Là-bas/Chapitre XIX

Tresse & Stock (p. 365-383).


XIX


Ils montaient, cahotés dans un fiacre, la rue de Vaugirard. Mme Chantelouve s’était rencoignée et ne soufflait mot. Durtal la regardait lorsque, passant devant un réverbère, une courte lueur courait puis s’éteignait sur sa voilette. Elle lui semblait agitée et nerveuse sous des dehors muets. Il lui prit la main qu’elle ne retira pas, mais il la sentait glacée sous son gant et ses cheveux blonds lui parurent, ce soir-là, en révolte et moins fins que d’habitude et secs. Nous approchons, ma chère amie ? — Mais, d’une voix angoissée et basse, elle lui dit : — Non, ne parlez pas. — Et, très ennuyé de ce tête-à-tête taciturne, presque hostile, il se remit à examiner la route par les carreaux de la voiture.

La rue s’étendait, interminable, déjà déserte, si mal pavée que les essieux du fiacre criaient, à chaque pas ; elle était à peine éclairée par des becs de gaz qui se distançaient de plus en plus, à mesure qu’elle s’allongeait vers les remparts. Quelle singulière équipée ! se disait-il, inquiété par la physionomie froide, rentrée de cette femme.

Enfin, le véhicule tourna brusquement dans une rue noire, fit un coude et s’arrêta.

Hyacinthe descendit ; en attendant la monnaie que le cocher devait lui rendre, Durtal inspecta, d’un coup d’œil, les alentours ; il était dans une sorte d’impasse. Des maisons basses et mornes bordaient une chaussée aux pavés tumultueux et sans trottoirs ; en se retournant, quand le cocher partit, il se trouva devant un long et haut mur, au-dessus duquel bruissaient, dans l’ombre, des feuilles d’arbres. Une petite porte, trouée d’un guichet, s’enfonçait dans l’épaisseur de ce mur sombre, chiné de traits blancs par des raies de plâtre qui hourdaient ses fissures et bouchaient ses brèches. Subitement, plus loin, une lueur jaillit d’une devanture et, sans doute attiré par le roulement du fiacre, un homme, portant le tablier noir des marchands de vins, se pencha hors d’une boutique et saliva sur le seuil.

— C’est ici, dit Mme Chantelouve.

Elle sonna, le guichet s’ouvrit ; elle souleva sa voilette, un jet de lanterne la frappa au visage ; la porte disparut sans bruit, ils pénétrèrent dans un jardin.

— Bonjour, Madame.

— Bonjour, Marie.

— C’est dans la chapelle ?

— Oui, Madame veut-elle que je la conduise ?

— Non, merci.

La femme à la lanterne scruta Durtal ; il aperçut, sous une capeline, des mèches grises tordues sur une figure en désordre et vieille ; mais elle ne lui laissa pas le temps de l’examiner car elle rentra près du mur dans un pavillon qui lui servait de loge.

Il suivit Hyacinthe qui traversait des allées obscures et sentant le buis, jusqu’au perron d’une bâtisse. Elle était comme chez elle, poussait les portes, faisait claquer ses talons sur les dalles.

— Prenez garde, fit-elle, après avoir franchi un vestibule, il y a trois marches.

Ils débouchèrent dans une cour, s’arrêtèrent devant une ancienne maison et elle sonna. Un petit homme parut, s’effaça, lui demanda de ses nouvelles, d’une voix affétée et chantante. Elle passa, en le saluant, et Durtal frôla une face faisandée, des yeux liquides et en gomme, des joues plâtrées de fard, des lèvres peintes et il pensa qu’il était tombé dans un repaire de sodomites.

— Vous ne m’aviez pas annoncé que je m’approcherais d’une telle compagnie, dit-il à Hyacinthe qu’il rejoignit au tournant d’un couloir éclairé par une lampe.

— Pensiez-vous rencontrer ici des Saints ? Et elle haussa les épaules et tira une porte. Ils étaient dans une chapelle, au plafond bas, traversé par des poutres peinturlurées au goudron, aux fenêtres cachées sous de grands rideaux, aux murs lézardés et déteints. Durtal recula, dès les premiers pas. Des bouches de calorifère soufflaient des trombes ; une abominable odeur d’humidité, de moisi, de poêle neuf, exaspérée par une senteur irritée d’alcalis, de résines et d’herbes brûlées, lui pressurait la gorge, lui serrait les tempes.

