Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 179-198).
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SERPENT















Un jour, pensif, j’errais au bord d’un golfe ouvert
Entre deux promontoires.
Et je vis sur le sable un serpent jaune et vert
Jaspé de taches noires.

VIII


Plusieurs mois se sont écoulés sur les événements que nous venons de retracer.

Il fait nuit.



 « Nuit dont les vastes ailes
Font jaillir dans l’azur des milliers d’étincelles ;
Qui, ravivant le ciel comme un miroir terni,
Permet à l’œil charmé d’en sonder l’infini ;

Nuit où le firmament dépouillé de nuages,
De ce livre de feu rouvre toutes les pages !

L’harmonieux éther, dans ses vagues d’azur,
Enveloppe les monts d’un fluide plus pur ;
Leurs contours qu’il éteint, leurs cimes qu’il efface
Semblent nager dans l’air et trembler dans l’espace
Comme on voit jusqu’au fond d’une mer en repos
L’ombre de son rivage onduler sous les flots !
Sous ce jour sans rayon, plus serein qu’une aurore,
À l’œil contemplatif la terre semble éclore ;
Elle déroule au loin ses horizons divers
Où se joua la main qui sculpta l’univers !
Là, semblable à la vague, une colline ondule,
Là, le coteau poursuit le coteau qui recule,
Et le vallon voilé de verdoyants rideaux,
Se creuse comme un lit pour l’ombre et pour les eaux ;
Ici, s’étend la plaine, où, comme sur la grève,
La vague des épis s’abaisse et se relève ;
Là, pareil au serpent dont les nœuds sont rompus
Le fleuve, renouant ses flots interrompus,
Trace à son cours d’argent des méandres sans nombre,
Se perd sous la colline et reparaît dans l’ombre.


Que le séjour de l’homme est divin quand la nuit
De la vie orageuse étouffe ainsi le bruit !
Ce sommeil qui d’en haut tombe avec la rosée
Et ralentit le cours de la vie épuisée
Semble planer aussi sur tous les éléments
Et de tout ce qui vit calmer les battements.
Un silence pieux s’étend sur la nature
Le fleuve a son éclat, mais n’a plus son murmure,
Les chemins sont déserts, les chaumières sans voix.
Nulle feuille ne tremble à la voûte des bois
Et la mer elle-même expirant sur sa rive
Roule à peine à la plage une lame plaintive :
On dirait en voyant ce monde sans échos
Où l’oreille jouit d’un magique repos,
Où tout est majesté, crépuscule, silence
Et dont le regard seul atteste l’existence,
Que l’on contemple en songe à travers le passé
Le fantôme d’un monde où la vie a cessé !
Seulement dans les troncs des pins aux larges cimes
Dont les groupes épars croissent sur ces abîmes,
L’haleine de la nuit qui se brise parfois,
Répand de loin en loin d’harmonieuses voix,
Comme pour attester dans leurs cimes sonores
Que ce monde assoupi palpite et vit encore. »



Au milieu du jardin, à l’endroit même où fut massacré l’infortuné jeune homme, s’élève une croix noire, simple, sans ornement.

Aucune inscription ne révèle au passant le nom de la victime, ni la fatale histoire.

Hélas ! elle est écrite pour jamais en sanglants caractères au cœur de la famille.



Chaque soir le Surintendant, entouré de sa femme, de ses enfans et de ses esclaves, vient réciter, au pied de cette croix, une prière pour le repos de l’âme de son infortuné ami.



Ce soir là, toute la famille venait de se retirer.

Seule, une jeune fille, vêtue de noir, priait encore à genoux au pied du funèbre monument.

Elle était très-pâle ; sa figure avait une expression d’ineffable tristesse.

La rosée du soir avait allongé les boucles de ses cheveux qui retombaient en désordre le long de ses joues.

On eut dit la statue de la mélancolie.



À la cime des cieux, la pleine lune versait de son urne d’albâtre les flots de sa limpide et mélancolique lumière.

Le rayon rêveur venait effleurer le gazon au pied de la croix et remontait à la paupière de la jeune fille, comme une pensée d’outre-tombe, comme un soupir silencieux et reconnaissant de l’innocente victime dont le souvenir avait laissé dans son âme une empreinte si pleine de charme et de poignante amertume.

Sa lèvre murmurait une ardente prière.

La prière ! Oh ! pour le cœur endolori, c’est le céleste dictame ; c’est le sourire des anges à travers les larmes de la terre.

