Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 5/Chapitre 2

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Mercvre de France (Tome 2p. 206-235).


CHAPITRE II


ACTIVITÉ PÉDAGOGIQUE DE L.-N. TOLSTOÏ. — FONDATION
DE L’ÉCOLE. — THÉORIES.



Léon Nikolaievitch essaya plusieurs fois de faire œuvre de pédagogue.

Dès 1849, quand il revint de Pétersbourg à Iasnaia Poliana, il installa une école populaire, en même temps qu’il établissait d’autres institutions et réformes par lesquelles il tâchait de se rapprocher du peuple.

Nous connaissons, par la Matinée d’un seigneur, de quel insuccès fut suivie cette première tentative. Lui parti au Caucase, naturellement l’école fut fermée.

Il la rouvrit à son retour à Iasnaia Poliana, quand il eut donné sa démission et après son premier voyage à l’étranger. Nous en avons déjà parlé.

Quand Léon Nikolaievitch reprit ses occupations pédagogiques, il sentit le manque de connaissances théoriques et se hâta de combler cette lacune par un voyage à l’étranger, par des lectures, par des


La Maison où se trouvait en 1862 l’École d’Iasnaïa Poliana

relations personnelles avec les pédagogues célèbres, par des exercices pratiques dans diverses écoles. Se sentant prêt, avec une nouvelle ardeur, pour la troisième fois il se remit à l’œuvre pédagogique et la mena à une hauteur remarquable.

Voici comment il raconte lui-même, dans un de ses articles pédagogiques, ses tentatives et ses préparatifs pour l’œuvre scolaire.

« Il y a quinze ans[1], quand je me mis à l’œuvre de l’instruction du peuple, sans aucune théorie préconçue, n’ayant que le seul désir d’aider directement à cette œuvre, étant le maître dans mon école, je me heurtai aussitôt à deux questions :

« Que faut-il enseigner ? et comment l’enseigner ? »

« … Parmi les gens qui s’intéressent à l’instruction, il existe, comme autrefois, les plus grandes divergences. À cette époque, comme maintenant, les uns, en réponse à la question : Que faut-il enseigner ? disaient qu’en dehors de la lecture et de l’écriture les connaissances les plus utiles à l’école primaire sont les sciences naturelles. D’autres disaient, et disent encore aujourd’hui, que cette étude n’est pas nécessaire, qu’elle est même nuisible ; autrefois, comme aujourd’hui, les uns proposaient l’histoire, la géographie, les autres niaient leur utilité ; ceux-ci proposaient la langue slave, la grammaire, l’instruction religieuse, ceux-là les tenaient pour inutiles et attribuaient l’importance principale au développement général. Sur la question : Comment faut-il enseigner ? il y avait comme maintenant des divergences encore plus grandes. On professait les méthodes les plus opposées pour enseigner la lecture, l’écriture, le calcul.

«… N’ayant pas trouvé dans la littérature russe les réponses à ces questions, je me suis adressé à la littérature européenne. Après avoir lu tout ce qui a été écrit à ce sujet, après avoir fait connaissance avec ceux qu’on appelle les meilleurs représentants de la science pédagogique en Europe, non seulement je n’avais pas les réponses aux questions qui me préoccupaient, mais je m’étais convaincu que, pour la pédagogie comme science, ces questions n’existent pas, que chaque pédagogue d’une certaine école croit fermement que les procédés qu’il emploie sont les meilleurs, qu’ils sont basés sur la vérité absolue, et il serait inutile de les critiquer.

« Soit parce que je m’étais adonné à l’œuvre de l’instruction publique sans aucune théorie ni parti pris, soit parce que je ne me contentais pas de prescrire des lois sur la façon d’enseigner, mais devenais moi-même maître dans une école de village perdu dans les champs, je ne pouvais renoncer à cette idée qu’il doit être un critérium d’après lequel on peut résoudre la question : Que vaut-il mieux enseigner et comment ? Faut-il faire apprendre par cœur les psaumes ou la classification des organismes ? Faut-il enseigner d’après la méthode phonétique, et d’après l’alphabet emprunté à l’allemand, ou d’après le livre de prières ?

« Un certain flair pédagogique dont je suis doué et surtout la participation directe et passionnée que je pris à cette œuvre m’ont aidé à résoudre ces questions, en me mettant d’un coup en contact le plus intime, le plus immédiat, avec les quarante petits paysans qui formaient mon école. (Je les appelle des petits paysans parce que j’ai trouvé chez eux ces traits de sagacité, cette forte dose de savoir, donné par la vie pratique, cette humeur plaisante, cette simplicité, ce dégoût pour tout ce qui est faux, qui distinguent en général le paysan russe). Aussitôt que je me rendis compte de leur aptitude à acquérir les connaissances dont ils avaient besoin, je sentis que l’ancienne méthode ecclésiastique de l’enseignement était surannée et ne valait plus rien pour eux, et je me mis à essayer les autres méthodes d’enseignement. Mais comme la contrainte dans l’enseignement me répugne, par conviction et par caractère, je ne les contraignais en rien et dès que je remarquais qu’ils n’acceptaient pas volontiers certaines choses, je n’insistais pas et cherchais un autre biais.