Il s’avançait à tâtons, sondait cette chapelle qu’éclairaient à peine, dans leurs suspensions de bronze doré et de verre rose, des veilleuses de sanctuaire. Hyacinthe lui fit signe de s’asseoir et elle se dirigea vers un groupe de personnes installées sur des divans, en un coin, dans l’ombre. Un peu gêné d’être ainsi mis à l’écart, Durtal remarqua que, parmi ces assistants, il y avait très peu d’hommes et beaucoup de femmes ; mais ce fut en vain qu’il s’efforça de discerner leurs traits. Çà et là, pourtant, à un élan des veilleuses, il apercevait un type junonien de grosse brune, puis une face d’homme, rasée et triste. Il les observa, put constater que ces femmes ne caquetaient pas entre elles ; leur conversation paraissait peureuse et grave, car aucun rire, aucun éclat de voix ne s’entendait, mais un chuchotement irrésolu, furtif, sans aucun geste.

Sapristi ! se dit-il, Satan n’a pas l’air de rendre ses fidèles heureux !

Un enfant de chœur, vêtu de rouge, s’avança vers le fond de la chapelle et alluma une rangée de cierges. Alors l’autel apparut, un autel d’église ordinaire, surmonté d’un tabernacle au-dessus duquel se dressait un Christ dérisoire, infâme. On lui avait relevé la tête, allongé le col et les plis peints aux joues muaient sa face douloureuse en une gueule tordue par un rire ignoble. Il était nu, et à la place du linge qui ceignait ses flancs, l’immondice en émoi de l’homme surgissait d’un paquet de crin. Devant le tabernacle, un calice couvert du pale était posé ; l’enfant de chœur lissait avec ses mains la nappe de l’autel, ginginait des hanches, se haussait sur un pied, comme pour s’envoler, jouait les chérubins, sous prétexte d’atteindre les cierges noirs dont l’odeur de bitume et de poix s’ajoutait maintenant aux pestilences étouffées de cette pièce.

Durtal reconnut sous la robe rouge le « petit Jésus » qui gardait la porte quand il entra et il comprit le rôle réservé à cet homme dont la sacrilège ordure se substituait à cette pureté de l’enfance que veut l’Église.

Puis, un autre enfant de chœur encore plus hideux s’exhiba. Efflanqué, creusé par les toux, réparé par des carmins et des blancs gras, il boitillait, en chantonnant. Il s’approcha de trépieds qui flanquaient l’autel, remua les braises accouvies dans les cendres et il y jeta des morceaux de résine et des feuilles.

Durtal commençait à s’ennuyer quand Hyacinthe le rejoignit ; elle s’excusa de l’avoir laissé si longtemps seul, l’invita à changer de place et elle le conduisit, derrière toutes les rangées de chaises, très à l’écart.

— Nous sommes donc dans une vraie chapelle ? demanda-t-il.

— Oui, cette maison, cette église, ce jardin que nous avons traversé, ce sont les restes d’un ancien couvent d’Ursulines, maintenant détruit. L’on a pendant longtemps resserré des fourrages dans cette chapelle ; la maison appartenait à un loueur de voitures qui l’a vendue, tenez, à cette dame, — et elle désignait une grosse brune qu’avait entr’aperçue Durtal.

— Et, elle est mariée, cette dame ?

— Non, c’est une ancienne religieuse qui fut jadis débauchée par le chanoine Docre.

— Ah ! et ces messieurs qui paraissent vouloir rester dans l’ombre ?

— Ce sont des Sataniques… il y en a un parmi eux qui fut professeur à l’école de Médecine ; il a chez lui un oratoire où il prie la statue de la Vénus Astarté, debout sur un autel.

— Bah !

— Oui ; — il se fait vieux, et ces oraisons démoniaques décuplent ses forces qu’il use avec des créatures de ce genre ; — et elle désigna, d’un geste, les enfants de chœur.

— Vous me garantissez la véracité de cette histoire ?

— Je l’invente si peu que vous la trouverez racontée tout au long dans un journal religieux « les Annales de la Sainteté ». Et, bien qu’il fût clairement désigné dans l’article, ce Monsieur n’a pas osé faire poursuivre ce journal ! — Ah çà, qu’est-ce que vous avez ? reprit-elle, en le regardant.

