Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 397-414).


L’ORPHELIN















J’irai à elle, mais elle ne reviendra point à moi.
Andro a lei, ma ella non ritomera a me,

Épitaphe.


La nuit s’est faite en moi depuis cette heure affreuse ;
La source de mon sang me semble avoir tari,
Je cherche une espérance en mon cœur appauvri ;
Vous seule et Dieu savez l’abîme qui s’y creuse.

Mère !
 
 

Puisque Dieu vous a prise et vous garde en sa sphère,
Je veux aller à Dieu pour m’approcher de vous.

Victor de la Prade,
Poèmes Évangéliques.


VI


En m’éveillant de mon long évanouissement, j’étais étendu sur un lit de branches de sapin, au milieu d’une forêt d’érables.

Un jour pâle filtrait à travers le treillis du feuillage, et de gros nuages sombres, entrevus par une échappée des arbres, dans un pan du ciel, distillaient une pluie froide.

Qu’elles étaient tristes ces nombreuses gouttes de pluie qui tombaient, avec un petit bruit monotone, sur chaque feuille rougie, et tremblaient à leur pointe en larmes de sang qui dégouttaient jusqu’à terre !

Et cependant il y avait encore plus de tristesse et de larmes dans mon cœur !

Hélas ! pourquoi me suis-je éveillé de cette longue insensibilité ?

Je dormirais en paix mon sommeil, au fond de la tombe, à côté de celle que je ne reverrai plus !

Depuis ce jour néfaste, le soleil intérieur s’est voilé pour jamais.

Le ressac des années, en se brisant sur mon cœur, m’apporte toujours les débris d’un cercueil ; pour moi, la terre est devenue la vallée de l’absinthe où je traîne sous la croix une vie couronnée d’épines.



À genoux, à mes côtés, sous l’abri qu’il avait dressé au-dessus de moi, le brave Canotier soutenait d’une main ma tête, et de l’autre arrosait mes tempes d’une eau fraîche.

Tu t’en souviens, mon bien-aimé ami ; — avec quelle inexprimable étreinte j’enlaçai mes bras enfants autour de ton cou, quand je te reconnus et que je vis de grosses larmes ruisseler le long de tes joues !

Combien de temps nous restâmes embrassés dans ce muet épanchement de notre douleur !…

Dis-nous maintenant par quelle intrépide audace, tu parvins à opérer ma délivrance. »

Le Canotier ne répondit pas ; suffoquée par ses sanglots, la parole expirait sur ses lèvres.

Le fils de Madame Houel ne put alors contenir l’océan d’amertume dont son âme était abreuvée.

Plusieurs fois pendant ce lamentable récit, les témoins de cette scène, attendris de tant de souffrances et d’infortunes, mêlèrent des larmes aux leurs.

Mais ce fut alors une explosion d’émotion indicible à laquelle succéda un de ces silences solennels qu’impose la majesté d’une grande douleur, et dont aucune parole humaine ne saurait égaler la muette éloquence : langage inouï d’âmes qui sympathisent et de cœurs qui se comprennent !



Après une longue pause, le Canotier prit la parole :

« Lorsque j’eus rendu les derniers devoirs au Tshinépik, — l’incomparable ami que je ne cesserai jamais de pleurer, — je me hâtai de raccommoder le canot que les Iroquois, avant de quitter le rivage, avaient eu le soin de percer de plusieurs coups de hache, et je me mis à leur poursuite.

Malheureusement la nacelle avait été fort endommagée et ce ne fut qu’après plusieurs heures de travail que je pus la remettre à flots.

Ce retard donna sur moi une grande avance aux Iroquois, et fut cause que, malgré toute ma diligence, je ne parvins à les rejoindre que plusieurs jours plus tard, lorsqu’ils vinrent camper ici.

Exténué de fatigue après ces longues journées d’efforts surhumains, je commençais, cette nuit là même, à désespérer de pouvoir les rattraper, lorsqu’à travers les ténèbres j’aperçus leur feu sur la grève.