Longtemps elle s’entretint avec son Dieu, exhalant sa prière avec ses soupirs et ses larmes, agenouillée au pied de cette croix, sur ce gazon encore humide du sang de l’innocente victime.

Enfin, au moment où elle allait se relever pour s’éloigner, elle leva un instant la vue, et crut apercevoir comme une ombre qui s’agitait à l’ouverture d’un soupirail percé dans le mur d’une sorte de petit hangar qui s’élevait à quelques pas devant elle.

Un nuage vint alors à passer sur la lune et l’empêcha de distinguer quel pouvait être cet objet.

Elle attendit un instant et, quand le nuage fut passé, le rayon illumina une face humaine.

— Ce ne peut être qu’un voleur, se dit-elle à elle-même.

Pourtant la porte est certainement bien fermée.

Il se sera trouvé pris quand le domestique est venu la mettre à la clef.



Cependant cette tête sortait toujours davantage du soupirail, se détachant toujours de plus en plus de l’obscurité.

Un moment les rayons de la lune tombèrent en plein sur cette figure.

La jeune fille tressaillit.

Elle venait de reconnaître cette figure.

Impossible de s’y tromper.

C’était bien lui.

Elle le reconnut parfaitement à son teint cuivré, à ses traits durs et féroces, à ses yeux fauves et roulant dans leurs orbites.

C’était… C’était… le Potowatomis, l’assassin du jeune officier ![1]

Sa première pensée fut de fuir ; mais une invincible curiosité la retint.



Cependant le Sauvage s’agitait toujours dans l’ouverture.

Un de ses bras était sorti en dehors du soupirail et il tenait dans sa main un objet que la jeune fille ne put distinguer.

Longtemps il essaya de se faire jour à travers l’ouverture trop petite pour le laisser passer.

Enfin, au moment où il faisait un dernier effort pour s’échapper, il tourna brusquement la tête et fixa d’un air inquiet ses regards vers un petit buisson voisin.

Il parut alors hésiter ; puis lâchant l’objet qu’il tenait dans sa main, il s’appuya avec cette main contre le sol et s’efforça de reculer ; mais ses épaules, resserrées de chaque côté par le mur, le tinrent cloué dans l’ouverture.

Alors son inquiétude sembla augmenter et il jeta un nouveau coup d’œil sur le buisson.

Un léger froissement de feuilles se fit alors entendre, et de l’ombre du buisson sortit une petite tête qui se dirigeait lentement vers le Sauvage.

C’était la tête d’un serpent à sonnettes.[2]

Immobile, les yeux dilatés, le Sauvage observait les moindres mouvements du reptile qui s’avançait tout doucement et avec précaution, comme s’il eût eu la conscience de la force et de l’adresse de son redoutable adversaire.

Quand il fut à quelques pas du Sauvage, il s’arrêta, se redressa et, la gueule béante, il s’élança vers son visage.

Mais avant qu’il l’eût touché, l’Indien, de sa main restée libre, lui donna un violent soufflet et l’envoya retomber à plusieurs pas de lui.

Aussitôt après, il tenta un nouvel effort pour se dégager ; mais ce fut en vain.

Le reptile furieux s’avança une seconde fois et recommença l’attaque ; mais cette fois avec plus de précaution encore.

Après s’être approché plus près qu’auparavant de son ennemi, il s’élança avec une nouvelle fureur ; mais sans plus de succès, car la main du Sauvage l’envoya rebondir, encore plus loin qu’auparavant.

Le Potowatomis fit alors un effort suprême pour se délivrer ; mais ce fut encore inutilement ; il resta cloué dans l’ouverture du soupirail.

Prompt comme l’éclair, le reptile, l’écume aux lèvres, le regard en feu, la gueule gonflée par la rage, et sortant une langue bifurquée et sanglante, revint de nouveau en rampant vers sa proie.

Les écailles de sa peau, que la rage faisait étinceler des plus vives couleurs, miroitaient sous les rayons argentés de la lune, et le léger bruit des anneaux de sa queue, semblable au bruit du parchemin froissé, troublait seul le silence de la nature.

Cette lutte silencieuse, au milieu du silence de la nuit entre un serpent et un Sauvage encore plus subtil qu’un serpent, avait quelque chose de si fantastique qu’on eût dit deux mauvais génies se disputant dans l’ombre quelque malheureuse victime.



Le serpent s’avança si près de l’Indien que celui-ci aurait pu presque le saisir de la main.

Il se redressa une dernière fois et renvoyant sa tête en arrière, il prit son élan.

Le Sauvage le guettait toujours de la main, suivant des yeux les moindres oscillations de son corps.