« De ces expériences, il résulta pour moi et pour les maîtres qui travaillaient avec moi à Iasnaia Poliana et en d’autres écoles et plaçaient à la base de l’enseignement la liberté, que presque tout ce qu’on écrit pour les écoles dans le monde pédagogique est séparé de la réalité par un gouffre infini et que, parmi les méthodes professées, plusieurs procédés, comme l’enseignement visuel, les sciences naturelles, la méthode phonétique et autres, provoquent le dégoût et la risée et ne sont pas acceptés des élèves.

« Nous nous sommes mis à chercher les sujets et les procédés acceptés volontiers par les élèves et nous avons trouvé ce qui constitue une méthode d’enseignement. Mais cette méthode prenait rang avec toutes les autres, et la question : pourquoi est-elle meilleure que les autres ? restait également irrésolue.

«… À cette époque je ne trouvai, dans la littérature pédagogique ni sympathie ni antagonisme, ce fut l’indifférence la plus absolue pour la question que j’avais posée. Il y eut quelques objections sur des questions de détails, sur des petites choses, mais la question elle-même, évidemment, n’intéressait personne. J’étais jeune alors et cette indifférence m’attristait. Je ne comprenais pas qu’avec ma question : Que faut-il enseigner et comment enseigner ? j’étais semblable à un homme qui, par exemple, dans une réunion de pachas turcs qui discutent les moyens de faire rendre au peuple le plus d’impôts, proposerait la question suivante : Messieurs, pour savoir de qui et combien prendre d’impôts, il faut d’abord résoudre cette question : sur quoi est basé notre droit de percevoir des impôts ? Il est évident que tous les pachas continueraient leur discussion sur les moyens de prélever les impôts et n’opposeraient que le silence à cette question inopportune[2]. »

Pendant son voyage l’école ne chôme pas. Et elle marche avec la plus grande régularité à son retour à Iasnaia Poliana, au printemps 1861, et en 1862, comme le dit Léon Nikolaievitch dans un autre passage de l’article que nous venons de citer :

« En 1862, dans l’arrondissement de dix mille âmes, où j’étais arbitre territorial, on a ouvert quatorze écoles. En outre, dans le même arrondissement il y avait une dizaine d’écoles, chez le sacristain et les particuliers. Dans les trois autres arrondissements du district, à ma connaissance, il existait une quinzaine de grandes écoles et une trentaine de petites, chez les sacristains et les particuliers.

«… Toutes les écoles d’alors, à de très rares exceptions près, étaient basées sur des contrats libres entre les maîtres et les parents des élèves qui payaient tant par mois pour les études, ou sur les contrats des maîtres avec les communes des paysans qui payaient pour tout le monde.

« Chacun conviendra, en laissant de côté la question de la qualité de cet enseignement, que ce rapport des maîtres envers les parents et les communes est le plus équitable, le plus naturel et le plus souhaitable. »

Dans un de ses articles pédagogiques, L.-N. Tolstoï donne lui-même des détails sur l’installation de l’école d’Iasnaia Poliana :

« L’école est installée dans une maison de pierre de deux étages : deux chambres sont affectées à l’école, une au cabinet de travail et deux aux maîtres. Sous l’auvent du perron pend une clochette avec une corde attachée au grelot.

« Dans le vestibule, en bas, sont placés les agrès de gymnastique ; dans le vestibule de l’étage supérieur, l’établi.

« Le vestibule et l’escalier sont pleins de neige et de boue piétinées. L’emploi du temps est affiché dans le vestibule.

« L’ordre des classes est le suivant : À huit heures du matin, le maître qui habite l’école, amateur de l’ordre et, en même temps, l’administrateur de l’école, envoie sonner un de ses élèves, dont quelques-uns, presque toujours, couchent chez lui. Dans le village on se lève avant le jour.

« Depuis longtemps déjà on aperçoit de l’école les feux des maisons, et, une demi-heure après que la cloche a sonné, dans le brouillard, dans la pluie, ou dans les rayons obliques du soleil d’automne, sur la côte de la route, car le village est séparé de l’école par un petit ravin, apparaissent les petites silhouettes noires, par deux, par trois, ou isolées, car l’instinct de troupeau, depuis longtemps n’existe plus chez les élèves. Il n’est déjà plus besoin d’attendre, et de crier : « Hé ! les enfants ! Allez à l’école ! » Ils savent déjà beaucoup de choses, et, grâce à cela, la foule n’est pas nécessaire.

« … Les élèves n’apportent rien avec eux, ni livres, ni cahiers ; ils n’ont pas de leçons à apprendre chez eux. C’est peu qu’ils n’aient rien dans les mains, ils n’ont rien non plus à porter dans leurs têtes. On ne les oblige nullement à se rappeler aujourd’hui ce qu’ils ont fait hier ; la pensée de la future leçon ne les tourmente point ; l’élève ne porte que soi, sa nature impressionnable et la certitude que l’école sera aussi gaie que la veille. Il ne pense pas à la classe avant qu’elle soit commencée. Jamais on ne fait de réprimandes, et il n’y a pas de retardataires, sauf peut-être les plus grands, que les pères retiennent à la maison pour quelque travail. Et alors le grand garçon accourt à l’école au galop, tout essoufflé. Tant que le maître n’est pas encore là, ils se réunissent, les uns près du perron, se bousculant sur les marches ou faisant des glissades dans l’allée, les autres dans les salles de classe. Quand il fait froid, en attendant les maîtres, les élèves lisent ou écrivent ou s’amusent. Les fillettes ne se mêlent pas aux garçons. Quand les garçons veulent jouer avec les filles, ils ne s’adressent jamais à une seule d’entre elles, toujours à toutes ensemble : « Hé ! les filles ! pourquoi ne patinez-vous pas ? » ou : « Hé ! les filles ! êtes-vous gelées ? » ou : « Hé bien ! les filles ! allez toutes, contre moi seul ! » Seule une fillette de dix ans, très capable, se détache du groupe des filles. Et c’est elle seule que les garçons traitent en égale, toutefois avec une nuance de politesse, d’indulgence et de réserve[3]. »

