métier méprisent ; et certains de ces gens du métier seraient bien en peine de la réaliser.

Mais la Sylvie n’avait jamais eu le temps, jusqu’à présent, de réfléchir sur les courants de son action : elle agissait, elle courait. Maintenant qu’il lui fallait s’asseoir — s’asseoir au bord de son ruisseau — elle l’entendit qui chantait. Et elle s’appliqua à distinguer le sens de ce qu’il lui disait, depuis son enfance, et qu’elle n’avait jamais pu entendre : car elle parlait en même temps que lui.

Elle se tut… Se taire, c’était une science, un art (comme on voudra !) qui étaient demeurés toujours inconnus à Sylvie. Elle les apprit. Quelle découverte ! Le silence… La plus peuplée des harmonies… La matrice mûre et gonflée de tous les enfants de nos désirs… Sylvie couva les troupeaux de ses rêves… Puis, elle apprit, d’un doigt aveugle sur le clavier, à faire sortir à la lumière les frémissements ordonnés de ces ébauches d’êtres. Ils déroulaient le long de l’échelle leur silhouette grave ou légère, enrobée d’une traîne d’harmonies. Et de l’un à l’autre s’établissaient des attractions ou des conflits. Mais celles-là, comme ceux-ci, ne se jouaient point sur une scène extérieure aux regards. Ils s’inscrivaient au revers de l’écran, commue s’ils y étaient projetés par l’esprit. C’était soi-même qu’on jouait. On y errait…

Il s’agissait d’y trouver sa route.

Patiernm.ent, l’impatiente se soumit à des leçons élémentaires, dans des arrière-boutiques de marchands de pianos, où le grondement des autobus dans la rue étroite faisait vibrer les caisses des instruments. Elle étudia, dans sa mansarde, pendant des heures, de vieilles méthodes, achetées d’occasion à un bouquiniste du quartier. Avec une ténacité froide et acharnée, elle attela ses dix doigts à la roue des gammes qu’on roule et qu’on déroule ; et le passage du pouce fut, pour elle, quelques semaines, le « to be or not to be ». Pour une Sylvie, la réponse ne faisait point doute. Il eût fait beau voir que ses pattes n’obéissent point à sa volonté ! Ses pattes souples, patientes, rusées, de fille de Paris dégourdie dans tous les jeux de la vie, de la toilette, du métier, et de l’amour… L’âge n’avait point de prise sur elles. Et la difficulté même était pour elles un attrait. Mais il est permis de douter que l’attrait fût partagé par les locataires d’à côté. C’était le cadet de ses soucis !

Elle apprit aussi le chemin des concerts. Elle y allait aux places bon marché. Par raison, d’abord : faute de pécune. Mais également par goût, car elle ne se trouvait à l’aise que parmi cette jeunesse et ceux pour qui l’art et ses jouissances exigent des sacrifices : ce sont les seuls qui savent en jouir ; ils n’y trempent pas le bout de la langue ou d’un doigt dégoûté, comme ces blasés qui sont aux loges ; ils y piquent la tête et ils y plongent, narines ouvertes, jusqu’à crever ; quand ils en ressortent, c’est avec des yeux exorbités. Sylvie avait ces yeux-là, à certains morceaux de la Damnation et à des finales de Beethoven. Au dernier accord, elle trépignait. Et les voisins amusés se désignaient cette petite femme impérieuse, au visage bouleversé par l’émotion, qui piaffait en soufflant des naseaux. Elle paraissait ne rien voir. L’orchestre et les chœurs ne jouaient que pour elle. Le reste de la salle n’existait pas. Elle eût trouvé naturel de crier au chef : — « Recommence ! » — C’était à elle, elle avait bien le droit d’en disposer… Ce flot de colère, ces transports, ou cette langueur, cette volupté… À moi, à moi !…

— « Recommence !… »

Elle le cria, une fois, d’une voix, d’un geste sans réplique. On rit autour d’elle. On l’applaudit. Elle les toisa. Puis, s’éveillant de son rêve, elle échangea avec ses voisins un clignement d’yeux et un sourire d’intelligence. Au fond, ils sentaient tous comme elle. On était tous de la famille. De qui ? De celui-là qui parlait pour eux : qu’il se nommât Berlioz, Beethoven, ou Wagner, le nom importait peu à la chose. Ce qui comptait, c’était la famille, c’était eux. Quand ils criaient : — « Bravo ! » c’était à eux. Et Sylvie était leur coryphée.

Maintenant, on la connaissait, aux galeries ; et sa légende avait circulé. Quand elle descendait en hésitant les marches trop espacées, quelques petites jeunes filles s’empressaient, ou un adolescent très courtois, guindé, troublé, qui la soutenait respectueusement par le bras. Son heure de célébrité, effacée dans le monde des éphémères — ce Tout-Paris des places d’en bas — gardait encore une phosphorescence dans l’ombre du petit peuple de dessous la voûte. Elle restait dans l’imagination de ces jeunes gens la vieille reine de Saba — l’impératrice de la couture, la magicienne des fêtes galantes — Sylvie… le nom évocateur de féeries à la Watteau… Ils lui formaient une petite cour, en redescendant l’escalier, mais prudemment, et à distance du privilégié, qu’elle admettait à l’honneur de lui tenir non la traîne, mais le poignet : car elle avait des façons brusques et déconcertantes de les fixer ou de répondre à leurs amabilités ; et arrivée au bas de l’escalier, elle les congédiait tous, d’un geste bref et péremptoire. La Sylvie n’avait pas besoin de béquilles pour marcher. Et elle ne supportait pas, au sortir du concert, d’être dérangée dans ses pensées. — Toutefois, après qu’elle s’était secouée de sa suite, elle avait un rire goguenard et bienveillant pour ce petit peuple, ces petits jeunes gens qu’elle venait de rudoyer.

Elle rentrait seule. Et dans la chambre froide, avant de s’être décoiffée, elle allait tâtonner sur le clavier, cherchant la trace sur la mousse des beaux pieds nus de la mélodie, qui tout à l’heure lui avait marché sur le cœur. Elle y réussissait souvent, — à sa façon, qui déformait la ligne exacte et le vrai sens, pour les adapter à son besoin. Après tout, n’est-ce pas ainsi que le jeune prince des artistes, Raphaël, copiait, en les déformant, les antiques ? Ce qu’on aime bien, on le fait sien, on le mange. Gare au respect ! Il aime trop. Ce n’est pas assez !


Son train de vie était maintenant aussi réduit que possible. Elle se passait de domestique. Et ses dépenses étaient comprimées. À part quelques infractions à la plus stricte loi d’économie, pour satisfaire de loin en loin un accès de gourmandise (on n’abdique jamais tout à fait son fin bec de Française), ou l’autre friandise du linge fin sur la peau (ce fut la dernière volupté à laquelle Sylvie renonça), elle vivait comme une nonnette. On pouvait dire qu’elle s’était fait de nécessité vertu. Car le peu de capital qui lui restait, après s’être dépouillée, pour ses enfants adoptifs et pour ses œuvres, du meilleur de ses revenus, suffisait exactement à lui assurer une indépendance d’anachorète. Mais c’était tout ce qu’il lui fallait maintenant. Et, par un travail intérieur inaperçu, la libre fille, qui s’était gorgée sans retenue de tous les fruits de son verger de désirs, trouvait sa jouissance aujourd’hui dans sa pauvreté commandée. « Vertu » lui était devenue « nécessité ». C’était comme le plaisir de la nudité. Il y avait encore, au fond de ce dépouillement, une sensualité. Rien pouvait-il, chez Sylvie, ne pas être sensuel ? Jusqu’au renoncement absolu ! (En cela, différait-elle de bien des ascètes ?)

Mais elle évitait d’introduire un spectateur dans son modeste logement, qui, de semestre en semestre, s’appauvrissait : — car elle vendait l’un après l’autre, quelque meuble, pour satisfaire aux caprices de son dernier maître et amant : la musique. Elle n’avait pas abdiqué l’orgueil. Elle se trouvait bien de son dénuement, mais comme d’une affaire strictement personnelle. Il ne lui plaisait pas que le nez des autres s’y fourrât, qu’il se retroussât, qu’il remuât, d’un air de commisération indiscrète. La commisération était un article que Sylvie tenait peu dans sa boutique, et qu’elle n’acceptait absolument point des autres.

— « Garde ta pitié, mon ami ! »

Cette fierté ombrageuse n’était encore que le moindre motif de sa réclusion volontaire. Le vrai motif était qu’elle s’y trouvait bien. Jamais Sylvie n’eût pratiqué un sacrifice qui ne lui plût. Le plaisir était, restait, sa loi. Elle était chatte. Et, comme les chattes, après avoir couru la nuit sur les toits, elle cherchait un meuble dans un coin pour s’assoupir. Ces sommeils de chatte, — profonds, moelleux, interminables, impénétrables… On les envie !… Ils réalisent le paradis, plus sûrement que celui que nous promettent les Écritures… Dormir, dormir… « Rêver, peut-être… » Sûrement, elle rêvait, Sylvie la chatte ! Elle qui n’avait jamais, avant, beaucoup rêvé — (elle n’avait pas eu le temps, elle enjambait du désir à l’acte) — elle s’en donnait, à présent, du rêve ! Pour tout l’arriéré de sa vie et pour toutes les vies à venir… Elle eût été fort en peine de dire ses rêves : (Qui donc le peut ? On n’en attrape que quelques miettes, qu’on pétrit entre ses doigts…) Mais elle en bourdonnait, comme un clocher. Et, par moments, elle en sentait le tremblement jusque dans ses pieds.

Toute une riche vie intérieure, dont elle n’avait rien fait dans la vie, — une vie du cœur, une vie des sens — (de l’intelligence, peu, quoi qu’elle en eût à revendre, mais jamais abstraite, toujours précise, pratique, et « appliquée » ) — toute une vie se révélait. Elle n’était point nouvelle. Elle avait été amassée par les jours. Mais c’était commue si, jusqu’à ce jour, elle eût été enfouie dans ses tiroirs ou dans ses cartons au fond de l’armoire. Sylvie avait ouvert l’armoire. Et maintenant, elle passait des jours, des jours, à les ranger… À les ranger ?… Les déranger !… Elle se surprenait assoupie avec ses rêves sur les genoux, et tout autour sur le plancher, des rêves, des rêves… Elle prenait l’un, le laissait tomber, elle prenait l’autre, elle reprenait le premier, sans bien se souvenir qu’elle l’avait déjà pris et laissé… Quand elle s’en apercevait, elle s’objurguait en gaies injures…

— « Petite vache, au pré, qui rumine ce qu’elle a dix fois déjà remâché… »

Cela ne servait pas à grand’chose ; elle retombait, l’instant d’après, dans sa torpeur de digestion et d’ivresse… C’était un état très heureux.

C’était un état dangereux. La tête se congestionnait. Le sang lui montait aux joues, au front, et aux yeux. Elle s’en apercevait, à des douleurs dans le crâne. Son doigt palpait à son cou de petites boules qui battaient, dans l’artère. Elle savait bien que son immobilité, toute la journée, près d’un poêle surchauffé, avec cet autre poêle dans le cerveau, n’était point bonne pour une qui, comme elle, avait mené toujours une vie active. Mais…

— « Je m’en bats l’œil !… »

Il arriverait ce qui arriverait ! Elle ferait selon son bon plaisir, ainsi qu’elle avait toujours fait. Ceux qui venaient — George ou Annette — la semonçaient. C’était comme s’il pleuvait ! Nul n’avait pu jamais exercer sur elle une influence.

Après quelques légers étourdissements — un plus sérieux, où elle heurta du front la tôle rougie du poêle — (elle n’en parla à quiconque) — elle consentit à quelques soins : elle se purgea, elle se mit aux pieds des sinapismes. Mais elle ne changea rien à sa vie.

Et comme, après des jours de quasi-jeûne, (par lassitude, indifférence, paresse, ennui de descendre et remonter l’escalier), il lui venait des fringales, où l’estomac et le palais exigeaient leur revanche, elle se décarêma avec une platée d’huîtres, du foie gras, un camembert, et du Vouvray. — Elle eut de la chance, ce jour-là, que sa porte sur l’escalier, par négligence, fût ouverte, et que la concierge, ayant à lui monter une lettre, entrât. Elle la trouva écroulée dans un fauteuil, la tête pendante sur l’épaule, le corps glissé sur le parquet. Sylvie venait d’avoir un coup de sang. Un médecin habitait dans la maison. Les premiers soins ne se firent pas attendre ; et déjà Sylvie avait repris connaissance (elle prétendit qu’elle ne l’avait jamais perdue), quand accourut Annette alertée. Mais ce fut le dernier exploit de son indépendance.

Annette déclara qu’elle ne tolérerait pas plus longtemps, puisque Sylvie était incapable de se conduire, qu’elle vécût seule, à l’écart. Elle l’empoignait, elle l’emportait, elle allait la boucler chez elle. Annette avait repris, pour la circonstance, son visage de « Madame j’ordonne », des anciens jours. Sylvie sourit, essaya de protester pour la forme ; mais sa langue avait peine à remuer ; elle esquissa la mine de l’Innocence asservie par la Force, qui s’abandonne sans résistance, mais en appelle aux dieux. Elle était, in petto, bien contente. L’indignation, non jouée, d’Annette, et son air d’autorité, avec l’étreinte de ses mains affectueuses, venaient de lui évoquer les vieux beaux jours, où déjà la sœur aînée était venue, en tourbillon, chercher la petite modiste malade dans sa mansarde, et l’avait enlevée. Et dans le même moment, Annette, penchée sur Sylvie, vit dans ses yeux l’image de l’ancien enlèvement. Leurs yeux se rirent.

— « Ma petite vieille », dit Annette, « on recommence donc ses vingt ans ? »

— « Tu peux le dire ! » fit Sylvie, en montrant dans le miroir sa face rouge et son corps épaissi. « Quand j’étais page du duc de Norfolk… »

— « Caille ! caillette ! » dit Annette, l’embrassant.
« Plus elle est grasse, plus elle est bonne à manger. »

— « Emporte-la donc, et qu’on la rôtisse ! Je ne suis plus bonne, qu’au cul la broche du bon Dieu ! »


Mais elle se refusa obstinément à quitter son Paris…

— « J’y ai été plantée. Si on me dépote, je sèche sur pied. Ne me parle pas de m’expatrier ! Même la banlieue, même ton Meudon, quand je m’y promène, je cherche de l’œil la tour Eiffel. Dès que la ceinture est passée, je me sens déjà à l’étranger. Le premier train de retour qu’on croise me fait envie. Il n’y a qu’à Paris qu’on peut respirer. J’y crèverai, la bouche ouverte ; — et qu’entrent dedans jusqu’au goulot, sa bonne odeur et son bon bruit !… »

Comme Annette ne voulait pas la violenter, ni la quitter dans cet état, elle s’arrangea pour rester à Paris, dans l’appartement des Davy, que George mettait à sa disposition, en l’absence de Julien. Elles s’y installèrent toutes les deux. George et Vania demeuraient dans la maison de Meudon, d’où ils venaient leur faire visite, une ou deux fois par semaine ; les autres jours, c’était Annette qui y allait ; et le téléphone portait le bonjour et le bonsoir, de la maison des rues à celle des bois. Une telle installation, qui n’était pas sans gêne, ni pour Annette sans fatigue, ne pouvait être que provisoire. Mais la vie de Sylvie l’était aussi. Les deux sœurs ne se faisaient aucune illusion là-dessus ; mais elles y pensaient le moins possible. Au jour le jour ! Sylvie était, naturellement, la plus insouciante. Elle était aussi la plus gourmande de chaque journée. Autant de gagné ! Le soir, sur le point de s’endormir, elle disait, récapitulant les heures qui venaient de passer :

— « Encore une, que les Prussiens n’auront pas !… »

Et le lendemain, en s’éveillant, tâtant le terrain, elle disait, surprise et satisfaite :

— « Ça recommence… »

Elle était couchée dans une chambre d’angle, qui donnait au carrefour de deux rues. Elle n’avait point voulu de la meilleure chambre, celle de George, sur un jardin. Il lui fallait sous ses pieds son Paris. La chambre de sa sœur était en face, de l’autre côté du corridor. Elles laissaient leurs portes ouvertes. D’un lit à l’autre, par-dessus le canal, elles dévidaient leurs vies passées. D’elle-même, Annette n’eût sans doute pas commencé, elle eût gardé tout l’écheveau. C’était Sylvie qui, faute de pouvoir occuper ses doigts agiles, tournait le fuseau, surtout vers l’aube, quand elle émergeait des gouffres de sommeil congestionné ; elle commençait par pépier, d’une langue incertaine d’enfant encore mal réveillée. Annette riait dans son lit, en l’entendant qui chantonnait, ou se racontait une histoire qui n’avait ni queue ni tête. Elle dialoguait avec elle-même, s’administrant quelquefois des répliques inattendues, vertes et cocasses : elle en était la première éberluée ; certaines lui coupaient le fil. Annette alors lui criait :

— « Bravo ! tu es mouchée ! »

Ou bien, si elle continuait de garder le silence, Sylvie n’y tenait plus, soupirait :

— « Annette, tu dors ?… » d’une voix tendre, enjôleuse, suppliante, impatiente, qui chuchotait moins bas, plus du tout bas, qui finissait par exploser :

— « Bonjour, bonjour, dis-moi bonjour !… Annette, tu dors ? Tu ne dors pas. Tu te fiches de moi… Nom d’un chien ! Je vais te tirer les oreilles… »

Annette grondait :

— « Allez coucher ! Veux-tu rester tranquille !… »

— « Ouf ! » disait Sylvie rassurée, « ça fait du bien ! Mon Annette meugle. On est encore dessus le pré des vivants… »

Mais quelquefois, son inquiétude du silence se manifestait, d’une façon plus angoissée. Au sortir de ces trous de sommeils qui l’engloutissaient, comme une petite mort, elle n’était pas bien sûre de vivre encore. Mais de plus en plus, à mesure que ses énergies s’y diluaient, elle réapparaissait au réveil, comme une citerne de chaude affection, qui avait besoin de se répandre, qui avait besoin de boire l’affection, en retour. Annette ne résistait pas à certains accents. Elle sortait du lit et allait passer ses bras autour du cou, sous la nuque grasse de la cadette. Une torpeur écrasait ce corps appesanti de Bethsabée. Et ces seins lourds étaient en sueur. La respiration était un peu rauque. Mais Sylvie gardait toujours la finesse de ses poignets et son beau visage, plus beau, qu’un chaud sourire illuminait.

Elle n’avait presque jamais de mélancolie du passé. Elle se mouvait, avec une étonnante tranquillité, parmi les catastrophes de leurs deux vies. Elle rappela à sa sœur la mort de sa petite fille ; mais son récit n’avait rien d’amer : elle caressait la main d’Annette, pendant tout le temps qu’elle le conta, avec une étrange douceur. Cet apaisement était d’un grand bien pour Annette. Sylvie, alors, lui en imposait. Annette la regardait avec respect ; mais son cœur se serrait. Quand on en est arrivée à ce point de détachement, les derniers liens n’en ont plus pour longtemps…

Ils tenaient pourtant. Sylvie demeurait attachée à sa terre. À aucun moment, elle ne pouvait perdre contact avec elle. Elle n’était point, comme Annette depuis la mort de Marc, désenchantée de l’illusion, et capable, comme elle ensuite, de marcher sur cette mer sans y enfoncer. Un avant-goût de la mort, que lui donna un nouvel avertissement de la maladie — une fièvre à grandes oscillations, une stupeur où la conscience qui persistait, paralysée, comme l’insecte que décrit Fabre, se voit ronger vivante et disparaître par morceaux, sans pouvoir faire un mouvement — lui causa un brusque effarement. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Elle perdait pied. Un monde dépouillé des formes qui avaient rempli son petit univers, n’avait pour eue aucun sens. Il lui fallait sa Sylvie, son Annette, son Marc… S’ils lui échappaient !…

— « Mais qu’est-ce qu’il y a ? Mais qu’est-ce qu’il y a ?… »

Elle en était désorientée. Il lui en restait un tremblement, qu’elle écartait de sa pensée.

