Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 331-339).


L’ÉCHO DE LA MONTAGNE















Oh ! que ne suis-je tombé dans la bataille !…

La gloire de Duthona a passé comme le rayon silencieux du soleil d’automne, lorsqu’il tombe sur les boucliers à travers l’ombre des brouillards.

Ossian.


IX


Le lendemain, le Canotier aperçut, en s’éveillant aux premières lueurs de l’aube, l’Indien occupé à panser une large balafre qu’il avait reçue au visage dans le combat de la veille, et deux profondes blessures, l’une à la poitrine, et l’autre au bras gauche.

Le Sauvage n’avait pas même pris la peine d’en dire un mot à son ami.

— Mon frère s’est bien battu hier, dit le Canotier ; — cinq cadavres iroquois s’en vont maintenant à la dérive, et vont servir de pâture aux poissons. Mais mon frère a été blessé.

— Ce n’est rien ; — l’Iroquois est une femme ; — il ne fait que de petites égratignures.

— Mon frère a perdu beaucoup de sang : il a besoin de se reposer. Moi, je vais aller dans le bois tuer quelques gibiers pour notre déjeuner.



À son retour, le Canotier fut saisi d’horreur en apercevant sur le rivage qu’il venait de quitter une mare de sang et trois cadavres étendus sans vie.

L’un d’eux avait la tête scalpée ; et il reconnut en lui, avec une indicible douleur, son fidèle compagnon que les Iroquois avaient surpris et massacré pendant son absence.

Les deux cadavres iroquois couchés à ses côtés, et deux longues traînées de sang, qui se perdaient sur le seuil du rivage, témoignaient qu’il avait vendu chèrement sa vie.

Madame Houel et son enfant avaient disparu ; — et nulle trace sur le sable n’indiquait qu’ils avaient pris la fuite.

En levant les yeux vers l’horizon, le Canotier aperçut dans le lointain deux canots chargés d’Iroquois qui descendaient le fleuve à force d’avirons.



Anéanti de désespoir, il demeura longtemps immobile, les yeux cloués sur le cadavre de son fidèle ami, comme si la douleur eût pétrifié tous ses membres.

Les premiers rayons du soleil levant, qui tombaient alors sur la figure de l’Indien, et l’illuminaient d’une auréole d’opale, dissimulaient pour un instant l’horrible fixité du regard qu’imprime la dernière agonie.

Et ce dernier reflet de ses yeux semblait lui dire un adieu suprême.



S’arrachant enfin de sa léthargie, le Canotier se baissa lentement sur le cadavre de celui qu’il avait tant aimé, et qui avait partagé, pendant tant d’années, toutes ses joies et toutes ses tristesses, tous ses triomphes et tous ses périls, — et le soulevant doucement entre ses bras, dans l’ivresse de son désespoir, il le pressa sur sa poitrine, comme s’il eût voulu par cette suprême étreinte faire passer toute son âme dans cette dépouille inanimée.

Un immense soupir s’échappa enfin de sa poitrine, qui se soulevait comme une montagne.

Cet homme de fer, que ni les dangers, ni les tortures n’avaient jamais fait sourciller, succombait sous le poids de la douleur.

Des torrents de larmes inondaient ses joues.



— Ô mon ami ! mon bien-aimé ami ! — s’écria-t-il enfin parmi ses sanglots — je t’ai donc perdu pour jamais ! C’en est donc fait ; seul désormais, il me faudra errer à travers ces forêts et ces fleuves que nous avons parcourus tant de fois ensemble !

Désormais solitaire, je cheminerai à travers les sentiers de la vie, sans que jamais ta voix amie retentisse à mon oreille !

Heureux si la mort m’eût enlevé le premier !

Toi du moins, tu as un ami pour te rendre les derniers devoirs ; mais moi, personne à ma dernière heure ne viendra jeter un peu de sable sur ma dépouille.

… Ô Tshinépik’ ! Tshinépik’ ! adieu !…



L’écho de la montagne répéta au loin : adieu !

À cette voix le Canotier tressaillit, comme s’il eût entendu celle de son fidèle compagnon, lui jetant une dernière parole de reconnaissance.



Déposant enfin son précieux fardeau, il creusa une fosse dans le sable du rivage et y coucha le cadavre.

Après l’avoir recouvert, il ébrancha un jeune sapin qui croissait à la tête de la tombe ; et, fixant sur le tronc une branche transversale, il en fit une croix.

Puis, scalpant les deux cadavres iroquois gisant sur la plage, il planta, avec le couteau du Tshinépik’, leurs chevelures au centre de la croix.

Étrange et terrible trophée, mais digne de ce héros des bois.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.