C’est dans cette école originale que Tolstoï met en pratique ses théories pédagogiques, exposées dans quelques articles qu’il édita dans la revue Iasnaia Poliana, en 1862.

Tâchons d’exposer brièvement ces théories.

Quelles sont les bases principales de son système pédagogique ? Léon Nikolaievitch l’a développé principalement dans les quatre articles suivants : Sur l’instruction publique ; Sur la méthode d’enseignement de la lecture et de l’écriture ; L’instruction et l’éducation ; Le progrès et la définition de l’instruction.

« L’instruction publique, toujours et partout, m’a semblé un phénomène incompréhensible. » C’est ainsi que Léon Nikolaievitch commence le premier de ces articles.

« Le peuple veut l’instruction et chaque individu, inconsciemment, aspire à l’instruction. La classe la plus instruite — la société, le gouvernement — veut transmettre ses connaissances à la classe moins instruite ; elle veut instruire le peuple.

« Il semblerait qu’une pareille coïncidence de besoins dût satisfaire la classe qui instruit et la classe qui s’instruit. Mais c’est le contraire. Le peuple s’oppose toujours aux efforts que la société et le gouvernement, les représentants de la classe instruite, déploient pour son instruction, et, en général, ces efforts restent infructueux[4]. »

Une des manifestations de cette contradiction, c’est la loi de l’instruction obligatoire, qui existe maintenant dans presque tous les États européens, c’est-à-dire, l’obligation pour le peuple d’apprendre à lire et à écrire, ce que, malheureusement, on tâche d’introduire chez nous en Russie.

S’il y a contrainte, c’est qu’il y a opposition. D’où provient donc cette opposition, s’il y a indiscutablement dans le peuple le besoin de l’instruction, et si partout, spontanément, il apprend et considère l’instruction comme un bien ?

« Dans ce cas, comme dans le cas de chaque conflit, il fallait résoudre les questions suivantes : Qu’est-ce qui est le plus légitime : l’opposition faite aux gens qui veulent répandre l’instruction, ou l’activité même de ces derniers ! Faut-il vaincre cette opposition ou modifier cette activité[5] ? »

Et la question, on ne sait pourquoi, s’est toujours décidée au profit de la contrainte. Mais pour exercer cette contrainte, des bases raisonnables quelconques sont nécessaires. Quelles sont-elles ? À cette question, Léon Nikolaievitch répond ainsi : Les raisons peuvent être religieuses, philosophiques, expérimentales et historiques ; puis il analyse séparément chacune d’elles.

« De notre temps, où l’enseignement religieux ne forme qu’une petite partie de l’instruction, cette question : Quelles raisons a l’école pour instruire la jeune génération d’une certaine façon ? reste insoluble au point de vue religieux[6]. »

Les raisons philosophiques aussi ne peuvent servir de bases à la contrainte :

« Tous les philosophes, de Platon à Kant, tendent à un seul but : délivrer l’école du joug historique qui pèse sur elle. Ils veulent deviner ce qui est nécessaire à l’homme et, sur ces besoins établis avec plus ou moins de certitude, ils construisent leur nouvelle école. Luther impose l’enseignement des saintes écritures dans l’original et non d’après les commentaires des Pères de l’Église. Bacon veut qu’on étudie la nature d’après la nature elle-même et non d’après les ouvrages d’Aristote. Rousseau veut apprendre la vie par la vie même, comme il la comprend, et non d’après les expériences antérieures.

« Chaque effort de la philosophie et de la pédagogie n’a d’autre objet que de délivrer l’école des éléments d’instruction que les générations antérieures ont considérés comme science, et de donner de nouveaux éléments répondant mieux aux besoins des jeunes générations. Cette idée seule, générale, qui, en même temps, porte une contradiction, se fait sentir dans toute l’histoire de la pédagogie. Elle est générale parce que tous exigent la plus grande liberté pour l’école ; elle est contradictoire parce que chacun prescrit des lois basées sur sa propre théorie, et, par là, entrave la liberté[7]. »

L’expérience pédagogique peut encore moins nous convaincre de la légitimité de la contrainte pédagogique. Sauf que l’expérience elle-même est triste, l’école étourdit l’enfant et déforme ses capacités intellectuelles. Elle arrache l’enfant à sa famille, à l’époque la plus précieuse de son développement, elle le prive de liberté et le transforme en une « créature comprimée, tourmentée, à l’air fatigué et craintif, qui ne répète que les paroles d’un autre dans la langue d’un autre ». En outre, l’expérience scolaire, en réalité, ne donne rien, parce qu’elle s’opère dans des conditions anormales qui détruisent la possibilité de l’expérience.