Une seule fois, lui échappa un cri de désarroi et d’amour :

— « Ah ! » fit-elle, un soir soudain, — et tout ce qu’elle tenait dans ses mains tomba — « ah ! qu’il puisse y avoir, quelque part, là-bas, dans ce Rien, un lieu où l’on se retrouve avec ceux qu’on a aimés, et qu’on puisse se dire enfin tout l’amour qu’on ne s’est pas dit !… »

Annette fut émue. Pour une fois, une fois unique, s’était trahi dans cette nature sèche, ironique et pratique, le fond de tendresse éperdue, qu’elle avait refoulée toute sa vie. Après un long silence, Annette dit (elle rêvait) :

— « N’as-tu pas l’impression quelquefois que, parmi ceux qu’on voudrait retrouver, il y en a d’autres encore que ceux qu’on a rencontrés dans cette vie ? »

Cette question inattendue saisit Sylvie. Elle dit :

— « Comment as-tu fait pour penser cela ? Avant que tu me l’aies dit, il me semble que je n’y avais jamais pensé. Mais depuis que tu l’as dit, il me semble que j’y pensais. Mais qu’est-ce ? Que crois-tu ? »

Annette se passa ! a main au-dessus des sourcils.

— « Je ne me souviens plus. »

— « Que c’est étrange ! Qui sait ? On a vécu plus d’une vie. »

Sylvie rêva, et reprit, implorante :

— « Ma petite, ma grande, on se retrouvera dans la prochaine ? »

— « Tu tiens beaucoup à la prochaine ? »

— « Je tiens à nous retrouver… »

Elle ajouta, très lasse :

— « Mais après un bon somme. Car on a bien trimé ! … »

Elle était, elle, l’infatigable, non pas découragée, mais lasse et abandonnée à la nature dévastatrice, comme une plante, aux derniers jours ensoleillés, dans la brume de l’arrière-saison. Elle dit à Annette, songeant à Marc, après qu’elles venaient de parler de la tempête suspendue sur l’Europe, et des dangers du lendemain :

— « C’est mieux que nous ne laissions personne après nous… »

Annette ne le pensait point ; mais elle jugea inutile d’exprimer sa pensée ; elle posa tendrement sa main sur la tête de sa sœur :

— « Et le petit ? » demanda-t-elle.

C’est vrai, Sylvie l’avait oublié ! Mais il se passait si bien d’elles ! Elle se rendait compte qu’il eût dit :

— « Vous pouvez partir ! Ne vous inquiétez pas ! Moi, je reste… »

Elle n’était pourtant pas sans regrets de le laisser. Elle eût voulu emmener tout son monde avec elle. Non certes par pusillanimité. C’était qu’elle ne serait plus là pour les détendre. Tant qu’elle était là, si lasse qu’elle fût, la peine et le danger trouveraient à qui parler !

Elle ne voulait pas rester couchée, le jour. Même dans ses lassitudes le plus accablantes, elle ne consentit jamais qu’au fauteuil. Et malgré les interdictions, elle traînait la patte, descendait, montait vingt fois les escaliers, pour un rien, pour un jouet, auquel le petit prêtait à peine attention. Toute la cour que lui faisait Sylvie était perdue.

— « Petit chenapan ! Nous ne comptons plus »,
grognait Sylvie, entre ses dents. « Tu ne sais donc pas que j’aurais pu te pondre ? »

— « Qu’est-ce que tu marmonnes ? » demandait Annette.

— « Une malice de l’ancien temps. »

— « Vendanges sont faites. »

— « Mais dans la cuve le vin se fait. Nous le tirerons, au paradis. »

— « Tu comptes emporter ton cuveau, là-haut ? »

— « Bien certainement. Et ma piquette. Nous la boirons avec le Vieux. »

— « Qui ? »

— « Le bon Dieu. »

— « Tu n’as pas honte ? »

Sylvie n’avait point honte. Elle plaisantait avec le Vieux. Elle pensait qu’il en était bien aise. À la vérité, elle n’était pas du tout sûre qu’il existât. Cela ne la tourmentait pas. Elle ne s’était pas donné la peine de faire le jour dans son incertitude de gamine de Paris, où un voltairianisme populaire se mariait à la foi du charbonnier. Elle se trouvait bien de cet état. Annette se gardait de la troubler. Seule à seule, les deux sœurs se comprenaient si bien ! Et c’était l’essentiel, pour toutes deux. Le reste, au fond, avait si peu d’importance ! … Non pas : — « Que sais-je ? » Mais : — « Que savons-nous ? »

— « Crois, si tu veux, si ça te fait du bien ! Et doute aussi, ça ne fait pas de mal !… Même s’il y avait quelqu’un là-haut, quel tort est-ce que ça pourrait lui faire ? Il est assez malin pour comprendre. Il rira bonnement avec nous… (comme tu fais, Nanette !…) Credo… « Je crois… » S’il y tient !… Je n’ai rien à lui refuser… Seigneur, entrez ! Je laisse la clef sur la porte, et j’ai confiance, je m’endors… Si, dans ma nuit, n’entre personne, eh bien, Nanon, je dormirai… Fait bon dormir, fait bon aimer… Et tout m’est bon… Non moi, mais vous, Seigneur, choisissez !… »

Ce fut le soir de ce jour qui fut choisi.

Sylvie, quoi qu’on eût dit, n’avait fait que remuer, toute l’après-midi. Encore à cette heure, au lieu d’aller s’étendre, elle restait sur ses jambes, appuyée à la rampe de la fenêtre. Elle aspirait, penchée, l’odeur de son Paris, la poussière et le bruit, le goudron entre les pavés de bois, les derniers rayons de soleil qui chauffaient son visage, et, du jardin voisin, des grappes d’acacias. Elle bourdonnait un chant. Elle fit un :

— « Ha !… » très doux qui semblait une note dans son chant. Annette, levant les yeux, vit sa sœur s’affaisser. Elle s’élança, juste à temps pour la recevoir dans ses bras. Elle-même, affaiblie, mal d’aplomb, chancela sous le poids. La petite caille était lourde, et elle tombait, d’une masse, comme si le plomb du chasseur l’eût fauchée. Annette, à genoux, l’étendit sur le parquet. Sylvie la regardait, mais déjà de loin. Annette, penchée sur ses lèvres qui remuaient, y but, des yeux, plus que de l’oreille, un murmure d’adieu :

— « Annette, mon amour… »

Les yeux chavirent. Une hirondelle passe, crissant, près de la fenêtre. Par-dessus les trompes d’autos, au loin, comme l’autre soir, jouait le flûtiau du chevrier… Dernières images qui dansent, tournent, et s’embrouillent dans le miroir… Une chèvre grimpe une ruelle du vieux Montmartre… Et qu’est-ce qu’il y avait en haut ? Elle n’eut plus le temps de le savoir. Elle mourut, en grimpant… sans savoir qu’elle mourait.


Avec Sylvie, ce fut Marc, une fois de plus, qui mourut. Ce fut bien plus : ce fut Annette — quarante ans de vie. Le dernier témoin de tous nos jours est parti. Lui disparu, sommes-nous bien sûrs qu’ils ont été ?… Oui, il y a l’enfant — l’enfant de l’enfant — chair de ma chair — le fruit de la mer, que la mer, en se retirant, a laissé sur le rivage… Mais où est la mer ? Où suis-je, moi ?… Le grondement lointain de l’océan… La plage est vide. Le sable est lisse. Le vent salé passe, maître de l’espace… Il est porteur d’une terrible ivresse, qu’il est séant de dissimuler…

Un ami japonais m’a conté qu’à Tokio, rencontrant, au lendemain du tremblement de terre, un ami qui y avait, ainsi que le comte Chiarenza, perdu corps et biens, tout ce qu’il avait, tous les siens, il lui en exprima sa pitié. L’autre eut un sourire étrange, et dit : — « Oh ! on se sent si allégé !… »

Tout le manteau de la vie est tombé. On reste nu. Mais qui, ce : « On » ?… Bruno dirait le mot mystique de l’Inde : « Om »… Le Tout, le Rien, qui sont peut-être les deux faces de l’Un…

Mais quel qu’il soit, ou rien, ou tout, il est le maître de l’espace, il est le vent salé qui passe. Et plus on est seul, plus on est nu — (et sous ses pieds, on sent le froid du sable de la plage) — plus le vent souffle, il souffle en vous. Il vous emporte, en dispersant les haillons de votre robe du passé. Il vous possède, il brise la porte, il brise les murs de la maison, il entre au fond, vous êtes à lui, vous êtes lui, la vie du monde coule en vos flancs.


Mais que peut-on faire, quand la maladie, d’une année à l’autre, d’un mois à l’autre, vous enferme dans un cercle plus étroit, dans votre jardin, dans votre maison, dans votre chambre, — quand elle vous retranche de l’action ? Quelle dérision ! Quand cette grande vie du dehors vous inonde, quand on en est submergé, au point de ne pouvoir plus respirer, où déverser ce flot de la terre ? Écrire ? Le flot ne parvenait pas à s’égoutter par le bec étroit de la plume. Annette n’avait jamais été grande écriveuse, — sauf à son fils et à ceux qu’elle aimait : il lui fallait voir le visage, dont les yeux liraient ses lettres. Elle ne pouvait écrire à l’Anonyme ; il lui fallait le contact direct avec la foule ; et ce contact lui était maintenant refusé.

Immobilisée, — le flot intérieur battait dessous ses seins et dans la pulpe de ses doigts. La musique, longtemps négligée et sommeillant au fond de sa chair, reprit un temps la première place. Elle était la trouée faite par le fleuve au barrage de l’esprit, — les grands rapides. Annette passa des heures au piano, s’enchantant les doigts et la pensée aux mystérieuses associations des accords, qui déroulent, du fond de l’être inaccessible au regard des mots, les vagues de la vie intérieure. Plus rarement, elle étudiait avec George, bonne violoniste, quelque sonate ; mais toutes les deux étaient trop indépendantes pour savoir bien sentir ensemble, se mettre au pas. Chacune avait tendance à improviser sur l’œuvre écrite, à la récrire avec son rythme. Un connaisseur eût été sévère. Mais les « connaisseurs » le sont rarement, au sens de la Bible. Ils ne prennent pas l’œuvre dans leur lit. La vraie musique est une étreinte.

L’étreinte fut encore trop pour Annette, et cette dernière activité musculaire lui fut à peu près interdite : elle s’y donnait, comme elle faisait pour tout, sans compter ; et la douleur l’avertissait trop tard. Elle dut fermer son piano. Dure au mal par habitude, plus que par nature, — (elle n’était pas de ceux qui le cultivent ou qui le bravent, par plaisir, ou par orgueil, ou par vertu), — elle savait composer avec lui ; elle l’acceptait, quand il fallait ; mais elle acceptait ses avertissements. Le clavier d’ivoire se tut ; mais sur celui de la pensée, les doigts d’Annette n’en coururent que mieux. Dès lors, ses jours et ses nuits baignèrent dans une musique continue. Le cours des heures, le flux du temps, coulait en nappes liquides d’une symphonie, où se déroulaient, en contrepoint, les événements menus et grands, les émotions de la journée : aussi bien le rire de l’enfant que l’écho sauvage des combats de peuples, le réveil printanier de la nature et les révoltes des opprimés. Elle se voyait tissant une tapisserie. Ce n’était point elle qui l’avait conçue, elle n’en avait point dessiné le carton, elle n’en avait point rassemblé les soies variées. Elle était comme la navette et la main qui tissait l’œuvre enchantée. La main est aveugle, et pourtant voit ; elle palpe l’ensemble caché de l’harmonie, qui se réalise sous ses doigts, en chaque touche nouvelle qu’ils ajoutent, chaude et vibrante, au tableau préexistant dans son esprit. Et sous ses doigts, qui obéissent, l’œuvre préconçue naît et s’étend, de maille en maille, à tout instant. Tout ce qui est, en fait partie. Les tragédies et les tempêtes de l’histoire en sont les rouges, les noirs et les ors.

Mais quelle était là dedans sa part, son œuvre personnelle ? N’était-elle rien de plus qu’un instrument ? Elle n’était pas arrivée à ce degré de détachement. Tant que l’on vit et qu’on est femme, on a besoin de couver et d’enfanter, corps ou esprit : sentir couler dans une autre bouche son lait, et dans d’autres veines son sang, transmettre sa vie, rayonner le rêve de son action…

Brûle seulement ! Pas un feu n’est perdu, dans la nuit… Elle contemplait, en ce moment, par sa fenêtre largement ouverte sur la nuit d’été, Cassiopée. Et elle redisait religieusement la parole de l’antique Égypte :

— « Fais que je devienne semblable aux constellations ! »

Mais son vœu était plus humble. Les constellations, c’est trop loin, c’est trop haut ! Il lui suffisait d’être enclavée dans la plus modeste constellation d’ici-bas.

Elle ne se doutait pas qu’elle était elle-même une constellation.


Elle n’était pas seule. Côte à côte, dans la toile même qu’elle tissait, l’enfant Vania tissait son rêve. Sain, tout du long, sans une tare, joyeux, actif, équilibré, il avait, malgré sa vie du jour pleine comme un œuf, ses champs, ses bois et ses vallons de rêve intérieur. Et ses citernes, dont on ne connaîtra jamais le fond. Il y piquait une tête, brusquement, sans que nul remarquât le plongeon. Ce n’était pas George qui, en dépit de ses prix de natation, aurait pu le repêcher. À peine s’était-elle aperçue de son absence. Elle lui parlait. Il était loin… Quand il revenait, elle ne s’apercevait pas plus qu’il rentrait, qu’elle ne s’était aperçue qu’il était sorti. Et lui, il la retrouvait, toujours parlant, au milieu d’une phrase ou bien d’une autre : ça n’avait pas d’importance ! il s’y retrouvait, riant et distrait : elle était sa boîte à musique…

À quels instants se produisaient ces fuites ? La principale était dans la nuit. Le jour, il avait tant couru, des jambes et de l’esprit, qu’il tombait de sommeil, en se déshabillant ; on le dépiautait de sa culotte, comme un lapin ; il dormait déjà, les mains crochées aux boutonnières, croulé en travers de son lit. On l’allongeait, on lui entrait dans le sac aux draps ses pattes nues et son petit râble ferme et dodu : il ne sentait rien, il était parti, il avait l’air d’un bienheureux. On l’était, en le regardant. Jusqu’au matin, on ne l’entendait plus remuer… Il s’éveillait pourtant, à la pointe de l’aube, avec les oiseaux du jardin ; et presque toutes les nuits, l’espace de quelques minutes, (peut-être cinq, peut-être moins, mais il eût pu croire une heure ou deux…), il avait alors un vol plané, où sa pensée vibrait dans une illumination exaltée, très différente de celle de la journée. Cette illumination était faite, en partie, de la phosphorescence des rêves qu’il venait de sécréter, et dont, en émergeant du sommeil, il tâchait de ruminer la saveur et le sens. Et elle était faite aussi, à cet instant privilégié, de mystérieux souvenirs oubliés, qui remontaient, comme une fumée, de sa vie d’enfant où ils avaient été enregistrés, sans qu’il les eût remarqués. Une sagesse étrange, pour une seconde éveillée, lui faisait reconnaître en eux la clef des êtres auxquels sa vie était liée : son père, sa mère, Annette, George, — ses satellites. Il les scrutait ; et parfois, il avait un « toc ! » dans la poitrine, quand il faisait ou croyait faire une découverte défendue… Voir sans être vu… Voir ce qui ne doit pas être vu… Il avait l’anneau des Mille et une Nuits… Puis, il se rendormait, d’un coup, à poings fermés, jusqu’à ce que George le réveillât. Et il ne se souvenait plus de rien de ce qui s’était passé, pendant la révélation nocturne. Rien cependant n’était perdu. Tout s’inscrivait sur le livre intérieur, dont la rédaction, de nuit en nuit, se poursuivait. Et de brusques lueurs en affleuraient, le long du jour, à des moments imprévus. Très rarement aux minutes de repos, qui étaient de repos plein — ( « Je ne pense à rien ! » ) — ou aux heures d’études — (le regard fixe, il suit la piste d’une idée : « Je ne vois rien d’autre »…), — mais en pleine action, dans la seconde où, muscles tendus, il lance le ballon, ou dans la course… le souffle lui manque, sa poitrine est près d’éclater… et tout s’illumine… Ou bien — (ça ne se dit pas ! mais puisque ça se fait !…) quand son petit cul est en fonction sur les latrines, — l’heure saugrenue où la voix de la sagesse, à l’improviste, se laisse entendre à certains hommes de Dieu, — et dont notre sans-dieu-ni-maître D’Alembert disait, cynique, à Lespinasse que c’est la satisfaction la plus pure dispensée aux mortels. De si grands exemples autorisent Vania à ouvrir cette porte de l’illumination… « Spiritus flat uhi vult… » Il rirait bien, s’il y pensait ! Il est du pays de Rabelais… Mais il a autre chose à penser ! Il rêve… Si bien qu’une fois rentré dans la société de ceux qui vont debout sur leurs jambes, il ressaute, honteux, en entendant George qui lui dit :

— « Vanneau, boutonne ton pantalon ! »

Il revient de la lune. Aucun ne sait ce qu’il y a vu. Mais Annette soupçonne qu’il y a fait des rencontres singulières ; elle n’a qu’à se remémorer les siennes propres. Elle en étudie les reflets dans les pupilles de l’enfant.

Ils s’observent mutuellement. Ils ne savent pas grand’chose l’un de l’autre. Ils sont si éloignés, par le temps ! Mais ils se flairent tendrement, comme deux bêtes de même race ; leur nez renifle sur leur peau la même odeur, la bonne odeur du rêve de même sang… Quand il a bien couru, joué, jouté, crié avec sa George, Vania vient s’asseoir aux pieds d’Annette, il appuie sa joue contre la cuisse de la mère-grand, et il regarde sans parler, tandis que s’apaise le tumulte de son sang. La main d’Annette caresse le visage du petit animal familier.

Puis, brusquement, le petit animal pense tout haut :

— « Mannie », — (il a combiné, pour son usage, maman avec Annette) — « c’est loin déjà que tu vis ! »

Il ne questionne pas, il affirme. Annette, pourtant, répond :

— « Je ne sais plus. Loin ou près, — d’où je suis maintenant, — c’est le même. Quand tu seras là, tu le verras. »

Mais il n’écoute pas, il suit son idée :

— « Mannie, comment est-ce que tu as fait pour ne pas être morte depuis longtemps ? »

— « Tu trouves que je dure trop ? »

— « Oh ! non… Mais papa est mort… »

— « Il était fait pour durer après moi. On l’a tué. »

— a Eh bien, et toi ? »

— « Cela n’est pas donné à tout le monde. Il y en a beaucoup qui vivent tranquillement. »

— a Oui… d’autres !… Mais pas nous ! »

— « Qui, nous ? »

— « Nous. »

(Il a son menton sur les genoux d’Annette, et il l’y enfonce, comme dans un tronc un petit merle.)

