Tresse & Stock (p. 230-246).


XI


Contrairement à ses prévisions, il dormit à poings fermés, toute la nuit, et il se réveilla, le lendemain, lucide et agaillardi, très calme.

Cette scène de la veille, qui devait exacerber ses sens, produisit l’effet absolument contraire ; la vérité c’est que Durtal n’était nullement de ceux que les obstacles attirent. Il essayait, une seule fois, de foncer dessus et, dès qu’il jugeait ne les pouvoir culbuter, il s’écartait, sans aucun désir de renouveler la lutte. Si Mme Chantelouve avait voulu l’affiler plus encore par ces escales ménagées et ces retards, elle avait fait fausse route. Il s’émoussait, se sentait, ce matin-là, déjà ennuyé de ces mimiques, las de ces attentes.

Une pointe d’aigreur commençait à se mêler aussi à ses réflexions. Il en voulait à cette femme de l’avoir ainsi lanterné et il s’en voulait à lui-même de s’être laissé berner de la sorte. Puis certaines phrases dont l’impertinence ne l’avait pas tout d’abord surpris, le froissaient maintenant. Celle où, à propos de ses rires nerveux, Mme Chantelouve avait, sur un ton négligent, répondu : « cela me prend souvent dans les omnibus » ; cette autre surtout où elle affirmait n’avoir besoin, ni de sa permission, ni de sa personne, pour le posséder, lui semblaient pour le moins malséantes, adressées à un homme qui n’avait pas couru après elle et qui ne l’avait enlacée en somme par aucune avance.

— Toi, dit-il, je te materai, dès que j’aurais des droits.

Dans le réveil assagi de ce matin, la hantise de cette femme se relâchait.

Résolument il pensa :

Va encore pour deux rendez-vous ; celui de ce soir chez elle. Celui-là est inutile et ne compte pas, car j’entends ni me laisser investir, ni tenter, de mon côté, l’assaut ; je n’ai pas l’envie, en effet, d’être pris en flagrant délit par Chantelouve, de risquer la police correctionnelle ou le revolver. Et un autre, un dernier, ici. Si elle ne cède pas, eh bien, ce sera clos ; elle ira jouer son rôle de frôleuse ailleurs !

Et il déjeuna de bon appétit, s’installa devant sa table et remua les matériaux épars de son livre.

J’en étais, se dit-il, en parcourant son dernier chapitre, au moment où les expériences d’alchimie, où les évocations diaboliques ratent. Prélati, Blanchet, tous les souffleurs et les sorciers qui entourent le maréchal avouent que pour amorcer Satan, il faudrait que Gilles lui cédât son âme et sa vie ou qu’il commît des crimes.

Gilles refuse d’aliéner son existence et d’abandonner son âme, mais il songe sans horreur aux meurtres. Cet homme si brave sur les champs de bataille, si courageux quand il accompagne et défend Jeanne d’Arc, tremble devant le Démon, s’apeure lorsqu’il songe à la vie éternelle, lorsqu’il pense au Christ. Et il en est de même de ses complices ; pour être assuré qu’ils ne révéleront pas les confondantes turpitudes que le château cèle, il leur fait jurer sur les Saints Évangiles le secret, certain qu’aucun d’eux n’enfreindra le serment, car, au Moyen Âge, le plus impavide des bandits n’oserait assumer l’irrémissible méfait de tromper Dieu !

Toujours est-il qu’en même temps que ses alchimistes délaissent leurs impuissants fourneaux, Gilles se livre à d’effroyables ripailles et sa chair, incendiée par les essences désordonnées des rasades et des mets, entre en éruption, bout en tumulte.

Or, il n’y avait point de femmes au château ; Gilles paraît du reste avoir, à Tiffauges, exécré le sexe. Après avoir baratté les ribaudes des camps et besogné, avec les Xaintrailles et les La Hire, les prostituées de la cour de Charles VII, il semble que le mépris des formes féminines lui soit venu. Ainsi que les gens dont l’idéal de concupiscence s’altère et dévie, il en arrive certainement à être dégoûté par la délicatesse du grain de la peau, par cette odeur de la femme que tous les sodomites abhorrent.

Et il déprave les enfants de chœur de sa maîtrise ; il les avait choisis, d’ailleurs, ces petits desservants de sa psallette, « bels comme des anges ». Ils furent les seuls qu’il aima, les seuls qu’en ses transports d’assassin, il épargna.