« Il nous semble, continue Tolstoï, que l’école devrait être un instrument d’instruction et, en même temps, une expérience pratique sur la jeune génération qui fournirait toujours de nouveaux résultats.

« Quand l’expérience sera la base de l’école, quand chaque école sera, pour ainsi dire, un laboratoire pédagogique, alors seulement elle ne restera pas en arrière du progrès général, et l’expérience pourra apporter des bases solides à la science de l’éducateur[8] »

Les raisons historiques sont non moins incertaines. Le progrès de la vie, de la technique, de la science, se fait plus rapidement que le progrès de l’école, c’est pourquoi l’école retarde de plus en plus sur la vie sociale et devient de plus en plus mauvaise.

À l’objection que les écoles existèrent et existent et qu’ainsi elles sont bonnes, L.-N. Tolstoï répond par des exemples tirés de son expérience personnelle, par l’étude de l’œuvre scolaire à Marseille, à Paris et dans d’autres villes européennes, ce qui l’amène à la conclusion que la plus grande partie des connaissances du peuple s’acquiert non à l’école mais par la vie, et que l’instruction libre de la rue, des conférences, des spectacles, des réunions, des livres, des expositions, etc., vaincra l’instruction scolaire.

Enfin Léon Nikolaievitch s’adresse particulièrement aux pédagogues russes et dit que si, malgré tous leurs défauts, l’existence des écoles populaires comme celles d’Allemagne, par exemple, qui ont une expérience historique est désirable, néanmoins reste la question : Pourquoi nous, Russes, devons-nous défendre l’école populaire qui n’existe pas encore ? Quel droit historique avons-nous de dire que ces écoles doivent être les mêmes que les écoles européennes ?

« Nous Russes, que devons-nous donc faire actuellement ? Faut-il que nous tombions tous d’accord et adoptions l’opinion française, allemande ou américaine sur l’instruction, et une de leurs méthodes ? Ou, nous cantonnant dans la philosophie et la psychologie, devons-nous découvrir ce qu’il faut, en général, pour développer l’âme humaine et préparer, parmi les jeunes générations, les meilleurs hommes, selon nos conceptions ? Ou profiter de l’expérience de l’histoire, non en imitant les formes élaborées par celle-ci, mais en comprenant les lois que l’humanité a élaborées par ses souffrances, et dire loyalement que nous ignorons et ne pouvons savoir ce qui est nécessaire aux futures générations, que nous nous sentons obligés d’étudier, que nous désirons étudier ces besoins, que nous ne voulons pas accuser d’ignorance le peuple qui n’accepte pas notre instruction, mais que nous-mêmes, nous nous accusons d’ignorance et d’orgueil si nous pensons instruire le peuple à notre façon ?

« Cessons donc d’envisager l’opposition que fait le peuple à notre instruction comme un élément hostile à la pédagogie. Au contraire, voyons là l’expression de la volonté du peuple qui seule doit guider notre activité. Reconnaissons enfin cette loi qui nous dit si clairement, et par l’histoire de la pédagogie et par l’histoire générale de l’instruction, que pour savoir ce qui est bon et ce qui ne l’est pas, celui qu’on instruit doit avoir le plein pouvoir d’exprimer son mécontentement, ou, au moins, d’esquiver l’instruction qui ne le satisfait pas. Reconnaissons qu’il n’y a qu’un seul critérium de la pédagogie : la liberté[9]. »

Enfin Tolstoï termine cet article par l’aveu suivant :

« Nous savons que nos raisonnements ne convaincront que la minorité ; nous savons que nos convictions fondamentales : que la seule méthode de l’instruction c’est l’expérience, et son seul critérium, la liberté, paraîtront à certains une banalité, aux autres une abstraction vague, à d’autres, enfin, un rêve chimérique. Nous n’oserions pas troubler la sérénité de nos pédagogues théoriciens et exprimer une opinion si contraire à l’opinion générale si nous devions nous borner à cet article. Mais nous sentons la possibilité, pas à pas, les faits en main, de prouver l’application et la légitimité de nos conclusions si étranges ; et c’est à ce seul but que nous consacrerons notre revue Iasnaia Poliana[10]. »

Cette revue Iasnaia Poliana qui représente aussi le résultat d’expériences pédagogiques intéressantes n’exista qu’une année. Il en est paru douze livraisons. La première commence par l’appel suivant au public.

« Au public,

« En entrant dans cette nouvelle voie, je crains et pour moi-même et pour mes idées, élaborées en moi durant des années et que je considère comme justes. Je suis sûr d’avance que nombre de ces idées paraîtront erronées. J’ai eu beau donner tous mes efforts à l’étude du sujet, je n’ai pu le regarder que d’un seul côté.

« J’espère que mes idées, une fois exprimées, soulèveront des opinions contraires. Toutes les opinions trouveront un accueil cordial dans les pages de ma revue. J’ai peur seulement que ces opinions ne soient exprimées d’une façon agressive, que la discussion d’un sujet aussi important et aussi cher à tous qu’est l’instruction publique ne se transforme en des moqueries, des personnalités et en une polémique de journal. Je ne dirai pas que les moqueries et les blessures n’ont pas prise sur moi. Au contraire, j’avoue que j’en ai peur pour moi-même autant que pour mon œuvre. J’ai peur d’être entraîné dans une polémique d’un caractère personnel, au lieu de continuer un travail calme et persévérant dans l’œuvre entreprise.

