L'esclavage aux Antilles françaises avant 1789/II/VI

CHAPITRE VI

POLICE ET CHÂTIMENTS CONCERNANT LES ESCLAVES


« Ita servus homo est ! » (Juvénal, Sat. VI.)


I. — Régime de contrainte perpétuelle auquel sont soumis les esclaves. — Exception relative pour ceux qui servent de domestiques. — Discipline des ateliers et du jardin ; économes et commandeurs. — Le fouet ; diverses sortes de flagellation. — Autres peines infligées par les maîtres eux-mêmes.
II. — Du nombre des blancs préposé à la garde des nègres. — Prescriptions à ce sujet ; elles ne sont presque jamais observées. — Corps de gens de couleur libres destinés à contenir les esclaves.
III. — Mesures prises à l’égard de la circulation des esclaves. — Défense de porter des armes ; application de l’article 15 du Code Noir au suicide ; — défense de s’attrouper. — Ces règlements préventifs sont sans cesse violés.
IV. — La justice publique. — Procédure employée à l’égard des esclaves. — Juges ordinaires. — Droit d’appel au Conseil supérieur. — Pourquoi les maîtres secondent mal l’action de la justice. — Le bourreau.
V. — Principaux délits et crimes : vols, — violences et meurtres, — incendies, — empoisonnements. — Châtiments divers dont ils sont punis.
VI. — Tentatives de répression des excès des maîtres contre les esclaves.
VII. — Responsabilité des maîtres concernant les dommages causés par leurs esclaves. — Nègres justiciés. — Divers cas auxquels un nègre tué est remboursé. — Charge imposée par le paiement des nègres justiciés. — Leur prix. — Caisse des nègres justiciés. — Conclusion.


I

Du moment que le droit n’existe pas pour l’esclave, il est naturel qu’il cherche par tous les moyens à satisfaire ses instincts, en n’ayant d’autre souci que celui d’échapper au châtiment. Sauf de rares exceptions, en effet, concernant les natures sur lesquelles la religion parvint à exercer une certaine influence, il fut essentiellement vicieux. Et comment s’en étonner, alors qu’il lui était seulement permis de rechercher les plus grossières jouissances ? Le régime auquel il fut soumis fut celui de la contrainte perpétuelle : contrainte pour obtenir de lui un travail incessant, contrainte pour réprimer ses délits et se prémunir contre ses attentats. Nous réserverons pour le chapitre suivant le délit si fréquent du marronage, qui fut l’origine de tentatives de révolte générale et par là peut fournir la matière d’une étude spéciale. Occupons-nous donc simplement des esclaves vivant sur les habitations de leurs maîtres.

La première nécessité est celle d’établir une stricte discipline. L’esclave dont on est mécontent ne saurait en effet être renvoyé comme un domestique ou un ouvrier. Il faut des moyens plus coercitifs. Ici encore il y a lieu de distinguer d’abord la minorité des nègres qui servaient leurs maîtres dans la maison et qui, généralement mieux traités, avaient une situation se rapprochant en somme notablement de la domesticité des blancs, avec cette différence toutefois qu’ils étaient en principe assujettis à une obéissance passive et que leur sort dépendait uniquement du caractère bon ou mauvais de leurs maîtres. Mais le grand nombre de ceux qui composaient les ateliers ou travaillaient au jardin étaient confiés à des économes et des gérants, qui eux-mêmes les faisaient marcher à l’aide de commandeurs. Or ces représentants du maître étaient la plupart du temps beaucoup plus durs que ne l’eût été sans doute le propriétaire lui-même. L’absentéisme des colons a certainement beaucoup influé sur les mauvais traitements infligés aux esclaves. La manière ordinaire de se faire obéir, c’est à l’aide du fouet. « Le fouet, a écrit M. Schœlcher[1], est une partie intégrante du régime colonial ; le fouet en est l’agent principal ; le fouet en est l’âme ; le fouet €st la cloche des habitations : il annonce le moment du réveil et celui de la retraite ; il marque l’heure de la tâche ; le fouet encore marque l’heure du repos ; et c’est au son du fouet qui punit les coupables qu’on rassemble, soir et matin, le peuple d’une habitation pour la prière ; le jour de la mort est le seul où le nègre goûte l’oubli de la vie sans le réveil du fouet. Le fouet, en un mot, est l’expression du travail aux Antilles. Si l’on voulait symboliser les colonies telles qu’elles sont encore, il faudrait mettre en faisceau une canne à sucre avec un fouet de commandeur. » C’est donc le fouet à la main que le commandeur mène toujours son troupeau ou sa meute. Les coups distribués par-ci par-là et qui ne font que cingler la peau ne comptent pas. Mais la flagellation infligée à titre de peine est d’application courante ; elle peut être ordonnée, pour la moindre faute, par le maître, l’économe ou le gérant, et, au jardin, par le commandeur. C’est toujours le commandeur qui remplit l’office de bourreau ; c’est, d’ailleurs, la plupart du temps un nègre esclave choisi parmi les autres. Donner des coups de fouet s’appelle « tailler » ; et en effet le fouet entaillait la peau. À l’origine le nombre de coups n’était pas limité ; puis il fut fixé en général à 29 ; mais il faut croire qu’on le dépassait, puisqu’en 1786 nous voyons qu’il sera désormais interdit de donner plus de 50 coups[2]. Comme on attachait d’habitude le patient à quatre piquets par terre, de là vint l’expression de donner ou subir un quatre-piquets ; si on liait l’esclave à une échelle, c’était le supplice de l’échelle ; était-il suspendu par les quatre membres, c’était le hamac ; par les mains seulement, c’était la brimballe. Le fouet donnait donc déjà lieu à un certain nombre d’applications variées, d’un usage journalier. Dans certains cas, il était remplacé soit par la rigoise ou grosse cravache en nerf de bœuf[3], soit par des coups de lianes ou branches « souples et pliantes comme de la baleine[4] ». N’oublions pas un détail : c’est que, la plupart du temps, pour éviter que les plaies faites ainsi ne vinssent à s’enflammer et que la gangrène ne s’y mît, on avait soin de les frotter de jus de citron, de sel ou de_piment.

Les maîtres avaient aussi le droit d’enfermer leurs esclaves au cachot, ce qui était pour eux une peine intolérable lorsqu’on les y gardait la nuit ; ils aimaient mieux souvent supporter le fouet. On les mettait aussi au carcan, en leur appliquant un bâillon frotté de piment. Au début même, l’habitude était de les y attacher par une oreille avec un clou ; puis on leur coupait l’oreille. Du Tertre[5] rapporte à ce propos l’anecdote amusante d’un malheureux nègre qui, ayant déjà perdu une oreille, fut condamné à perdre l’autre ; il demande à parler au gouverneur, se jette à ses pieds et le supplie en grâce de la lui laisser… « parce qu’il ne saurait plus où mettre son morceau de petun », c’est-à-dire sa cigarette.

Citons de plus les ceps, ou fers aux pieds ou aux mains ; la boise, ou pièce de bois que les esclaves sont contraints de traîner, le masque de fer-blanc, destiné à les empêcher de manger des cannes : la barre, qui est une poutre placée à l’extrémité d’un lit de camp et percée de trous, où l’on enferme une jambe ou les deux jambes des condamnés, à la hauteur de la cheville ; ou encore le collier de fer, parfois surmonté « d’une croix de Saint-André en fer, derrière, dont les deux bras d’en haut passent de deux pieds au-dessus de leur tête pour les empêcher de s’enfuir dans les bois[6] ».

Ce ne sont là que les peines particulières usitées presque couramment, sans parler des coups et sévices divers auxquels les malheureux esclaves étaient sans cesse exposés. Mais la justice ne prenait même pas connaissance des fautes légères qui exposaient les nègres à pareille répression. Toutes ces pzines étaient « abitraires et à la discrétion de leurs maîtres », dit Du Tertre. Il nous apprend encore que l’impunité rendait les esclaves insupportables, tandis qu’ils acceptaient facilement le châtiment, quand ils se reconnaissaient coupables ; mais, s’ils étaient punis à tort, ils devenaient « de vrais lions » et s’emportaient en des accès de fureur inconcevables. À quoi leur servait pourtant la révolte, du moment qu’ils ne pouvaient pas échapper au joug ?

En fin de compte, peu importait à l’autorité la manière dont les maîtres traitaient chez eux leurs esclaves. Ce ne fut qu’à mesure du progrès des idées philosophiques et philanthropiques au xviiie siècle qu’on commença à s’en préoccuper, pour protéger les esclaves même contre leurs maîtres inhumains, nous le verrons tout à l’heure. Mais la préoccupation capitale fut d’abord et même toujours celle de se préserver des dangers pouvant résulter du trop grand nombre de nègres. Aussi toutes les mesures prises tendent-elles à les empêcher de se réunir et à épouvanter par la rigueur des châtiments ceux qui se sont rendus coupables de violences.

D’une manière générale, nous devons remarquer cependant que les Français étaient loin d’être les plus cruels. Nous lisons en particulier dans Du Tertre[7] que les Espagnols et les Portugais avaient toujours deux ou trois pistolets à la ceinture et n’hésitaient pas à tuer un nègre à la moindre résistance. Bryan Edwards reconnaît que ses compatriotes les Anglais étaient généralement impitoyables. Enfin, d’après l’auteur de l’Essai sur l’esclavage, « les Français étaient ceux qui traitaient les esclaves avec moins de dureté[8] ».