— J’ai… que j’étouffe ; l’odeur de ces cassolettes est intolérable !

— Vous vous y habituerez dans quelques secondes.

— Mais qu’est-ce qu’ils brûlent pour que ça pue comme cela ?

— De la rue, des feuilles de jusquiame et de datura, des solanées sèches et de la myrrhe ; ce sont des parfums agréables à Satan, notre maître !

Elle dit cela de cette voix gutturale, changée, qu’elle avait, à certains instants, au lit.

Il la dévisagea ; elle était pâle ; la bouche était serrée, les yeux pluvieux battaient.

— Le voici, murmura-t-elle, tout à coup, pendant que les femmes couraient devant eux, allaient s’agenouiller sur des chaises.

Précédé des deux enfants de chœur, coiffé d’un bonnet écarlate sur lequel se dressaient deux cornes de bison en étoffe rouge, le chanoine entra.

Durtal l’examina, tandis qu’il marchait à l’autel. Il était grand mais mal bâti, tout en buste ; le front dénudé se prolongeait sans courbe en un nez droit ; les lèvres, les joues étaient hérissées de ces poils durs et drus qu’ont les anciens prêtres qui se sont longtemps rasés ; les traits étaient sinueux et gros ; les yeux en pépins de pommes, petits, noirs, serrés près du nez, phosphoraient. Somme toute, sa physionomie était mauvaise et remuée, mais énergique et ces yeux durs et fixes ne ressemblaient pas à ces prunelles fuyantes et sournoises que s’était imaginé Durtal.

Il s’inclina solennellement devant l’autel, monta les gradins, et commença sa messe.

Durtal vit alors qu’il était, sous les habits du sacrifice, nu. Ses chairs refoulées par des jarretières attachées haut, apparaissaient au-dessus de ses bas noirs. La chasuble avait la forme ordinaire des chasubles, mais elle était du rouge sombre du sang sec et, au milieu, dans un triangle autour duquel fusait une végétation de colchiques, de sabines, de pommes-vinettes et d’euphorbes, un bouc noir, debout, présentait les cornes.

Docre faisait les génuflexions, les inclinations médiocres ou profondes, spécifiées par le rituel ; les enfants de chœur, à genoux, débitaient les répons latins, d’une voix cristalline qui chantait sur les fins de mots.

— Ah çà, mais c’est une simple messe basse, dit Durtal à Mme Chantelouve.

Elle fit signe que non. En effet, à ce moment, les enfants de chœur passèrent derrière l’autel, rapportèrent, l’un, des réchauds de cuivre, l’autre, des encensoirs qu’ils distribuèrent aux assistants. Toutes les femmes s’enveloppèrent de fumée ; quelques-unes se jetèrent la tête sur les réchauds, humèrent l’odeur à plein nez, puis, défaillantes, se dégrafèrent, en poussant des soupirs rauques.

Alors le sacrifice s’interrompit. Le prêtre descendit à reculons les marches, s’agenouilla sur la dernière et, d’une voix trépidante et aiguë, il cria :

— « Maître des Esclandres, Dispensateur des bienfaits du crime, Intendant des somptueux péchés et des grands vices, Satan, c’est toi que nous adorons, Dieu logique, Dieu juste !

« Légat suradmirable des fausses transes, tu accueilles la mendicité de nos larmes ; tu sauves l’honneur des familles par l’avortement des ventres fécondés dans des oublis de bonnes crises ; tu insinues la hâte des fausses couches aux mères et ton obstétrique épargne les angoisses de la maturité, la douleur des chutes, aux enfants qui meurent avant de naître !

« Soutien du Pauvre exaspéré, Cordial des vaincus, c’est toi qui les doues de l’hypocrisie, de l’ingratitude, de l’orgueil, afin qu’ils se puissent défendre contre les attaques des enfants de Dieu, des Riches !

« Suzerain des mépris, Comptable des humiliations, Tenancier des vieilles haines, toi seul fertilises le cerveau de l’homme que l’injustice écrase ; tu lui souffles les idées des vengeances préparées, des méfaits sûrs ; tu l’incites aux meurtres, tu lui donnes l’exubérante joie des représailles acquises, la bonne ivresse des supplices accomplis, des pleurs, dont il est cause !

