Légendes canadiennes (Rouleau)/Tome II/07

Granger frères & Maison Alfred Mame & fils (2p. 69-77).

LA FIN DU MONDE



L’année 1869 fera époque dans les annales de la belle et riche paroisse de S… On en parlera longtemps comme ayant été une année de grâces et de bénédictions abondantes pour cette paroisse, qui s’élève coquettement sur la rive nord de la rivière Saint-Jean, dans le district de Madawaska. Tous les fidèles, saisis d’une frayeur religieuse, se sont convertis ; et il y avait parmi eux, comme dans beaucoup d’autres villages du reste, des durs à cuire, comme on dit vulgairement, des endurcis qui n’avaient pas été à confesse depuis longtemps. Missions sur missions, sermons sur sermons, rien n’avait pu les déterminer à venir se courber sous la main qui pardonne, qui bénit et qui console. Tous les efforts, toutes les luttes, tous les assauts du courageux et dévoué curé pour s’emparer de la forteresse du démon furent inutiles. Ces malheureux pécheurs, dominés par le respect humain ou une fausse honte, fuyaient le confessionnal et semblaient décidés à mourir dans l’impénitence finale.


Il est bien vrai qu’une petite cause peut souvent produire de grands effets ; car la conversion de toute cette paroisse est due tout simplement à un œuf de poule. Le lecteur doit rire en nous entendant dire qu’un œuf de poule a changé tout à coup les sentiments religieux de toute une population. De prime abord, nous l’avouons, ce fait paraît un peu étonnant ; car quel rapport peut-il y avoir entre une conversion et un œuf ? Tout de même, c’est le cas, et nous allons le démontrer.

Par un beau matin du mois de juillet, un brave cultivateur de S… se rend à sa grange pour ramasser les œufs que ses poules avaient déposés dans leurs nids depuis la veille. La moisson est assez abondante. Au dernier nid, ses regards tombent sur un œuf qui n’a pas la même apparence que ses voisins ; il est de couleur rose et, comme au festin de Balthazar, une main invisible et mystérieuse avait tracé des caractères prophétiques sur la surface la plus proéminente de l’ovale. Notre homme reste tout stupéfait, il croit rêver, il se frotte les yeux pour voir s’il ne s’est pas trompé ; et il constate qu’il a bien vu et qu’il voit bien. Il se tient près du nid et n’ose toucher l’œuf prodigieux.

« C’est pourtant, dit-il, un œuf que je vois là. »

Sa curiosité est vivement excitée, mais il hésite à jeter l’œuf dans son panier.

Après quelques instants de réflexion et d’hésitation, il se décide néanmoins à mettre la main sur cette merveille. Il prend donc l’œuf avec un respect vraiment religieux et l’examine avec la plus grande attention. Tout à coup il laisse échapper l’exclamation suivante :

« Ô mon Dieu, ayez pitié de moi, ayez pitié de ma femme et de mes enfants ! »

Et il se met à genoux.

Sa femme arrive sur ces entrefaites. On peut s’imaginer quelle fut sa surprise en voyant son mari dans cette position.

« Que fais-tu là ? lui dit-elle, en riant aux éclats. Est-ce que tu pries pour que tes poules pondent plus à l’avenir ? »

Le mari se lève et répond ainsi à sa femme :

« Au lieu de rire, tu devrais pleurer sur tes péchés, comme les filles de Jérusalem.

— Mais pourquoi pleurer ? Je n’ai aucun crime à me reprocher.

— Pauvre femme, c’en est fini de nous. La fin du monde arrive.

— Comment ! la fin du monde ! »

Elle devient alors sérieuse.

« Eh bien ! oui, regarde cet œuf, — c’est l’œuf mystérieux, — et lis les inscriptions qui sont gravées sur l’enveloppe. »

La femme, en apercevant l’œuf en question, fait un bond et recule de trois pas.