II

Un des moyens qui auraient assurément été des plus efficaces pour réprimer ou plutôt pour empêcher les excès des nègres, c’eût été d’avoir toujours sur les habitations un nombre proportionnel de blancs suffisant. On y avait songé dès le début ; mais les prescriptions relatives à ce sujet ne furent jamais sérieusement observées. Le Code Noir n’en parle pas. D’après une ordonnance du 30 septembre 1686[9], le nombre des engagés devait être à Saint-Domingue égal à celui des nègres. La seconde indication que nous trouvions ensuite sur ce point est dans les « Statuts et règlements faits par la compagnie royale de Saint-Domingue… pour la régie, police et conduite de ses habitations[10] », le 25 juin 1716. L’article X est ainsi conçu : « Et d’autant qu’il est nécessaire et très important pour la sûreté desdits habitants d’avoir toujours un certain nombre de blancs, pour gouverner et contenir les noirs, chaque habitant sera tenu d’avoir 1 blanc sur 10 noirs, à peine de 50 écus d’amende par chaque blanc qui lui manquera à proportion des noirs qu’il aura, laquelle somme sera employée à leur faire fournir lesdits blancs engagés. » Et nous voyons par les lettres patentes de juillet 1716[11], autorisant lesdits statuts, que la Compagnie « est parvenue à peupler ladite colonie de plus de 1.500 blancs et de près de 5.000 noirs. » Dans un Mémoire du roi pour servir d’instruction à MM. de la Varenne et de Ricouard, général et intendant de la Martinique, du 29 août 1716[12], il leur est recommandé d’exiger le nombre de blancs prescrit par les ordonnances par rapport au grand nombre de nègres : mais ces ordonnances ne sont pas exactement rappelées, et, jusqu’à cette date, nous n’en avons pas trouvé d’autre que celle du 30 septembre 1686. Comme pour tout, d’ailleurs, il est à peu près impossible d’obtenir que les habitants se conforment à ce qui leur est prescrit. Nous en avons la preuve dans cet extrait d’une lettre du Ministre à MM. Dupoyet et de la Chapelle, administrateurs des Îles-du-Vent[13] : « Je suis très fâché d’apprendre que les habitants continuent de se servir de noirs par préférence aux blancs, pour les mettre à la tête de leurs habitations et pour domestiques ; cet entêtement pourra, un jour, causer beaucoup de désordre aux îles, et je vous recommande de le faire entendre aux habitants et de les désabuser sur cela autant que vous le pourrez. » À la date du 1er janvier 1764, nous lisons dans un Mémoire du roi adressé au comte d’Estaing sur le gouvernement de Saint-Domingue[14], que le sixième objet dont il aura à s’occuper est « la discipline des nègres et la population des blancs. » Il est dit : « Le sieur comte d’Estaing trouvera dans le Code Noir les ordonnances qui ont été rendues sur la police des nègres, mais il paraît qu’elles sont insuffisantes ou par leurs dispositions ou par défaut de leur exécution. » Il est constaté par exemple qu’à peine y a-t-il 1 blanc pour 30 noirs, tandis que d’après les lois il devrait y en avoir 1 sur 10. Et la suite nous en donne les motifs, intéressants à noter : « C’est la faute des maîtres qui, ayant voulu faire apprendre toutes sortes de métiers à leurs nègres, leur ont donné ensuite les emplois les plus considérables de leurs habitations, à la place des blancs auxquels ils auraient dû les confier ; la plupart de ces nègres, devenus libres ensuite, ont exercé dans les villes tous les métiers qui devaient être exercés par les blancs, dont ils ont pris la place. C’est un des plus grands désordres de Saint-Domingue, et auquel il est temps de remédier absolument, si on veut trouver des ressources en temps de guerre pour la défense du pays ; en général, les nègres n’y doivent être regardés que comme des forces nécessaires pour les cultures des denrées auxquelles les blancs ne pourraient pas s’adonner, et c’est à ces cultures qu’ils doivent être renvoyés pour laisser aux blancs les travaux et les métiers qui peuvent leur convenir ; c’est pour cet effet que Sa Majesté a fait et fait encore passer nombre d’ouvriers de toute espèce à Saint-Domingue et qu’Elle se propose, lorsque le sieur comte d’Estaing lui aura rendu compte de la qualité des terrains qu’on pourra trouver à Saint-Domingue pour des plantations de vivres et des remplacements de ménageries, d’y faire passer un nombre suffisant de familles allemandes pour les exploiter ; mais, en attendant que le nombre des blancs que l’on mettra à Saint-Domingue puisse balancer celui des nègres en proportion des besoins, le sieur comte d’Estaing ne saurait trop veiller à la police de ce peuple, pour éviter toute surprise de sa part, de quelque cause qu’elle pût provenir. » Dans un autre Mémoire, du 25 janvier 1765[15], rédigé par Dubuc, député de la Martinique à Paris, et qui devint, sous Choiseul, premier commis de la Marine, il est rappelé que l’obligation d’avoir 1 blanc par 20, 40 ou 50 nègres n’a, en fait, jamais eu d’exécution. La raison qu’en fournit l’auteur, c’est que les blancs sont trop exigeants, libertins, insubordonnés. « Sa Majesté recommande aux sieurs comtes d’Ennery et de Peinier la plus grande attention à tenir les esclaves dans la plus austère dépendance de leurs maîtres et dans la plus grande subordination à l’égard des blancs, de les contenir par la rigide observation des règlements faits dans cet objet et d’assurer tout à la fois la fortune et la tranquillité des colonies par tous les moyens qui pourront prévenir les marronages et ramener les esclaves fugitifs à l’atelier de leurs maîtres. » D’après une ordonnance du roi concernant le rétablissement des milices à Saint-Domingue[16], article 52 : « Chaque habitant ayant 80 nègres et au-dessus sera obligé d’avoir chez lui 2 blancs…, lui compris, s’il est en état de servir, et 3, lui compris, s’il n’est pas en état de servir ; Sa Majesté dérogeant, quant à ce, à ses ordonnances précédentes qui exigent 1 blanc par 20 nègres ; mais les habitants qui, suivant les cas exposés ci-dessus, n’auront pas ces 2 ou 3 blancs, payeront 1.000 livres d’amende. » Une autre ordonnance royale, du 1er janvier 1787[17], n’est guère que la confirmation de la précédente. L’article 42 prescrit également 2 blancs pour 80 nègres et au-dessus. Mais cette proportion devenait bien faible eu égard aux dispositions sagement conçues des premiers temps. Il paraît regrettable, à tous égards, qu’on n’ait pas persévéré à introduire plus de blancs.

À l’unique point de vue de la sécurité, il est vrai, on avait songé à utiliser, vers la fin du xviiie siècle, les gens de couleur libres pour contenir leurs frères esclaves. Par exemple, le Ministre écrit, à M. de Bellecombe, le 27 février 1784[18] : « J’ai pensé, Monsieur, qu’un corps de 600 hommes de couleur mis sur pied à Saint-Domingue serait très utile au service pour contenir les esclaves ; j’ai, en conséquence, fait rédiger sur les matières qui m’ont été adressées un projet d’ordonnance que je joins ici. — On élève des objections contre cet établissement et on prétend, entre autres choses, qu’un grand nombre de gens de couleur, ayant une forte répugnance pour le service, prennent le parti de quitter nos îles et de passer dans les colonies étrangères. Je vous prie d’examiner cette question sur tous ces faits et de me marquer ce que vous pensez de ce projet. Quelle que soit votre opinion, vous voudrez bien m’adresser un projet d’ordonnance qui puisse vaincre ou diminuer la répugnance des gens de couleur. Celui que je vous envoie ne servira qu’à vous mettre au fait des dispositions qui m’ont été présentées. » Le Ministre écrit, le même jour, au vicomte de Damas[19], au sujet de l’organisation d’un corps de 300 hommes de couleur pour chacune des îles Martinique et Guadeloupe. En fait, les gens de couleur libres étaient très disposés à contenir les esclaves. Seulement, ce qui leur répugnait dans le service, c’était une trop exacte discipline, contraire à leur nature. Mais les affranchis ou leurs descendants ne paraissent pas avoir jamais plaint le sort de leurs malheureux compatriotes, africains ou créoles.



III

Pour empêcher les esclaves de commettre vols ou crimes, on leur défend constamment de circuler, même seuls, sans billets de leurs maîtres, de porter des armes et de s’assembler.

Un arrêt du Conseil supérieur de la Martinique, du 4 mai 1654[20], leur interdit les danses et assemblées sous peine de la vie. Par deux autres arrêts[21], le même Conseil leur défend de sortir pendant la nuit sans avoir un billet de leurs maîtres, et même de quitter l’habitation pendant le jour sans une permission écrite. Dans un Extrait des ordonnances rendues pour la police des nègres au Conseil souverain de la Martinique, du 4 juin 1674 au 3 juillet 1684[22], nous relevons : Défense aux nègres de porter des bâtons et de s’assembler ; — défense aux propriétaires de souffrir sur leurs terres d’autres nègres que les leurs. — Un règlement du 4 octobre 1677[23] précise que les esclaves ne devront porter aucun bâton ni bangala, — ou gros bâton court ferré par le bout, — à peine du fouet pour la première fois et du jarret coupé en cas de récidive. Un ordre du comte de Blenac au major de la Martinique lui prescrit de faire arrêter tous les esclaves qui vont sans billet, pour empêcher leur soulèvements[24]. Après les mesures que nous venons de citer, il est assez curieux de lire, à la date du 30 avril 1681, dans une lettre du Ministre à De Blenac[25] : « Rien n’est plus nécessaire pour la sûreté des habitants des îles et pour empêcher la révolte des nègres que de tenir la main à l’observation des défenses qui ont été faites de laisser marcher lesdits nègres sans billets de leurs maîtres, et vous y devez tenir la main sans difficulté ; mais, comme il ne paraît pas que cette défense ait été faite par arrêt du Conseil souverain, j’écris au sieur Patoulet d’agir de concert avec vous pour faire donner cet arrêt. » Il faut croire, d’après cela, que les arrêts des Conseils n’étaient pas toujours transmis régulièrement au roi, de même d’ailleurs qu’il arriva plus d’une fois que certaines décisions royales n’étaient pas communiquées aux différents Conseils des îles et restaient inappliquées. C’est une des raisons pour lesquelles les mêmes mesures sont si souvent répétées. Les défenses de porter des armes et de s’attrouper sont renouvelées par les articles 15, 16 et 17 du Code Noir. Le 14 janvier 1692, un arrêt du Conseil du Petit-Goave[26] interdit de vendre des boissons aux esclaves qui les paient en indigo ou autres marchandises portatives pouvant être facilement soustraites. Un autre arrêt du même Conseil[27] défend de rien acheter aux esclaves sans billet ; un troisième leur interdit de porter des armes[28].

Nous devons nous contenter ici encore de relater un certain nombre de mesures principales. À la Martinique, il fut même défendu d’armer de fusils les nègres gardiens de champs de cannes ou de vivres[29]. Un règlement du Conseil de Léogane[30] porte, à l’article 30, que le prévôt et l’exempt de la maréchaussée visiteront les cases des nègres en présence du maître ou de l’économe ; ils confisqueront toutes les armes, même les machettes, à moins que les esclaves ne soient autorisés par écrit à en avoir. En même temps, les administrateurs de Saint-Domingue promulguent un règlement[31], qui prescrit d’arrêter les nègres assemblés au nombre de 4 après dix heures du soir, ainsi que ceux qui seront trouvés à jouer ou portant des armes ; on les conduira chez leurs maîtres, si ceux-ci sont connus, sinon en prison, où ils recevront 10 coups de fouet (art. 4). — Il est permis d’entrer dans les maisons des nègres et négresses libres pour découvrir les receleurs de vols domestiques (art. 5).