— « Tu veux dire : toi ? Est-ce que tu sais ce qu’il en sera de toi ? »

— « Oh ! moi », dit-il, tranquille, « je serai tué, comme papa. »

— « Mais quelle idée ! Il n’y a pas de raison… »

— « Si. Car j’irai faire la Révolution. »

— « Où ça ? En France ? »

— « Non, pas en France. Ils sont trop vieux. En Amérique. »

— « Pas possible ? De mon temps, nous y allions chasser les chevelures. C’est une autre chasse à quoi tu penses. Et où ça, mon petit ? Quelle Amérique ? C’est grand. Le nord ? Le sud ? »

— « Ça m’est égal. La Révolution, n’est-ce pas ? il faudra la faire dans tout le monde. »

— « Et on finira par la France, bonne dernière ? La pauvre vieille !… En voilà un fou !… C’est ta maman qui t’a peint en rouge ? »

— « Oh ! toi aussi ! »

— « Moi ? Moi, je suis rouge ? »

— « Tu l’es, dedans. »

— « Tu en as un regard de furet ! Qu’est-ce qui te permet de regarder dedans ? »

— « Moi, je me permets. C’est amusant. »

— « Ah ! je t’amuse ? Nous t’amusons ? Tu trouves que la vie est amusante ? »

— « Oh ! c’est tordant ! »

— « Alors, pourquoi diable parles-tu de mourir ? »

— « Non, pas mourir. Me faire tuer. »

— « C’est la même chose. »

— « Non. Tu sais bien ! »

— « Je ne sais rien. »

— « Tu sais. Mourir, c’est quand on attend, c’est assommant. Mais se faire tuer, c’est intéressant. »

— « Le jeu est sérieux. »

— « Plus c’est sérieux, plus c’est amusant. »

— « Le carpillon en remontre à la carpe. Tu dis juste. »

— « Tu n’es pas la carpe. Tu es la truite. »

— « Pourquoi ? »

— a C’est vrai qu’elle remonte les ruisseaux ? »

— « C’est vrai. »

— « Et quand il y a un barrage, qu’elle saute par dessus ? » — « On le dit. »

— a Tu en as sauté ? »

— « Ah ! diable, oui ! »

— « Quand tu sautais, j’étais dans ton ventre. »

(Les mystères de la naissance n’existent pas pour lui.)

— « Tu y étais. »

— « Alors, le chemin que tu as fait, je n’ai pas besoin de le refaire. »

— « Ça, c’est encore vrai. Je t’ai épargné, feignant, un bon morceau de la route. »

— « Oui, mais quand tu meurs, moi, je continue. »

— « Tu continues. Pour moi. Saute, truiteau ! Chacun son tour ! »

Elle riait ; mais, au fond du cœur, elle était émue, fière et troublée. Elle ne mourrait pas. Son Marc, non plus. Ils continuaient…


Elle reconnaissait ce goût du sel, cette odeur des algues de la mer ; toute sa vie en avait été imprégnée par le vent de l’éternel. C’était le meilleur qu’elle avait reçu, elle le restituait. Elle en avait imprégné sa race.

Sa race… Qui ? Ce petit garçon ?… — Toute sa constellation.

Elle avait d’autres enfants. Les plus proches ne sont pas toujours ceux du même sang.

Elle n’oubliait pas sa fille américaine. Et Assia non plus n’oubliait pas, bien que ses lettres s’espaçassent ; et elles renseignaient peu sur sa vie : ou elles étaient brèves et pressées, ou elles n’étaient qu’un bouillonnement de passions : très peu de faits. Elle était prise par l’action et par la fièvre américaine, — cette fièvre sèche et calculée, cette haute tension des nerfs et de la volonté, qui, par rafales, gagne les sens et se soulage violemment. Julien Davy, qui l’avait rencontrée, au cours de ses tournées de conférences aux États-Unis, fut frappé de l’ascendant qu’elle avait su prendre, dans certains cercles dirigeants de la politique et de l’argent. À peine l’avait-il reconnue d’abord. Elle avait engraissé. Elle lui fit l’effet, dans les salons, d’une chatte belle et lustrée, aux pas feutrés, qui s’engourdit, indifférente. Mais, dès qu’ils se trouvèrent seule à seul, le nonchaloir tomba instantanément ; et l’on eût dit que fondait l’embonpoint : les joues se creusent, les lèvres s’aiguisent, et les prunelles caressantes jettent des lueurs d’acier. Elle paraît rongée de la passion du combat. Elle mène dans l’Ouest américain de dangereuses campagnes pour l’Internationale socialiste ouvrière et la défense du communisme traqué. Elle y jette son mari et les amis de son mari, sans s’occuper des risques. Elle a groupé autour d’elle une élite de jeunes hommes américains : universitaires, ingénieurs, écrivains, propriétaires indépendants de vastes domaines qu’ils exploitent, au profit d’œuvres sociales, — riches ou pauvres, pour la plupart de cette espèce de New-England, pure, droite et intrépide, un peu naïve, dont nous connaissons de beaux types. Cette fraîcheur d’âme, un peu démodée, mais que renouvelle une joie d’agir et une bravoure sans compromis, fait sourire Assia ; mais elle en sait le prix, et elle les aime. Ses relations avec eux sont, en général, d’une sœur choyée et admirée. Ils ne peuvent entre eux se jalouser : elle est également à eux tous ; et son mari n’est que l’un d’eux, l’aîné. Elle fait ce qu’elle peut pour ne pas éveiller en eux des sentiments troubles. Et s’il lui est difficile parfois de se défendre de ces violentes et soudaines poussées qui font irruption du fond de sa nature, elle ne leur laisse jour qu’en dehors de ce cercle fraternel ; elle fuit du cercle, pendant quelques jours ou quelques semaines ; et aucun du groupe ne cherche à savoir où elle est ; son mari admet qu’elle ait besoin de se retirer seule, et qu’elle ait droit à disposer de soi : il lui a reconnu ce droit, une fois pour toutes, dans un sérieux entretien, un pacte scellé entre les deux ; et avec cette loyauté des meilleurs Anglo-Saxons, que les Latins, à tort, jugent à base de froideur — (ils n’y voient point la chaleur de la confiance, une fois pour toutes accordée), — il n’essaie jamais de revenir sur le pacte, il se refuse à contrôler la vie cachée de sa compagne. Elle, donne raison à cette confiance ; elle emploie ses fuites, ses éclipses, à se reconcentrer, à se reprendre, — soit dans des plongées d’oubli en un lieu solitaire, comme dans une cure de sanatorium, — soit en usant ses vieux démons dans des fatigues musculaires, des randonnées par les montagnes et les forêts. Que çà et là, à l’improviste, et par le hasard d’une rencontre, le diable y trouve son compte, comme la malveillance le prétend, je ne le sais pas ; dans tous les cas, elle ne le veut pas, elle en évite la tentation. Mais si cela était, elle n’en traînerait pas, après, le remords ou le regret : cela compte si peu, auprès des grands, des seuls sentiments sacrés !… Elle en efface le souvenir. Elle revient à ses amis et à son mari, comme un cahier neuf ; la feuille d’avant est arrachée ; elle reprend le livre de comptes, au point exact où elle l’a laissé, plus attachée que jamais à la maison — (c’est tout le groupe) — et à la cause commune qui les lie. Que l’opinion les diffame, elle et eux ne daignent s’en soucier.

Ils sont de tous les grands mouvements de protestation contre les iniquités de la loi et du pouvoir américains. Ils se sont dépensés furieusement pour sauver Sacco et Vanzetti et pour arracher Tom Mooney de sa prison. D’un bout à l’autre des États-Unis, ils sont de veille, et ils dénoncent à l’opinion du monde les abus de pouvoir et les crimes. Ils ont affaire à de féroces inimitiés, aux matraqueurs, aux étripeurs patentés et masqués du banditisme capitaliste et du bestial obscurantisme 100 %. Plusieurs d’entre ces généreux jeunes gens ont été assaillis sauvagement, bâtonnés, roulés dans le goudron et dans la plume, foulés aux pieds. L’un ou l’autre périra, assassiné et mutilé, au poteau de torture. — La « Russe » ne court pas les moindres dangers. Elle est dénoncée par les prêcheurs du Ku-klux-klan comme un Satan femelle, qu’on a le devoir de rendre au feu. Mais ses amis lui forment une garde aux yeux toujours ouverts. Et elle bénéficie de certaines hautes protections qui ne s’affichent pas, qui ne tiennent pas à se laisser connaître, mais qu’elle connaît et qui agissent en secret pour la défendre. Même parmi les officiels, il est des hommes éclairés qui apprécient l’œuvre désintéressée de cette petite Ligue de la meilleure Amérique et comptent parmi ses membres des amis.

Après des péripéties variées, dont Annette n’apprendra rien, Assia se voit pourtant forcée de quitter les États-Unis. Son mari, dont elle a ruiné deux ou trois fois la situation, et qui ne s’en plaint pas, qui l’admire, doit, deux ou trois fois, chercher d’autres champs d’activité, comme ingénieur, au Mexique, puis en Bolivie et au Pérou. Elle le suit et, où qu’elle passe, ne tarde pas à s’allumer sous ses pas un nouveau foyer d’agitation. La cause Indienne d’Amérique à présent la passionne ; Assia cherche à la rattacher aux grands mouvements d’émancipation asiatique, que fomente la Ligue antiimpérialiste. Elle court les Andes. De temps en temps, on la revoit, éreintée, qui refait son lustre et son embonpoint, dans les salons de San-Francisco, ou dans les grands hôtels de Shanghaï. On prétend même qu’on l’a rencontrée dans le Transsibérien ; elle a repris contact avec Moscou. — Dans cette vie de mouvement perpétuel, elle a trouvé moyen de fabriquer à son mari deux enfants : un garçonnet, qu’il lui prendra brusquement fantaisie d’amener à Annette — (il est alors âgé de cinq à six ans) — et une fillette, trop petite encore pour ce voyage : elle sera du voyage suivant…

L’éloignement de quelques années, pour Assia, n’a point compté. Quand elle remonte le chemin qui mène à la maison sur la lisière des bois de Meudon, il lui semble que c’est hier qu’elle est venue. Elle n’oublie rien. Elle a trois ou quatre compartiments de mémoire superposés, qu’elle ouvre ou ferme, à volonté. Le plus profond, le plus secret, est celui où elle conserve Marc et Annette. Elle ne l’ouvre que de loin en loin, — plutôt dans ces périodes d’évasion, où elle disparait du cercle de ses amis américains. Car l’odeur qui se dégage du coffret est trop forte : Assia suffoque… — « Marc !… » Seule, dans une maison perdue près de Cuzko, ou dans une chambre d’hôtel chinois, vautrée sur le lit ou sur une natte, pendant des heures, elle redévore ses souvenirs, elle les remâche jusqu’à ce qu’elle en défaille, d’amère volupté et de douleur. Elle y macère, des jours, des jours, dans le vinaigre et dans les herbes parfumées… Non, elle ne peut s’offrir le luxe de ce trouble, au milieu de l’action. Que le coffret demeure fermé !…

Quand elle le rapporte à Meudon, pour que les doigts d’Annette le rouvrent, le trouble s’apaise et s’épure, l’amertume se mue en douceur : ce sont les jours anciens qui revivent, sans blessures… Ils n’entrent pas en conflit avec les jours nouveaux, la vie refaite et qui essaime. Annette sourit au petit bonhomme américain, roux et joufflu, qui lui dit : — « Madame », — en la fixant, d’un air sérieux et intimidé ; et elle lui pince le menton :

— « On dit : « Mère-grand », mon petit loup rouge, Tu ne sais donc pas que cette grande fille est ma fille ? »

Mais quand Waldo, le petit loup rouge, se trouve avec Vania, nez à nez, les deux garçons se dévisagent sévèrement. Waldo fronce les sourcils et examine, de la tête aux pieds, avec méfiance, ce demi-frère, qui serait plutôt un frère et demi, car il a le double d’âge : son front se plisse ; il fait effort, mais sans succès, pour comprendre. Vania a compris ; il sait à quoi s’en tenir sur les enfants de sa mère ; il a son sourire un peu protecteur, gentil tout de même, qui a plus d’une fois mortifié sa mère, et qui mortifie le garçonnet. Il croit de son devoir d’être aimable et de faire les honneurs de la maison ; peu s’en faudrait qu’il ne fît à Waldo les honneurs de sa propre mère : car cette mère est à lui, s’il voulait bien la réclamer ; il est le fils aîné. Mais il consent à la prêter. Et même, il affecte de s’en désintéresser…

— « Je m’en suis passé… »

(Ce n’est pas vrai. Elle n’a cessé de l’occuper. Mais personne n’en saura rien.)

Waldo conçoit pour lui une forte animosité. Les poings lui brûlent dans ses poches. Ils finissent par en sortir impétueusement. Au détour d’une allée dans les bois, quand nul regard ne peut plus suivre les deux gamins, le petit rouquin, sans aucun prétexte, se rue sur le grand et le martèle de ses poings durs et rageurs… Pan pan pan pan !… Les pectoraux de Vanneau, qui encaisse, sont juste à hauteur de son nez. Vanneau, qui se tenait sur un pied, manque de tomber. Il se rattrape, et il maintient, ébahi, le petit bélier, qui à présent fonce à coups de tête contre son ventre ; comme il se baisse pour l’interpeller et que le petit crâne roux se relève, comme un maillet, il a le nez renfoncé. Il se fâche, cette fois, et il l’empoigne : Waldo a beau gigoter des quatre membres, en trois mouvements Vania l’étale sur le chemin, tout de son long ; et lui rivant ses pinces autour des deux poignets écartés, il lui immobilise les genoux, en s’asseyant dessus. Il examine le scarabée cloué sur le dos. Il est furieux : il a été attaqué contre les règles, déloyalement. Mais dès qu’il voit la face penaude du vaincu, criblée de taches de rousseur, qui cligne des yeux piteusement, pour ne pas avouer sa honte, il éclate de rire et lui tend la langue. Son rire achève l’écrasement ; les larmes ruissellent. Vania se jette au cou du petit ; et les voilà tous deux roulés, dessus dessous, au travers de la route. À pleine bouche ils s’embrassent, et Waldo, toujours pleurant, y apporte la même fureur qu’il mettait à défoncer le coffre de Vania. Vania le mouche paternellement : — (la dernière injure pour ce petit homme, qui se croit déjà déshonoré d’avoir pleuré !… Mais il a toute honte bue, et cette injure, de ces mains, — explique qui voudra ! — lui est douce.) Vania, qui le voit frotter ses joues mouillées avec ses doigts sales de poussière, lui dit :

— « Attention ! tu vas effacer tes beaux petits points peints en rouge sur ton nez. »

Ils rient aux éclats tous les deux. Le nez de Vania saigne. Mais quand ils rentrent à la maison, Vania dit, magnanime, qu’en courant il s’est heurté. — Waldo, la nuit, met longtemps à s’endormir ; il pense à Vania avec passion.

Les deux enfants, après que l’océan de nouveau les sépare, échangent des lettres ; mais la plume de Waldo est, comme sa langue, gauche à exprimer ce qui lui chauffe le cœur. Et la plume de Vania, qui est déliée comme sa langue, sent la partie trop inégale pour jouter. Ainsi que quand il narguait le scarabée cloué sous ses poings, le petit aîné tend la langue au cadet. Pas de conversation possible. Mais des cris de guerre :

— « Hallo ! Waldo ! Hoyotoyo ! Frères de combats ! Et Allala ! La prochaine fois qu’on se reverra, je boirai ton sang, tu boiras mon sang, et on ira à la bataille !… »

L’engagement, pour Waldo, n’est pas un jeu. Il ne sait quelle sera la bataille. Mais il sait que celle de Vania sera la sienne. Et Assia dit, la nuit, à Marc :

— « Tu vois bien, ne m’en veux donc pas ! Je t’ai fait un louveteau de plus… »

Elle revient de ses visites à Meudon, clarifiée. Si peu que Annette ait parlé — (tout le temps a été pris par le flux de paroles de Assia ; après, elle se le reproche amèrement) — Assia voit mieux en soi, après que Annette l’a vue. Ses randonnées haletantes, les fiévreuses révoltes de sa course en zigzag, retrouvent la direction et le sens de la piste. La Révolution prend, dans les yeux d’Annette, le regard même d’Annette, ces prunelles dilatées, qui s’ouvrent sereinement à l’inéluctable marche du Destin, cette calme certitude, qui dépasse la clôture d’horizon aux lignes désordonnées des combats d’aujourd’hui. On perçoit, au travers, l’au-delà de la trajectoire qui ne retombera jamais, l’éternel bruissement de la marée cosmique, qui jamais ne reflue, la loi des mondes en marche où s’apaise le vertige des tourbillons qui passent.

Mais Annette fut la dernière à connaître ce que recelaient ses yeux. On voit les autres, et ils vous voient ; on ne se connaît que par réverbération. Annette ne prit conscience de son foyer que par les feux qu’il avait allumés. La femme âgée, veuve de son fils, et solitaire, découvrit sa fécondité.


Une autre lignée, mais plus trouble, lui fut révélée, en ces jours. Elle reçut la visite de Bernadette. Les relations des deux femmes avaient toujours été froides et distantes. Elles ne s’étaient fréquentées, pendant un temps, qu’à cause de Sylvie. Et depuis la brouille de Sylvie avec sa fille adoptive, elles n’avaient plus cherché à se voir. Si de la brouille Bernadette avait ressenti chagrin ou dépit, elle n’en avait rien fait connaître ; elle poussa l’impénétrabilité, jusqu’à ne pas écrire, après la mort de Sylvie, un mot de condoléances à Annette. Annette ne l’avait pas oublié. Sans avoir su ce qui s’était passé entre son fils et cette femme, elle concevait pour Bernadette une secrète antipathie.

De son côté, Bernadette n’avait jamais manifesté le moindre intérêt pour Annette. Même dans ses rapports avec Marc, Annette était demeurée en dehors de son chemin ; Annette ne pouvait lui être utile. La fille froide et calculée, jusque dans ses folies du ventre ou du cerveau, comptait pour rien ce dont elle n’avait rien à faire… Pourquoi donc vient-elle aujourd’hui ? Les deux femmes sont en présence. Annette, de velours, mais un peu rêche — (l’œil s’y tromperait, mais non les doigts d’une femme) — s’efforce à l’obligatoire courtoisie de qui reçoit dans sa maison. Mais en disant des politesses, ses narines hostiles flairent l’intruse. Elles ne restent pas longtemps crispées. Bernadette n’est pas venue seule. Le regard d’Annette, qui l’a parcourue, sans en avoir l’air, du haut en bas, a rencontré la petite fille qui accompagne la visiteuse ; et il y reste rivé. Bernadette, dont les yeux vifs, aigus, fuyants, de belette maigre et allongée, ne quittent pas les moindres mouvements de l’hôtesse, tout en débitant des mots aimables et vides de sens, guette le regard pris au piège ; et ses paupières ont un bref battement :

— « C’est fait ! Le coup a porté… »

La petite fille, de huit à neuf ans, est le portrait retouché d’un autre enfant, à qui nul au monde ne pense plus, — hors la vieille femme qui regarde : car elle est la seule à l’avoir vu. La petite a ses prunelles mobiles et fiévreuses, l’ovale maigre et fin du visage, le front osseux, et la pâleur et l’air résolu. Il y a plus : jusqu’au costume qui l’évoque : le grand col marin, la veste bleue à larges boutons, et les cheveux longs et plats de petit Bonaparte. Comment a-t-on pu le reconstituer ? Comment cette femme a-t-elle eu l’audace de mettre la main sur cette relique, — une photographie d’enfant, jaune et usée, dont Sylvie était la seule, avec Annette, à posséder un exemplaire ?… — Mais la pire audace, ce n’est pas le cadre du visage, les cheveux, le col, le vêtement, — c’est cet être-là, qui est dedans… « Quand et comment me l’a-t-elle volé ?… »

Les deux femmes n’échangent pas un mot du dialogue violent qui se livre entre leurs pensées :

— « Où l’as-tu pris ? »

— « Tu le reconnais ? »

— « Non, non, c’est faux ! »

— « C’est vrai. »

Mais Annette, d’une voix tranquille, qui tremble un peu, attire vers ses genoux la petite Marcelle — (car l’effrontée l’a signée) ; — elle lui caresse, tout en causant, la chevelure ; et lui tirant la nuque en arrière, elle plonge son regard avide dans ce miroir du fils passé. Elle est sur le point de l’étreindre. Mais, se contraignant, elle écarte rudement la fillette, et dit à la mère :

— « Emmenez-la ! »

Et elle se lève, prétextant la fatigue. Bernadette prend congé. Elle sait bien que Annette la rappellera.