Il était déjà très-tard quand je mis pied à terre au bout de la Pointe ; mais le vacarme épouvantable de leur jonglerie me rendit très-facile l’approche de leur camp.

En vain je cherchai pendant longtemps à apercevoir les deux prisonniers ; les taillis qui croissaient à l’orée du bois interceptaient ma vue.

Je me glissai, en rampant, jusqu’à leurs canots renversés sur le sable ; et j’y trouvai tous leurs fusils chargés, prêts à tirer.

Après avoir introduit une seconde balle dans chacun des fusils, et renouvelé les amorces, je remontai de quelques pas le rivage et m’abritai derrière une roche plate sur laquelle je disposai à la file les fusils tous bandés.

Les Iroquois étaient au nombre de huit ; j’avais, par conséquent, besoin de mettre à profit toute mon habileté afin de ne perdre aucune chance ; car si j’avais le malheur de commettre la moindre maladresse, j’étais perdu.

Il me fallut donc attendre un moment de calme.

Longtemps, le doigt sur la détente, je suivis, du bout de mon fusil, les frénétiques évolutions de l’orgie, sans pouvoir viser avec sûreté.

Enfin, je pus coucher en joue deux têtes d’Iroquois ; le coup partit, et les deux Iroquois tombèrent raide morts.

Profitant aussitôt du moment de trouble et de stupeur que produisit parmi eux cette attaque inattendue, je saisis un second fusil et tirai.

Un troisième Sauvage tomba pour ne plus se relever, et un autre grièvement blessé, après avoir fait trois ou quatre culbutes sur le sable, prit la fuite vers la lisière du bois.

Les quatre autres Iroquois se précipitèrent vers les canots dans l’espoir d’y trouver leurs armes ; mais, prévoyant d’avance ce mouvement, j’avais eu la précaution de m’éloigner de quelques pas des embarcations.

Pendant qu’ils se penchaient autour des canots pour chercher leurs fusils, j’eus le temps d’en abattre encore deux autres.

Hurlant et écumant de rage, les deux derniers s’élancèrent à la course vers moi, le tomahawk à la main.

J’espérais pouvoir en terrasser encore un avant qu’ils pussent me rejoindre ; mais, par malheur, mon fusil rata.

La lutte devenait inégale ; les deux assaillants n’étaient plus qu’à quelques pas.

Sans perdre un instant, je jetai le fusil de côté, et, saisissant mon poignard par la lame, je le lançai, de toute la force de mon bras, au cœur d’un des Iroquois.

L’arme meurtrière l’atteignit en pleine poitrine, et l’Indien, blessé à mort, bondit en poussant son cri de guerre et s’affaissa sur lui-même.

Au même instant, le dernier Iroquois abattait son tomahawk sur ma tête.

C’était un colosse dont le désespoir et la rage centuplaient les forces et l’audace.

Je n’eus que le temps de parer le coup avec ma hache qui se brisa contre celle du Sauvage et vola en éclats.

La violence du choc fut telle que le tomahawk de l’Iroquois glissa entre ses doigts et alla tomber à plusieurs pieds de distance.

Me voilà, sans arme, en face de ce géant.

Un seul moyen de salut s’offre encore : c’est de m’emparer du couteau qui pend à son côté.

D’une main, j’empoigne l’Iroquois à la gorge, et de l’autre, j’essaie de saisir son couteau.

Nos mains se rencontrent à sa ceinture ; la sienne tient déjà l’extrémité du manche, et j’ai à peine le temps de serrer le milieu du couteau à la jonction de la poignée et de la lame.

Une lutte terrible s’engage.

Nous roulons tous deux sur le sable.

Malheureusement le couteau me blesse la main :

Il va m’échapper.

Par un effort suprême, je lui enfonce mes doigts dans la gorge, afin de l’étouffer, mais il ne faiblit pas.