Nous remarquerons une singulière interprétation de l’article 15 du Code Noir, qui défend aux nègres de porter des armes : Un d’eux est condamné à la potence pour tentative de suicide, parce qu’il s’était porté dans le ventre plusieurs coups d’un couteau flamand, alors que son maître voulait le faire châtier pour une faute[32]. Un autre esclave, ayant voulu se tuer, est également condamné à mort, puis seulement au fouet, à la marque et au carcan[33]. En voici un qui, accusé d’avoir voulu se couper la gorge et appelant de sentence de mort, doit subir la peine des galères perpétuelles[34]. Tel qui a voulu se pendre est pendu effectivement[35]. Le gouverneur de la Martinique rapporte à ce propos que le penchant au suicide est fort commun, mais que, généralement, les nègres sont empêchés de se tuer. Il constate que le roi consulté depuis quatre ans sur cette question n’a pas fait connaître encore sa manière de voir et que le premier juge inflige toujours la peine de mort, mais qu’elle est d’ordinaire réduite en appel.

Nous apprenons par une ordonnance[36] des administrateurs de Saint-Domingue, que, dans des bals qui se donnent chez les mulâtresses et négresses libres, il y a des blancs et des esclaves déguisés et armés la plupart du temps de pistolets, sabres et épées. L’inspecteur de police a ordre de saisir tous les masques. Les personnes libres sont condamnées à 24 livres d’amende, et les esclaves à 6 livres, payables par les maîtres, sans compter les frais de geôle, et la prison qui s’applique à tous.

D’après deux ordonnances des administrateurs de la Martinique et de la Guadeloupe[37], nous voyons que les articles 15 et 16 du Code Noir sont presque sans exécution depuis longtemps ; aussi est-il enjoint de les faire publier et afficher de nouveau. De plus, un arrêt du Conseil du Cap[38] nous montre que « l’inexécution presque totale des dispositions prises au sujet des esclaves a fait monter le désordre à son comble » ; le peu de connaissance que l’on a des lois concernant les esclaves est la principale cause de leur inobservation (il n’y avait pas encore d’imprimerie à Saint-Domingue). Les mêmes désordres se produisent partout. Ainsi une ordonnance des général et intendant de la Martinique[39] défend de nouveau aux gens de couleur libres et esclaves de s’attrouper et de courir les rues déguisés et masqués. Ces administrateurs font remarquer l’esprit d’insubordination qui s’est développé chez les nègres depuis la reddition de l’île aux Anglais. Les esclaves surpris dans des assemblées illicites seront fouettés et marqués, puis plus gravement punis pour la deuxième fois. Les nègres masqués et armés subiront le fouet, la fleur de lys, le carcan et même la mort, s’ils portent bâtons ferrés, couteaux flamands ou autres armes meurtrières (sans dédommagement pour les maîtres). Régis Dessalles, commentant l’article 16 du Code Noir[40], rappelle cette ordonnance et constate que cependant rien n’est plus ordinaire que de voir les nègres se réunir, « se donner des repas, des bals publics, dans un désordre et une confusion dignes de la licence la plus effrénée ». Or, de telles réunions sont tolérées et même autorisées. « Il ne peut, ajoute-t-il, y avoir de raison assez forte pour souffrir un pareil désordre. Le permettre, c’est donner lieu au vol, au libertinage, aux empoisonnements, au marronage ; tout cela en est une suite nécessaire. De plus, c’est nourrir dans le cœur des esclaves l’esprit d’indépendance, dont le germe ne meurt jamais et peut produire des effets très pernicieux. »

Le 25 novembre 1765, une ordonnance des administrateurs du Cap[41] entoure de restrictions la vente de la poudre à feu jusqu’alors laissée libre. Il faudra pour les esclaves un billet du maître, et le marchand délivrera un certificat justifiant de la quantité permise.

Mais, malgré toutes les mesures spéciales, on n’arrive pas à des résultats satisfaisants. En outre, la discipline se relâche encore à la faveur de circonstances particulières, telles que la guerre. C’est ce que nous indique une ordonnance des administrateurs de la Martinique[42], du 25 décembre 1783, concernant la police générale des gens de couleur. Il a paru bon, y est-il dit, de réunir en un seul règlement tout ce qui est émané du gouvernement sur cette matière, « expliquer, étendre ou ajouter, suivant que le besoin l’a exigé, aux dispositions du Code Noir et des ordonnances subséquemment rendues par le roi et par nos prédécesseurs, auxquelles le temps et l’agrandissement des établissements ont apporté des changements nécessaires ». Plusieurs des articles sont relatifs exclusivement aux gens de couleur libres ; certains autres ne font que renouveler des règlements précédents. L’article 4 défend d’acheter aucune argenterie aux esclaves, et l’article 5 de receler les esclaves marrons, sous peine de 30 coups de fouet et huit jours de prison pour les esclaves receleurs. L’article 10 permet aux maîtres de faire enchaîner et battre de verges ou de cordes leurs esclaves l’ayant mérité, mais pas au delà de 29 coups de fouet. En vertu de l’article 11, l’esclave ayant frappé une personne libre sera puni corporellement ; si c’est son maître, ou la femme ou les enfants de son maître, il subira la mort « sans rémission ». — Article 32 : Les esclaves voleurs seront battus de verges et marqués de la fleur de lys. — Article 38 : Tout esclave arrêté en marronage et armé sera puni de mort. — Article 43 : Les esclaves ne pourront aller à la chasse sans permission écrite. — Article 48 : Il leur est défendu de s’assembler. — Article 55 : Les maîtres ne pourront leur livrer pour jardins des terrains limitrophes de ceux de leurs voisins ; car ils pourraient voler ou mettre le feu.

Somme toute, il ne fut jamais possible d’obtenir l’exécution même approximative des innombrables prescriptions édictées à l’égard de la circulation, de l’attroupement et du port d’armes des nègres. C’était à peu près fatal. Si elles avaient été observées, il n’y aurait pour ainsi dire pas eu de délits commis par eux. Or les blancs furent sans cesse menacés dans leurs propriétés et dans leurs personnes même par les esclaves. À vrai dire, ils ne se faisaient malheureusement pas faute, la plupart du temps, de les provoquer et, dès que ceux-ci avaient commis le moindre mal, d’exercer sur eux de terribles vengeances, contre lesquelles la loi fut souvent impuissante à les protéger.


IV

À l’origine, la justice n’était pas nettement fixée. Un règlement du Conseil de la Martinique, du 4 octobre 1677[43], stipule (art. 1) que, pour les vols valant moins de 100 livres de sucre, les esclaves seront simplement châtiés par leurs maîtres, selon qu’ils le jugeront nécessaire. Il semble que tous les autres délits doivent être soumis aux juges. Le Code Noir, qui établit les règles les plus positives, porte à l’article 42 : « Pourront seulement les maîtres, lorsqu’ils croiront que leurs esclaves l’auront mérité, les faire enchaîner et les faire battre de verges ou cordes. » La formule est bien vague et laissait encore beaucoup de marge à l’arbitraire. Mais, du moins, l’application de la torture et toute mutilation de membres sont interdites ; nous verrons que la loi s’efforce même d’empêcher effectivement les excès commis envers les esclaves. Donc c’est devant la justice régulière que les esclaves coupables de délits qualifiés doivent être traduits. D’après l’article 32 du Code Noir, « seront les esclaves accusés, jugés en première instance par les juges ordinaires et par appel au Conseil souverain, sur la même instruction et avec les mêmes formalités que les personnes libres ». Cet article assure bien théoriquement toutes les garanties voulues aux esclaves. Mais n’oublions pas que les juges sont presque toujours des colons, propriétaires eux-mêmes d’esclaves, — malgré la défense faite aux fonctionnaires de posséder des habitations, — ou alliés à des colons. Les accusés seront par conséquent traités toujours avec sévérité. La garantie de l’appel fut, d’ailleurs, extrêmement restreinte, dès le 20 avril 1711, par une ordonnance royale[44]. Vu le grand nombre de délits qui étaient commis et qui entravaient l’action de la justice, comme les nègres coûtaient relativement cher en prison, que, de plus, ils pouvaient s’évader, il fut décidé que désormais les nègres esclaves ayant encouru les peines du fouet, de la fleur de lys et des oreilles coupées seulement, seraient condamnés en dernier ressort par les juges ordinaires et ces jugements exécutés sans appel. Le droit d’appel ne subsista que pour la peine du jarret coupé ou de mort.

Nous voyons par l’article 41 qu’il est défendu aux juges, procureurs et greffiers de prendre aucune taxe dans les procès criminels contre les esclaves, à peine de concussion. Un règlement, du 24 septembre 1753, fait pour la Martinique[45], décide également que les procédures criminelles d’esclaves sont gratuites, « à moins que leurs maîtres ne prennent leur fait et cause et qu’ils y succombent » (art. 36). Quoique le Code Noir précise les peines qui peuvent ou doivent être appliquées dans certains cas déterminés, il laisse, malgré tout, une très grande latitude aux juges, qui très souvent sont autorisés à se décider suivant la gravité des circonstances. Il n’a subsisté que de rares dossiers complets de procédure criminelle concernant les esclaves, au moins pour la période qui nous occupe. Ils ont dû être détruits ; en effet, un arrêt du Conseil de Léogane[46] ordonne que toutes les procédures criminelles faites contre les nègres esclaves jusqu’à la fin de 1715 seront brûlées. Pour la Martinique, une lettre du Ministre, du 24 septembre 1787[47], autorise à faire brûler toutes celles qui vont jusqu’en 1750, « seulement à la charge d’en dresser procès-verbal et de conserver les arrêts définitifs ». Les procès étaient si nombreux que, vu l’encombrement des dossiers et la difficulté matérielle de les conserver, on dut suivre cette manière de faire, même pour les documents postérieurs, dont il n’est pour ainsi dire pas resté de trace au dépôt de Versailles, origine des archives actuelles des ministères de la Marine et des Colonies.