Dès le lendemain, Annette lui écrit. Mais elle attend trois semaines avant d’envoyer la lettre. Et la lettre, qui a été refaite plusieurs fois, n’est plus qu’une invitation de politesse à lui ramener, quelque beau jour d’été, l’enfant.

Vania et Marcelle font connaissance. Ils se parlent peu. Vania, en présence de la fillette, perd sa loquace assurance. Ils ne cessent pas de s’observer, l’un devant l’autre, ou de côté. Vite, elle se rend compte qu’elle l’intéresse. Il s’en irrite quelquefois et la rudoie. Mais ce n’est pas pour la troubler. Le plus rude des deux n’est pas celui qui en fait montre. Elle attend, avec une froideur voulue, l’amende honorable qui viendra, sous forme de petits cadeaux et d’attentions, quelquefois charmantes, quelquefois saugrenues, qu’elle reçoit, comme s’ils lui étaient dus. Au reste, elle ne laisse voir ni coquetterie, ni vanité ; et son parler n’a rien d’affecté, comme celui de sa mère en société ; elle parle peu et net et cru : il y a en elle une âpreté. Ce goût de groseille verte irrite les dents de Vania et les attire. C’est un élément qui faisait défaut à son alimentation. — Annette, qui les observe et les compare, s’étonne que le sang de Marc coule davantage dans les veines bleues de la fillette. Mais dans celles de Vania, son sang, à elle.

Pas une fois, Bernadette ne livre son secret, ni Annette ne le lui demande. Elles continuent de se parler, comme en visite. Annette n’entr’ouvre point la porte d’intimité : elle tient cette femme à distance. Et Bernadette ne fait pas effort pour entrer.

Mais pourquoi donc est-elle venue ? Quels mobiles l’ont poussée ? Dans une nature aussi compliquée, il n’est pas facile de dire ce qui domine, du mal ou du bien. Ils sont mêlés, mais de sa main experte de femme de Paris, qui sait toujours ordonner le désordre, à son profit. — Dans sa vie de mariage et d’affaires, elle tient ses comptes exactement. Le mariage aussi est une affaire ; et l’affaire n’a été mauvaise pour aucun des deux participants. Maison bien tenue, revenus croissants, et des dépenses modérées, de grosses commandes d’industries — (l’usine fabrique des moteurs pour automobiles et pour avions), — quatre enfants sains, et le ruban à la boutonnière. Pour décrocher le chiffon et en fleurir le mari, la femme n’a pas été inutile ; et quant aux enfants, il ne peut pas se plaindre : il y en a au moins un de plus que son dû. Soyons juste : depuis que, la nuit de Marc, elle est rentrée dans son lit, la rivière ne paraît plus avoir eu envie d’en sortir. Elle a ce qu’il lui faut, au logis. Peu de distractions : ni son mari ni elle ne s’en soucient ; ce qui les occupe et les remplit, c’est de voir le chiffre des affaires s’arrondir, non pour thésauriser ou pour en jouir, mais pour qu’aujourd’hui dépasse hier, et que demain dépasse aujourd’hui : c’est le plaisir, comme dans les courses en auto : la passion de l’accelerando

Mais il y a les pannes, en rase campagne. On ne s’en vante pas ! Dans une des siennes, Bernadette, occupée à réparer son moteur, dans la poussière grasse, sous l’auto, a retrouvé, dans l’ombre chaude du souvenir, l’étreinte d’une nuit, où son obsession d’adolescente, sèche et fiévreuse, s’est détendue… Et tout compte fait, ce fut et c’est l’unique joie complète de sa vie ; l’esprit et le corps ont atteint le but : vaillent que vaillent, l’esprit, le corps et le but, pour une fois, les trois ensemble se sont rejoints : c’est ce qu’on appelle la victoire. Et la victoire n’est pas morte : Marcelle vit. — Vient un jour, où pour mieux jouir de la victoire, pour la défendre, peut-être, contre le doute — ( « Ai-je vaincu ? Ai-je vécu ?… » ) — Bernadette a besoin de la mirer dans les seuls yeux qui en puissent être la pierre de touche. Les yeux d’Annette ont vu et parlé. Le cœur de Bernadette, impénétrable, a jubilé. C’est comme si elle prenait Marc, une fois de plus. Elle le prend à la mère, à la femme, au fils…

— « Je l’ai eu. Je l’ai… »

Elle exhibe Marcelle avec une satisfaction provocante. La petite fille bénéficie de ce contentement refoulé. Mais elle est parfois aussi l’émissaire qu’on charge des vieilles rancunes contre l’autre, et dont l’amertume remâchée remonte à la bouche. Elle n’est pas fille à s’en émouvoir : soit qu’on la secoue, soit qu’on la flatte, elle fait ses réflexions et elle les garde ; elle a le cuir d’âme, comme sa mère, imperméable. Ce qui est dedans, il faut être Annette pour le lire, car Annette en connaît l’alphabet : c’est celui de l’ombrageux petit tambour d’Arcole, Marc enfant, l’âme opiniâtre et orgueilleuse, qui cache ses troubles et sa tendresse, qui n’en veut rendre compte à personne, avant de les avoir éclaircis, qui se méfie de ce qu’elle aime, plus que de ce qu’elle méprise ou qu’elle hait : car ce qu’elle hait ou méprise, elle l’a jugé. Et donc, elle se méfie d’Annette ; et sa méfiance est ce qui la ramène, comme un aimant, auprès de la vieille dame.

Parfois, elle plante là son compagnon de jeux ; et tandis que Vania la cherche, au jardin, elle rentre s’asseoir sans bruit, dans la chambre où Annette lit. Perchée des fesses sur une chaise, à quelques pas, raide et muette, elle observe. Si Annette lui parle, elle ne répond que par monosyllabes. Annette comprend : elle a connu ces silences butés, ces soliloques muets à deux, et ce regard de petit Olivier Twist chez les voleurs, qui se glisse entre les barreaux, pour lui cambrioler le cœur. Elle laisse faire, elle sourit : et ce sourire avertit la pie voleuse qu’elle est prise. La pie se replie, les plumes effarouchées, le bec en garde, l’œil mauvais. Alors, Annette rit tout à fait, et elle va l’embrasser. C’est un petit bloc de glace qu’elle tient. Mais la glace fond ; et lorsque Annette lui souffle à l’oreille :

— « Petite fourbe, je te vois… Je te tiens et tu me tiens par la barbette… Qui des deux aura la tapette ? »

Annette sent sous ses doigts le petit corps raide qui s’abandonne, et elle entend un rire étouffé. Elle lui mordille le bout de l’oreille, et elle lui dit :

— « On est amies ? »

Marcelle se jette à son cou et, sans la regarder, dans le petit coin sous l’oreille, elle souffle à coups précipités :

— « Oui oui oui oui… »

Elle ne joue pas, elle scelle un pacte. Qu’est-ce qui se passe dans cette tête ? Cette dure petite, qui se sent, dans sa maison, Dieu sait pourquoi ? une étrangère, elle s’agrippe, comme l’hirondelle aux vieilles solives de la maison de l’an passé qu’elle reconnaît, au cou d’Annette ; et dans le vieux cœur elle retrouve son nid

— celui du père. C’est son odeur…

Annette, la nuit, rêve éveillée : elle se voit l’aïeule d’une triple famille — une quadruple, en comptant George ; — et elle abrite, dans le chaud de ses plumes, la quadruple couvée, une et diverse. Elle ne se préoccupe pas de distinguer, entre les oiseaux, ceux que la loi ou la vertu autorise. Ils sont tous sortis d’elle. Et la même force qui la mène les lancera tous, en losange, dans le grand ciel, vers le même but lointain, que sa propre flèche n’atteindra point.


Elle pourrait aussi nombrer dans sa bande un fils adoptif : Silvio Moroni, celui pour qui son fils a été tué. Le père n’a gagné, au sacrifice de Marc, que quelques mois de vie ; l’acharnement de ses ennemis l’a « eu » : on l’a trouvé assassiné dans son lit. Mais Silvio, déporté aux îles, a réussi à s’évader dans une barque, que la tempête a jetée contre la Corse. Il est venu à Paris, où il a retrouvé les bannis, les irréconciliables, de l’antifascisme, mais sans pouvoir se mêler à leurs partis : il est une âme de poète, nourrie des grands songes de la Grèce et de l’idéalisme romantique ; la politique lui répugne ; il n’a point peur du combat ; son jeune cœur brûle de s’y sacrifier ; mais celui auquel il aspire est un combat dans les nuées, comme les dieux d’Homère, — mieux : au-dessus, dans la lumière, comme les Icare. Son idéologie, trop littéraire, fait sourire les jeunes hommes d’après-guerre, les « réalistes » ; mais aucun d’eux n’est disposé à mettre au service des « réalités » dangereuses un dévouement plus entier qu’au service de sa « littérature » l’intransigeance passionnée du jeune Shelley italien. Il ne s’accommode point de l’atmosphère de discussions et de soupçons, de divisions âpres et fielleuses, ou de poisseux compromis, dans les partis que la malchance de l’exil exaspère. Il s’en écarte, et il vit seul, avec ses rêves de poésie et d’action, qui couvent sous la cendre grise des jours de peine, gagnant sa vie difficilement. Dès qu’il a une après-midi de congé, il accourt à Meudon ; il y a porté, dès le premier jour, sa gratitude et ses remords : car il n’oublie pas qu’à Mme Rivière il a coûté son fils. Annette ne l’oublie pas non plus ; et elle accepte Silvio — (elle le lui a dit) — pour prix du sang :

— « Tu m’appartiens. »

Silvio a pris le mot au sérieux. Il est l’homme-lige. Il aime à le dire. Il y apporte un sentiment d’honneur chevaleresque.

Il triche un peu avec lui-même. Il ne serait peut-être pas aussi assidu, à Meudon, s’il n’y était attiré par d’autres yeux. George le fascine, et il est incapable de le lui cacher. Ses sentiments s’étalent avec une fougueuse naïveté. George lui rit au nez. Il y a entre eux six ans de distance : Silvio a franchi de peu les vingt ans ; et George en est à mi-chemin de la cote 26 à la 27. Mais Silvio ne s’arrête pas à ces bagatelles. Tous deux, de beaux chiens de race, grands et solides, bien découplés. En approchant de la trentaine, George prend le type d’une Manon Roland, forte et fine, blonde et rose, la gorge ferme et abondante. Elle lève et traîne autour d’elle, impatientée, les désirs des hommes qui passent dans son sillage ; et elle les trouve assommants. Annette lui dit :

— « Ferme ta lanterne ! Amortis le feu ! »

— « De quoi ? » dit-elle. « Est-ce que je les regarde ? »

— « Tu as trop de vie. Tu les affames. »

— « Il faudra peut-être que je la serre dans mon placard ? »

— « J’ai bien peur que, même sous clef, ils ne l’éventent. Ça sent trop fort ! »

— « Merci, merci du compliment !… Alors, toutes voiles dehors !… En tout cas, je ne sens pas, comme ces pauvres types de Paris, comme ces suiveurs, le renfermé, le rat mort !… »

Le rat d’Italie était bien vivant ! George elle-même ne pouvait pas en disconvenir. Elle lui consentait sa sympathie. Elle accordait qu’il était joli garçon et pas trop bête, quand il ne parlait pas d’amour. Bon compagnon, agile, adroit, et débrouillard, il ne vous assommait pas d’intellectualité, il était fin du regard, les doigts habiles à dessiner, modeler, tailler le bois, et bien d’aplomb sur le terrain commun des sports. S’il ne s’était agi que de faire assaut à quelque match, ou d’une partie de footing et de camping ensemble, elle l’eût accepté avec plaisir. Ajoutons qu’il savait manger — ce que George savait très bien aussi ; — et même, il avait des recettes de cuisine. C’était parfait ; et George l’admettait volontiers partout, à table, à l’atelier ou au fourneau, en marche, en course, ou au repos, — tout, sauf au lit, comme elle le lui disait, quand il commençait à lui faire la cour. Il était peiné, scandalisé qu’elle lui coupât ses effusions lyriques par ce rappel cru aux réalités ; il protestait que son amour était pur comme le feu, et qu’il était désintéressé. George riait plus fort, et elle disait qu’elle ne le croyait pas si serin ! Mais s’il en était un, et s’il lui fallait, à toute force, chanter pour chanter, qu’il voulût bien varier ses sujets ou l’objet de ses chants ! C’était rasant, de s’entendre jouer la Dulcinée. Puisqu’il était désintéressé, qu’importait l’objet ? Qu’il aille donc chanter dans la rue !… Silvio boudait, froissé. Mais le lendemain, il recommençait.

Vania s’amusait avec George de ses grands mots et de ses yeux blancs aux noires prunelles : il les singeait. Annette grondait les deux gamins, et elle plaignait le pauvre garçon. George disait qu’il n’était pas si pauvre ! Puisqu’il avait du plaisir à la voir, elle lui en donnait plein les yeux. Quant aux soupirs, c’était une infirmité de croissance, comme le hoquet : il grandirait !

Somme toute, ce régime ne leur allait pas mal à tous deux. Ils étaient attachés l’un à l’autre. Mais George restait une énigme pour Silvio. Elle était femme, tellement femme, et si peu ! Cette chaude vie, ce grand beau corps florissant, cette bouche gourmande, ces riches seins qui pointaient… Mais cette chair en fleur et fruit, comme un bosquet de citronniers, ni son cœur ni ses sens ne la gênaient. Elle réalisait, à peu de frais émotifs, cette indépendance morale de la femme, que Annette avait cherchée toute sa vie, mais que sa nature passionnée ne lui avait permise — (et encore ! pas si sûr !) — que dans ses dernières années. George n’était pas, en principe, hostile à l’amour et à l’union, libre ou patentée ; mais elle n’était pas pressée d’y goûter ; elle disait :

— « Zut ! parlons de sujets moins embêtants ! »

Silvio la menaçait qu’un jour la nature se vengerait. George disait :

— « Ça sera drôle ! »

Elle était bien trop avisée pour affirmer :

— « Fontaine, je ne boirai point de ton eau ! »

Mais elle disait :

— « Je n’ai pas soif. »

Elle ajoutait que les médecins recommandaient de ne boire qu’après souper. Si donc il lui arrivait de se marier — (tous les malheurs peuvent arriver !) — elle ne se marierait qu’après avoir mangé sa tranche — (et pas petite ! sa bouche est grande) — de sa bonne vie personnelle. Le mariage est une maison de retraite…

Et Vania ? Et l’enfant ?… Sacrés enfants !… Elle entendait bien ne pas s’en passer… Un ou plusieurs… Une demi-douzaine… Et non pas du tout des adoptés, des anonymes, comme ceux que lèchent les fourmis neutres, pour la Cité… « Non, fichtre non ! La Cité, la société anonyme, je m’en fiche !… Je dis : à moi, un enfant à moi, que j’aie fabriqué… »

— « Eh bien, alors ? » disait Silvio.

— « Mais à moi seule. Pas d’encombrant masculin dans l’affaire !… Pourquoi ne peut-on en fabriquer seule ?… »

Annette, amusée, disait :

— « Ça viendra. À la science rien d’impossible ! »

Silvio faisait une mine horrifiée. Il prenait tout au sérieux ; et les commères en abusaient. Il discutait leurs malices avec passion. Don Quichotte, lance en avant, contre les moulins… Les moulins se le repassaient, d’aile en aile. Il se retrouvait plaqué sur le gazon ; et il les voyait qui riaient à belles dents… Les diablesses !… Mais si susceptible qu’il fût, leur rire n’avait pour lui rien d’offensant. Il les aimait, et il savait bien qu’elles l’aimaient. Pas de la façon qu’il aurait voulu. Mais quelle que fût la façon, il n’était pas assez sot pour refuser…

Il déplorait seulement chez George cet effronté positivisme, qu’elle étalait. Et que Annette parût l’accepter ! George fanfaronnait une absence de tout préjugé moral ; par une obscure et lointaine réaction contre ce qui avait pesé sur la jeunesse de son père, elle s’était, disait-elle, amputée de tout sentiment religieux, même dans l’acception du mot la plus laïque, de toutes les coquecigrues « catégoriques » ; elle passait la main sous son menton, à l’évocation des vénérables « impératifs ».

Et Silvio, qui y croyait sans discussion, avec une candeur Mazzinienne, souffrait de cet athéisme moral.

Mais Annette savait ce qu’il en fallait penser : elle connaissait George, mieux que George ne se connaissait : — cette absolue pureté de nature, où George ne voulait voir qu’un instinct de propreté, — ce grand amour pour Vania, cette fraternité passionnée que George n’aurait su expliquer, mais à laquelle elle se fût sacrifiée sans discuter, — bien d’autres sentiments profonds et sans raison, qui participaient, sans qu’elle s’en doutât, à une foi… Et le plus curieux : cette fille claire, dont toute la vie semblait se dérouler sans un coin d’ombre, dans une lumière de gai bon sens et de santé, — tout étalé, rien de caché, — perdait le contrôle sur soi-même, dès qu’elle empoignait son violon. Elle en jouait, d’une façon incorrecte ; mais au premier tranchant de l’archet, on sentait la présence du démon. Elle tirait des quatre cordes des cris d’âme, qui prenaient le cœur et le bouleversaient. Elle-même, ses yeux, ses traits, se transformaient. Elle pâlissait. Sa bouche, fermée, se durcissait. L’ossature du front tendu s’accusait. Elle était marquée d’un sérieux tragique. Une paix cruelle. Et brusquement, des coups de vent sur la plaine, des galops de joie et de colère, des cinglements d’archet à la tzigane… Toute la maison faisait silence pour l’entendre. Mais chacun restait dans sa chambre, elle dans la sienne ; et l’on se gardait de se montrer : elle eût immédiatement jeté l’archet. Vania était le seul qu’elle tolérât, — à condition qu’elle l’oubliât : il était couché par terre, vautré sur la descente de lit : il y enfonçait ses doigts crispés et son nez ; dans son émotion, il arrachait avec ses ongles les poils de la peau de chèvre du Thibet. Quand George revenait à elle et à lui, elle le calottait…

Silvio, debout dans le jardin, adossé contre le mur, près de la fenêtre, fumait, et sûr de n’être pas vu dans la nuit, laissait sans bruit couler sur ses joues de gros pleurs…

Annette, assise dans sa chambre sans lumière, le cœur illuminé, écoutait le dieu inconnu qui passait dans le cœur de sa fille.