« Espoir des virilités, Angoisse des matrices vides, Satan, tu ne demandes point les inutiles épreuves des reins chastes, tu ne vantes pas la démence des carêmes et des siestes ; toi seul reçois les suppliques charnelles et les apostilles auprès des familles pauvres et cupides. Tu détermines la mère à vendre sa fille, à céder son fils, tu aides aux amours stériles et réprouvées, Tuteur des stridentes Névroses, Tour de Plomb des Hystéries, Vase ensanglanté des Viols !

« Maître, tes fidèles servants, à genoux, t’implorent. Ils te supplient de leur assurer l’allégresse de ces délectables forfaits que la justice ignore ; ils te supplient d’aider aux maléfices dont les traces inconnues déroutent la raison de l’homme ; ils te supplient de les exaucer, alors qu’ils souhaitent la torture de tous ceux qui les aiment et qui les servent ; ils te demandent enfin, gloire, richesse, puissance, à toi, le Roi des déshérités, le Fils qui chassa l’inexorable Père ! »

Puis Docre se releva, et, debout, d’une voix claire, haineuse, les bras étendus, vociféra :

— « Et toi, toi, qu’en ma qualité de prêtre, je force, que tu le veuilles ou non, à descendre dans cette hostie, à t’incarner dans ce pain, Jésus, Artisan des supercheries, Larron d’hommages, Voleur d’affection, écoute ! Depuis le jour où tu sortis des entrailles ambassadrices d’une Vierge, tu as failli à tes engagements, menti à tes promesses ; des siècles ont sangloté, en t’attendant, Dieu fuyard, Dieu muet ! Tu devais rédimer les hommes et tu n’as rien racheté ; tu devais apparaître dans ta gloire et tu t’endors ! Va, mens, dis au misérable qui t’appelle : « Espère, patiente, souffre, l’hôpital des âmes te recevra, les anges t’assisteront, le Ciel s’ouvre. » — Imposteur ! Tu sais bien que les anges, dégoûtés de ton inertie, s’éloignent ! — Tu devais être le Truchement de nos plaintes, le Chambellan de nos pleurs, tu devais les introduire près du Père et tu ne l’as point fait, parce que sans doute cette intercession dérangeait ton sommeil d’Éternité béate et repue !

« Tu as oublié cette Pauvreté que tu prêchais, Vassal énamouré des Banques ! Tu as vu sous le pressoir de l’agio broyer les faibles, tu as entendu les râles des timides perclus par les famines, des femmes éventrées pour un peu de pain et tu as fait répondre par la Chancellerie de tes Simoniaques, par tes représentants de commerce, par tes Papes, des excuses dilatoires, des promesses évasives, Basochien de sacristie, Dieu d’affaires !

« Monstre, dont l’inconcevable férocité engendra la vie et l’infligea à des innocents que tu oses condamner, au nom d’on ne sait quel péché originel, que tu oses punir, en vertu d’on ne sait quelles clauses, nous voudrions pourtant bien te faire avouer enfin tes impudents mensonges, tes inexpiables crimes ! Nous voudrions taper sur tes clous, appuyer sur tes épines, ramener le sang douloureux au bord de tes plaies sèches !

« Et cela, nous le pouvons et nous allons le faire, en violant la quiétude de ton Corps, Profanateur des amples vices, Abstracteur des puretés stupides, Nazaréen maudit, Roi fainéant, Dieu lâche ! »

— Amen, crièrent les voix cristallines des enfants de chœur.

Durtal écoutait ce torrent de blasphèmes et d’insultes ; l’immondice de ce prêtre le stupéfiait ; un silence succéda à ces hurlements ; la chapelle fumait dans la brume des encensoirs. Les femmes jusqu’alors taciturnes s’agitèrent, alors que, remonté à l’autel, le chanoine se tourna vers elles et les bénit, de la main gauche, d’un grand geste.

Et soudain les enfants de chœur agitèrent des sonnettes.