Pour les îles qui n’avaient pas de Conseil supérieur, il fallait, dans le cas d’appel, venir devant la cour dans le ressort de laquelle elles se trouvaient. C’est ainsi que les habitants de la Grenade supplient de permettre chez eux la constitution d’un tribunal pouvant condamner à mort les nègres convaincus de crimes. En effet, on était forcé de les amener à la Martinique ; or, sans parler du prix du transport, des risques d’évasion, le châtiment subi au loin ne servait pas d’exemple aux autres[48]. Mais il ne fut pas néanmoins donné suite à cette demande. Aussi est-il à penser que, dans bien des cas, les maîtres devaient se faire justice eux-mêmes. En général, ils ne se souciaient guère de dénoncer leurs esclaves coupables, sauf pour ceux qui pouvaient encourir la peine de mort, auquel cas le prix du supplicié leur était remboursé. Encore voyons-nous, par exemple, qu’un arrêt du Conseil supérieur de la Martinique[49] condamne le sieur Dufresnoy à être gardé en prison jusqu’à ce qu’il ait remis entre les mains de la justice un de ses nègres convaincus de plusieurs crimes. C’était pour les propriétaires une perte nette que la mise en prison de leurs nègres. En effet, suivant l’article 10 d’un arrêt en règlement du Conseil du Cap[50], les esclaves doivent payer 12 sols par jour, moyennant quoi le geôlier leur fournit une cassave d’une livre et demie au moins et l’eau nécessaire, de bonne qualité. D’après l’article 11, les esclaves emprisonnés pour dettes (cas assez curieux à noter) paieront 30 sols pour l’entrée, 30 sols pour la sortie, plus 22 livres 10 sols d’avance pour la nourriture d’un mois ; et ils auront ainsi, outre le pain et la cassave, une livre et demie de fressure ou flanc de bête et l’équivalent en poisson et légumes les jours maigres. Pour l’écrou des esclaves, le droit était de 3 livres (art. 28). N’oublions pas le dommage résultant du temps d’emprisonnement durant lequel le nègre ne travaille pas, sans compter que, suivant la punition subie, il peut être dans l’incapacité de reprendre le travail avant un temps plus ou moins long, ou être déprécié, sans que le maître reçoive d’indemnité, sauf le cas de mise à mort.

Voici précisément un aperçu des peines qui peuvent être infligées par le bourreau, avec le tarif de ses émoluments, qui constituent pour lui le casuel. Il lui était alloué[51] :

Pour
pendre 
30 l.
rouer vif 
60
brûler vif 
60
pendre et brûler 
35
couper le poignet 
2
traîner et pendre un cadavre 
35
donner la question ordinaire et extraordinaire 
15
question ordinaire seulement 
7 l. 10 sols
amende honorable 
10 l.
couper le jarret et flétrir 
15
fouetter 
5
mettre au carcan 
3
effigier 
10
couper la langue 
6
percer la langue 
5
couper les oreilles et flétrir 
5

Les bourreaux étaient toujours des nègres condamnés à mort et auxquels on avait fait grâce, à condition qu’ils deviendraient exécuteurs. À ce propos, nous avons noté le cas intéressant d’un nègre qui, après avoir consenti à devenir bourreau, préféra être exécuté. Il fit cette déclaration au moment où, ayant été conduit sur la place publique, il devait procéder à l’exécution d’un autre nègre : il fut condamné à être pendu et étranglé[52]. Moreau de Saint-Méry se plaisait aussi[53] à rappeler l’exemple d’un esclave, excellent homme, qui n’avait été marron que pour échapper aux mauvais traitements de son maître ; pour le soustraire à la peine de mort, à laquelle il avait été condamné, il obtint pour lui de son grand-père qu’il deviendrait bourreau. Mais le nègre lui répondit alors : « Non, je ne dois mourir qu’une fois ; si je devenais bourreau, mon supplice recommencerait chaque jour. » On choisissait naturellement ceux dont le crime était le moindre ; nous savons qu’il n’en fallait pas beaucoup pour être condamné à mort. Quant aux négresses, elles avaient une chance de commutation de peine : c’était d’avoir plu au bourreau, qui pouvait demander de prendre telle ou telle pour femme. Mais, naturellement, l’un et l’autre_restaient esclaves. Par exemple, un arrêt du Conseil de la Guadeloupe[54] ordonna la vente d’une négresse, veuve de l’exécuteur des hautes œuvres, qu’elle avait épousé par commutation de peine, et, en même temps, la vente de ses cinq enfants « pour le produit être versé dans la caisse des nègres justiciés »… Dessalles écrit au sujet des exécuteurs[55] : « Ils reçoivent leur commission à genoux, la prennent avec les dents, lorsque le greffier l’a chiffonnée et la leur a jetée par terre. Ils font leur résidence à la geôle. On leur accorde la liberté de se choisir des femmes parmi celles condamnées aux galères. Le sort des enfants qui en naissent est encore un problème. Sont-ils libres ? Doivent-ils être vendus au profit du roi ? » Il semble que cette dernière hypothèse soit la vraie, d’après l’arrêt que nous venons de citer. Le bourreau recevait 4.000 livres de sucre par an ; il était payé sur la caisse des amendes.


V

Les délits les plus ordinaires sont les vols, — les violences et meurtres, — et le crime particulier si fréquent de l’empoisonnement.

Nous avons vu (p. 304) que, pour les vols de moins de 100 livres, les maîtres étaient chargés de punir eux-mêmes leurs esclaves. Si la valeur dépassait, on coupait une oreille au coupable ; en cas de récidive, les maîtres étaient tenus des dommages. Pour les vols de bœufs, chevaux, etc., le voleur avait la jambe coupée[56] ; en cas de récidive, il était pendu ; le maître était tenu du dommage, s’il n’aimait mieux abandonner le nègre (art. 2).

Le Code Noir semble ne plus admettre que les maîtres se fassent justice eux-mêmes. L’article 36 est ainsi conçu : « Les vols de moutons, chèvres, cochons, volailles, cannes à sucre, pois, mil, manioc ou autres légumes, faits par les esclaves, seront punis, selon la qualité du vol, par les juges qui pourront, s’il y échet, les condamner d’être battus de verges par l’exécuteur de la haute justice et marqués d’une fleur de lys. » L’article 35 admet la peine de mort, même pour la première fois, en ce qui concerne les vols qualifiés. Ces deux articles sont conformes aux Mémoires de Patoulet et de Blenac et Begon, avec cette seule différence que ceux-ci prescrivent pour les moindres vols les verges et la fleur de lys au visage, et non d’une panière conditionnelle.

Nous trouvons, à la date du 17 octobre 1720, un arrêt du Conseil d’État relatif à un cas assez particulier[57]. Un capitaine de frégate de Nantes ayant acheté à Macao, en Chine, des nègres, pour remplacer une partie de son équipage, ceux-ci, aux environs du cap de Bonne-Espérance, « forcèrent la dépense aux vivres et burent le peu de vin qui y restait ». En vertu de l’article 17 de l’ordonnance du 15 avril 1689, le capitaine, avec ses officiers, condamna un des nègres à mort, et un autre au fouet, à la cale et aux fers. Cependant le procureur du roi de l’Amirauté de Saint-Malo rendit contre lui un décret de prise de corps. Ledit décret fut cassé et annulé, par cette considération que l’article 35 du Code Noir prononce la peine de mort contre les nègres dans le cas de vol.

Une ordonnance des administrateurs de la Martinique[58] porte que les désordres commis par les nègres formant l’équipage des canots passagers seront punis conformément au Code Noir et que la confiscation ne pourra avoir lieu qu’en cas de commerce étranger. En vertu d’une ordonnance royale du 1er février 1743[59], le vol d’armes est puni de peine afflictive et même de mort (art. 2) ; l’enlèvement de pirogues, bateaux[60], etc., est puni comme vol qualifié (art. 3). Mêmes peines pour ceux qui sont convaincus d’avoir comploté ledit vol (art. 4). Il n’y eut aucune autre modification aux prescriptions du Code Noir. D’après un arrêt du Conseil du Port-au-Prince, du 12 mars 1771[61], les voleurs devaient être marqués du mol VOL, de même que les condamnés aux galères des lettres GAL.

Nous avons relevé un exemple qui fut peut-être unique, celui d’un nègre esclave ayant fait plusieurs billets et mandats faux au nom d’un nègre libre ; il fut condamné au fouet, à la fleur de lys et au carcan. Ce genre de délit n’était guère à craindre, vu, en général, l’ignorance absolue des esclaves. Il doit s’agir dans le cas présent d’un nègre domestique qui aurait appris à lire et à écrire chez son maître.

Ce qui rendait surtout les esclaves redoutables, c’était leur facilité à commettre des violences et des meurtres. La crainte des châtiments ne les arrêtait guère : « Le mépris de la mort les rend maîtres de la vie de ceux qu’ils ont projeté de faire mourir[62]. » Et que leur importait, en effet, la vie dans bien des cas ? Au moins la mort, c’était le repos. Quelque rudimentaire que fût son intelligence, l’esclave n’en était pas moins un être pensant ; or la brute elle-même finit par se révolter contre l’injustice et la cruauté. Naturellement c’était presque toujours contre les blancs, et la plupart du temps contre leurs propres maîtres, que les nègres étaient amenés à exercer leurs vengeances. Rappelons-nous que certaines habitations sont absolument isolées ; le maître et sa famille sont donc à la discrétion de leurs esclaves. Il faut, par conséquent, essayer de les contenir en les épouvantant par les menaces. Le règlement du Conseil de la Martinique, du 4 octobre 1677[63], porte déjà (art. 4) : « Les nègres qui frapperont un blanc seront pendus ou étranglés ; si le blanc meurt, seront lesdits nègres rompus tout vifs. » Le Code Noir est moins cruel. L’article 34 stipule en effet : « Et quant aux excès et voies de fait qui seront commis par les esclaves contre les personnes libres, voulons qu’ils soient sévèrement punis, même de mort s’il y échet. » L’article 33 dit : « L’esclave qui aura frappé son maître, sa maîtresse ou le mari de sa maîtresse, ou leurs enfants, avec contusion ou effusion de sang, ou au visage, sera puni de mort. »

Nous rapporterons quelques-uns des arrêts les plus intéressants que nous ayons retrouvés. Un esclave, Gaspard, ayant donné un coup de houe sur la tête à son maître Nicolas Michel, le Conseil de Léogane[64] confirme en appel sa condamnation, aux termes de laquelle il devait faire amende honorable, avoir le poing coupé et être rompu vif. Le 5 novembre 1709, les nègres du sieur Laubas ayant attaqué et maltraité ceux du sieur Du Parquet, le Conseil de la Martinique les condamne, le chef à être pendu et étranglé, les autres fustigés de verges et marqués[65]. Le maître perdra — vu sa complicité ou tolérance — le prix de son nègre ; de plus, il paiera 500 livres d’amende et 2.000 livres de dommages à Du Parquet. Le 7 mars 1718, un esclave est banni, pour meurtre, de la Martinique[66]. De même au Cap, le 2 septembre 1727. Les propriétaires devaient tâcher de vendre ces esclaves dans une autre colonie, mais il n’est pas question d’indemnité. Le nègre Guillaume Bily est condamné à porter toute sa vie chez son maître une chaîne pesant 15 livres, « pour obvier aux désordres que ledit nègre pourrait causer dans la suite » ; on ne dit pas ce qu’il avait fait, et — chose curieuse — il était absous en appel de la première sentence (non indiquée) prononcée contre lui[67].