Frappons l’accord sur le clavier ! La dissonance — la souffrance — est, dans l’accord, un élément de l’harmonie ; et la douleur, comme la mort, a émoussé son aiguillon…

Annette a connu le temps, où l’aiguillon lui labourait le cœur ; elle le retournait dans ses flancs, avec une passion désespérée. Maintenant, voici venue la nuit de la Saint-Jean, où l’âme danse, avec la flamme, qui monte droite et longue, sur le bûcher !…


« Comme l’océan où affluent les eaux, — s’en emplissant, garde immuable l’équilibre, — Ainsi de l’être en qui affluent tous les désirs, — sans que le désir le domine : — Celui-là est le maître du calme… » [7].


Annette vivait maintenant une double vision : — l’une, sur le plan des jours qui passent et dont elle faisait encore partie, comme de l’équipage d’un bateau l’homme à la proue, qui fend les flots, — l’autre, au sein du gouffre intérieur, où elle descendait en planant, comme la feuille d’un noyer dont le corps se penche au flanc d’une pente. Et elle ne savait si c’était elle qui descendait, ou si c’était l’abîme qui montait. Mais il n’avait rien d’effrayant. Il l’enveloppait de sa nuit sereine ; et, à la longue, elle avait acquis le pouvoir d’y lire. Ses yeux bombés avaient pris le regard ouaté de la chouette. Silvio et George en avaient, chacun de son côté, fait la remarque ; et quand, un jour, ils échangèrent leur impression, George, pédante, — (sa science ne formait pas un gros bagage : elle était fière de l’étaler ) — évoqua Pallas Athéna. Silvio fixa le front et les yeux, sans visage, entre des ailes éployées, dans un étrange médaillon qu’il sculpta sur un morceau de poirier ; il le cloua au linteau de la porte d’entrée, comme une chouette crucifiée. Annette fut la seule à ne pas s’y reconnaître. Elle les laissait disposer de la maison, ne s’y réservant, pour sa part, que sa chambre, puis, dans sa chambre, un rond magique qui se rétrécissait de jour en jour, mais à l’intérieur duquel tenait un monde. Elle regarda distraitement les larges yeux du médaillon, ouverts au seuil, sourit, et dit, sans se douter que c’étaient les siens :

— « L’oiseau veille. »

— « Oui », disait Silvio à George, « je ne puis l’imaginer que les yeux ouverts. Les avez-vous vus jamais fermés ? »

— « Je les ai vus », répondit George, « mais je ne m’y fie pas. Sous les paupières, elle regarde. »

Elle regardait toujours, — dehors, dedans, — les deux plans finissaient par ne plus en faire qu’un. L’œil avait pris possession de la demeure : il l’occupait toute. Annette, qui avait souffert, toute sa vie, de son excès de lucidité, en était venue à ne plus savoir perdre conscience. Elle vivait dans un état d’insomnies claires et calmes, où la conscience perpétuelle brûlait sans bruit et sans fumée, comme une veilleuse, mais consumait l’huile de la lampe.

Tout état qui se prolonge tend au nihil. Son intensité ne l’en défend point. Dans le continu, le tout et le rien sont frères jumeaux. Le plus poignant contact charnel, s’il ne s’interrompt et ne se renouvelle, se fond dans le gouffre de l’être. La conscience perpétuelle se résout en une lumière sans ombres, donc sans contours délimités. L’œil, solitaire, remplit tout ; et, rien ne le bornant, il se perd. La chouette aux prunelles élargies ne distingue plus entre le jour aveuglant du dehors et la nuit claire du dedans. Et, dans le même temps que Annette s’identifie avec les autres êtres — l’un après l’autre, ou tous ensemble, — elle se dépouille du sien, qui les possède. Alors, que possède-t-elle ? Rien ? L’intelligence et l’amour sont ses organes de préhension de l’univers. Mais si cet être, si son moi, dont ces organes font partie, échappe à son appartenance, c’est l’univers qui les entraîne, comme un requin au bout de la corde du harpon. Et la barque est vide, sur la mer.

Annette se hâte de plonger, pour échapper à l’angoisse de cette terrible solitude sous le soleil. Mais elle sait qu’un jour, une heure qui sont proches, il lui faudra y arriver. Il lui faudra mourir, seule. Et d’y penser, une sueur glacée lui mouille déjà les tempes. Mourir n’est rien, pour une Annette. Et ce n’est rien, de rejeter les vêtements inutiles, la chemise du corps, ses fièvres et ses mortels enchantements… Mais les plus chères affections, faudra-t-il qu’à la fin, elles tombent aussi ?… Elle se crispe, elle dit : — « Non ! » — Mais « non », ou « oui », lui appartiennent-ils ? Sera-t-elle appelée à en disposer, quand les forces inconnues disposeront d’elle ?… (Elle les sent déjà qui travaillent au fond, elles ont commencé de disposer…) Elle est trop sincère pour se boucher les oreilles au noir grondement de ce qui vient… — Elle étend les mains à plat sur son lit, bien résolues, et elle dit :

— « À chaque jour sa bataille !… On se battra, jusqu’à la fin. »


Les deux amis, ses compagnons d’âge et de combat, — Julien Davy, le comte Chiarenza — sont loin. Leur voix se fait rare et semble venir d’autres planètes.

Bruno a repris ses pèlerinages en Asie centrale. Il y participe à des fouilles de villes mortes, ensevelies dans le sable. Il semble s’y enliser aussi. Pendant des mois, il disparaît. De loin en loin, une note de presse signale, en défigurant son nom, une découverte qu’il a faite d’inscriptions summériennes. Sa voix fidèle manque rarement à l’appel d’une date anniversaire : le jour de Marc. Si elle n’est là, elle est en route. Elle vient parfois de lieux fort éloignés de ceux où les journaux, toujours en retard, ont éventé sa présence ; et de ce qu’il fait, de ce qui l’occupe, il ne dit presque rien. Il reprend, sous quelque variante ingénieuse, l’entretien de Narada : c’est comme le thème de ses pensées. Là-dessus, il n’a plus grand’chose à apprendre à Annette ; sur ce thème, elle peut broder aussi des variations. — Mais ni l’un ni l’autre n’est pressé de rapporter le verre d’eau !… L’âme d’Occident ne se rend point. Agir, agir, agir éternellement… Gœthe, près de la mort, disait que « la conviction de la survie procédait, chez lui, de la notion de l’activité ». Nous sommes beaucoup, en Occident, qui ne nous soucions pas de la survie. Mais aucun de nous — des vrais vivants — n’abdiquerait, en échange des éternités, un jour, une heure d’activité.

Dans le même temps que Bruno se berce du grondement océanique de l’Infini sans formes et sans rivages, il est tenacement occupé à déchiffrer, à conquérir, pouce par pouce, un peu plus du champ de l’homme, du fini. Il livre là-bas (il ne le dit pas), dans les déserts, un combat contre les sables, contre la soif, contre la faim, contre le soleil, contre le froid, contre les hommes et la nature, et contre son corps, sa vieille monture qui bronche et demande grâce… « Marche toujours !… » Et (ce qu’encore moins il raconte), il est mêlé clandestinement aux mouvements sociaux qui travaillent ces peuples d’Asie ; son activité archéologique lui est, quoique réelle, un paravent ; il est en relations avec les associations paysannes et ouvrières de l’Inde, dont les chefs sont emprisonnés à Meerut ; il a périlleusement forcé le blocus qui pèse sur la province de Peshavar en état de siège, et servi, plus d’une fois, d’intermédiaire entre les membres dispersés du Congrès national Indien ; il s’est fait le missionnaire du Satyagraha Gandhiste, que les oppresseurs britanniques croient étouffer dans la geôle de Poona, et il propage, au dehors de l’Inde, le message de l’homme qui seul encore maintient l’écluse contre la masse des eaux grondantes de la violence, prêtes à crouler. Non-violence ou violence, par les deux voies, sur ses deux pieds, d’un pas égal, marche et s’approche la Révolution. Ce sont les deux rameaux du même arbre… « Uno avulso, non déficit alter… » Bruno est un des pionniers de l’armée. Bien que son esprit ait devancé le but de son action, quand celle-ci le prend, il ne s’y donne jamais à moitié.

Et sa commère d’Occident, Annette, qui a déjà fait ses malles et se tient prête à déloger, sans pensée de retour, n’a jamais cultivé son jardin avec plus d’amour. Elle a beau être immobilisée : tout le dehors vient à l’esprit qui l’aspire. Tout le dehors est à l’esprit. L’esprit prend. Annette, qui sincèrement croit avoir renoncé, n’a renoncé qu’à soi, — nullement à prendre. Elle ne s’en doute pas, elle est de bonne foi. Mais si, de bonne foi, elle s’oublie, c’est qu’elle a trop à faire pour se rappeler qu’elle existe : ce qui existe pour elle, c’est tout cela qui est au dehors, qui est au delà ; elle est avide de connaître et d’embrasser plus, un peu plus, un petit peu plus encore, de tout cela qu’elle va quitter. Elle s’efforce d’épouser la vie d’esprit de ses deux amis. Elle suit de près les publications orientalistes et les revues de sciences. Tant bien que mal, elle a rejoint l’équipe de la pensée occidentale. Julien Davy l’y aide encore, comme il faisait, au temps des entretiens de jeunesse, à la Bibliothèque Sainte-Geneviève.

Jamais ils ne se sont rien dit de la pensée que Marc a dérobée aux yeux de sa mère, ce jour d’été sur la montagne, où Annette a, en rêvant, trahi son secret. Peut-être Julien avait-il aussi lu (cru lire) le secret ; mais il était trop humble et trop craintif en amour, pour n’en pas douter. Et il avait très bien senti que la mort de Marc avait mis fin à tout projet de vie commune : le mort régnait seul, au foyer. Julien le comprenait et s’effaçait. Et cependant, jamais leurs cœurs n’avaient été plus proches. S’était tissée entre le vieux homme et la vieille femme une secrète entente, grave et tendre. Nul besoin de mots pour l’exprimer…

De loin en loin, Julien venait revoir Annette, entre les longs voyages de conférences et d’études qu’il faisait en Amérique, où le fonds Carnegie lui avait attribué un poste. Ils se consacraient alors quelques journées. Et même il arrive, certains soirs, quand la conversation s’est prolongée, ou que le temps est trop mauvais, que George prête son lit à son père ; et elle va camper chez Vania. Celle qui est toujours éveillée, Annette, pense ces nuits-là qu’elle tient sous ses ailes sa couvée — et le vieux mari. Julien ne dort pas beaucoup non plus, et il ose à peine se retourner dans le lit, tant il sent contre son dos le souffle de la compagne ; et, il a peur qu’un mouvement dissipe l’illusion. Il aurait sans doute peur, tout autant, si l’illusion se réalisait. Car son sentiment pour Annette est à la fois trop fort, trop pieux, trop anciennement refoulé et meurtri, pour qu’il lui soit possible de l’exprimer. Quand elle sera morte, il pensera peut-être avec souffrance, comme le vieux tailleur de pierres de Florence, qu’il n’a pas baisé cette bouche vivante. Il est de ceux qui ne sauront jamais se déshabituer du goût du regret.

Ceux qui le savent, comme Bruno, lui paraissent (quelque estime qu’il ait pour eux), secrètement, monstrueux. Cette force d’oubli, est-ce faiblesse ? Est-ce égoïsme ? Ou légèreté ? Il se peut faire : ni l’une ni l’autre ne manquent, chez Bruno ; elles sont mêlées à son héroïsme et à sa bonté ; il a été doté de cette « heureuse » nature italienne, au fond de laquelle — et des passions, et des douleurs, et des joies, — est déposée une bonne dose d’indifférence. Ceux qu’il aime bien, il les aime bien, mais il les oublie… oh ! complètement !… pendant des mois. Annette le sait, et elle en sourit. — Julien ne peut comprendre ce sourire ; il ne le discute pas, il s’incline, puisque ce sourire est d’Annette ; mais ce sourire aussi l’inquiète : elle pactise donc avec l’oubli ? Dieu sait pourtant qu’il ne voudrait pas lui voir au front le pli du deuil ineffacé ! Il l’aime trop, pour ne pas se réjouir qu’elle ait laissé sur sa route la charge meurtrissante du passé. Mais cette « réjouissance » est triste, comme toutes les joies de Julien. Il ne s’en explique pas avec Annette. Elle s’en rend compte, et elle lui pose sa main sur le front :

— « Mon pauvre Julien ! « lui dit-elle. « Comme vous auriez besoin d’un flot de Léthé !… »

Il ouvre des yeux étonnés. Elle rit et répète, en allemand, le mot de Goethe :

— « …un flot éthéré de Léthé… »

Il se renfrogne, et il dit :

— « Je n’en veux pas. »

— « Un petit verre à la source, chaque matin ! »

— « Non, non, pas de cure ! »

— « Eh bien », dit-elle, « gardons votre mal ! À deux, ne peut-il devenir un bien ? »

— « Je ne voudrais pour rien m’en décharger sur vous. Ce serait un triste cadeau. Trop de néant. Il y a des moments où j’ose à peine faire un mouvement, tant j’ai peur de porter atteinte à la foi de ceux que j’aime plus que ma vie. »

— « Écoutez », dit-elle, « la parole que Bruno m’a envoyée, en cadeau de la nouvelle année : — « Lorsqu’on ne croit plus à aucune chose, le moment est venu de faire des dons. »

Il fut frappé. Au fond de son être, la parole éveilla un écho. Mais son intelligence se méfiait de ce qui se passait hors du contrôle de sa raison. Il demanda :

— « Quand on n’a rien, quels dons reste-t-il à faire ? »

Annette lui récita, de sa voix chantante, le cantique, sur son lit de mort, de Milarepa :

— « La pensée du Néant est mère de la pitié.

La pitié abolit la frontière entre toi et ton prochain.
L’identité de toi et de ton prochain réalise en toi ton prochain.
Qui réalise en soi son prochain, me rejoint.
Qui me rejoint, sera Bouddha. »

Julien se tut, après qu’elle eut parlé. Puis, il dit :

— « C’est beau… Trop beau pour moi… Je ne serai jamais Bouddha… Mais vous, mais vous, Annette ? Au nom du ciel, dites-moi que vous ne l’êtes pas ! »

Annette rit, et dit :

— « Egoïste !… Hélas ! je crois bien que je resterai Annette, jusqu’à la fin. »

Il respira :

— « Ah ! quelle chance ! »

— « Jusqu’à la fin », répéta-t-elle, le menaçant.
« Mais après, après !… Accapareurs qui me tenez !… Ah ! quelle chance de m’évader ! »

— « Après, après !… » fit-il, sceptique. « Que j’aie : avant ! »

Il s’attrista :

— « Je ne l’ai pas eu. »

Elle approcha de lui ses jeunes yeux de vieille femme :

— « Cher maladroit !… Même pas capable d’avoir ce qu’il n’a pas eu !… Et moi, je l’ai. » Il dit :

— « Le passé ? »

Elle lui fit signe d’écouter. On entendait la voix joyeuse de George, dans le jardin.

— « Ton passé… Il est à moi. »

Il s’inclina sur ses mains, et les baisa :

— « Il est de toi. »

Passé, présent et même déjà ce qui sera, — vient un moment, où tout paraît sur le même plan. On communie avec tous les vivants.

Cette communion est perpétuelle. C’est inquiétant. Elle est sous-jacente, elle se réalise, sans qu’on y pense, à tous les instants de la journée. On se sent glisser… Annette s’en aperçoit, au pincement de cœur que lui produit une nouvelle lue dans un journal, ou racontée : inondations, massacres en Chine, persécutions ici ou là, souffrances du monde, — ou bien ses joies (elles sont rares !)… Elles se propagent dans son sang, par tous ses membres. Avant l’esprit, le corps y participe. Le ventre — la voûte qui recouvre le champ sacré de labour — est comme une conque où se répercutent les palpitations de la terre. Le cordon n’est pas coupé, qui le rattache à l’enfant Monde. Qui touche l’enfant, touche la mère. Et les mêmes ondes les parcourent, chaudes ou glacées… Annette, la nuit, s’engloutit dans la délectation meurtrie de cette étrange maternité. Et elle murmure, les yeux fermés :

— « Petit enfant, petit enfant Monde, n’étais-tu pas mieux en moi ? Pourquoi en es-tu sorti ?… »


Les âmes du monde sont des cloches, les unes lointaines, les autres proches. Il est des jours où Annette se croit revenue à cette heure sur la montagne, où étendue près de son fils sur l’herbe rude, la menthe sauvage et la gentiane aux yeux bleus, elle écoutait monter l’angélus, de toutes les touffes de la vallée. Toutes les cloches ne vont pas du même pas. Les unes commencent, les autres finissent. Certains clochers sont éteints. L’oreille, tendue, continue de suivre dans l’espace halluciné les vibrations, après qu’elles ont cessé. La cloche de Bruno est engloutie. Annette est la seule à la percevoir encore. Et peut-être, c’est son souvenir qui en prolonge les ondes. Depuis déjà plus d’une année, Bruno n’a donné aucune nouvelle. Mort ou vivant ? Disparu dans une de ses dangereuses missions ? La dernière lettre reçue de lui parlait vaguement de son prochain retour. Depuis, de l’Inde virtuellement en état de siège, les rares amis avec qui l’on correspond semblent avoir perdu sa trace. Dans quelque ashram a-t-il fini par oublier le temps ? Ou bien, est-il sorti du temps ? Un inexplicable sentiment le ferait croire à Annette. À dater d’un jour, d’une heure précis — (mais sur le moment, elle n’a pas songé à les noter), — Bruno a cessé d’être pour elle un ami lointain, qu’on imagine marchant, peinant, sur un morceau de la rude écorce de notre terre, et dont notre cœur, qui s’inquiète, cherche à suivre les pas. Il est dans le clair-obscur de la chambre, dans l’ombre et le jour qui enveloppent chaque mouvement. On n’a même plus besoin d’évoquer son visage et sa parole. Il est mêlé à notre souffle…

Une autre cloche va s’envoler du clocher ; mais nul ne le pressent. Annette ne se doute pas que les jours de Silvio sont comptés — comptés par lui. Et cependant, elle est pour beaucoup dans la décision du jeune homme. C’est un phénomène singulier que cette femme, plus qu’à mi-corps sortie de la vie, et que l’usure du corps, la maladie, le détachement intérieur, ont éloignée de l’action, rayonne l’action, sans le chercher, sur ceux qui l’approchent. De la même façon que le sacrifice de Marc est sorti d’elle, elle qui souhaitait (quelle mère ne souhaite ?) pour son fils une longue vie paisible et pleine, — bien d’autres flammes de sacrifice s’allumeront à son feu calme, sans qu’elle le veuille. C’est justement ce détachement qui fascine et nourrit les jeunes énergies, qui s’ignorent et qui ont faim de se dévouer. Son apparente immobilité est un cratère où brûle un lac de matière en fusion. Le lac paraît sans plis, et dort. Mais on ne peut s’en approcher, sans qu’on ressente sa chaleur à la face, et elle pénètre dans les moelles. Le feu n’a pas besoin de parler. Qui le touche, il lui dit : — « Brûle !… » — La calme femme n’avait qu’à vous regarder. Si elle l’eût cru, (Qui sait ?) elle eût fermé les yeux.