Mais bientôt ce ragoût des pollutions enfantines lui parut tiède. La loi du Satanisme qui veut que l’élu du Mal descende la spirale du péché jusqu’à sa dernière marche, allait, une fois de plus, se promulguer. Ne fallait-il pas aussi que l’âme de Gilles purulât, pour qu’en ce rouge tabernacle, constellé d’abcès, le Très-Bas pût habiter à l’aise !

Et les litanies du rut s’élevèrent dans le vent salé des abattoirs. La première victime de Gilles fut un tout petit garçon dont le nom est ignoré. Il l’égorgea, lui trancha les poings, détacha le cœur, arracha les yeux, et il les porta dans la chambre de Prélati. Tous deux les offrirent, dans des objurgations passionnées, au Diable qui se tut. Gilles exaspéré s’enfuit. Prélati roula ces pauvres restes dans un linge et, tremblant, s’en fut, dans la nuit, les inhumer en terre sainte, auprès d’une chapelle dédiée à Saint Vincent.

Le sang de cet enfant que Gilles avait conservé pour écrire ses formules d’évocation et ses grimoires, s’épandit en d’horribles semailles qui levèrent et bientôt, de Rais put engranger la plus exorbitante moisson de crimes que l’on connaisse.

De 1432 à 1440, c’est-à-dire pendant les huit années comprises entre la retraite du Maréchal et sa mort, les habitants de l’Anjou, du Poitou, de la Bretagne, errent, en sanglotant sur les routes. Tous les enfants disparaissent ; les pâtres sont enlevés dans les champs ; les fillettes qui sortent de l’école, les garçons qui vont jouer à la pelote le long des ruelles ou s’ébattent au bord des bois, ne reviennent plus.

Au cours d’une enquête que le Duc de Bretagne ordonne, les scribes de Jean Touscheronde, Commissaire du Duc en ces matières, dressent d’interminables listes d’enfants qu’on pleure.

Perdu, à la Rochebernart, l’enfant de la femme Péronne, « un enfant qui allait à l’école et apprenait moult bien » dit la mère.

Perdu à Saint-Étienne de Montluc, le fils de Guillaume Brice « lequel était pauvre homme et allait à l’aumône ».

Perdu à Machecoul, le fils de Georget le Barbier « qu’on a vu, un certain jour cueillir des pommes derrière l’hôtel Rondeau et qui depuis n’a été vu ».

Perdu à Thonaye, l’enfant de Mathelin Thouars « qu’on entend se complaindre et esmoier et était ledit enfant de l’âge d’environ douze ans ».

À Machecoul encore, le jour de la Pentecôte, les époux Sergent laissent chez eux leur enfant âgé de huit ans, et, au retour des champs, « ils ne retrouvent plus ledit enfant de huit ans, dont moult se merveillèrent et furent dolents ».

À Chantelou, c’est Pierre Badieu, mercier en la paroisse, qui dit que, un an ou environ, il vit au pays de Rais, deux petits enfants de l’âge de neuf ans, qui étaient frères et enfants de Robin Pavot audit lieu. « Et oncques depuis ce temps ne les vit, ni ne sait ce qu’ils sont devenus ».

À Nantes, c’est Jeanne Darel qui dépose que « le jour de Saint Père, elle adira en la ville son sien fils nommé Olivier, étant en l’âge de sept et huit ans et depuis cette fête de saint père ne le vit ni ouït nouvelles ».

Et les pages de l’enquête continuent, s’accumulent, révèlent des centaines de noms, narrent la douleur des mères qui interrogent les passants sur les chemins, les hurlements des familles dans les maisons desquelles les enfants sont ravis, dès qu’elles s’écartent pour bêcher les champs et semer le chanvre. Ces phrases reviennent, de même que les ritournelles désolées, à la fin de chaque déposition : « on les voit s’en complaindre doloreusement » « on entend moult lamentations ». Partout où sont établis les charniers de Gilles, les femmes pleurent.

Le peuple effaré se raconte d’abord que de méchantes fées, que des génies malfaisants dispersent sa géniture, mais, peu à peu, d’affreux soupçons lui viennent. Dès que le Maréchal se déplace, dès qu’il va de sa forteresse de Tiffauges au château de Champtocé, et de là au castel de La Suze ou à Nantes, il laisse derrière ses pas des traînées de larmes. Il traverse une campagne et, le lendemain, des enfants manquent. En frémissant, le paysan constate aussi que partout où se sont montrés Prélati, Roger de Bricqueville, Gilles de Sillé, tous les intimes du Maréchal, les petits garçons ont disparu. Enfin, avec horreur, il remarque qu’une vieille femme, Perrine Martin, erre, vêtue de gris, le visage couvert comme celui de Gilles de Sillé, d’une étamine noire ; elle accoste les enfants et son parler est si séduisant, sa figure, dès qu’elle lève son voile, est si habile, que tous la suivent jusqu’aux lisières des bois où des hommes les emportent, bâillonnés dans des sacs. Et le peuple épouvanté appelle cette pourvoyeuse de chair, cette ogresse, La Meffraye, du nom d’un oiseau de proie.