« C’est à cause de cela que je demande à tous les adversaires futurs de mes opinions d’exprimer leurs pensées de telle manière que je puisse donner des explications et développer mes arguments là où le désaccord sera causé par une obscurité quelconque, et que je puisse céder là où le caractère erroné de mes opinions sera bien prouvé.

« Comte Léon Tolstoï. »
Chaque livraison comportait un ou deux articles théoriques, ensuite les comptes-rendus des écoles qui se trouvaient sous la direction de Léon Nikolaievitch, la bibliographie, le catalogue des bibliothèques des écoles, les comptes-rendus des dons, et, dans les suppléments, des livres de lecture.

L’épigraphe de la Revue était l’aphorisme de Gœthe :

Glaubst zu schieben und wirst geschoben.

(Tu penses avancer et on te pousse en avant.)

Cette revue est, depuis longtemps, une rareté bibliographique.

Outre les articles qui ont été introduits dans les tomes xiii et xiv des Œuvres complètes, la revue contenait beaucoup de petites notes diverses, des descriptions, des comptes rendus d’un très grand intérêt pour les maîtres, tant au point de vue pratique que théorique.

Dans son article sur les méthodes de l’enseignement de la lecture et de l’écriture, L.-N. Tolstoï développe cette pensée : que savoir lire et écrire n’est pas le premier degré de l’instruction, mais un degré intermédiaire. Et si ce n’est pas le premier, alors ce n’est pas le principal !

« Si nous voulons trouver le premier degré de l’instruction, alors pourquoi devons-nous le chercher absolument dans la lecture et l’écriture et non beaucoup plus loin ? Pourquoi s’arrêter à l’un des innombrables moyens d’instruction et y voir l’alpha et l’oméga de l’instruction, tandis que ce n’est qu’une des conditions fortuites de l’instruction[11] ? »

D’ailleurs la conception instruction ne concorde pas entièrement avec celle de savoir lire et écrire :

« Nous voyons des gens qui connaissent très bien tous les faits nécessaires à la science de l’agronomie et le grand nombre des rapports mutuels existant entre eux, et qui ne savent ni lire ni écrire. Ou nous voyons d’excellents chefs militaires, de bons marchands, des gérants, des inspecteurs de travaux, des contremaîtres, des artisans, des hommes tout simplement instruits par la vie, en avoir acquis beaucoup de connaissances et de bon sens, et qui ne savent ni lire ni écrire, tandis que nous voyons des gens qui savent lire et écrire et qui n’ont acquis au moyen de cet art aucune connaissance nouvelle[12]. »

À propos des causes de la contradiction entre les besoins vitaux du peuple et l’art de lire et d’écrire, que lui imposent les intellectuels, Tolstoï indique la marche historique du développement des écoles :

« Les premières écoles fondées ne furent pas des écoles primaires, mais des écoles supérieures…

« … La lecture et l’écriture forment le dernier degré d’instruction dans cette hiérarchie organisée des institutions, ou le premier degré de l’autre extrémité ; c’est pourquoi l’école inférieure ne doit répondre qu’aux besoins imposés par l’école supérieure.

« Mais il y a un autre point de vue duquel l’école populaire se présente comme une institution indépendante n’étant pas obligée de subir les défauts de l’instruction supérieure, mais ayant son but indépendant : l’instruction du peuple[13]. »

L’école existe dans le peuple comme l’atelier et satisfait un besoin limité. La lecture et l’écriture ce n’est donc pour lui qu’une sorte d’art ou de métier.

Après avoir expliqué ce sens de la lecture et de l’écriture et indiqué la place de cet art dans la vie du peuple, Léon Nikolaievitch passe à l’examen des diverses méthodes d’enseignement de la lecture et de l’écriture.

Il examine successivement les défauts de la vieille méthode Bouki-az-ba, les méthodes des voyelles et les méthodes phonétiques, s’arrêtant ensuite à la ridicule et pédantesque méthode allemande Lautieranschauungsunterrichtsmethode, et il tire cette conclusion que toutes les méthodes sont bonnes et toutes mauvaises, que l’art et l’habileté du maître c’est le principal dans toute méthode. Et enfin il adresse aux maîtres les conseils suivants :

« Chaque maître doit connaître à fond et contrôler par l’expérience la méthode élaborée par le peuple. Il doit tâcher d’apprendre le plus grand nombre de méthodes, en les prenant comme moyens auxiliaires. Considérant chaque difficulté de l’élève comme un défaut de son enseignement, il doit tâcher de développer en soi la capacité d’inventer de nouvelles méthodes.

« Chaque maître doit savoir que chaque nouvelle méthode inventée n’est qu’un degré sur lequel il faudra se placer pour aller plus loin. Il doit savoir que, s’il ne le fait pas lui-même, alors un autre, en s’appropriant cette méthode et se basant sur elle, ira plus loin, et, puisque l’enseignement est un art, alors la fin et la perfection sont inaccessibles et le développement et le perfectionnement infinis[14]. »

Avec encore plus de détails et de clarté, Léon Nikolaievitch développe ses conceptions pédagogiques dans son article : « L’éducation et la culture. »

Avant tout, Tolstoï constate le fait de la confusion de ces deux conceptions chez la plupart des pédagogues russes et européens. Et ensuite il tâche d’établir la différence qui existe entre elles, en définissant chacun des trois principaux termes pédagogiques : instruction, éducation, culture.

