Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 342-348).


Tout était d’or ou de rose dans la solitude.

Chateaubriand.


I


[1] De longues années ont passé sur les événements que nous venons de raconter.

C’est encore un jour d’automne ; une de ces belles matinées, roses et vermeilles, que l’été laisse tomber de sa couronne en fuyant devant le vent frileux qui déjà commence à souffler sur le soleil.

Déjà les rosées du matin, si tièdes en juillet, se cristallisent en givre sur les toits, et sur les pointes des herbes qui jaunissent.

C’est la saison d’octobre, la mélancolique saison des feuilles mortes !

Accoudée là-bas sur la montagne, elle jette un dernier sourire plein d’enivrante langueur au moissonneur qui se hâte de cueillir sa gerbe dans les prés,

Au ciel, quelques nuages gris dans l’azur plus terne ; — dans l’air calme, les divins silences de la nature qui s’endort ; — sur le dôme des bois, les nuances les plus riches et les plus variées : — rouges et sanglantes sur le feuillage des érables, — jaune paille sur les trembles, les bouleaux, les noisetiers, — d’un vert dur et foncé sur les épinettes, — plus tendre sur les mélèzes et sur les aiguilles luisantes des sapins.



C’est aussi la saison des labours d’automne.

Dans les champs barbelés de chaume doré, on voit de toutes parts les robustes habitants tracer ferme leur sillon.

Une voix éclatante s’élève de fois à autres dans l’air sonore : — hue ! dia ! c’est le cri de l’enfant qui touche pendant que son père tient les manchons de la charrue.



Tandis que les hommes sont occupés aux travaux des champs, les femmes ne demeurent pas inactives, car c’est aussi le temps de brayer le lin,[2] et il faut se hâter de profiter des derniers beaux jours.

La vie canadienne n’offre pas d’aperçus plus attrayants, de scènes champêtres plus fraîches et plus pittoresques ; mais, hélas ! les chemins de fer, les bateaux à vapeur, la civilisation nous auront bientôt enlevé jusqu’aux derniers vestiges de ces délicieuses scènes de mœurs qui donnent à notre peuple sa physionomie caractéristique.

Hâtons-nous donc d’en recueillir et d’en peindre les riants tableaux, afin qu’au moins ces souvenirs du passé poétisent un peu notre avenir.



Vous souvient-il de ces groupes de femmes que l’on voit quelquefois, en octobre, réunis sur la lisière du bois, au flanc de quelque rocher ?

Ce sont les brayeuses de lin.

Elles choisissent ordinairement ces endroits, afin de se mettre à l’abri du vent.

Deux petits murs en pierre de trois ou quatre pieds de hauteur sont adossés au flanc du rocher de manière à former une espèce de cheminée sur laquelle on dispose transversalement quatre ou cinq perches de bois dur, qui servent de séchoir pour le lin.

Une grosse bûche posée à terre à l’entrée de la cheminée empêche le feu de s’étendre et protège la chauffeuse qui doit concentrer toute son attention sur le lin pour l’empêcher de s’enflammer.

Car malheur à elle s’il lui arrive de faire une grillade. Les rires et les moqueries de ses compagnes l’attendent pour lui faire expier sa maladresse.


Aussitôt que le lin est suffisamment séché, chaque personne en saisit une poignée et la broye vigoureusement, tandis qu’elle est chaude, entre les deux bois de la braye, afin de débarrasser le lin de son écorce.

Rien de gai, rien de poétique alors comme d’entendre le bruit sec et éclatant des brayes qui frappent, se relèvent et retombent en cadence au milieu des cris et des joyeux éclats de rire des enfans qui folâtrent sous la colonnade du bocage.[3]

C’est auprès d’un de ces groupes, réuni au pied d’un rocher encadré de bouquets d’arbres et situé à peu de distance de la Pointe de la Rivière-Ouelle, que vient se renouer le fil de notre légende.



  1. On sait que les derniers beaux jours de l’automne sont connus généralement en Canada sous le nom de l’été des Sauvages.
  2. Le mot brayer est évidemment une corruption du verbe broyer.
  3. Le braye est un instrument composé de deux bois, retenus par une de leurs extrémités, et s’enclavant l’un dans l’autre à la manière d’une mortaise.