Ces émissaires rayonnaient par tous les villages et les bourgs, chassaient à l’enfant sous les ordres du Grand-Veneur, le sieur de Bricqueville. Non content de ces rabatteurs, Gilles s’installait aux fenêtres du château et, alors que de jeunes mendiants, attirés par la renommée de ses largesses, demandaient l’aumône, il les triait du regard, faisait monter ceux dont la physionomie l’incitait au stupre et on les jetait en un cul de basse-fosse, jusqu’à ce que, se sentant en appétit, le Maréchal réclamât son souper charnel.

Combien d’enfants égorgea-t-il, après les avoir déflorés ? lui-même l’ignorait, tant il avait consommé de viols et commis de meurtres ! Les textes du temps comptent de sept à huit cents victimes, mais ce nombre est insuffisant, semble inexact. Des régions entières furent dévastées ; le hameau de Tiffauges n’avait plus de jeunes gens, la Suze, nulle couvée mâle ; à Champtocé, tout le fond d’une tour était rempli de cadavres ; un témoin, cité dans l’enquête, Guillaume Hylairet, déclare aussi : « qu’un nommé Du Jardin a ouï dire qu’il avait été trouvé audit châtel une pipe toute pleine de petits enfants morts. »

Aujourd’hui encore, les traces de ces assassinats persistent. Il y a deux ans, à Tiffauges, un médecin découvrit une oubliette et il en ramena des masses de têtes et d’os !

Toujours est-il que Gilles avoua d’épouvantables holocaustes et que ses amis en confirmèrent les effrayants détails.

À la brune, alors que leurs sens sont phosphorés, comme meurtris par le suc puissant des venaisons, embrasés par de combustibles breuvages semés d’épices, Gilles et ses amis se retirent dans une chambre éloignée du château. C’est là que les petits garçons enfermés dans les caves sont amenés. On les déshabille, on les bâillonne ; le maréchal les palpe et les force, puis il les taillade à coups de dagues, se complaît à les démembrer, pièces à pièces. D’autre fois, il leur fend la poitrine, et il boit le souffle des poumons ; il leur ouvre aussi le ventre, le flaire, élargit de ses mains la plaie et s’assied dedans. Alors, tandis qu’il se macère dans la boue détrempée des entrailles tièdes, il se retourne un peu et regarde par dessus son épaule, afin de contempler les suprêmes convulsions, les derniers spasmes. Lui-même l’a dit : « J’étais plus content de jouir des tortures, des larmes, de l’effroi et du sang que de tout autre plaisir. »

Puis il se lasse des joies fécales. Un passage encore inédit du procès nous apprend que : « ledit sire s’échauffait avec des petits garçons, quelquefois avec des petites filles avec lesquels il avait habitation sur le ventre, disant qu’il y prenait plus de plaisir et moins de peine qu’à le faire en leur nature. » Après quoi, il leur sciait lentement la gorge, et l’on plaçait le cadavre, les linges, les robes, dans le brasier de l’âtre bourré de bois et de feuilles sèches, et l’on jetait les cendres, partie dans les latrines, partie au vent, en haut d’une tour, partie dans les fossés et les douves.

Bientôt ses furies s’aggravèrent ; jusqu'alors, il avait assouvi sur des êtres vivants ou moribonds la rage de ses sens ; il se fatigua de souiller des chairs qui pantelaient et il aima les morts.

Artiste passionné, il baisait, avec des cris d’enthousiasme, les membres bien faits de ses victimes ; il établissait un concours de beauté sépulcrale ; — et, alors que, de ces têtes coupées, l’une obtenait le prix, — il la soulevait par les cheveux et, passionnément, il embrassait ses lèvres froides.

Le vampirisme le satisfit, pendant des mois. Il pollua les enfants morts, apaisa la fièvre de ses souhaits dans la glace ensanglantée des tombes ; il alla même, un jour que sa provision d’enfants était épuisée, jusqu’à éventrer une femme enceinte et à manier le fœtus ! — Puis, après ces excès, il tombait, épuisé, en d’horribles sommes, en de pesants comas, semblables à ces sortes de léthargies qui accablèrent, après ses violations de sépulture, le sergent Bertrand. — Mais si l’on peut admettre que ce sommeil de plomb est l’une des phases connues de cet état encore mal observé du vampirisme ; si l’on peut croire que Gilles de Rais fut un aberré des sens génésiques, un virtuose en douleurs et en meurtres, il faut avouer qu’il se distingue des plus fastueux des criminels, des plus délirants des sadiques, par un détail qui semble extrahumain, tant il est horrible !