« La culture, au sens large, c’est, selon nous, la totalité de toutes les influences qui développent l’homme et lui donnent une contemplation du monde plus large et des idées toutes nouvelles. Les jeux, les contraintes, les punitions infligées par les parents, les livres, le travail, l’étude obligatoire et libre, les arts, les sciences, la vie, tout cela instruit, cultive…

… « L’éducation c’est l’influence obligatoire, forcée, d’une personne sur une autre, dans le but de former un homme tel qu’il lui semblera bon…

… « L’enseignement, c’est la transmission du savoir d’un homme à un autre. (On peut enseigner le jeu d’échecs, l’histoire, la cordonnerie.) L’étude, c’est une nuance de l’enseignement ; c’est l’influence d’un homme sur un autre, afin de forcer l’élève à adopter certaines habitudes physiques. (Apprendre à chanter, à raboter, à danser, à ramer, à déclamer.) L’enseignement et l’étude sont des moyens d’instruction quand ils sont libres, et des moyens d’éducation quand l’étude est forcée et quand l’enseignement est exclusif, c’est-à-dire quand on n’enseigne que les matières que le maître croit nécessaires[15]. »

L’éducation est imposée, la culture est libre. Mais où est le droit qui permet cette contrainte ?

« Le droit de donner l’éducation n’existe pas. Je ne le reconnais pas, et toute la génération qui s’élève et qui, partout et toujours, se révolte contre l’éducation forcée ne le reconnaît pas et ne le reconnaîtra jamais[16]. »

Où sont les causes de cette contrainte que ne reconnaît pas l’humanité ? À cette question, Tolstoï répond ainsi : « Si, durant des siècles, un phénomène aussi anormal que l’instruction et l’éducation forcées a pu exister, ses causes doivent être enracinées dans la nature humaine. Ses causes, je les vois :

« 1o Dans la famille ;

« 2o Dans la religion ;

« 3o Dans l’État ;

« 4o Dans la société (au sens étroit du mot et, en outre, chez nous, dans le cercle des fonctionnaires et de la noblesse)[17]. »

Sans justifier les trois premières causes de la contrainte, Tolstoï dit que toutes sont compréhensibles. Il est difficile d’empêcher les parents d’élever les enfants comme eux-mêmes l’ont été. Il est difficile au croyant de ne pas désirer que son enfant soit élevé dans la même foi. Enfin il est difficile d’exiger du gouvernement qu’il ne se prépare pas les fonctionnaires qui lui sont nécessaires.

Mais quel droit a la société privilégiée, libérale, d’élever à sa manière le peuple qui lui est étranger ? On ne peut l’expliquer que par une erreur grossière égoïste. D’où provient donc cette erreur ?

« … Je pense que la cause c’est que nous n’entendons pas la voix de celui qui nous attaque. Nous ne l’entendons pas parce qu’il ne parle ni dans la presse, ni dans la chaire : c’est la voix puissante du peuple, et il faut l’écouter[18]. »

Et Tolstoï se met à examiner les instruments de cette éducation forcée, c’est-à-dire les établissements scolaires, depuis l’école la plus élémentaire jusqu’à l’école supérieure, et il n’y voit rien de consolant. Il critique surtout nos universités. Sans nier, en principe, l’instruction universitaire, Tolstoï dit :

« … On comprend l’Université comme une institution qui correspond à son nom et à son idée fondamentale : la réunion d’hommes dans un but d’instruction mutuelle.

« Telle université qui nous est inconnue existe en divers endroits de la Russie. Dans les universités elles-mêmes, dans les cercles des étudiants, plusieurs d’entre eux se réunissent, lisent, causent, et enfin, décident de quelle façon il leur faut se réunir et causer entre eux. Voilà la vraie université. Et nos universités, malgré tous les racontars sur le soi-disant libéralisme de leur institution, sont des établissements qui ne se distinguent par rien de l’organisation des pensionnats de jeunes filles et du collège militaire[19]. »

« Outre l’absence de liberté, d’originalité, un des défauts principaux de nos universités, c’est leur détachement de la vie.

« Regardez comment un fils de paysans s’habitue à diriger la maison ; le fils d’un sacristain, en lisant dans le choeur, à être chantre ; le fils d’un éleveur kirguis, à être éleveur. Dès leur bas âge ils se mettent en rapport direct avec la vie, la nature et les hommes. Dès la jeunesse ils apprennent en travaillant et garantis du côté matériel de la vie, c’est-à-dire sûrs du morceau de pain, du vêtement et du gîte. Et regardez un étudiant détaché de la maison, de la famille, abandonné dans une ville étrangère, remplie de tentations pour son âge, sans moyens d’existence (parce que les parents donnent l’argent seulement pour le nécessaire et que cet argent est dépensé pour le plaisir), dans le cercle des camarades dont la société ne fait qu’augmenter ses défauts, sans guide, sans but, détaché du milieu ancien sans s’incorporer au milieu nouveau.