« Ne crains rien, reprend le mari, c’est un objet inoffensif. Examine-le attentivement, et tu verras si nous devons rire ou pleurer. »

La femme, rassurée par ces paroles, prend l’œuf et lit les mots suivants :


GUERRE UNIVERSELLE
Peste épouvantable
Fin du monde


« Ah ! mon Dieu, s’écrie-t-elle. Tu as raison de prier et de demander au Créateur pardon de toutes les fautes dont nous nous sommes rendus coupables. Nous avons là un avertissement du Ciel. C’est bien clair : la guerre va se déclarer dans tout l’univers et sera suivie de la peste, et puis arrivera la fin du monde, qu’on nous prédit depuis si longtemps. Mais que vas-tu faire de cet œuf ? » Le mari et la femme réfléchissent quelque temps sur le parti à prendre et décident enfin d’aller montrer l’œuf prodigieux au curé de la paroisse. Le vénérable pasteur est bien étonné ; mais il ne peut expliquer le mystère.

L’œuf mystérieux fit grande sensation dans la paroisse. Les prophéties que l’enveloppe contenait créèrent une véritable panique parmi les habitants. On répétait partout que la fin du monde était proche ; et tous les fidèles de voler à confesse et de demander pardon. Ce fut une conversion générale ; personne ne resta en arrière.

Le possesseur de l’œuf miraculeux eut une heureuse idée :

« Si je parcourais, dit-il à sa femme, les campagnes et les villages avec mon œuf en demandant cinq sous par tête pour le montrer, je ferais certainement de l’argent.

— Tu parles comme un gros livre, reprit la femme. Pars immédiatement, fais-toi aller la langue comme ces charlatans qui passent par ici de temps à autre pour nous vendre des remèdes, et sois sûr que nous deviendrons riches avant longtemps. Quand je te regarde, mon mari, je te trouve fin à croquer. »

Voilà donc qu’aussitôt le mari part. Il traverse les campagnes situées sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent en bas de Québec. Son voyage lui rapporte de bons revenus.

Arrivé au collège de X…, notre homme vend son œuf pour la somme de deux piastres au professeur de physique, qui se trouvait en face d’un problème difficile à résoudre. Le professeur ne comprenait rien à ce nouveau genre de calligraphie. Il avait beau examiner l’œuf et le réexaminer, il ne pouvait que répéter :

« Mais c’est prodigieux ! »

Une certaine crainte religieuse commençait à s’emparer de son esprit. La grande nouvelle de la fin du monde avait fait le tour du collège et une panique semblable à celle que nous avons mentionnée plus haut était sur le point d’éclater, lorsque le médecin de l’institution vint trouver le professeur de physique et le prier de lui laisser voir l’œuf à sensation. Le professeur se fit un plaisir de lui montrer la grande merveille dont il venait de faire l’acquisition.

Le médecin jette alors un bruyant éclat de rire, qui remplit tout le cabinet de physique. Le professeur est très surpris de l’hilarité du médecin en présence d’un prodige aussi étonnant.

« Vous me paraissez étonné, lui dit le médecin, de ce que je ne sois pas tombé par terre en apercevant votre œuf mirobolant. Reprenez vos sens ; les caractères gravés sur la surface de cet œuf sont tout à fait faciles à exécuter, et le premier venu peut en faire autant et même mieux. »

La bouche et les yeux du professeur s’élargissent outre mesure.

Le médecin continue :

« Je puis écrire de la même manière sur tous les œufs que vous voudrez. »

Le professeur, toujours plongé dans le plus grand étonnement, demande au médecin l’explication de cette énigme.

« Le procédé est bien simple, lui répond le médecin. Prenez un œuf, enveloppez-le d’une légère couche de cire ou d’une graisse quelconque ; tracez ensuite les caractères qu’il vous plaira au moyen d’un stylet ou autre instrument du même genre. Plongez votre œuf dans de l’acide acétique ou dans du vinaigre ; enveloppez l’enveloppe graisseuse, et votre œuf portera les inscriptions que vous aurez écrites. Ce n’est pas plus difficile que cela. »

Le médecin parti, le professeur fait l’expérience suggérée et constate qu’on lui a dit vrai.

L’œuf prodigieux dont nous venons de raconter l’histoire avait subi l’opération chimique que le médecin a expliquée au professeur.

C’était un voisin qui avait déposé l’œuf dans la grange de son ami dans le seul but de lui jouer un tour et de lui faire peur.