Si parfois les peines n’ont pas été assez fortes, c’est le gouvernement central qui se charge de rappeler qui de droit à la sévérité nécessaire. Ainsi le Ministre écrit, le 5 mars 1726, à M. Blondel[68] : « L’affaire du nègre qui a maltraité un blanc n’a (pour n’aurait) point dû être traitée avec douceur. Ces sortes d’affaires sont trop importantes pour souffrir qu’on entre dans des accommodements. Sa Majesté à laquelle j’en ai rendu compte veut que le capitaine de milices qui y a donné les mains soit cassé. Je le marque à M. de Feuquière. Elle m’a ordonné aussi de vous marquer que, sans avoir égard à l’accommodement qui a pu être fait, vous fassiez poursuivre le nègre à la requête du procureur général, pour le faire punir suivant la rigueur des ordonnances. Cette affaire est de la nature de celles qui ne méritent aucunes grâces, et vous devez tenir la main à ce que la justice soit faite à toute rigueur en pareil cas, sans quoi on ne verra bientôt plus de subordination des nègres aux blancs. » Et, dans une lettre du même jour à M. de Feuquière[69], il dit : « Le capitaine de milices du quartier a eu la faiblesse, à la sollicitation des habitants voisins, de traiter cette affaire avec douceur et de l’accommoder. »

L’affaire suivante va nous montrer, au contraire, qu’on ne se laisse pas aller à la faiblesse. Nous résumons un arrêt du Conseil d’État, des 2 et 8 juillet 1726[70] : Des nègres du sieur Lagrange étant venus aux cases de l’habitation du sieur Lecœur, la dame Lecœur était accourue pour tâcher d’apaiser le bruit ; le chef des nègres Lagrange, nommé Colas, levait son bâton pour la frapper, lorsqu’il en fut empêché par un coup de pistolet qu’un blanc qui passait lui tira. Colas a été jeté en prison ; il est sur le point de mourir. Néanmoins on instruit son procès ; il est condamné « à être rompu vif par l’exécuteur de la haute justice, en place publique du Bourg-du-Trou, et d’y demeurer tant qu’il plaira à Dieu lui conserver la vie, la face tournée vers le ciel » ; de plus, « les sieurs Lagrange et Lecœur enverront chacun 6 nègres de leur atelier pour assister à ladite exécution et en voir l’exemple ».

Un arrêt du Conseil du Petit-Goave[71], rendu sur appel du substitut du procureur général du roi d’une sentence prononcée contre 30 nègres, négresses et mulâtresses esclaves, voleurs et assassins, condamne le nègre Baptiste, convaincu de vols et de violences sur un blanc, à avoir le poing coupé et être rompu vif, « préalablement appliqué à la question ordinaire et extraordinaire » ; 8 autres seront également rompus vifs. Un autre assistera à l’exécution, sera battu et fustigé de verges sur les épaules et marqué d’une fleur de lys sur l’épaule droite. Quatre négresses seront pendues et étranglées. La mulâtresse Marion, pour avoir reçu quelques présents de Gabriel, un des voleurs, sera fustigée et marquée. Pour 13, il sera plus amplement informé ; 5 contumaces sont condamnés à faire amende honorable, à avoir le poing coupé, être tirés et écartelés à quatre chevaux ; les membres seront jetés au feu, les cendres au vent, et les têtes exposées sur des poteaux placés vis-à-vis du cabaret où a été commis l’assassinat ; lesdits accusés préalablement appliqués à la question ordinaire et extraordinaire, « ce qui sera exécuté par effigie en un tableau qui sera attaché à une potence ». Les têtes des contumaces sont mises à prix, à 300 livres chacune ; la liberté sera donnée à tout esclave qui amènera un desdits nègres mort ou vif.

Le 6 mars 1741, le Conseil de Léogane rend l’arrêt suivant[72] contre des nègres assassins de leur maître : ils devront faire amende honorable à la porte de l’église, en chemise, la corde au cou, tenant un cierge à la main. Ils y seront conduits dans un tombereau servant à enlever les immondices, avec cet écriteau : Esclaves assassins de leurs maîtres. Il faudra qu’ils demandent pardon à Dieu, au roi, à la justice. Ils auront le poing droit coupé ; puis on les conduira sur la place publique, où le principal assassin aura les « cuisses, bras et gras de jambes travaillés d’un fer chaud, et dans chacune desdites plaies sera versé du plomb fondu et ensuite jeté vif au feu » ; ses cendres seront jetées au vent. Les autres seront rompus vifs, puis brûlés. La même année, le même Conseil ordonne[73] qu’un nègre assassin de son maître sera « travaillé », aura les « mamelles tenaillées » de fer chaud et finalement sera brûlé vif.

Le gouverneur de la Martinique écrit au Ministre, le 30 novembre 1745[74] afin de l’informer qu’un nègre a été condamné à mort pour avoir mis le feu à la maison de son maître. Comme le cas n’est pas prévu par les ordonnances, il lui demande s’il approuve cette punition. Mais elle est ensuite commuée en celle des galères à vie et le Ministre donne alors son approbation[75]. Un nègre est brûlé vif pour avoir mis du verre pilé dans la soupe de son maître[76]. Pour avoir simplement porté la main sur un des enfants de sa maîtresse, un autre est pendu, après avoir eu le poing coupé[77].

Dès que les juges se relâchent de leur sévérité, ils reçoivent immédiatement des observations. Ainsi le Ministre écrit, le 14 juin 1770, à MM. les officiers du Conseil supérieur de Cayenne[78] : « J’ai vu, en lisant le précis que M. Maillard m’a envoyé des affaires jugées pendant la séance du 7 novembre dernier, un arrêt sur lequel je ne puis me dispenser de vous faire des observations. Cet arrêt condamne le nommé Jacques, esclave du sieur Lacoste, à être fouetté, marqué et banni pour avoir frappé à coups de poing le sieur Cavellot, boulanger. » Ce serait une peine très grave pour un blanc ; mais elle est de nul effet pour les esclaves « habitués à être fouettés plus rigoureusement à la moindre faute, à être marqués à chaque changement de maître ». Les lois n’ont pas spécifié les différents genres de punition à infliger aux esclaves qui lèveraient la main contre des blancs, car les circonstances peuvent varier à l’infini. On s’en est rapporté à la prudence des juges. L’article 34 du Code Noir enjoint seulement de punir sévèrement les voies de fait à l’égard des blancs. Mais les juges ont suivi la maxime d’appliquer le châtiment le plus doux quand rien n’est spécifié. Or, il faut faire des exemples. « La peine des galères est la moindre qu’on puisse infliger en pareil cas. »

Cette peine des galères, on ne la prononçait guère que pour la commuer. On s’était, en effet, aperçu assez vite qu’elle ne produisait aucun effet sur l’imagination des esclaves. Aussi eut-on l’idée de les mettre à la chaîne, c’est-à-dire aux travaux forcés. L’exemple en fut donné à Saint-Domingue. Le Ministre constate, dans une lettre du 8 juin 1746, à MM. de Caylus et Ranché[79], que c’est plus avantageux. Dans une dépêche ministérielle du 23 septembre 1763 au duc de Choiseul[80], il est parlé de la nécessité d’avoir des bras pour les fortifications ; on conservera ainsi des individus qui eussent été entièrement perdus pour la colonie et moins punis peut-être par la mort. Suivant une ordonnance des administrateurs de la Martinique[81], les esclaves condamnés à la chaîne à perpétuité doivent être payés aux maîtres. Cependant, comme les autorisations de commuer tournaient en abus, le roi fit paraître, le 1er mars 1768, une Déclaration[82], d’après laquelle les esclaves ayant mérité les galères devaient être marqués de la fleur de lys, avoir une oreille coupée et être attachés à la chaîne à perpétuité. À la première évasion, ils auraient la seconde oreille coupée et finalement seraient pendus.

Une question particulière se posait à propos des meurtres commis involontairement par les esclaves ou motivés. Le Code Noir ne l’avait pas résolue ; mais, comme l’article 43 permettait aux officiers du Conseil d’absoudre les maîtres ou commandeurs qui tuaient un esclave, les juges se crurent généralement autorisés à agir de même vis-à-vis des esclaves. Dessalles cite[83] deux cas de nègres absous, l’un pour avoir tué un autre nègre, « poussé par la douleur qu’il lui causait en le tenant aux parties », l’autre, parce qu’il avait tué un esclave qu’il avait surpris couché avec sa femme. Il est question de cette seconde affaire dans une lettre ministérielle du 11 novembre 1705 à M. Machault[84] ; les Jésuites ont demandé la grâce de leur nègre Barthélémy, qui en a tué un autre, qu’il a trouvé dans sa case enfermé avec sa femme pendant qu’il était au travail. Le sieur Le Bègue, maître du nègre mort, avait été informé de son mauvais commerce et aurait dû l’empêcher. Sa Majesté fera grâce, si les faits sont bien tels qu’on les lui a rapportés. — « Un nègre nommé Jacques ayant tué sa femme coupable d’adultère, le Conseil du Cap, par arrêt du 2 janvier 1715, déclara surseoir définitivement contre lui, et le roi, sur le rapport des administrateurs, lui accorda des lettres de grâce[85]. »