« Voilà, à de rares exceptions près, quelle est la situation des étudiants. De ce milieu sortent ou des fonctionnaires, bons seulement pour le gouvernement, ou des professeurs-fonctionnaires, ou des littérateurs-fonctionnaires, utiles seulement à la société, ou des hommes arrachés sans aucun but à leur ancien milieu, leur jeunesse gâtée, et qui ne trouvent pas de place dans la vie, ce qu’on appelle chez nous les hommes à l’instruction universitaire, des hommes développés, c’est-à-dire des libéraux irritables, maladifs. L’université est notre premier et principal établissement d’éducation. Elle s’approprie en premier lieu les droits d’éducation, et la première, d’après les résultats qu’elle atteint, elle prouve l’illégitimité et l’impossibilité de l’éducation. Ce n’est qu’au point de vue social qu’on peut justifier les résultats de l’éducation universitaire. L’université prépare non des hommes dont l’humanité a besoin, mais des hommes dont a besoin la société dépravée[20]. »

À la question ainsi posée, Tolstoï prévoit l’objection timide des hommes qui ont peur du changement, et il répond lui-même à cette objection, puis conclut ainsi son article :

«… Mais que devons-nous faire ? N’y aura-t-il plus d’écoles dans les villes, plus de lycées, plus de classes d’histoire du droit romain ? Que deviendra l’humanité ? objecte-t-on. Oui, cela n’existera pas si les élèves n’en ont pas besoin et si nous ne pouvons le rendre intéressant.

« Mais les enfants ne savent pas toujours ce qu’il leur faut, ils se trompent…, etc.…

« Je n’entre pas dans une pareille discussion qui nous amènerait à la question : la nature humaine a-t-elle raison devant le jugement de l’homme ? etc.

« Je ne le sais pas et ne me place pas sur ce terrain. Je dis seulement que si nous ne pouvons savoir ce qu’il nous faut apprendre, alors ne m’empêchez pas d’apprendre par force aux enfants russes la langue française, la généalogie du moyen âge, et l’art de voler. Je prouverai tout comme vous. « Alors il n’y aura pas de lycées, ni de latin ! que ferons-nous donc ? » entends-je de nouveau.

« N’ayez pas peur, il y aura le latin et la rhétorique ; ils existeront encore des centaines d’années, du fait seul que la potion est achetée et qu’il faut la boire (comme disait un malade). C’est à peine si, dans cent ans, la pensée que j’exprime maintenant, peut-être d’une façon peu claire, malhabile, peu convaincante, deviendra un lieu commun. C’est à peine si, dans cent ans, auront vécu les établissements existants : écoles, lycées, universités, cependant qu’apparaîtront les institutions qui se formeront librement et auront pour base la liberté de la génération à instruire[21]. »

Naturellement des idées aussi hardies ne pouvaient être acceptées des pédagogues qui, aux années soixante, guidaient en Russie l’instruction du peuple et la société.

La science offensée ne daigna même pas leur opposer d’objections sérieuses. Dans le Recueil de la littérature critique sur Tolstoï, de M. Zélinsky, composé avec beaucoup de soin, nous ne trouvons que deux articles sérieux consacrés à la revue Iasnaia Poliana et à l’école d’Iasnaia Poliana, et qui parurent dans le Sovremenniky en 1862[22].

À l’un de ces articles, de M. E. Markov, Tolstoï répondit, dans sa revue, par l’article : le Progrès et la définition de l’instruction.

L’objection principale de Markov, résumée à la fin de son article, c’est que lui, Markov, reconnaît à la société le droit de contrainte pédagogique et, par conséquent, nie l’instruction libre. Ensuite il trouve très satisfaisants les systèmes pédagogiques contemporains. Quant à la pratique de l’école d’Iasnaia Poliana il en est enthousiasmé, et la trouve en contradiction avec les théories de son fondateur L.-N. Tolstoï.

Tolstoï, dans sa réponse à Markov, où il répète et commente ce qu’il a déjà dit dans de précédents articles, arrive à cette conclusion que son désaccord principal avec Markov tient à ce que Markov croit au progrès, tandis que lui n’a pas cette foi.

Et, expliquant sa négation du progrès, il dit :

« Dans toute l’humanité, de temps immémorial, on constate le progrès, dit l’historien qui croit au progrès, et il tâche de prouver cette proposition en comparant, par exemple, l’Angleterre de 1685 à l’Angleterre actuelle. Mais, si même on comparaît la Russie, la France et l’Italie contemporaines avec la Rome antique, la Grèce, Carthage, si l’on pouvait prouver que le bien-être des peuples nouveaux est plus grand que celui des peuples anciens, je n’en serais pas moins frappé de ce phénomène incompréhensible. On tire une loi générale pour toute l’humanité de la comparaison d’une petite partie de l’humanité, en Europe, dans son passé et son présent. Le progrès est la loi générale de l’humanité, disent-ils, seulement cela ne s’applique pas à l’Asie, à l’Afrique, à l’Amérique, à l’Australie, c’est-à-dire à un milliard d’hommes.