Quand, seule à seul, elle écoutait Silvio, quand il lui confiait l’âpre amertume de l’exilé et sa honte du peuple qu’il avait laissé, muré dans le silence de la tombe, il lui suffisait de poser sa main sur la tête du jeune homme, assis près d’elle, le front penché, le dos courbé sous la peine : il entendait :

— « Éveille le mort de la tombe ! Ne sais-tu pas à quel prix son Risorgimento a été acheté ? Va payer ! » La bouche d’Annette restait fermée. Mais sa paume avait transmis au front l’ordre muet de l’esprit. C’était assez qu’une seule fois, le regardant, elle lui eût dit :

— « N’es-tu pas le fils de Mazzini ? »

Pas un mot de plus. Il avait relevé la tête, comme sous le baptême, qui lave l’âme obscure et qui lui rend la certitude. Il n’était plus accablé par le destin. Il voyait le sien, et il brûlait de l’accomplir.

Il prit congé de la villa de Meudon. On ne reçut plus de lui que de brèves nouvelles espacées. Indirectement, on sut que Silvio gagnait sa vie, comme interprète, dans un hôtel de Londres. Ce n’était pas pour étonner. Les exilés sans ressources acceptaient, quêtaient tous les emplois. Annette chercha, par l’entremise de Julien, à lui obtenir une aide modeste qui lui permît de continuer ses études universitaires à Paris. Silvio refusa, sans s’expliquer. Il paraissait vouloir amasser un peu d’argent. On ignorait pour quel emploi. Et ses amis insistant, il cessa de leur écrire. Il était écœuré par le piétinement bavard et sans agir de l’émigration antifasciste, par leurs éternelles discussions, leurs dissensions, leurs suspicions, par leur pauvreté d’idéalisme actif, leur verbalisme, leur vieux parlementarisme pourrissant, qui ne pouvait plus suivre la marche du monde nouveau, — et, dans toute la jeune génération d’Occident, par le scepticisme, l’esprit de jouissance, l’esprit de prudence et de compromis, la peur snobique d’être ou de paraître idéaliste, l’absence totale de sacrifice… Il était poussé, par réaction de jeune et saine vitalité, à la brûlante conception d’un acte d’héroïsme désespéré, qui souffletât la lâcheté du monde. Son romantisme poétique de jeune Shelley attardé se mariait en lui à la foi stoïque de son père spirituel : Mazzini… — Pendant un an, on perdit sa trace. Annette, seule, la cherchant, la nuit, en écoutant de son lit bruire les arbres de la forêt, avait le pressentiment, non défini, qu’un jour le fugitif ressurgirait de la forêt, pour une action inattendue.


Il y eut encore, cette année, une brève réapparition de Assia.

Elle était veuve, de nouveau. Son mari américain l’avait laissée en route. Elle usait ses compagnons sur les dures pierres des chemins, que foulaient ses talons invulnérables. Howard Drake était mort à la peine, au sortir des prisons infectes où il avait été jeté et torturé, au Pérou. On l’avait relâché, mourant du typhus. Il était seul : Assia, prévenue trop tard, avait traversé toute l’Amérique, pour arriver après qu’il était déjà sous la terre. Mais il lui avait conservé, jusqu’au dernier instant, sa pleine confiance. Il ne regrettait rien. Il lui faisait dire, en s’en allant :

— « Merci pour tout ! Assia, chérie, ne t’arrête pas, va de l’avant ! Et bonne chance à tes bonnes jambes ! »

Les jambes avaient repris leur course. Assia était rentrée, avec sa rousse portée de petits yankees, en U. R. S. S., où sa connaissance des milieux indo-américains était appréciée. Elle y avait été chargée de missions diverses. C’était au cours de l’une d’elles qu’elle avait fait escale une fois de plus, à Meudon. On l’avait revue, bronzée, brunie, durcie, la paume des mains rudes, comme devait l’être la plante de ses pieds, mais le visage sans un pli, — que, par moments, le dur froncement entre les sourcils, — la peau des joues et du front lisse et serrée, imperméable à toute épreuve du ciel et de la terre. Elle avait apporté à Vania d’étranges reliques de ses randonnées : des peaux de reptiles d’un blanc d’argent, des fétiches grotesques et terribles, un poignard à manche de corne sculptée : chaque cadeau était accompagné d’un bref récit des circonstances où elle l’avait récolté. La brièveté ajoutait encore à l’étrangeté. Mais à Annette elle offrit une boîte en laque peinte de Palekh, où les paysans artisans de Russie avaient déroulé, sur une prairie qui rappelait Byzance et Ravenne, une ronde sauvage et ordonnée.

Elle fut frappée de l’altération des traits d’Annette, que ceux qui la voyaient chaque jour ne remarquaient point. Elle prit George à l’écart, et lui intima de la prévenir télégraphiquement, à la première alerte : où qu’elle fût, elle reviendrait. George ne songea pas à s’offusquer du ton impératif : elle était, ainsi que Vania, secrètement impressionnée par le risque-tout de cette vie ; et cette femme, qu’elle n’aimait pas, lui en imposait, moins encore par ce qu’elle disait, que par ce qu’elle ne disait pas et que l’on imaginait. Non que Assia s’inquiétât de rien cacher ; elle n’avait aucunement amendé son indiscrétion de confidences, (sauf en ce qui concernait son service) ; mais elle était pressée, elle coupait le récit, d’un tranchant de mot et d’un rire brusque, au milieu d’une phrase ; et c’était juste aux moments les plus saignants. Elle laissait l’imagination surexcitée. Elle le voyait, elle voyait les yeux de Vania qui quêtaient la suite. Ses durs yeux riaient. Elle lui disait :

— « Plus tard ! Je n’ai pas le temps. Tu verras, par toi-même, plus tard. »

Elle repartit. George et Vania la suivaient encore des yeux dans l’espace, après que son sillage avait disparu. Ils s’entretinrent plus souvent de ce qui se passait dans la rouge forge de Russie. L’attention et l’amour-propre de Vania étaient éperonnés par les missives qu’il recevait, rares, brèves, torchonnées, de son demi-frère le renardeau, Waldo. Le petit bonhomme de dix ans était gonflé de sa nouvelle importance moscovite. Il parlait de « notre » Plan Quinquennal, comme s’il faisait marcher le coche. Il était « Octobrien » : (c’était le titre des bambins de son âge) ; mais il annonçait avec fierté qu’il allait passer au rang de « pionnier » : cela impliquait des devoirs austères, dont il s’exaltait comme de droits. Il avait hâte de devenir « ouvrier de choc ». Il demandait, d’un ton de pitié protectrice, quand Vania et les arriérés d’Occident se décideraient à emboîter le pas et à faire enfin leur Révolution. — Vania riait aux éclats de cette suffisance. Il voyait le nez retroussé de Waldo, criblé de grains de son, qui claironnait en reniflant, tandis que le petit Hercule, les bras tendus, portait les « quinquennaux », les Plans-kilos. Mais secrètement, il était vexé de ne pouvoir lui en servir autant. Il l’était plus encore de l’enseignement polytechnique de travail, que Waldo recevait, à son école moyenne de Moscou. Le lycée de Vanves lui paraissait vieux jeu. Bien qu’il eût obtenu de prendre, en dehors, des leçons de menuiserie, ce n’étaient pas les conditions de travail vivantes (concrètes, comme ils disaient là-bas), et le compagnonnage de ces ateliers, où Waldo et ses camarades apprenaient la technique du bois, du cuir ou du métal, en produisant des objets utiles à la communauté. Là-bas, on ne jouait pas à l’ouvrier, on naissait ouvrier, et on coopérait, depuis l’enfance, à la grande œuvre. C’est que là-bas on était, tous ensemble, un même corps. Et Vania les enviait, lui le petit individualiste, fils, petit-fils, arrière-petit-fils d’individualistes ! Son sain instinct — et peut-être bien, sa secrète confiance en sa force — lui soufflaient que, dans ce grand corps d’une vigoureuse communauté, son individualisme ne s’en trouverait que plus au large, et qu’il saurait bien le remplir tout.

Il demanda à George, qui les ignorait, de l’éclairer sur les théories Marxistes et sur leur application en Soviétie. George se mit sérieusement à les étudier, et elle y prit de l’intérêt. Elle avait trop de jovial bon sens et de scepticisme français, pour s’enrôler dans une cause politique aussi extrême ; mais d’autre part, elle était complètement détachée de tous les risques que n’importe quel bouleversement social pouvait faire courir à elle et aux siens, — surtout au « sien », à son avoir. Les risques font la moitié du plaisir qu’on goûte à vivre. Elle commença tranquillement à traduire de l’allemand, et puis du russe qu’elle apprit, pour son plaisir et celui de Vania, une série de brochures subversives, qu’on lui proposa d’éditer et qui firent sursauter ses parents et amis bourgeois. Elle se fit une réputation de propagandiste de Moscou. Elle n’en rit que mieux. À ceux qui l’excommuniaient, à ceux qui l’annexaient, elle faisait la nique, également. Elle restait libre et au repos dans le sans-repos, dans l’incertain, dans l’ « Advienne que pourra ! » — et sans l’étai du : « Fais ce que dois ! » de monsieur son père… « Pauvre papa !… » Lui qui risquait, délibérément, pour ses opinions, beaucoup plus que sa fille, il avait toujours besoin de se cramponner à un « devoir », à une ombre d’absolu, une survivance de sa foi religieuse défunte. Il ne pouvait comprendre que sa fille circulât, fraîche et allègre, dans le changement perpétuel, dans le fluide et le relatif de ces temps, comme un poisson dans une rivière…

— « Au jour le jour ! Je m’accommode à tous les jours. Et s’ils m’apportent le : « Patatras ! », je saurai bien me retrouver sur mes pieds. Je connais le ski, je sais sauter. Saute, société !… »

L’humanité des siècles d’ordre s’épouvante, à la seule idée des catastrophes qui guettent l’espèce, au carrefour. Elle ne pense pas que l’espèce mue et s’adapte aux catastrophes, comme à l’ordre. Ainsi que sa peau apprend à se contenter de la morsure du gel polaire et du gril au soleil de l’équateur, il s’établit une harmonie entre les circonstances catastrophiques et la faune humaine qui y prend vie. Où les vieux meurent, faute de poumons assez flexibles pour respirer, les jeunes s’ébattent gaillardement. Et peut-être que l’ordre respirable de leurs pères serait, pour eux, l’asphyxie. Vingt dieux ! George et Vania n’eussent pas échangé, contre le plus élyséen des climats, celui de leur temps chargé d’orages, et leurs coups de vents !

Ils ne font pas la tempête, les oiseaux qui volent dans la tempête. Mais elle les fait. Elle leur est le climat ordinaire. Là où le thermomètre, pour ceux d’hier, marquait la fièvre, ils réalisent leur température normale. La raison, apprise de ceux d’hier, est entraînée aussi par la tempête ; elle a franchi le seuil d’hier, et d’un bond elle atteint à d’autres conclusions. L’esprit aurait beau vouloir demeurer indépendant de la bataille, le tempérament a pris parti, avant que la conscience l’ait compris. Quelque absurde que paraisse à George l’idée de lutte de classes, elle se trouve de l’autre côté de la barricade, sous le drapeau « prolétarien », quand elle continue encore à railler ce nom de « prolétaire ».

Et vint un soir où, Annette faisant un court voyage à l’étranger, pour consulter un spécialiste du cœur, George et Vania, qui l’accompagnaient, l’avaient laissée à l’hôtel, pour flâner dans les rues. Annette les vit rentrer, surexcités, les yeux flambants, George riant d’un rire provocant ; Vania, le poing levé, montrait une balle de mitrailleuse qu’il avait ramassée sur une place, où brusquement, sans sommations, la force armée avait tiré sur une foule, sans armes, de manifestants. Et George dit :

— « Elle servira, la prochaine fois, contre l’ennemi ».

« L’ennemi ? » Il en est donc un, pour George ? Elle a choisi ?… — Elle, non. C’est lui, l’ennemi, qui a choisi ! Quand on voudrait nier le concept de classe, il vous est brutalement imposé par une classe dominante, dont on faisait peut-être partie par la naissance ; mais on s’en expatrie et on la secoue comme la boue de ses souliers, lorsqu’on la voit qui, pour assurer ses profits et ses fraudes, ne pouvant plus se suffire des lois sur lesquelles reposait sa démocratie, viole les lois, renverse elle-même sa démocratie, et fait appel à la mitraille et aux tribunaux d’exception, — ou aux Duci, aux renégats du socialisme, qui, sortis du peuple, en ont la rude mâchoire et l’encolure, qu’ils vendent au service des maîtres affaiblis : — (après que le peuple sera maté, ils régleront ensemble leurs comptes !) — La démocratie s’est trahie. Elle a déchiré, d’elle-même, le mensonge d’un régime qui se targuait de « libéralisme », tant que ses abus pouvaient librement s’exercer. À présent qu’il faut la force pour les assurer, le « libéralisme » se fait fascisme. La déclaration de guerre est jetée. Et c’est le parti de l’ « ordre », qui la lance. Ordre contre ordre, force contre force !…


Annette envisageait nettement les dangers et les souffrances qui attendaient ceux qu’elle aimait, — ses enfants, ses amis, les siens. On n’était pas sans le lui rappeler. Le Dr Villard, Julien Davy. Ils étaient surpris de sa tranquillité. Elle ne trouvait pas que ses enfants fussent tellement à plaindre !… Philippe Villard, irrité, ne lui cachait pas que son parti ne ferait pas grâce à Annette et à son parti. Elle l’entendait bien ainsi ! Mais ils savaient qu’ils seraient morts tous les deux, avant le combat. Et ils se défiaient, avec un sourire de guerre et d’amitié.

Le pessimisme habituel de Julien Davy était renforcé. À son dernier retour d’Amérique — (c’était au lendemain du cyclone hitlérien ; le socialisme s’était écroulé en Allemagne, comme un château de cartes ; les chefs s’étaient rendus sans combat : la défaite des défaites !…) — Julien exprimait son anxiété de l’écrasement qui menaçait les libertés d’Occident… Annette se montrait calme et souriante. Elle ne jugeait pas comme un malheur irrémédiable que ce que l’on défend subît une défaite. Le malheur irrémédiable serait que cette défaite fût acceptée…

— « Elle ne le sera point par moi et par ceux que j’aime, par mes enfants, par mes amis, mes compagnons, — par vous, Julien. Alors, pourquoi nous troubler ? Nous ne sommes plus des gamins qui ont besoin que ce qu’ils souhaitent, ils le tiennent dans leur main. Dix ans, vingt ans, cent ans ne comptent point pour notre volonté. Si nous savons ce qui est juste et qui doit être, nous savons aussi que cela sera. Ce qui est inscrit dans notre esprit, c’est un destin. Par notre vie, par notre mort, il s’accomplit. Et plût au ciel que je pusse vivre encore assez pour lui donner ma vie en sacrifice ! Je sais du moins que les miens sauront donner la leur, avec la même joie que j’y mettrais. Morte ou vivante, j’y participerai… « Quos non accendam ! … » Il n’est que de nourrir, en ceux qu’on aime, l’énergie et la foi. Les disgraciés sont ceux-là seuls dont l’énergie n’est pas égale à la foi (la foi est faible, en ce cas !) — ceux qui n’ont rien à quoi se sacrifier. L’époque est dure, elle est cruelle, mais elle est belle pour les forts. Et peut être fort le plus débile physiquement. Il faut être à la taille de son temps. »

— « Alors », dit Philippe, « pourquoi avez-vous joué la pacifiste ? Pourquoi avez-vous, pendant les années de guerre, manifesté l’horreur pour la guerre ? »

— « Parce que j’ai horreur de la déraison. Parce que cette guerre des nations était fondée sur le mensonge et la stupidité. Parce qu’elle était une régression vers le passé. Je plains les millions de victimes, avec douleur, avec révolte. Mais ce ne sont pas tant leurs sacrifices qui m’indignent que le non-sens de ces sacrifices. Là où il s’agit de sauver vraiment la communauté humaine et son avenir, il ne s’agit plus de sacrifices… « Non, ce n’est point un sacrifice ! », comme chante Alceste. On sait, on croit, on aime, — et on se donne. »

— « On donne les autres ! »

— « Non. Je mets les autres en état de discerner ce qui vaut qu’on se donne. Mais qu’ils soient libres de décider ! »

— « lis ne le sont plus, dès l’instant que vous jetez dans la balance vos passions… »

— « Ma raison… »

— « Votre raison, soit ! C’est la plus aveugle des passions. »

— « Qu’on le veuille ou non, tout est combat.
La pensée claire et la plus ferme exerce forcément son action. Elle pèse sur les décisions des âmes faibles et incertaines. On n’y peut rien ! Et il est bien qu’il en soit ainsi. Vous ne voudriez point que le plus lourd n’eût pas le plus de poids ? C’est la loi de gravitation. »

— « Vous êtes, au fond, plus inhumaine que moi. Vous êtes une pierre. »

— « Puissé-je être une de celles sur qui sera bâtie la Cité de Dieu ! »

Elle s’interrompit, avec un sourire de mélancolie.

— « Et n’oubliez pas que cette construction, je l’ai cimentée du sang de mon petit ! La pierre saigne. Elle est vivante. »

Vania écoutait, songeait. Après que le docteur Villard et Julien Davy furent partis, il demanda :

— « La Cité de Dieu »… Pourquoi dis-tu ?… Mais Mannie, Dieu, ça n’existe pas ! »

(Ni George, ni Assia ne s’en souciaient.)

C’est vrai, pourquoi avait-elle dit ce mot-là ? Elle ne croyait pas ce que d’autres entendent par là. Mais comment dire ce qui vous emplit le cœur, ce qui dure lorsque tout passe, ce qui est tous ceux qu’on aime, morts ou vivants, et tout l’amour qu’on a pour eux, la communion de tous les êtres et l’au-delà ?… Elle sourit :

— « Je dis ce que j’aime. Le reste est, ou n’est pas, s’il lui plaît. »

— « On ne peut aimer que ce qui est. »

— « Alors, c’est, puisque j’aime. »

Vania essayait de comprendre. Annette lui dit :

— « Ne te fatigue pas !… L’un croit ceci, l’autre croit cela… Ce n’a pas grande importance. Les mots sont des poteaux indicateurs sur la route. Le vent les abat, la pluie les efface. Mais cela qui compte, c’est la route ; et nous avons notre boussole… Marchons ensemble ! L’un regarde à droite, l’autre regarde à gauche. Mais on suit bravement le même chemin… « Promenons-nous dans les bois ! » Le loup y est… Droit au loup ! »

Cela, Vania le comprenait ! Et il était prêt. — Mais la grand’mère lui demeurait, ainsi qu’à George, pleine de mystère, comme les bois. Ils avaient tous les deux pour Annette le même attrait non dénué de crainte. Elle était là, toute proche — (nul être au monde n’était plus proche) — et très loin. À des moments, cœur à cœur. Mais ils ne savaient pas bien ce qu’elle pensait. Et ce qu’ils pensaient, elle ne le savait pas toujours. Ce n’était point la familiarité de tous les instants et de plain-pied, qui existait entre le petit Jean et George. C’était bien moins et beaucoup plus. Deux âges du monde, deux mondes différents. Je suppose que des croyants de nos campagnes causent ainsi avec la Bonne Dame ; ils lui confient mentalement leurs affaires ; ils la savent bonne, ils ont loi, ils l’aiment. Mais ils ne sont jamais sûrs de ce qu’il y a en elle. Il y a tant en elle, qui a été avant eux ! Ils ne déchiffrent pas tout à fait son sourire et ses yeux. Et ils ne se doutent pas que leurs yeux ont pour elle aussi des mystères. Il y a tant en eux, qui sera après elle !…

Annette, rêvant, sa fenêtre ouverte, la nuit, le jour, hiver, été, voyait se succéder les saisons. Et elles lui semblaient la même Année.