Ces terrifiantes délices, ces monstrueux forfaits ne lui suffisant plus, il les corroda d’une essence de péché rare. Ce ne fut plus simplement la cruauté résolue, sagace, du fauve qui joue avec le corps de sa victime. Sa férocité ne demeura plus seulement charnelle ; elle s’aggrava, devint spirituelle. Il voulut faire souffrir l’enfant dans son corps et dans son âme ; par une supercherie toute satanique, il trompa la gratitude, dupa l’affection, vola l’amour. Alors il dépassa, du coup, l’infamie de l’homme et entra de plain pied dans la dernière ténèbre du Mal.

Il imagina ceci :

Quand l’un des malheureux enfants était amené dans sa chambre, Bricqueville, Prélati, Sillé, le pendaient à un croc fiché au mur ; et, au moment où l’enfant suffoquait, Gilles ordonnait de le descendre et de dénouer la corde. Il prenait alors avec précaution le petit sur ses genoux, il le ranimait, le caressait, le dorlotait, essuyait ses larmes, lui disait en lui montrant ses complices : ces hommes-là sont méchants, mais tu vois ils m’obéissent ; n’aie plus peur, je te sauve la vie et je vais te rendre à ta mère ; — et tandis que l’enfant éperdu de joie, l’embrassait, l’aimait à ce moment, il lui incisait doucement le cou par derrière, le rendait, suivant son expression, « languissant » et lorsque la tête un peu détachée, saluait dans des flots de sang, il pétrissait le corps, le retournait, le violait, en rugissant.

Après ces abominables jeux, il put croire que l’art du charnier avait exprimé dans ses doigts son dernier bourbillon, suinté son dernier pus, et, en un cri d’orgueil, il dit à la troupe des parasites : « Il n’est personne sur la planète qui ose ainsi faire ! »

Mais si l’au-delà du Bien, si le là-bas de l’Amour est accessible à certaines âmes, l’au-delà du Mal ne s’atteint pas. Excédé de stupres et de meurtres, le Maréchal ne pouvait aller dans cette voie plus loin. Il avait beau rêver à des viols uniques, à des tortures plus studieuses et plus lentes, c’en était fait ; les limites de l’imagination humaine prenaient fin ; il les avait, diaboliquement, dépassées même. Il haletait, insatiable, devant le vide ; il pouvait vérifier cet axiome des démonographes, que le malin dupe tous les gens qui se donnent ou veulent se livrer à lui.

Ne pouvant plus descendre, il voulut revenir sur ses pas, mais alors le remords fondit sur lui, le harpa, le tenailla sans trêve.

Il vécut d’expiatrices nuits, assiégé par des fantômes, hurlant à la mort comme une bête. On le trouve, courant dans les parties solitaires du château ; il pleure, se jette à genoux, il jure à Dieu qu’il fera pénitence, il promet de créer des fondations pieuses. Il institue à Machecoul une collégiale en l’honneur des Saints Innocents ; il parle de s’enfermer dans un cloître, d’aller à Jérusalem, en mendiant son pain.

Mais dans cet esprit mobile et exalté, les idées se superposent, puis passent, glissent les unes sur les autres et celles qui disparaissent laissent encore leur ombre sur celles qui les suivent. Brusquement, tout en pleurant de détresse, il se précipite dans de nouvelles débauches, délire dans de telles rages, qu’il se rue sur l’enfant qu’on apporte, lui crève les prunelles, remue avec ses doigts le lait sanglant des yeux, puis il s’empare d’un bâton d’épines et frappe sur la tête jusqu’à ce que la cervelle saute du crâne !

Et lorsque le sang gigle et que la pâte du cerveau l’éclabousse, il grince des dents et rit. Ainsi qu’une bête traquée, il fuit dans les bois, pendant que ses affidés lavent le sol, se débarrassent prudemment du cadavre et des hardes.

Il erre dans les forêts qui entourent Tiffauges, des forêts noires et épaisses, profondes, telles que la Bretagne en recèle encore à Carnoët.

Il sanglote, en marchant, écarte, éperdu, les fantômes qui l’accostent, regarde, et soudain il voit l’obscénité des très vieux arbres.