Un des crimes les plus ordinaires commis par les esclaves et contre lesquels il était le plus difficile de se défendre, c’était l’empoisonnement. « Le poison ! — écrit M. Schœlcher[86] — Voici un des plus horribles et des plus étranges produits de l’esclavage ! Le poison ! c’est-à-dire l’empoisonnement organisé des bestiaux par les esclaves. Aux îles, on dit : le poison, comme nous disons : la peste, le choléra ; c’est une maladie de pays à esclaves ; il est dans l’air, la servitude en a chargé l’atmosphère des colonies, de même que les miasmes pestilentiels la chargent de fièvre jaune. Le poison est une arme terrible et impitoyable aux mains des noirs, arme de lâches, sans doute, à laquelle l’esclavage les condamne. Vainement osera-t-on calomnier la liberté, vainement feindra-t-on de lui préférer la servitude ; jamais l’Europe libre ne voit les prolétaires user de cet exécrable moyen pour manifester leurs souffrances. » L’auteur remarque ensuite qu’il n’est pas question d’empoisonnement dans le Code Noir, « d’où l’on doit conclure que ce crime n’avait point encore affligé nos colonies ». Mais du moment qu’il y eut pénétré, il paraît s’être formé de véritables associations secrètes d’esclaves, soit pour fabriquer, soit pour se transmettre, soit pour administrer le poison aux bestiaux ou aux colons eux-mêmes. Peut-être pour le bétail a-t-on parfois attribué à tort au poison les ravages d’épizooties mal connues. Quoi qu’il en soit, le mauvais maître n’était jamais en sûreté. Il est tel poison dont les blancs ne sont jamais parvenus à surprendre le secret. Les nègres se servaient surtout d’arsenic, ou encore de sublimé corrosif. Mais ce n’est pas d’Afrique qu’ils avaient apporté l’usage de poisons végétaux ; ils l’apprirent aux Antilles. On les laissait trop facilement exercer la pharmacie, au dire d’un témoin[87]. « Pourtant il n’y a dans l’île (Saint-Domingue), écrit-il, qu’une seule espèce de poison, c’est le jus de la canne de Madère ; mais cette plante est aussi rare que l’arsenic est commun. On cite encore le mancenilier, le laurier-rose, la graine de lilas ; mais aucun de ces végétaux n’a ce prompt effet qu’on leur attribue ; la fleur de Québec n’empoisonne que les chevaux et les bœufs. » Schœlcher constate que les esclaves savaient faire des poudres ou des liqueurs, extraites de diverses plantes du pays et qui, par un effet lent ou immédiat, produisaient la mort sans laisser presque aucune trace.

Le même auteur note que le premier acte législatif relatif aux empoisonnements ne remonte pas au-delà de 1724 ; c’est 1718 qu’il faut dire. À cette date, en effet, une ordonnance des administrateurs de la Martinique[88] interdit l’enivrement des rivières pour y prendre du poisson, à peine pour les nègres du carcan pendant trois jours de marché consécutifs, plus le fouet, la fleur de lys et trois mois de prison. Puis, vient un arrêt du Conseil de la même île, du 10 mai 1720[89], défendant aux nègres et négresses de se mêler du traitement des maladies, — à l’exception des morsures de serpent, — sous peine de la vie, et, du même jour, un autre arrêt[90], qui condamne un nègre à être brûlé vif pour empoisonnement. L’année suivante, un empoisonneur est pendu. L’édit de février 1724 ordonne l’application aux Îles-du-Vent et à Saint-Domingue d’un édit de juillet 1682 rendu pour la métropole, et qui punissait de mort tout attentat à la vie d’une personne par le poison[91]. Nous lisons dans un Mémoire du 6 avril 1726 au sujet des nègres empoisonneurs[92] : « On ne saurait comprendre l’excès où les nègres portent l’empoisonnement, si mille exemples ne le faisaient connaître. Il y a peu d’habitants qui n’en aient ressenti les effets, et il y en a quantité qui en sont ruinés. » Il est malheureusement très difficile d’avoir des preuves. « On a proposé le projet d’une justice ambulante composée d’un juge, d’un procureur du roi, d’un greffier et d’un exécuteur. » On aurait instruit les procès sur les habitations mêmes. Mais il ne fut pas donné suite à ce projet.

L’intendant de la Martinique rapporte[93] que « plusieurs nègres s’imaginent avoir des secrets pour se faire aimer de leurs maîtres et d’autres pour empoisonner les hommes et les bestiaux ». Il arrive non seulement que des hommes sont empoisonnés, mais que des nègres, alors même qu’ils n’ont pas absorbé de substance vénéneuse, ont l’imagination tellement frappée, se croyant empoisonnés, qu’ils tombent en langueur et meurent peu à peu. Les administrateurs De Champigny et De la Croix écrivent[94] qu’il faudrait pouvoir punir de mort les empoisonneurs. Leur demande semble, en réalité, superflue, car celle peine était déjà communément appliquée. Une Déclaration royale, du 1er février 1743[95], défend aux esclaves de composer aucuns remèdes. Elle ordonne l’exécution de l’édit de février 1724 ; les nègres sont toutefois autorisés encore à guérir les morsures de serpent.

Le 16 février 1753, le Ministre fait savoir à MM. de Bompar et Hurson[96] que Sa Majesté a approuvé la constitution d’une Commission extraordinaire pour juger des nègres qui avaient formé un complot pour des empoisonnements. Les exécutions rapides qui ont suivi auront produit plus d’effet. Il sera bon d’agir ainsi quand la sûreté publique sera en cause ; sinon, il convient de ne pas interrompre la justice ordinaire. — Cependant les crimes par le poison se multiplient ; on cherche vainement les moyens de se préserver[97]. Une ordonnance des administrateurs de la Martinique, du 12 novembre 1757[98], qui en rappelle une autre du 4 octobre 1749, ordonne l’ouverture des cadavres des personnes qu’on suppose être mortes empoisonnées.

Le 20 janvier 1758, un arrêt du Conseil du Cap[99] ordonne l’exécution du fameux Macandal, condamné à être brûlé vif après avoir subi la question, comme séducteur, profanateur et empoisonneur. On rappelle les sortilèges, les maléfices, les paquets magiques dont il s’était servi pour séduire les nègres. Moreau de Saint-Méry dit à ce propos que le nom de Macandal, « justement abhorré, suffit pour désigner tout à la fois un poison et un empoisonneur ; c’est encore l’injure la plus atroce qu’un esclave puisse vomir contre un autre à Saint-Domingue. » Le Conseil du Cap interdit, le 11 mars suivant[100], aux nègres de garder des paquets appelés macandals, et de composer et vendre des drogues. Ces paquets contenaient le plus souvent de l’eau bénite et de l’encens bénit, ce qui constituait le sacrilège visé par l’Édit de juillet 1682. Il est prescrit à ceux qui en seront porteurs de les remettre dans la huitaine à leurs maîtres ou aux curés.

Une lettre du Ministre à MM. Bart et Elias[101] nous fournit encore d’intéressants détails sur cette question des empoisonnements, dans laquelle furent impliqués les Jésuites, lors de leur expulsion de la Martinique. En mai 1756, « on a découvert tout à coup dans le quartier du Cap et du Fort-Dauphin une pratique presque générale d’empoisonnements faits par des nègres esclaves, tant contre les maîtres que sur les esclaves et les animaux ». Mais il ne s’agissait pas d’une conspiration générale, comme on a pu le craindre, « puisque les esclaves ont plus fait d’usage de leurs pouvoirs contre leurs semblables que contre les blancs ». Au nombre des pièces de la procédure était la déclaration d’une négresse, suivant laquelle « le P. Duquesnoy, chargé de l’instruction des nègres dans le quartier du Cap, lui avait défendu de nommer ses complices ». Elle a persisté dans son affirmation, même en présence du supérieur des Jésuites. Aussi Sa Majesté envoie l’ordre de retirer le P. Duquesnoy de Saint-Domingue. « Après tout ce qui s’est passé de la part des esclaves, ajoute le Ministre, sur les empoisonnements, vous devez sentir combien il est important de détruire en eux l’espoir de la liberté par testament qui les a portés à commettre tant de crimes. » Et il recommande de préparer un projet d’ordonnance sur ce point.

À la Guadeloupe, les administrateurs en promulguent une très importante, le 5 juillet 1767[102], en 11 articles. Le premier rappelle l’Édit de juillet 1682, celui de février 1724 et la Déclaration du 1er février 1743. — Sont déclarés coupables d’empoisonnement ceux qui achètent des poisons (art. 2). — Défense d’instruire les esclaves dans l’art de la chirurgie et de la pharmacie (art. 3). — Défense spéciale aux Caraïbes de donner aux esclaves aucune connaissance de plantes, racines, etc. (art. 4). — Défense à toutes personnes libres ou non d’avoir recours aux esclaves pour la guérison des maladies (art. 5). — Les esclaves, surpris avec des drogues et ce qu’ils appellent bagages, seront punis même de mort (art. 6). — « Les esclaves qui se donneront pour sorciers, devins, qui se serviront de cordons, nattes, petits-gaillards, bâtons de Jacob, baguettes et autres inventions pour surprendre les faibles et en tirer de l’argent, qui distribueront ou porteront ce qu’ils appellent garde-corps et autres marques superstitieuses, seront punis de peines corporelles et exemplaires, même de mort, suivant les circonstances, et conformément aux articles 2 et 3 de l’Édit de 1682 (art. 7). » — Punition identique pour les esclaves ayant posé des « bagages », herbes, coquillages, etc., dans tel ou tel endroit sous prétexte de sort (art. 8). — Il est enjoint aux habitants de surveiller par tous les moyens les esclaves et de leur faire lire ladite ordonnance tous les mois à la prière du matin ou du soir (art. 9). — Dès que les habitants auront quelque soupçon d’empoisonnement, ils appelleront un chirurgien, qui pratiquera l’autopsie et fera un rapport (art. 10). — Ordre aux curés de lire l’ordonnance de trois en trois mois à la messe (art. 11).

Le dernier document que nous ayons noté avant 1789 est un arrêt du Conseil du Cap, de 1777[103], qui condamne le nègre Jacques, appartenant au sieur de Corbières, à subir la question et à être brûlé vif pour avoir été trouvé porteur d’un bol d’arsenic et avoir empoisonné plus de 100 animaux à son maître depuis environ huit mois.

En somme, le poison causa aux maîtres une terreur perpétuelle. Les esclaves se défendaient comme ils le pouvaient. Quelque répugnants que nous paraissent ces procédés de vengeance, la plupart du temps insaisissables, nous sommes bien forcés de reconnaître que c’était la seule ressource qui leur fût laissée. N’est-ce pas encore là un terrible argument pour condamner l’esclavage qui, en opprimant et dégradant l’homme, développe surtout en lui les instincts mauvais ? Car, dans bien des cas, l’empoisonnement ne satisfit même que le désir sauvage de la destruction pour la destruction. Ne conçoit-on pas l’exaspération qui naissait dans le cœur de ces misérables, accablés et surmenés de travail et de mauvais traitements ?