C’est en ces jours que je la revis, pour la dernière fois, seule à Meudon, dans la maison au seuil des bois. Ses enfants s’étaient envolés. Ils couraient Paris et la campagne. Ils restaient, des journées, absents. George avait d’abord quelques scrupules ; mais Annette les leva : (ils ne demandaient qu’à l’être !) Elle engageait les Geschwister[8] à profiter des beaux jours du printemps pour excursionner dans l’Île-de-France sur leurs bicycles, ou sur leurs pattes, coucher en route dans quelque village, ou, si le temps et le lieu le permettaient, à la belle étoile, et revenir le lendemain. Elle restait seule, dans la maisonnette, écoutant, la nuit, les aboiements lointains des chiens. Elle ne se sentait pas abandonnée. Elle suivait par la pensée ses vagabonds. Leurs jambes, leurs bras, leurs yeux, jouissaient pour elle de la vie qui s’en allait, la renouvelaient…

Je la trouvai très fatiguée, trop fatiguée pour sortir même dans son jardin ; elle était à demi étendue, au petit balcon de sa chambre. Bien que ses yeux très myopes, où déclinait la vue, comme un long soir, ne pussent pas distinguer les passants sur la route, elle me reconnut, avant que j’eusse franchi le seuil du jardin. Elle dit mon nom, et, me saluant de la main, elle dit :

— « Montez ! »

Il n’y avait personne, au logis : la petite bonne était sortie, sans avertir ; et je fis reproche de cette imprudence. Mais elle me pria de ne pas gronder la fillette : on entendait, je ne sais pas où, ronfler au loin les orgues mécaniques de carrousels, les bruits d’une foire ; et naturellement, autour des chevaux de bois, comme des mouches, bourdonnaient garçons et filles ; la petite avait filé les rejoindre…

— « J’en aurais, à son âge », dit Annette, « bien fait autant ! »

— « Mais si vous aviez besoin de quelque service ? »

(Je ne voulais pas dire : « de quelque secours » ; mais elle comprit) :

— « Qu’est-ce qu’une vieille femme peut avoir à craindre ? Je n’ai plus rien, rien que mes rêves. C’est l’avantage sur la jeunesse. On était chargé d’un tas de biens, qu’on a beau faire, on perd en route, et qui vous tenaient pliée en deux, sous le fagot. Aujourd’hui, on peut tout me prendre, même ma coque : j’en suis sortie, je n’y tiens plus que des orteils, comme de ces socques… » (Et elle en sortit un pied nu). « On est tellement mieux, au dehors ! »

— « Restez dedans, encore un peu ! Ne rejetez pas vos amis ! C’est nous qui sommes aussi vos socques. »

— « Vous êtes les miennes, et je suis les vôtres. Oui, l’on se vêt et l’on se chausse, toute sa vie, de ceux qu’on aime : de ses parents, de ses enfants, et de ses amis, et de ses amants, et de cette bonne vieille terre — regardez-la ! — qui vous souffle sa chaude haleine de printemps, — de tout cela qui vous tient au corps : bêtes et gens, — et c’est quelquefois bien encombrant !… Mais je m’en vas. Il n’y en a plus pour longtemps. »

— « Ne soyez pas si insolente de nous en étaler votre contentement ! »

Elle rit, et dit :

— a Je vous demande pardon. Mais, mon ami, je vous laisse votre part de contentement. Je ne prends pas tout. Vous vous en irez aussi. Vous vous en allez. Et tout s’en va, de ce que nous aimons, — cette bonne vieille terre, également. Non, nous ne sommes pas des égoïstes ! Pas de traitement de faveur ! Ce qui vaut pour l’un vaut pour tous. Égalité ! »

— « Démocrate ! »

— « Non ! Communiste — jusque dans la mort ! »

— « L’un avec tous. »

— « Oui, l’un dans tous. »

— « Mais où trouverez-vous alors la délivrance, le dévêtement de tout ce monde qui vous engaine ? »

— « Dans ma rivière… Comme c’est curieux ! »
(En me parlant, elle avait fermé les yeux, et nous restâmes quelques secondes, pas plus de quinze, dans le silence…)

— « …Je viens de sombrer dans le passé. J’ai revu, je revois (Dieu ! que c’est loin !) un étang rouge, an milieu des bois[9]. Je m’y baignais, j’ai retrouvé, dans son eau d’or, la vase qui colle sous mes talons et les lianes grasses autour de mes cuisses… (Non, vous ne pouvez pas comprendre !…) J’ai bien failli m’y enfoncer, il m’en a fallu de la peine, jusqu’à ce que l’écluse fût ouverte !… Comment ? Je ne sais… Sûrement pas par mes seules forces. Seule, je n’aurais pu… Mais elle s’est ouverte, et le flot de l’eau morte s’est écoulé, le flot de l’eau d’or, de l’eau qui dort, — et moi, dedans, — s’est écoulé dans l’eau vivante, dans la rivière. Et la rivière s’écoule vers la mer. Je suis sauvée… »

— « Oui, c’est le bonheur, de trouver sa pente. La vie n’a pas d’autre objet. Et quant au reste, quant au but, la rivière se chargera de nous y porter. Il n’est que de se fondre avec elle. S’unir avec le flot des vivants. Rien qui stagne ! La vie qui marche… L’en avant ! Même dans la mort, le flot nous porte. »

Elle me prit la main :

— « Même dans la mort, nous serons devant… »

Je la quittai, sur cette promesse. En me levant, — (elle s’excusait de rester étendue sur la chaise longue) — je lui remis au pied une de ses socques qui était tombée, et je lui dis :

— « En souvenir de notre entretien, vous me les léguerez, si la première vous partez ? »

Elle me dit :

— « Emportez-les ! »

Sur le chemin de la forêt, je rencontrai, m’en retournant, George et Vania, qui rentraient. Ils étaient rouges et dorés par le soleil. Ils me reconnurent, et je vis bien qu’ils vivaient honte que j’eusse trouvé Annette abandonnée à la maison. George s’excusait maladroitement, avec un gros rire gêné. Mais je ne voulus pas gâter leur bonheur. Je dis :

— « Nous nous sommes très bien passés de vous !… »


Elle vient, l’heure, quand la vie s’achemine vers sa fin, où, par éclairs, les extrêmes s’identifient : le mouvement vertigineux et l’immobilité sont le même. Le cercle de l’être s’achève. Les deux bouts disjoints se réintègrent. Et le serpent de l’éternité se mord la queue. On ne sait plus ce qui est l’avenir et ce qui est le passé, puisqu’il n’est plus commencement ni fin. Ce qu’on vivra, on l’a vécu.

Quand cette heure vient, il est grand temps de faire son paquet. Le paquet d’Annette était fait, lorsque passa le jeune fourrier, qui lui frayait le chemin. Une matinée du 26 juillet, le facteur lui apporta une enveloppe, sur laquelle s’envolait la grande écriture de Silvio. Il y avait dedans ces mots :

— « Louange à Sainte-Anne, afin qu’elle loue le Seigneur ! »

Et au dessous :

— « Benedica suo figliuol’, ô gran Madré ! »

( « Ô grande Mère, bénis ton fils ! » )
avec une boucle de ses cheveux.

C’était en effet le jour de la Sainte-Anne. Nul n’y songeait dans la maison, déshabituée des panthéons ; mais la cloche italienne réveilla dans la mémoire d’Annette le tintement lointain de celles qui sonnaient, dans sa petite enfance, son anniversaire, — et les images de fresques florentines, qu’elle regardait, au bras de Marc. Le ciel d’été avait, autour des bois de Meudon, la clarté mate de ces « tondi » [10] de Pérugin, où se détachent sur fond d’argent les silhouettes fines et fières des jeunes arbres, comme des jeunes gens. George et Vania étaient encore partis en course, pour tout le jour. Annette resta seule jusqu’au soir. Elle caressait entre ses doigts la boucle de cheveux châtains. L’étrange offrande ! On eût dit de la bête offerte au temple. Elle bénit le front d’où la boucle avait été prélevée.

Elle éprouvait dans le bras gauche et la poitrine une pesanteur, qui lui causait une angoisse vague. Elle n’en ignorait pas la cause. Mais elle voulut profiter de ce que ses enfants étaient absents, pour faire dans la maison quelques rangements. Quand ils étaient là, ils s’instituaient ses mentors sévères ; George, avertie par le docteur Villard, lui défendait de se fatiguer. Annette, en général, était docile. Il y a une douceur, quand on est vieux, à se laisser morigéner par des jeunes qui vous aiment. Mais à leur désobéir, quand on le peut, on a toujours, quel que soit l’âge, un plaisir malicieux d’écolier…

Annette s’en donna, de n’être pas surveillée ! Après avoir bien remué tous ses tiroirs et ses armoires, après avoir monté et descendu son escalier, cinq ou six fois, de la cave au grenier, — quand elle était déjà bien lasse, elle voulut faire le tour de son jardin, inspectant tout, se baissant pour nettoyer et caresser ses plantes préférées, tâter le sol, et, quand elle le trouvait sec, faisant voyage entre la pompe et les petites assoiffées. Elle en fit tant qu’une douleur la prit au cœur ; elle dut lâcher l’arrosoir, et elle s’assit sur le gravier, serrant ses bras contre sa poitrine ; elle ne pouvait plus respirer, la douleur l’envahissait ; elle eut la sensation de mourir ; elle regardait sa main pâle, d’où le sang s’était retiré, et il lui semblait qu’elle allait aussi s’en arracher. Elle avait mal, mais non regret de ce qu’elle avait fait. Elle pensait :

— « Si c’est la fin, c’est mieux ici… »

Elle entendait, autour de sa tête, les abeilles, — et, dans le ciel, le bourdonnement d’un avion… Et, dans tout son corps, son cœur immense… Il était près de se briser. La bouche ouverte, vers le ciel, les yeux fermés, dans ses oreilles s’amplifiait le grondement de l’avion. Il devait passer au-dessus de sa tête… Quand elle rouvrit les yeux, il avait disparu derrière la masse des forêts ; le grondement et la douleur s’atténuaient ; des gouttes de sueur lui coulaient aux tempes. À grand effort, elle se releva et elle rentra. Elle ne voulait pas que ses enfants, à leur retour, eussent connaissance de son incartade. Au seuil de la maison, elle se retourna. Ses pieds, ses mains prirent congé de sa bonne terre :

— « Bonsoir, ma terre ! Non pas adieu… Je te retrouverai… »

Elle se coucha. Peu après, George et Vania rentrèrent. Mais dès avant de les avoir vus, l’oreille d’Annette s’étonnait. Elle n’avait pas de loin, comme de coutume, happé l’approche des voix joyeuses.

Ils vinrent droit à sa chambre, ils ne virent point sur sa face les traces du combat qui s’était livré, ils ne lui demandèrent pas comment elle allait, ils étaient en proie à une exaltation muette. George tenait à la main des journaux ouverts. Elle dit, d’une voix rude qui refoulait un étranglement :

— « Il est tombé sur Rome, du haut du ciel ! »

Annette demanda.

— « Qui ? »

(Avant d’avoir compris, elle savait.)

Jean, essoufflé, cria :

— « Silvio ! »

Annette prit les journaux ; mais dans le crépuscule de la chambre, qu’elle ne voulait pas dissiper, de peur qu’en allumant ils ne remarquassent ses traits tirés, ses yeux fatigués lisaient mal : — assez pour deviner, dans les grandes lignes, la folle épopée du jeune Icare, qui, pénétrant au cœur de l’Italie, avait osé affronter, jusque dans son repaire, le tyran qu’il haïssait. Malgré la flotte aérienne de l’ennemi, il avait survolé Rome en avion, jetant à poignées sur le « Senatus Populusque… » enchaînés les proclamations qui les appelaient à la révolte et souffletaient le dictateur terré dans son palais fortifié. Annette rendit à George les journaux, et lui dit :

— « Lis ! »

George les passa à Vania. Vania lut, de sa voix de gamin qui mue, — une voix qui se hâte et qui bute, à la fin des lignes, avalant sa salive de travers. Il avait des intonations emphatiques et puériles ; la joie perçait sous l’émotion. George se taisait, le front baissé, comme stupéfiée. Annette fermait les yeux pour mieux entendre… Elle entendait gronder l’avion… Le journal antifasciste italien de Paris publiait le testament de Silvio, que celui-ci avait jeté à la poste de Nice, quelques minutes avant de s’envoler pour « l’autre rive ». Il la prévoyait, il l’annonçait, c’était la mort qu’il cherchait. Il voulait, par ce sacrifice, racheter la honte et rallumer la flamme « du peuple de Mazzini ». Il redisait les mots — (Annette tressaillit ) — qu’elle lui avait dits. Et il disait ce qu’elle n’avait pas dit, — elle le reconnut pourtant, car elle savait qu’il l’avait lu dans sa pensée…

— « Pourquoi si pauvre en héroisme, la terre qui fut celle du Risorgimento ? Parce qu’elle attend l’exemple du don de soi, de l’immolation volontaire, la rosée de sang qui annonce l’aube rouge. Ô Gioventù, affamée de vivre, jeunesse, à toi, de renoncer ta vie, de te dépouiller de tes espoirs, des joies, des peines de ton avenir, de les offrir en holocauste expiatoire ! Ce n’est pas le meurtre qui délivre, c’est le sacrifice. Je tue le tyran plus sûrement, en lui jetant le défi de ma mort à la face, qu’en tuant le chien qui tremble dans son chenil… Lève-toi, peuple ! Tu ne connais pas ta puissance. Même sans combat, les bras croisés, si tu dis : « Non ! » le tyran tombe… »

L’avion avait semé la parole sur le Forum, où Cicéron flétrit Antoine, qui le tua ; et dans la nuit, il disparut, pourchassé par la meute aux ailes d’acier. Depuis, on ne l’avait plus revu…

Vania avait fini sa lecture. Il brûlait de continuer à parler. Mais le silence des deux femmes l’intimidait. Il essaya. Nulle ne répondit. Elles songeaient, chacune immobile, dans la nuit. Il se tut aussi. Après quelques minutes, de son lit, Annette dit :

— « Allez dormir, mes enfants ! »

George se leva. Ils la quittèrent, sans avoir allumé la lampe.

Jean se coucha. George s’était enfermée dans sa chambre. Le chaud silence emplissait la maison. Les bois se taisaient. Dans la nuit d’été phosphorescente, monta le chant du violon. Annette et Jean retenaient leur souffle pour écouter. Il cheminait, d’un pas d’abord incertain, qui s’arrêtait sur une question, attendait, reprenait, attendait ; puis, il s’assura peu à peu. et il parut reconnaître sa route ; il reprit sa phrase du début et la déroula tout entière. Elle était grave, mais sans tristesse ; et bientôt sa ligne nue, qui ondulait comme une branche, fleurit de jeunes variations, claires et riantes, ainsi qu’un cerisier au printemps. Le vent passait dans les rameaux ; ils s’égrenaient en pluie d’arpèges. Revint le thème, nu. Sa silhouette pure et fière semblait un largo de Haendel…

Le violon se tut. Vania dormait, la joue appuyée sur son bras. George se déshabilla dans la nuit, le corps tout chaud et l’âme fraîche, détendue ; elle ne cherchait pas à raisonner ce qui se passait en sa pensée ; le violon s’en était chargé : c’était une affaire réglée, tout était bien… Elle s’endormit, de son grand souffle régulier.

Annette veilla, une fois de plus. Mais cette fois, elle ne veilla pas en vain. Le Visiteur allait passer…

Elle pensait à ses fils égorgés — Marc, Silvio — agneaux de Dieu. Ils s’étaient offerts au sacrifice. Elle les avait offerts. Elle avait beau s’en défendre, chercher les preuves dans sa mémoire qu’elle n’avait rien dit pour les pousser, qu’ils avaient agi sans elle. Elle savait bien que c’était d’elle qu’était issu l’élan de leur sacrifice. Sous son regard, qui voyait leur chemin bien avant eux, ces deux enfants, ces violents, presque malgré eux, s’étaient offerts au couteau. C’était comme si, de ses propres mains, elle les avait portés sur l’autel.

— « Dieu d’Isaac, qui l’as sauvé, tu n’as pas sauvé mes enfants ! Il te fallait ces victimes. Es-tu content ? »

Mais le dieu n’était pas rassasié. Elle le savait. Elle savait qu’il en attendait d’autres… Qui, encore ?

— « Tout ce que tu as. Tous les tiens. »

Elle faisait vainement effort pour ignorer que ce garçonnet qui dormait là, derrière le mur, tout à ses jeux et à ses rêves de la journée, — que cette grande fille, saine et joyeuse, qui narguait les passions du monde et les idées hallucinées, — iraient tout droit aux coups de feu, à la bataille de demain, — ainsi que son autre fille de Russie, qui s’était enrôlée dans la grande Armée. Ils étaient tous voués à la mort exaltée dans la flamme. Et cette flamme, elle avait, aveugle, jour après jour, travaillé à l’allumer. Elle qui voulait en réchauffer le cœur de ceux qu’elle aimait et les grouper autour, comme d’un foyer, elle avait mis le feu à son logis. La flamme, que dans son sein elle nourrissait et qui, en elle, montait droite, l’illuminant sans la consumer, avait fait fondre, autour, les murs, et propagé en d’autres âmes l’incendie. Sa mission avait été, à son insu, de porter dans ses mains calmes, pour éclairer sa pensée, la torche de l’action, que d’autres mains avaient saisie, et que le vent rabattait sur sa propre maison… L’Âme Enchantée et sa couvée, comme le phénix, étaient destinées au bûcher. Gloire au bûcher, si de leurs cendres, comme du phénix, renaît une plus haute humanité !…

— « Brûle-moi donc, avec les miens ! L’heure est venue. Bourreau, je tends mon cou à ton couteau… »

Et elle sentit qui s’enfonçait dans sa poitrine, le couteau. Une douleur atroce et fulgurante la transperça, du cœur au cou. Elle serra ses poings sur sa blessure, pour ne pas crier. Il y avait dans la férocité de la douleur une joie exaltée à prendre sa part de l’holocauste de ses fils. Elle appuyait, avec ses poings, sur le manche du couteau…

— « Enfonce !… »

Jusqu’à ce que, les dents serrées, dans un spasme, elle s’évanouît…


Ce fut l’enfant qui, avec l’aube, s’éveillant, entendit l’étrange murmure qui s’exhalait de la chambre a côté. Il fut quelque temps avant de comprendre. Il lui semblait, dans la demi-torpeur, qu’une bête blessée rôdait autour de la maison. Puis, il prit peur, il sursauta, il appela George. George dormait solidement, la tête au mur, contre lequel s’appuyait le lit d’Annette. Vania la secoua. Elle résistait : quand George était au pâturage de sommeil, il lui fallait être rassasiée. Mais aussitôt que s’entre-bâilla la porte de ses sens, fermée à clef, toute la conscience rentra, d’un coup. Elle se jeta du lit, avant d’avoir encore soulevé ses lourdes paupières, et elle courut, tâtant les murs, comme une aveugle, auprès du lit d’où montait la plainte.