Il semble que la nature se pervertisse devant lui et que ce soit sa présence même qui la déprave ; pour la première fois, il comprend l’immuable salacité des bois, découvre des priapées dans les futaies.

Ici, l’arbre lui apparaît comme un être vivant, debout, la tête en bas, enfouie dans la chevelure de ses racines, dressant des jambes en l’air, les écartant, puis se subdivisant en de nouvelles cuisses qui s’ouvrent, à leur tour, deviennent de plus en plus petites, à mesure qu’elles s’éloignent du tronc ; là, entre ces jambes, une autre branche est enfoncée, en une immobile fornication qui se répète et diminue, de rameaux en rameaux, jusqu’à la cime ; là encore, le fût lui semble être un phallus qui monte et disparaît sous une jupe de feuilles ou bien, il sort au contraire, d’une toison verte et plonge dans le ventre velouté du sol.

Des images l’effarent. Il revoit les peaux garçonnières, les peaux du blanc lucide des parchemins, dans les écorces pâles et lisses des longs hêtres ; il retrouve l’épiderme éléphantin des mendiants dans l’enveloppe noire et rugueuse des vieux chênes ; puis, auprès des bifurcations des branches, des trous bâillent, des orifices où l’écorce fait bourrelet sur des entailles en ovale, des hiatus plissés qui simulent d’immondes émonctoires ou des natures béantes de bêtes. Ce sont encore, à des coudes de branches, d’autres visions, des fosses de dessous de bras, des aisselles frisées en lichen gris ; ce sont, dans le tronc même de l’arbre, des blessures qui s’allongent en grandes lèvres, sous des touffes de velours roux et des bouquets de mousses !

Partout les formes obscènes montent de la terre, jaillissent en désordre dans le firmament qui se satanise ; les nuages se gonflent en mamelons, se fendent en croupes, s’arrondissent en des outres fécondes, se dispersent en des traînées épandues de laite ; ils s’accordent avec la bombance sombre de la futaie où ce ne sont plus qu’images de cuisses géantes ou naines, que triangles féminins, que grands V, que bouches de Sodome, que cicatrices qui s’ébrasent, qu’issues humides ! — Et ce paysage d’abomination change. Gilles voit maintenant sur les troncs d’inquiétants polypes, d’horribles loupes. Il constate des exostoses et des ulcères, des plaies taillées à pic, des tubercules chancrelleux, des caries atroces ; c’est une maladrerie de la terre, une clinique vénérienne d’arbres dans laquelle surgit, au détour d’une allée, un hêtre rouge.

Et devant ces feuilles empourprées qui tombent, il se croit mouillé par une pluie de sang ; il entre en rage, rêve que sous l’écorce une nymphe forestière habite, et il voudrait bafouiller dans de la chair de déesse, il voudrait trucider la Dryade, la violer à une place inconnue aux folies de l’homme !

Il envie le bûcheron qui pourra meurtrir et massacrer cet arbre, et il s’affole, brame, écoute, hagard, la forêt qui répond à ses cris de désirs par les huées stridentes des vents ; il s’affaisse, pleure, reprend sa marche jusqu’à ce qu’exténué, il arrive au château et croule sur son lit comme une masse.

Et les fantômes se précisent mieux, maintenant qu’il dort. Les enlacements lubriques des branches, l’accouplement des essences diverses des bois, les crevasses qui se dilatent, les fourrés qui s’entr’ouvrent disparaissent ; les pleurs des feuillages fouettés par la bise, se tarissent ; les blancs abcès des nuées se résorbent dans le gris du ciel ; et — dans un grand silence, — ce sont les incubes et les succubes qui passent.

Les corps qu’il a massacrés et dont il a fait jeter les cendres dans les douves ressuscitent à l’état de larves et l’attaquent aux parties basses. Il se débat, clapote dans le sang, se dresse en sursaut, et accroupi, il se traîne à quatre pattes, tel qu’un loup, jusqu’au crucifix dont il mord les pieds, en rugissant.

Puis un revirement soudain le bouleverse. Il tremble devant ce Christ dont la face convulsée le regarde. Il l’adjure d’avoir pitié, le supplie de l’épargner, sanglote, pleure, et lorsque n’en pouvant plus, il gémit tout bas, il entend, terrifié, pleurer dans sa propre voix, les larmes des enfants qui appelaient leurs mères et criaient grâce !

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Et Durtal emballé sur cette vision qu’il imagine, ferme son cahier de notes et juge, en levant les épaules, bien mesquins ses débats d’âme à propos d’une femme dont le péché n’est comme le sien en somme, qu’un péché bourgeois, qu’un péché ladre.