« Nous avons observé la loi du progrès dans le grand-duché de Hohenzollern-Sigmaringen, qui a trois mille hommes ; nous connaissons la Chine qui a deux cent millions d’hommes et qui nie toute notre théorie du progrès, et nous ne doutons pas un moment que le progrès ne soit la loi générale de toute l’humanité, et que nous qui croyons au progrès n’ayons raison et que ceux qui n’y croient pas aient tort, et, avec des canons et des fusils, nous allons inculquer aux Chinois l’idée du progrès. Et cependant, le bon sens me dit que si la plus grande partie de l’humanité, tout ce qu’on appelle l’Orient, ne reconnaît pas la loi du progrès, mais au contraire la nie, cette loi n’existe pas pour toute l’humanité, seule une partie de l’humanité a foi en elle. Moi, comme tous ceux qui sont affranchis de l’idée du progrès, je ne vois qu’une seule chose : que l’humanité vit, que les souvenirs du passé s’accumulent aussi bien qu’ils disparaissent, que les travaux du passé souvent servent de bases aux travaux du présent et souvent sont un obstacle pour eux, que le bien-être des hommes tantôt augmente dans un endroit, dans une couche, et dans un sens, tantôt diminue, que, quelque désirable que ce soit, je ne puis trouver aucune loi générale dans la vie de l’humanité et que subordonner l’histoire à l’idée du progrès c’est aussi facile que de la soumettre à n’importe quelle idée ou fantaisie historique.

« Je dirai plus. Je ne vois aucune nécessité de rechercher les lois générales de l’histoire ; j’ajoute que c’est l’impossible. La loi générale éternelle est écrite en l’âme de chacun. La loi du progrès ou du perfectionnement est écrite dans l’âme de chaque homme et ce n’est que par erreur qu’elle est transportée dans l’histoire. En restant personnelle, cette loi est fertile et accessible à chacun, transportée dans l’histoire elle devient un bavardage oisif, vide, qui conduit à la justification de chaque insanité et du fatalisme. En général, le progrès, dans toute l’humanité, c’est un fait non prouvé et qui n’existe pour aucun des peuples d’Orient : C’est pourquoi, dire que le progrès est la loi de l’humanité, c’est aussi déraisonnable que de dire que tous les hommes sont blonds, sauf les bruns[23]. »

Les idées exposées dans cette citation sont développées par Léon Nikolaievitch dans son article. Mais ce serait sortir un peu du cadre de notre analyse que nous terminerons en mentionnant encore un article : le Projet d’un plan général pour l’organisation des écoles populaires, qui présente la critique spirituelle et l’examen rapide d’une nouvelle loi sur les écoles, promulguée en 1862.

Les critiques générales de Tolstoï peuvent se résumer ainsi : 1o À la base de ce projet de loi est placé le système américain : impôts scolaires, avec lesquels le gouvernement entretient les écoles. Mais ce qui est bien en république démocratique peut devenir très mauvais dans un pays despotique où la loi qui exprime la « volonté du peuple » se transforme en contrainte grossière sur lui ;

2o Ce projet est inapplicable, car ses auteurs ignorent complètement la vie du peuple russe ;

3o La réglementation de l’instruction du peuple établie dans ce projet mettra un frein à l’instruction libre du peuple qui existe déjà et se répand.

En terminant cette revue rapide des opinions pédagogiques de Tolstoï, nous nous permettons de donner notre conclusion tout à fait contraire à celle de M. Markov, à savoir que la pratique à l’école d’Iasnaia Poliana n’était nullement en contradiction avec les idées pédagogiques de Tolstoï ; elle n’a été que leur application directe, et a obtenu un succès sans précédent.

Cette application pratique ayant été décrite par Léon Nikolaievitch lui-même, nous ferons entrer cette description parmi les matériaux autobiographiques.

  1. L’article que nous citons date de 1876, et par conséquent se rapporte aux années soixante.
  2. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. Édition P.-V. Stock, Sur l’instruction du peuple, tome xiv, pp. 48-53.
  3. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. P. V. Stock, éditeur. L’École de Iasnaia-Poliana en novembre et décembre, tome xiii, pp. 317-319.
  4. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. Édition P.-V. Stock. Sur l’instruction publique, tome xiii, p. 1.
  5. Ibid., p. 4
  6. Id., p. 9.
  7. Id., pp. 12-13.
  8. Ib., p.23.
  9. Ib., pp. 36-37.
  10. Id., p. 40.
  11. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï, P.-V. Stock, éditeur. Sur les méthodes d’enseignement de la lecture et de l’ècriture, tome xiii, p. 49.
  12. Ib., pp. 47-48.
  13. Ib., p. 52.
  14. Ib., p. 78.
  15. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. P.-V. Stock, éditeur. L’Éducation et la culture, tome xiii, pp. 154-155.
  16. Ib., p. 158.
  17. Ib., p. 162.
  18. Ib., p. 164.
  19. Ib., p. 180.
  20. Ib., pp. 192-193.
  21. Ib., pp. 211-212.
  22. Ce n’est que dans les années soixante-dix et quatre-vingt, lors du renouvellement de l’activité pédagogique de Tolstoï, qu’on a commencé à en parler, et la discussion sur ses théories continue jusqu’à présent. P. B.
  23. Œuvres complètes du comte L.-N. Tolstoï. Édition P.-V. Stock. Le Progrès et la définition de l’instruction, tome xiii, pp. 227-230.