Annette était dans l’inconscience, elle ne savait point qu’elle gémissait. George s’épouvanta de l’altération de ses traits. Du premier regard, elle évalua l’issue fatale de la bataille. Elle ne perdit pas de temps. Philippe Villard fut mandé ; et Vania courut porter au télégraphe une dépêche pour Assia. Quand le docteur arriva, il n’eut guère de prescriptions à ajouter à celles que George, experte, avait d’elle-même exécutées : réactions brûlantes ou glacées. Son froid regard de vieux athlète, habitué du ring, qui lit d’avance les péripéties du combat, jugea qu’il était inutile de tourmenter celle qui luttait dans sa nuit : la partie était perdue. Il lui eût plutôt raccourci le chemin, comme il le ferait pour lui, quand il se verrait ainsi vaincu. Mais Annette avait refusé son offre, quand, par avance, il la lui avait faite : elle interdisait qu’on disposât de sa volonté, tant qu’il lui resterait une goutte de vie, — cette goutte fût-elle une mer brûlante de souffrance…

— « Je ne permets point qu’on interrompe le combat. Mien est le combat. Laissez-moi seule !… »

Il la laissa. Sa grande main, aux doigts de fer, qui savaient être de velours, prit, sous les draps, les pieds d’Annette, déjà froids, et les serra avec tendresse…

— « Reposez-vous !… Adieu, Annette… »

La nuit suivante, un avion s’abattit près de Meudon. Un oiseau fiévreux frappa aux vitres. George ouvrit… Assia… Elle arrivait à tire-d’aile. Le télégramme l’avait atteinte dans la ville Scandinave, où elle était en mission. Elle était partie sur-le-champ. Peu lui importait ce qu’elle risquait, — et des deux parts : elle était, en France, à peu près sûre d’être arrêtée et expulsée ; et le Parti ne lui pardonnerait pas de compromettre, pour un caprice ou une passion, son caractère officiel ou officieux. Mais l’individualisme a beau se mettre sincèrement en service commandé : rien ne brise ses brusques élans, et nul ne peut — même lui — les prévoir. L’acte avait, chez Assia, devancé les réflexions. Elle ne les retrouva qu’une fois installée au chevet de la mourante. Advienne que pourra ! Elle avait tenu parole…

— « Mère, je suis là. Je t’accompagne jusqu’au tournant… »


Elle promettait ce qu’il n’est au pouvoir d’aucun de tenir. La dernière heure n’a point de compagnon. Annette cheminait seule la fin de sa route. Elle était enveloppée, comme les dieux dans les combats de l’Iliade, d’une brûlante muraille de fumées. Ceux qui se penchaient sur son corps couché, ne la voyaient pas, ils ne voyaient que la muraille, derrière laquelle elle cheminait. De loin en loin, l’épaisseur d’ouate s’amincissait ; il se faisait une trouée ; Annette apercevait, par la fente, les objets… Tout, autour d’elle, était objet… La voix de ce garçonnet, qu’elle ne voyait pas, (mais il était ici, tout près de sa tête, elle n’aurait eu qu’à la tourner, elle n’essayait pas…) n’éveillait plus en elle une émotion… Il est, il est. C’est un objet… La trouée de fumée se referme. On entend encore la voix, au travers… Comme il est loin ! Comme tout ce qui vit est déjà loin !…

Elle projetait le brasier du dedans de son corps dans le dehors. Les préoccupations de son esprit, aux jours d’avant, s’objectivaient, avec les phénomènes de la fièvre qui, sur-le-champ, interprétés dans le sens du rêve que l’imagination composait, prenaient leur place sur la scène… Elle se croyait revenue dans son appartement de Paris. Paris brûlait… Les bruissements, les grondements des artères étaient des décharges d’artillerie et les crépitements du feu. On se battait dans la rue. Et sa gorge qui suffoquait reconnaissait le goût âpre des fumées. Par la fenêtre ouverte, elles se rabattaient devant ses yeux. L’incendie gagnait, rampait, léchait le mur de la maison… Annette ne s’étonnait pas que le visage de Assia fût penché sur elle. Elle rattachait sa présence à celle de la Révolution. Que Assia fût ici lui paraissait naturel. De la distance d’où elle regardait, celle d’Oslo à Paris ne comptait guère plus que de l’une à l’autre chambre. Toute la terre était sur le même plan.

Mais la distance aussi était tombée entre le masque de la vie : — ces yeux, ces bouches, ces mains, ces gestes, ces mots, — et le spectacle interdit des pensées que les vivants cachent aux autres et à soi. Une extraordinaire lucidité lui faisait lire, par éclairs, au fond des êtres, séparés d’elle par un rideau. Dans cette fille bien-aimée, qui veillait auprès de son lit, elle palpait, dans la nuit, une âme hostile, qui, malgré Assia, l’envahissait. Mais elle réintégrait, en les transposant dans son rêve, tout ce fond des âmes, qu’elle touchait. Elle imaginait que le feu montait dans la maison, et que ses enfants l’abandonnaient. Elle voyait George et Jean, qui s’échappaient par la fenêtre et par les toits : George apostrophait les assaillants, elle semblait une Liberté de Delacroix sur la barricade, une Révolution aux jeunes seins, qui chante et gronde ; et auprès d’elle, le gamin armé, qui rit… Assia, seule, s’obstinait à ne point la laisser ; mais elle était impatiente que ce fût fini, et dans son cœur, elle répétait :

— « Dépêche-toi donc !… »

Et la mourante, tâchant de remuer les lèvres, pensait dire (mais aucun son articulé ne sortait) :

— « Je me dépêche. Mais mes vieilles jambes ne vont pas vite. Ne m’attends pas ! Va-t’en, ma fille !… »

Assia écartait, d’une main lassée, les hideuses pensées. — Elle avait voulu, malgré sa fatigue, veiller Annette ; elle avait forcé George et Vania à se reposer ; elle était seule avec la mourante ; et Dieu sait quel attachement passionné elle avait pour Annette ! C’était la seule femme au monde qu’elle eût aimée. Elle aimait en Annette, Marc. Elle aimait en Annette, la mère, — plus sa vraie mère que celle de son sang. Elle aimait l’amie, elle aimait celle qui lui avait fait confiance, qui avait remis aux mains de l’étrangère, de l’errante, de la rejetée, son plus précieux, son fils et le trésor de son intimité, celle qui avait eu foi en elle, plus qu’elle-même ne l’eut jamais, — qui l’avait deux fois remise sur ses pieds, en essuyant la boue de ses pieds, — celle qui l’avait sauvée. Il n’était pas sûr que, finalement, elle n’aimât pas Annette plus que Marc, et que dans Marc, ce ne fût Annette qu’elle aimât le mieux. Les deux, du moins, à l’heure actuelle, faisaient si étroitement corps ensemble qu’elle ne distinguait plus : c’est tous les deux qu’elle venait d’étreindre, avec fureur, en se jetant sur le corps en sueur de l’agonisante… Mais dans le même instant, l’âme hostile était entrée. Assia sentait la pénétrer une glaciale indifférence. Desserrant l’étreinte, elle retomba, assise à quelques pas. Elle était lasse et surmenée, de toute l’énergie dépensée durant des jours et des nuits sans repos. Elle était vidée d’amour et d’intérêt. Elle était reprise par d’autres préoccupations de la rive des vivants, dont cette mourante l’avait distraite trop longtemps ; elle pensait aux risques de son envolée, que grossissait chaque heure de plus en cette maison ; elle évaluait, d’un dur regard, sur cette face enflée, qui reposait — (qui combattait) — sur l’oreiller, le nombre d’heures qui restaient inscrites ; et elle pensait :

— « De toute façon, elle est perdue. Qu’elle se dépêche ! »

Par une férocité de rancune subconsciente, elle prit pour lire un livre brutal, qui brisait toute communion avec la femme qui haletait. Elle ne put d’ailleurs qu’en feuilleter quelques pages, les phrases lues lui restaient dans la gorge, elle les recracha. Elle ferma le livre, écœurée. Et quand elle vit de nouveau la face d’agonie, elle prit soudain l’horreur de soi et l’épouvante de son crime de pensée. Elle se jeta à genoux, et elle baisa, avec des larmes, la main qui pend, aux veines gonflées… Qu’avait-elle fait ! (Pensée est acte, devant la mort.) Au lieu de l’assister dans le dernier assaut, elle assassinait l’être qu’elle avait le plus aimée. Elle gémit :

— « Mère ! ce n’est pas moi ! Pardonne-moi ! Délivre-moi !… »

Mais le visage d’Annette restait impassible et lointain. L’agonisante avait tout perçu ; mais elle n’en éprouvait ni peine ni révolte. C’était comme si cela ne la concernait plus. Elle était seule… Autour de sa mort, le gouffre du monde se creusait ; les grosses fumées montaient de tous les corps du logis : Europe, Asie, partout les guerres et les Révolutions : l’humanité brûlait, aux quatre coins. Et le ciel même était bloqué par le bouclier des avions qui s’abattaient sur les villes asphyxiées. Hors la fenêtre de la mort, où le refuge ? L’abandon des âmes les plus aimées achevait l’étouffement dans la solitude… Mais il s’en faut que cette solitude de l’agonie consiste seulement, comme on le croit, dans l’éloignement infranchissable de ceux qui vivent et de celui qui meurt. Cette solitude a son noyau de vide essentiel dans l’éloignement de soi qui s’opère, au sein même de celui qui meurt. Annette n’était plus dans Annette. Celle qui s’éteint sur l’oreiller est seule. Son Autre, son Double a pris congé. Il était en train de déloger. Et délogeaient avec lui toutes ces fumées, ce bruit, ces cris, cette agitation, tout ce tumulte des foules et des passions, toute la bataille… Sur les ruines de la maison, les pieds de la Paix se posaient. Le corps se tendit, pour recevoir sur sa fièvre le toucher frais… Mais dans le spasme pour briser les derniers liens, le frêle cordon qui résistait, elle fut ramenée brutalement, comme un hanneton au bout d’un fil, à cette argile de douleur, d’où elle voulait s’échapper. Avant de rompre cette forme d’une âme, ce lac du cœur où l’univers s’est reflété, et de l’absorber, la Force-Mère de toute vie rappelle en celle qui va mourir, une dernière fois, la conscience aiguë de tout ce qu’elle fut : par la contraction de la souffrance et de l’effort que réclame le suprême arrachement, elle lui fait heurter cruellement les fers de lance, les tessons coupants aux murs de son enveloppe qui la meurtrit, — en long, en large, ses limites, le lit mortuaire de son corps, les parois entre lesquelles, comme une abeille, elle a bâti sa chambre de vie — soixante ans de vie, — pour qu’elle mesure enfin, à la seconde du « salto mortale », dans un éclair, l’empan de sa vie, sa raison d’être et de mourir. Le rideau s’ouvre. Hâte-toi, regarde !…


Elle regarde avidement, de ses grands yeux qui vont se figer. Ceux qui sont là, autour du lit, la croient sombrée dans la syncope. Ils ne voient pas qu’elle voit et qu’elle entend. Ils ne voient pas qu’elle est en marche, et qu’elle gravit la dernière côte. Avec elle, la souffrance montait, montait… D’un coup de lance, elle transperça le cerveau, de cette pensée fulgurante :

— « Souffrir, c’est apprendre… »

L’éclair de ce mot aveugla la souffrance même. La chair pantelante s’insensibilisa. Rien ne resta plus que les yeux — les yeux tournés vers l’en dedans — et la conque marine de l’oreille…

Elle perçoit, comme du dehors, son propre souffle qui halète. L’ouïe exaltée guette ce souffle qui s’enfle ; et il lui semble le grondement d’un train en marche… Qui est en marche ? Elle, ou un autre ? Elle ne distingue plus entre le « sien » et « l’autre ». Les poteaux-frontières viennent d’être abattus par un coup de vent. Non-moi est moi. Moi est Non-moi. Tout est une masse obscure qui s’amasse, au gouffre de la Nuit, comme un naphte compact en une citerne. Le niveau monte. La masse atteint au bord de l’orifice, elle se gonfle en bourrelet ; une seconde, elle hésite, puis déborde ; et elle croule… Le fleuve de lave croule en haut ! Les lois terrestres sont retournées. La gravitation « zieht uns hinan… »

— « Rivière suis — (c’était mon nom ; dès l’origine, mon destin était inscrit, mais il ne s’éclaire qu’aujourd’hui ; — Rivière de l’Être, Rivière des êtres, Rivière des âges, qui gravit, en serpentant, les flancs escarpés du mont. Au-dessous de moi, en me penchant, je vois les anneaux indéfinis qui se déroulent et qui s’enroulent. Et au-dessus, la tête allongée du serpent, qui s’érige, frayant son chemin, tâtant les aspérités des rocs qui surplombent, et s’y hissant. Et tout au haut, et tout au fond, au delà des cimes, l’abîme du ciel océan… » À chaque élan, dont le frisson parcourt, d’un bout à l’autre, la coulée, Annette se bande : la flèche de l’arc va jaillir…

Et ceux qui, autour d’elle, ont des yeux pour ne pas voir, voient ses mains maigres qui se crispent sur ses draps. Sous le doigt qui tâte, son pouls s’éteint ; mais elle, encore, écoute battre son cœur. Elle ne distingue plus même l’ombre de la tête de Assia, dont elle sent le souffle sur sa face ; mais elle entend distinctement les voix, qui ne se mèfient plus. Son corps, lardé de piqûres d’huile camphrée et de caféine, est extérieurement insensible ; mais l’ouïe persiste ; et, dans l’envahissement de la nuit, toute la lumière s’y concentre. Derniers murmures de la terre… Le torrent passe, comme un express, d’où l’on a vue, par la portière, les fenêtres éclairées des maisons, qu’on laisse derrière soi. Annette voudrait leur tendre les bras : ses bras sont de pierre. Elle sourit : à peine une lueur s’est dessinée aux lèvres ; mais Assia, la face collée contre la sienne, l’agrippe… La lueur est rentrée dans l’ombre. Le train est loin. La voyageuse est emportée…

Soudain, le torrent se cabre, la peau se hérisse, des rides courent sur la nappe d’eau — la nappe de sang… Et, d’un seul coup, le fleuve se fige, entier, du talon au front ; il est de fer, et il se tend, comme une échelle gigantesque, appliquée au mur du mont, une crémaillère en fonte rouge, dont chaque vivant forme un cran ; elle escalade une de ces Alpes, que les pieds d’Annette connaissent bien, qu’ils ont aimée, où ses jarrets jadis ont grimpé, avec les bataillons de sapins à l’assaut, — au delà de la frontière des forêts, — une pyramide de basalte, avec une chevelure de glaciers et une écume de nuages durs accrochés à sa crête de neige qui se recourbe, comme le bec d’un Matterhorn… Et sur l’échelle métallique, du fond du gouffre, monte un lourd pas qui fait trembler, du bas en haut, tout le métal érigé, javelot qui vibre, lancé contre le ciel. L’échelle en feu dur et congelé, geint sous le fardeau. Chaque échelon frémit du frémissement de tous les autres, qui s’amplifie à mesure que le pas se rapproche ; et tous sont, de la base à la cime, reliés par le même frémissement. Mais, pareils aux tiges d’herbes hautes d’un champ, que ploie le vent dans le même sens, tous ploient penchés vers ce qui monte, vers l’en-bas. À chaque fois que la griffe invisible mord sur un cran de l’échelle et le broie, le monde entier est incliné vers le point d’agonie, qui supporte en succombant la masse entière du Destin ; l’échelon vivant qui craque, combat et meurt pour tous ; et dans son spasme se ramassent tous les souffles des vivants. Mais aussitôt que le combat est livré et que le Broyeur invisible a passé, ne laissant derrière lui que des cendres, l’herbe, rebroussée par le vent de feu, se reploie toute dans son sillage, vers l’en-haut ; l’échelon de vie calciné vibre maintenant des combats qui se livrent au-dessus, dans l’avenir. Le courant d’être tout entier coule, de celui que la vie vient de quitter, vers ceux où s’engouffrera le courant, vers l’embouchure…

Celle qui fut, parmi les vivants, Annette, — qui ne l’est plus, pour un instant, qu’afin d’assister à son écrasement dans la cuve, voit, au travers d’une buée, monter d’en-bas le pas du Fouleur de raisins… À chaque pas de son approche, s’épaissit la buée rouge et noire… La grande Ténèbre, dans un froissement de plis, rabat sur l’âme qui sombre les deux pans de son manteau. Et l’Innommable sort du fond, avec un grondement de tonnerre. La serre s’enfonce : tout est broyé, tout est fouillé par les myriades de ses vrilles : les flancs, les yeux, la bouche, le sexe ; tout est pompé ; et c’est, dans la douleur sans-nom, la sans-nom délectation de l’accouplement mortel. L’âme écrasée, distendue, se dilate, elle fait chair avec l’Être souverain. En l’évidant, il l’incorpore :

— « Tu es mienne, et je suis tien… »

Ô plénitude ! Identité !… À cette seconde, elle comprend tout, l’au-delà du bien, l’au-delà de l’être… L’ « Erleben » total s’achève. S’achève le cycle de l’Âme Enchantée… Elle était une maille de l’échelle, jetée par-dessus le vide, à un tournant. Et quand le pas qui monte s’appuie sur elle, en la broyant, l’échelon tient bon, en tournant ; et le Maître franchit, sur l’arc tendu de son corps, l’abîme. Toute la douleur de sa vie a été l’angle d’infléchissement de la marche en avant du Destin…

— « Destin ! avance ! Merci de m.’avoir prise pour marchepied !… Et je te suis. Destin je suis. »

Le jus de la grappe, que le pied du Fouleur a broyée, suit le sillage ; la coulée de vie qui s’échappe est aspirée, dans un vertige passionné, comme par une bouche, vers l’en-haut. Une dernière fois, monte de l’en-bas, un cri d’oiseau. Vania appelle :

— « Maman !… »

Aimés ! Ô vous qui restez derrière nous !…

— Ils ne restent pas derrière nous, ils sont devant. C’est sur leurs échelons, au-dessus du mien, que le Fouleur qui monte passera. Nous qui sommes devenus son sillage, nous passerons aussi sur nos aimés, nous prendrons part à leurs derniers combats, nous les aiderons de notre étreinte mêlée à celle qui les broie. Comme nos aimés, morts avant nous, nous ont rejoints, nous ont étreints, dans notre mort. Nous faisons route ensemble. Même Rivière…

— « Adieu, Annette !… Et maintenant, j’ai compris. Nunc dimittis… »

Elle soupira. Assia, jetée sur sa bouche, y aspirait sauvagement son dernier souffle. Mais elle ne tenait plus que l’étoffe. L’Âme Enchantée avait fusé, — jet de semence dans le sillon que creuse la Mort, vers le trou du ciel, au haut du mont — la grande écluse par où s’écoule la Voie Lactée, collier des nuits, serpent des mondes, qui déroule dans la prairie de l’Infini ses anneaux d’Être…

FIN
  1. Voir l’Annonciatrice, tome I.
  2. Le chant d’Annette à la fin de L’Été.
  3. Entretiens de Schopenhauer avec Frédéric Morin, en 1858. (Revue de Paris, 1864.)
  4. Voir L’Été.
  5. Voir L’Annonciatrice, I : La Mort d’un Monde.
  6. Annette et Sylvie.
  7. Gitâ, II, 70.
  8. Frère et sœur.
  9. Annette et Sylvie : la vision du début.
  10. Tableaux ronds.