Il était facile de voir que la lutte suprême allait commencer et se terminerait bientôt par la mort de l’un des deux adversaires.

À l’instant où le serpent se précipitait comme un dard sur son ennemi, le Sauvage leva encore la main ; mais cette fois l’élan du serpent avait été si rapide et instantané, qu’il ne put l’attraper, et le reptile le mordit à la joue.

Un cri rauque mourut dans la gorge du Sauvage qui saisit de la main le serpent avant qu’il eût pu s’échapper, et, l’approchant de sa bouche, dans sa rage, il le déchira avec ses dents et le mit en lambeaux.

Vaines représailles ; car le coup était porté.

Quelques minutes après, d’horribles convulsions et des cris affreux annoncèrent que le venin mortel avait produit son effet.

La victime se tordait avec désespoir au milieu d’atroces douleurs.



On crut d’abord qu’il était à la fin parvenu à s’évader ; mais plus tard on trouva le cadavre, énormément enflé, encore pris dans l’ouverture du soupirail.

Ses yeux injectés de sang étaient sortis de leurs orbites ; sa figure était noire comme du charbon, et sa bouche entr’ouverte laissait voir deux rangées de dents blanches, d’où pendaient encore quelques lambeaux du reptile et des flocons d’écume mêlée de sang.

La Providence elle-même avait pris le soin de venger l’assassinat du jeune officier.


ÉPILOGUE.


Et, dès que je suis seul, je m’assieds et je pleure.

Louis Veuillot.

Voici quelques détails sur la famille qui a été témoin de la tragique histoire que nous venons de raconter et qui seront une nouvelle preuve de la véracité de notre récit.

M. Du Perron Baby vécut encore plusieurs années après ces événements.

J’extrais ce qui suit de l’inventaire de ses biens :

« M. Jacques Du Perron Baby décéda au Détroit vers le 2 août 1789.

« En l’an 1796, Madame Susanne Du Perron Baby descendit avec plusieurs de ses enfans pour résider à Québec, laissant M. Jacques Du Perron Baby, son fils aîné, gérer le commerce, et les terres, moulins et autres affaires au Détroit. »

Ce dernier commanda longtemps les milices canadiennes du Haut-Canada et fut élu plus tard orateur de la Chambre d’Assemblée.

Madame S. Du Perron Baby mourut à Québec, en 1813, dans un âge très-avancé.



Quant à Mademoiselle Thérèse Du Perron Baby, elle termina ses jours à Québec, en 1839, chez Monsieur De Gaspé.

Jamais elle ne put oublier la sanglante tragédie qui mit une si cruelle fin à son premier rêve.

La plaie une fois ouverte ne se referma plus.

Ce souvenir funèbre promenait sans cesse sur son front et dans son âme d’immortelles tristesses.


Le rayon s’éteignit et sa mourante flamme
Remonta vers le ciel pour n’en plus revenir.


Son sourire, comme celui d’Andromaque, était toujours mêlé de larmes.

Et quand ses amis cherchaient à faire refleurir cette âme désenchantée :

— Ah ! s’écriait-elle tristement, laissez-moi pleurer en silence mes rêves évanouis.

Les larmes sont l’ivresse du malheur.

Le passé a été pour moi trop plein d’amertumes pour que je puisse sourire à l’avenir.

Avant que ma couronne d’adolescence eût fleuri sur mon front, déjà la main glacée du malheur y avait posé son crêpe fatal.

La fleur de l’illusion ne croit pas sur les ruines du cœur.


Québec, mars, 1860.



  1. Ceux qui connaissent le caractère des Sauvages, savent combien ils sont toujours enclins à voler.
  2. Ces reptiles étaient encore si nombreux dans toute cette contrée, il n’y a pas bien des années, qu’il était très-dangereux de laisser les fenêtres ouvertes le soir. Ma mère me racontait que pendant qu’elle demeurait à Sandwich, chez son père, un des domestiques eut l’imprudence de laisser la fenêtre ouverte. Pendant la veillée, quelqu’un recula par hasard un buffet accolé au mur et aperçut, étendu derrière, un énorme serpent endormi.

    Un autre jour pendant qu’elle faisait l’école buissonnière avec ses compagnes, un serpent s’élança sur elle et la mordit à la ceinture. Heureusement que ses dents s’embarrassèrent dans ses vêtements. Pendant qu’elle s’enfuyait éperdue, ses compagnes lui crièrent de détacher son jupon. Et c’est ce qui lui sauva la vie.