Ce fut comme un signal ; des femmes tombées sur les tapis se roulèrent. L’une sembla mue par un ressort, se jeta sur le ventre et rama l’air avec ses pieds ; une autre, subitement atteinte d’un strabisme hideux, gloussa, puis, devenue aphone, resta, la mâchoire ouverte, la langue retroussée, la pointe dans le palais, en haut ; une autre, bouffie, livide, les pupilles dilatées, se renversa la tête sur les épaules puis la redressa d’un jet brusque et, se laboura en râclant la gorge avec ses ongles ; une autre encore, étendue sur les reins, défit ses jupes, sortit une panse nue, météorisée, énorme, puis se tordit en d’affreuses grimaces, tira, sans pouvoir la rentrer, une langue blanche déchirée sur les bords, d’une bouche en sang, hersée de dents rouges.

Du coup, Durtal se leva pour mieux voir, et distinctement, il entendit et il aperçut le chanoine Docre.

Il contemplait le Christ qui surmontait le tabernacle, et, les bras écartés, il vomissait d’effrayants outrages, gueulait, à bout de force, des injures de cocher ivre. Un des enfants de chœur s’agenouilla devant lui, en tournant le dos à l’autel. Un frisson parcourut l’échine du prêtre. D’un ton solennel, mais d’une voix clignotante il dit : « Hoc est enim corpus meum », puis, au lieu de s’agenouiller, après la consécration, devant le précieux corps, il fit face aux assistants et il apparut, tuméfié, hagard, ruisselant de sueur.

Il titubait entre les deux enfants de chœur qui, relevant la chasuble, montrèrent son ventre nu, le tinrent, tandis que l’hostie, qu’il ramenait devant lui, sautait, atteinte et souillée, sur les marches.

Alors Durtal se sentit frémir, car un vent de folie secoua la salle. L’aura de la grande hystérie suivit le sacrilège et courba les femmes ; pendant que les enfants de chœur encensaient la nudité du pontife, des femmes se ruèrent sur le Pain Eucharistique et, à plat ventre, au pied de l’autel, le griffèrent, arrachèrent des parcelles humides, burent et mangèrent cette divine ordure.

Une autre, accroupie sur un crucifix, éclata d’un rire déchirant puis cria : mon prêtre, mon prêtre ! une vieille s’arracha les cheveux, bondit, pivota sur elle-même, se ploya, ne tint plus que sur un pied, s’abattit près d’une jeune fille qui, blottie le long d’un mur, craquait dans des convulsions, bavait de l’eau gazeuse, crachait, en pleurant, d’affreux blasphèmes. Et Durtal, épouvanté, vit, dans la fumée, ainsi qu’au travers d’un brouillard, les cornes rouges de Docre qui, maintenant assis, écumait de rage, mâchait des pains azymes, les recrachait, se tordait avec, en distribuait aux femmes ; et elles les enfouissaient en bramant, ou se culbutaient, les unes sur les autres, pour les violer.

C’était un cabanon exaspéré d’hospice, une monstrueuse étuve de prostituées et de folles. Alors, tandis que les enfants de chœur s’alliaient aux hommes, que la maîtresse de la maison, montait, retroussée, sur l’autel, empoignait, d’une main, la hampe du Christ et ramenait de l’autre le calice sous ses jambes nues, au fond de la chapelle, dans l’ombre, une enfant, qui n’avait pas encore bougé, se courba tout à coup en avant et hurla à la mort, comme une chienne !

Excédé de dégoût, à moitié asphyxié, Durtal voulut fuir. Il chercha Hyacinthe mais elle n’était plus là. Il finit par l’apercevoir auprès du chanoine ; il enjamba les corps enlacés sur les tapis et s’approcha d’elle. Les narines frémissantes, elle humait les exhalaisons des parfums et des couples.

— L’odeur du sabbat ! lui dit-elle, à mi-voix, les dents serrées.

— Ah çà, venez-vous, à la fin ?

Elle sembla s’éveiller, eut un moment d’hésitation, puis sans rien répondre, elle le suivit.

Il joua des coudes, se dégagea des femmes qui maintenant sortaient des dents prêtes à mordre ; il poussa Mme Chantelouve vers la porte, franchit la cour, le vestibule, et la loge du concierge étant vide, il tira le cordon et se trouva dans la rue.

Là, il s’arrêta et aspira, à pleins poumons, des bouffées d’air ; Hyacinthe, immobile, perdue au loin, s’accota au mur.

Il la regarda. — Avouez que vous avez envie de rentrer ? dit-il, d’un ton dans lequel le mépris perçait.