VI

On essaye bien d’empêcher les excès des maîtres à l’égard de leurs esclaves ; mais, en fait, c’est bien plutôt sur l’adoucissement des mœurs que sur les mesures législatives qu’on doit compter pour atteindre ce résultat. Or, si les documents nous montrent d’assez nombreux exemples de répression, quels durent être les excès restés inconnus ou impunis !

Un arrêt du Conseil de la Martinique, du 20 octobre 1670[104], casse un lieutenant de milice, parce qu’il mutilait ses nègres. Il avait fait arracher à l’un d’eux toutes les dents de la mâchoire supérieure, fait inciser les flancs d’un autre et couler dans ses plaies du lard fondu. On confisqua les deux victimes au profit de l’hôpital et de la fabrique du Pont-de-Saint-Pierre. De plus, le Conseil ordonna qu’il comparaîtrait devant lui « pour y recevoir la correction que ses actions méritaient, et il le condamna à 4.000 livres de sucre d’amende ». — Par arrêt du 10 mai 1671[105], le sieur Brocard est condamné à 500 livres de sucre d’amende pour « avoir excédé et fait excéder la négresse Anne de plusieurs coups de fouet, ce qui lui a fait diverses grièves blessures en plusieurs parties de son corps, et, outre ce, pour lui avoir fait brûler, avec un tison ardent, les parties honteuses ». Le châtiment n’est-il pas ridicule proportionnellement au délit ? Il est probable qu’il eût été plus sévère un siècle plus tard.

Le Code Noir marque déjà un progrès au point de vue de l’humanité. Par l’article 42, il défend aux maîtres de donner la torture à leurs esclaves et de leur faire aucune mutilation de membres. L’article 43 enjoint aux officiers du roi « de poursuivre criminellement les maîtres ou les commandeurs qui auront tué un esclave » ; il est vrai qu’ils ont également le droit de les absoudre. Sans arriver à la torture ou à la mutilation, que de sévices ne pouvait-on pas exercer sur les esclaves ! Et comment, dans la pratique, étaient-ils réprimés ? Un arrêt du Conseil du Petit-Goave, du 8 janvier 1697[106], condamne une maîtresse qui avait fait battre cruellement un esclave, à 10 livres tournois d’amende, et le sieur Belin, qui avait exercé ces excès, à 30 livres tournois pour le pain des prisonniers, en les invitant à traiter désormais plus humainement leurs esclaves. Or les mauvais traitements avaient entraîné la mort, puisque le nègre avait dû être exhumé par ordonnance du juge. Le 7 novembre 1707, le Conseil de la Martinique confirme une amende prononcée contre le nommé Gratien Barrault, ordonne qu’il vendra dans quinze jours tous les nègres qu’il peut avoir et lui défend d’en posséder aucun à l’avenir, parce qu’il en avait fait mourir en les châtiant[107]. Ce Barrault, après avoir vendu ses nègres, passa en France et en revint en 1709. Il continua à maltraiter ses esclaves. Une négresse s’enfuit avec un nègre et lui demanda de lui couper le cou avec une serpe, après qu’elle aurait bu une bouteille de tafia, parce qu’elle ne pouvait plus supporter les cruautés de son maître. Le nègre le fit ; découvert, il eut le poing coupé. De là, nouveau procès contre Barrault ; condamnation analogue à la première[108]. Cependant il lui est accordé ensuite un sursis de six mois à l’exécution de l’arrêt qui le frappe et la faculté de conserver des nègres pour son usage, en attendant qu’il soit statué sur sa demande de réhabilitation[109]. Nous ignorons ce qui en advint.

Voici un terrible réquisitoire contre les maîtres de la Martinique : c’est une lettre de Phelypeaux au Ministre[110]. Laissons-le parler : « L’avarice et la cruauté des maîtres sont extrêmes envers leurs esclaves ; loin de les nourrir, conformément à l’ordonnance du roi, ils les font périr de faim et les assomment de coups. Cela n’est rien. Lorsqu’un habitant a perdu par mortalité des bestiaux ou souffert autres dommages, il attribue tout à ses nègres. Pour leur faire avouer qu’ils sont empoisonneurs et sorciers, quelques habitants donnent privément chez eux la question réitérée jusqu’à quatre ou cinq jours, mais question si cruelle que Phalaris, Busiris et les plus déterminés tyrans ne l’ont point imaginé… Le patient tout nu est attaché à un pieu proche une fourmilière, et, l’ayant un peu frotté de sucre, on lui verse à cuillerées réitérées des fourmis depuis le crâne jusqu’à la plante des pieds, les faisant soigneusement entrer dans tous les trous du corps… — D’autres sont liés nus à des pieux aux endroits où il y a le plus de maringouins, qui est un insecte fort piquant, et ceci est un tourment au-dessus de tout ce que l’on peut sentir… — À d’autres on fait chauffer rouges des lattes de fer et on les applique bien attachées sur la plante des pieds, aux chevilles et au-dessus du cou-de-pied tournant que ces bourreaux rafraîchissent d’heure en heure. Il y a actuellement des nègres et négresses qui, six mois après ce supplice, ne peuvent mettre pied à terre… — Tout ce que j’écris ici est sur le rapport des commissaires du Conseil. Ils n’ont trouvé de la part des nègres que friponneries et quelques tours de charlatans grossiers ; de la part de plusieurs blancs, l’avarice et les excès de cruauté dont je viens de parler. J’ignore quel remède on y peut apporter, n’ayant ni autorité, ni force pour cela. Le mal est très étendu, et plusieurs de nos habitants les plus méchants, les plus cruels qui soient sur la terre. »

Le Ministre répond[111] : « Il est inouï que des Français et des chrétiens exercent une pareille tyrannie, qui ferait horreur aux nations les plus barbares. » Et il envoie une ordonnance royale qui interdit aux maîtres de faire donner, de leur autorité privée, la question aux esclaves, sous quelque prétexte que ce soit, à peine de 500 livres d’amende[112]. Le 2 juillet 1715, un commandeur blanc est condamné à l’amende pour avoir infligé à un nègre, en l’absence du procureur, sans appeler les voisins, un châtiment dont il est mort[113]. Le sieur Bertrand, ayant frappé à coups de couteau un nègre couché auprès d’une négresse, est condamné par le juge ordinaire à 600 livres tournois d’amende, le 12 janvier 1724[114]. Mais le jugement est cassé par le Conseil supérieur, le 7 novembre suivant. — Un blanc tue, de sang-froid, un nègre d’un coup de pistolet : il devra rembourser l’esclave, payer 3 livres d’amende au roi et sera banni pour dix ans[115]. — Un commandeur blanc, qui a tué un esclave dans un accès de colère, est condamné à servir de forçat sur les galères pendant trois ans, plus à 100 livres d’amende et aux dépens[116]. — Un arrêt du Conseil de la Martinique[117] condamne le sieur Cartier, chirurgien, pour sévices sur un de ses esclaves ; mais la condamnation n’est pas trouvée suffisante par le Ministre, qui écrit à l’intendant Blondel[118] : « Je me suis fait rendre compte de l’arrêt du Conseil supérieur rendu le 9 janvier dernier contre le nommé Cartier, chirurgien, convaincu d’avoir coupé la jambe à son nègre sans autre raison que pour l’empêcher de retourner en marronage. La confiscation du nègre, l’amende de 10 livres et l’aumône de 1.000 livres sont un trop léger châtiment pour une si grande faute. Il aurait dû être puni plus sévèrement pour servir d’exemple. Je vous recommande de faire exécuter cet arrêt en toute rigueur, sans entrer en considération du peu de facultés de ce particulier, qui ne mérite aucune grâce. »

Dans le cas suivant, il est alloué des dommages-intérêts à un nègre maltraité, qui, d’ailleurs, à cette occasion recouvre sa liberté[119]. Il s’agit de l’esclave Médor, qui avait été affranchi par testament de feu Gaudin, son maître, mais qui n’avait pas joui de sa liberté, parce que la succession était grevée de dettes. Il était échu au nommé Louis, procureur de Gaudin, qui, s’étant livré sur lui à des excès et voies de fait, fut déclaré déchu de son droit de propriété et dut lui payer 1.000 livres de dommages-intérêts.

Nous relevons, à la date du 7 novembre 1735[120], mais sans qu’il soit donné de détails, un arrêt du Conseil de la Martinique contre une maîtresse inhumaine. — Le 20 novembre de la même année[121], est appelée devant le juge ordinaire une mulâtresse libre, Roblot, accusée par une de ses esclaves d’avoir fait mourir de mauvais traitements un nègre, fils de cette esclave. Le juge lui inflige une amende de 1.500 livres et, de plus, lui enjoint de vendre tous ses esclaves, à l’exception d’une servante. Elle en appelle au Conseil supérieur, mais son appel est mis à néant. Au sujet de ce jugement, le Ministre écrit à M. d’Orgeville[122] : « Il y a apparence qu’il (le Conseil) ne s’est pas non plus déterminé sans des preuves bien aggravantes à déclarer Marthe Roblot incapable de posséder à l’avenir aucuns esclaves, sur l’accusation formée contre cette mulâtresse à l’occasion de la mort du nègre Lafiole, son esclave, qui a été imputée aux traitements cruels qu’elle avait exercés contre lui. J’aurais été cependant bien aise que vous m’eussiez expliqué en détail les circonstances de cette affaire. Il convient à la vérité d’empêcher la violence des maîtres à l’égard de leurs esclaves ; mais il est nécessaire aussi de contenir les esclaves dans la dépendance où ils doivent être et de ne rien faire qui puisse leur donner sujet de s’en écarter. Les affaires de cette nature demandent beaucoup d’attention et de ménagement. »

S’il est nécessaire de réprimer la violence des maîtres, qu’on en juge plutôt par cet autre exemple de sauvagerie[123] : La dame Audache fait retirer de la geôle une négritte et la fait immédiatement mettre à la barre et fouetter. Le lendemain, elle la fait attacher à 3 piquets, ventre contre terre, et fouetter encore. Puis, d’accord avec un nommé Lazare, qui assistait à la scène, elle a l’idée de la brûler avec de la poudre à feu. Lazare lui en verse sur le dos, sous le ventre, en répand tout autour d’elle, met dessus de la paille de canne, et la dame Audache, avec un tison allumé, y met le feu. Comme la négritte se soulevait à force de contorsions épouvantables, Lazare lui met le pied sur le dos, « afin que son ventre pût porter sur le feu ». La dame Audache la fait ensuite porter à la cuisine, et là elle panse ses plaies avec de l’aloès et de la chaux vive. Ce supplice dura cinq jours. Nous n’avons trouvé aucune indication sur le jugement rendu contre les coupables. Ils n’avaient été découverts que sur la dénonciation d’un esclave. Mais des faits de ce genre pouvaient parfaitement rester impunis.