Enfin, après une dernière secousse, le couteau lui tombe des mains.

Un instant, je fouillai dans sa poitrine avec l’arme fatale, et il ne bougea plus.



Les deux prisonniers étaient donc sauvés.

Je me hâte d’accourir vers le bûcher ; j’entre au bord du bois.

Hélas ! quel horrible spectacle s’offre à ma vue !

Le cadavre de Madame Houel est suspendu au bout d’une courroie, la figure violette, et les membres pendants dans l’immobilité de la mort.

Un seul mouvement agite encore le cadavre : c’est celui de la branche, secouée par le vent, qui le fait monter et descendre en imprimant une légère ondulation à ses vêtements.



À quelques pas plus loin le corps de l’enfant, attaché au tronc d’un arbre, la tête ensanglantée penchée sur la poitrine, s’affaisse sur lui-même privé de sentiment.

Je le crus sans vie.

Pauvre petite fleur à peine détachée de la tige maternelle, et déjà mûre pour la mort !

Je demeurai atterré, comme frappé par la foudre.



Après avoir coupé les cordes, j’étendis les deux cadavres l’un à côté de l’autre, l’enfant à côté de sa mère !

Je remarquai alors, avec épouvante, que les cheveux de l’enfant, dont les boucles luisaient naguère d’un si beau noir, étaient devenus entièrement blancs !

Était-il donc mort de frayeur plutôt que de ses blessures ? Je croisai ses deux bras inertes sur sa poitrine, et après avoir entouré son cou d’un des bras de Madame Houel, j’appuyai sa figure, pâle et blanche comme l’ivoire, sur le cœur de sa mère :

Vous avez veillé sur lui dans la vie, ô mère tendre et infortunée, veillez encore sur lui dans la mort !



Avant de songer à confier à la terre ces restes inanimés, je me souvins que plusieurs des Iroquois n’avaient été que blessés ; et, afin de me rassurer, j’allumai un flambeau d’écorce, et j’allai les examiner attentivement.

Tous étaient morts à l’exception de deux qui respiraient à peine et n’avaient plus que quelques heures à vivre.

Mais le principal auteur de tant crimes et de désastres n’était pas au nombre des victimes.

La Jongleuse avait disparu !

Était-ce elle qui, blessée par une de mes balles, s’était enfuie vers le bois ?

Je suivis pendant quelque temps des traces de sang à travers la forêt, mais bientôt tout vestige disparut, et il me fallut abandonner une poursuite inutile.



De retour au lieu de la catastrophe, je m’aperçus que la blessure de l’enfant n’était que légère, et qu’il respirait encore.

Je lui prodiguai alors tous les soins dont j’étais capable ; mais il ne revint à la vie et au sentiment de l’existence que plusieurs heures plus tard.

Ce fut dans cet intervalle que je le transportai sous l’abri de l’érablière voisine, après avoir creusé la tombe de son infortunée mère.

C’est ici même, sous ce tertre, qu’elle repose, et le but notre voyage, longtemps retardé par l’absence de Monsieur Houel de la colonie, est de ramener sa dépouille et de la réunir aux cendres de sa famille. »



Le soir du même jour, le brave habitant, seul auprès du rocher, se tenait debout, appuyé sur une bêche, à quelques pas d’un monceau de terre fraîchement remuée, et regardait d’un œil pensif un canot qui se détachait lentement de la plage.

C’était le fils de Madame Houel, accompagné du fidèle Canotier, qui emportait la dépouille sacrée de sa mère.

Les deux voyageurs jetèrent de la main un dernier signe d’adieu à leur hôte auquel celui-ci répondit en essuyant, du revers de sa rude main, une larme qui glissait, malgré lui, sur sa joue.

Ses regards émus suivirent le canot sans s’en détacher un instant jusqu’à ce qu’enfin il eût disparu en doublant l’extrémité de la Pointe de la Rivière-Ouelle.