— Non, fit-elle, avec un effort, mais ces scènes me brisent. Je suis étourdie, j’ai besoin d’un verre d’eau pour me remettre.

Et elle remonta la rue, alla droit, en s’appuyant sur lui, chez le marchand de vins dont la devanture était ouverte.

C’était un ignoble bouge, une petite salle avec des tables et des bancs de bois, un comptoir en zinc, un jeu de zanzibar, et des brocs violets ; au plafond, un bec de gaz en forme d’U ; deux ouvriers terrassiers jouaient aux cartes ; ils se retournèrent et rirent ; le patron retira le brûle-gueule de sa bouche et saliva dans du sable ; il ne semblait nullement surpris de voir cette femme élégante dans son taudis. Durtal qui l’observait crut même surprendre un clin d’œil échangé entre Mme Chantelouve et lui.

Il alluma une bougie et souffla à voix basse :

— Monsieur, vous ne pouvez boire, sans vous faire remarquer, avec ces gens ; je vais vous conduire dans une pièce où vous serez seuls.

— Voilà, dit Durtal à Hyacinthe qui s’engageait dans la spirale d’un escalier, voilà bien des allées et venues pour un verre d’eau !

Mais elle était déjà entrée dans une chambre, au papier arraché, moisi, couvert d’images de journaux illustrés piquées avec des épingles à cheveux, pavée de carreaux disloqués, creusée de fondrières, meublée d’un lit à flèche et sans rideaux, d’un pot de chambre égueulé, d’une table, d’une cuvette et de deux chaises.

L’homme apporta un carafon d’eau-de-vie, du sucre, une carafe, des verres, puis il descendit. Alors, les yeux fous, sombres, elle enlaça Durtal.

— Ah ! mais non ! s’écria-t-il, furieux d’être tombé dans ce piège, j’ai assez de tout cela, moi ! Et puis, il se fait tard, votre mari vous attend, il est temps pour vous de l’aller rejoindre !

Elle ne l’écoutait même pas.

— Je te désire, fit-elle, et elle le prit en traître, l’obligea à la vouloir.

Et elle se déshabilla, jeta par terre sa robe, ses jupes, ouvrit toute grande l’abominable couche, et, relevant sa chemise dans le dos, elle se frotta l’échine sur le grain dur des draps, les yeux pâmés et riant d’aise !

Elle le saisit et lui révéla les mœurs de captif, des turpitudes dont il ne la soupçonnait même pas ; elle les pimenta de furies de goule et, subitement, quand il put s’échapper, il frémit, car il aperçut dans la couche des fragments d’hostie.

— Oh ! vous me faites horreur, lui dit-il ; allons, habillez-vous et partons !

Tandis qu’elle se vêtait, silencieuse, l’air égaré, il s’assit sur une chaise et la fétidité de cette chambre l’écœura ; puis il n’était pas absolument certain de la Transsubstantiation ; il ne croyait pas fermement que le Sauveur résidât dans ce pain souillé, mais malgré tout, ce sacrilège auquel il avait participé sans le vouloir, l’attrista. — Et si c’était vrai, se dit-il, si la présence était réelle comme Hyacinthe et comme ce misérable prêtre l’attestent ! Non, décidément, je me suis par trop abreuvé d’ordures ; c’est fini ; l’occasion est bonne pour me fâcher avec cette créature que je n’ai, depuis notre première entrevue, que tolérée, en somme, et je vais le faire !

Il dut, en bas, dans le cabaret, subir les sourires complaisants des terrassiers ; il paya, et sans attendre sa monnaie, s’empressa de fuir. Ils gagnèrent la rue de Vaugirard et il héla une voiture. Ils roulèrent, sans même se regarder, perdus dans leurs réflexions.

— À bientôt, fit Mme Chantelouve, d’un ton presque timide, lorsqu’elle fut déposée à sa porte.

— Non, répondit-il ; il n’y a vraiment pas moyen de nous entendre ; vous voulez tout et je ne veux rien ; mieux vaut rompre ; nos relations s’étireraient, se termineraient dans les amertumes et les redites. Oh ! Et puis, après ce qui vient de se passer ce soir, non, voyez-vous, non ! — Et il donna son adresse au cocher et s’enfouit dans le fond du fiacre.