En septembre 1738[124], un propriétaire est accusé d’avoir ameuté ses nègres contre ceux d’un autre. Il est condamné à 250 livres d’aumône à l’hôpital, à l’admonestation et aux dépens. Il fait appel ; on lui inflige en plus une amende de 200 livres pour les pauvres et de 50 pour le repos de l’âme d’une négresse tuée dans la bagarre. — Le 7 août 1740, dans une lettre aux administrateurs de la Martinique[125], au sujet du mode de punition des nègres, le Ministre répète qu’il faut contenir les nègres par une juste sévérité, se bien garder d’amoindrir l’autorité des maîtres et le respect qui leur est dû, mais qu’il y a lieu aussi de garantir les esclaves contre les cruautés de leurs maîtres. — Les administrateurs de Saint-Domingue, De Larnage et Maillard, écrivent au Ministre[126] : « Quoique les Français soient en général assez humains par rapport à leurs esclaves, il arrive de temps à autre dans cette colonie des actions d’une inhumanité très répréhensible. » Ils rapportent le cas du nommé Martin, surnommé Saint-Martin d’Arada, « parce qu’il n’a pas eu honte d’épouser une négresse de cette nation qui avait une trentaine de nègres ». On prétend qu’il a fait périr plus de 200 nègres ; il lui en reste cependant 3 ou 400, et il a de l’influence à cause de son argent. « Nous apprîmes qu’il avait exercé contre 5 de ses nègres un genre de supplice dont il n’était point malheureusement l’inventeur et qui était déjà connu et pratiqué dans ce quartier ; ce supplice était une mutilation complète ; on ne pourrait réellement punir plus sévèrement des noirs. » Mis en prison, il a offert 150.000 livres. Comme il était difficile de le condamner à une peine assez sévère, les administrateurs ont accepté ; ils ont décidé que l’argent servirait aux fortifications et que les nègres mutilés seraient adjugés à l’hôpital. Ils ajoutent : « Cette affaire nous a fait penser à la nécessité qu’il y aurait d’avoir pour ce pays une loi qui réprimât les abus que les maîtres inhumains font de leur autorité. » Le Ministre leur répond alors[127] qu’on s’était déjà plaint des mauvais traitements exercés à Saint-Domingue sur les esclaves, mais sans préciser ; que les détails donnés par eux prouvent qu’il n’y avait malheureusement pas d’exagération, et que Martin méritait une punition ; mais qu’ils ont pris avec lui un engagement contraire à toute règle. Le roi consent toutefois à l’autoriser exceptionnellement.

Un arrêt du Conseil supérieur de la Guadeloupe, du 4 novembre 1743[128], condamne au bannissement des îles, pour neuf ans, le sieur Langlois, coupable de traitements inhumains envers ses esclaves. D’autre part, le Ministre écrit à M. de Machault, gouverneur de la Martinique[129], pour lui reprocher de trop écouter les plaintes des nègres contre leurs maîtres, leur nombre « beaucoup supérieur aux autres obligeant à leur ôter tous les moyens de sentir qu’ils peuvent se procurer la liberté ou de connaître leurs forces ». — Il est à noter que les affranchis se montrent peut-être plus durs encore que les blancs à l’égard de leurs anciens compagnons d’esclavage. Ainsi une négresse libre de Saint-Domingue fait périr une de ses esclaves à coups de bâton ; elle est déclarée déchue de sa liberté pour toujours et vendue au profit du roi ; tous ses biens sont également confisqués, sauf 24 livres prélevées pour faire prier Dieu pour l’âme de l’esclave morte[130]. — Un habitant, qui avait voulu abuser d’une négresse en prison et avait exercé des violences sur le concierge, est condamné à un emprisonnement de deux mois, 10 livres d’amende et 50 applicables au pain des prisonniers. Il est dit que le fait n’est pas suffisamment prouvé pour entraîner le bannissement perpétuel[131]. — Dans une lettre à MM. de Clieu et Marin[132], le Ministre approuve un jugement rendu contre 7 esclaves meurtriers du sieur Dugès, économe du marquis de Senectere, qui ont été condamnés à la roue. Mais il fait observer qu’il y a « des excès commis contre les nègres » et que, par exemple, il n’était pas nécessaire de donner la question au nègre Bourguignon pour l’obliger à déclarer les coupables. « S’il est nécessaire de faire des exemples pour contenir les nègres, il faut aussi tenir la main à ce que leurs maîtres les traitent avec humanité, qu’ils leur fournissent ce qui est nécessaire pour leur subsistance et que les habitants ne puissent pas impunément exercer des cruautés contre eux. »

Par le fait, la justice intervient de plus en plus en faveur des esclaves. Le 8 juin 1746, le nommé Foucault se voit confisquer une négresse qu’il a maltraitée ; de plus, il doit payer 2.000 livres pour l’entretenir et 3 livres d’amende ; il est déclaré « incapable de posséder à l’avenir aucun esclave ». Et le Ministre ratifie la décision[133]. — En janvier 1756[134], un sieur Blain, ayant tué à force de coups un nègre d’un sieur Dunel, est condamné à faire amende honorable, en chemise, la corde au cou, tenant un cierge, puis à être marqué de la fleur de lys et à servir comme forçat à perpétuité sur les galères ; tous ses biens sont confisqués. Il est vrai qu’il est condamné par contumace. Sur appel, il est condamné à être pendu (en effigie). — Une lettre du Ministre à l’intendant de la Martinique[135] parle d’un maître qui maltraitait ses esclaves et qui a été condamné à les vendre tous. — La femme d’un sergent est condamnée par le Conseil supérieur de Cayenne à être renfermée en France dans une maison de force, à perpétuité, pour les faits suivants : Jalouse d’une négresse de l’habitation d’un capitaine qui était sous la direction de son mari, et profitant de l’absence de celui-ci, « elle fit fouetter cette négresse et exerça contre elle toutes les cruautés que la fureur de la jalousie put lui susciter ; lassée plutôt que rassasiée, dans l’espérance de satisfaire encore le lendemain toute sa fureur, elle fit détacher cette esclave qui tomba en syncope[136] ». Mais il fut impossible de la ranimer, et elle mourut. — Une ordonnance, du 24 mars 1763[137], du juge de police du Cap, défend aux habitants de faire fouetter leurs esclaves dans les rues. — En septembre 1767, le Conseil de la Martinique[138] condamne au bannissement à perpétuité des îles un peintre convaincu d’avoir blessé un nègre à coups de couteau.

Les exemples de cruautés n’en continuent pas moins, et nous n’en finirions pas de rappeler seulement les plus fameux. Certains juges se montrent parfois d’une indulgence incompréhensible, comme le prouve l’affaire suivante[139] : Le concierge du Palais a conduit à l’hôtel du juge du Cap 10 nègres ou négresses fugitifs du sieur Dessource. Ils ont déclaré que leur maître a fait brûler un commandeur comme empoisonneur, à la suite de la dénonciation d’un nègre, faite dans les tourments ; que 2 négresses, brûlées d’abord aux pieds et aux jambes, ont été ensuite enterrées vivantes ; qu’une autre, enceinte, mise dans un cachot, y est morte. Eh bien, par une ordonnance rendue six jours après, le juge fit simplement rendre à leurs maîtres les 10 victimes gardées provisoirement en prison. Le Mémoire, dont nous avons extrait ces faits, rapporte encore qu’un nègre de la dame Chamblain est venu déclarer que sa maîtresse a fait brûler 8 ou 10 nègres depuis plusieurs années. Il parle d’un maître qui a fait brûler avec de la cire ardente les mains, les bras et les reins de 5 ou 6 de ses nègres marrons. Or, il n’est pas question de la moindre sanction pour ces atrocités. Aussi les officiers, qui ont signé le Mémoire pour en appeler au Conseil du Cap, disent-ils que, s’il est parfois dangereux d’écouter les plaintes des esclaves, il ne faut pas non plus toujours faciliter la barbarie des maîtres. « En un mot, la religion, l’humanité, nos mœurs, nos lois précises et positives, la plus saine politique enfin de la colonie, tout exige de mettre des bornes à la tolérance envers les maîtres, qui abusent de leur autorité et propriété sur les hommes esclaves ; il ne faut user de la loi qu’avec considération, cela est vrai, mais il faut arrêter les barbaries et les cruautés, surtout quand elles ne sont dirigées ni par la raison, ni par la justice. »

Les instructions de cette nature sont sans cesse répétées, ce qui prouve qu’elles restaient trop souvent sans effet. Le 21 août 1776, le Ministre prescrit aux administrateurs de Cayenne, De Fiedmont et Malouet[140], d’empêcher « le spectacle révoltant des châtiments publics », et lui trace la conduite à suivre à l’égard des maîtres cruels. Le 9 mai 1777[141], il adresse une circulaire aux divers administrateurs, en leur envoyant vingt exemplaires de l’ouvrage de Petit, député des Conseils supérieurs des colonies, sur le Gouvernement des esclaves, et il écrit : « La conduite des maîtres semble exiger qu’on leur retrace des devoirs qu’un intérêt malentendu a pu seul leur faire perdre de vue. »

Sans nous attarder à citer encore des cas particuliers, qui ne nous offriraient rien de nouveau, nous arrivons enfin à l’ordonnance royale du 15 octobre 1786[142], qui, ainsi que nous l’avons déjà constaté à propos de la condition matérielle des esclaves, a marqué une amélioration relativement sensible de leur sort. Par l’article 7 du titre II. « Sa Majesté a fait et fait très expresses inhibitions et défenses, sous les peines qui seront déclarées ci-après, à tous propriétaires, procureurs et économes gérants de traiter inhumainement leurs esclaves, en leur faisant donner plus de cinquante coups de fouet, en les frappant à coups de bâton, en les mutilant, ou enfin en les faisant périr de différents genres de mort ». — Les maîtres ayant donné plus de cinquante coups de fouet ou de bâton seront condamnés à 2.000 livres d’amende, et, en cas de récidive, déclarés incapables de posséder des esclaves (titre VI, article 2). — Ils seront notés d’infamie, s’ils ont fait mutiler leurs esclaves, et punis de mort toutes les fois qu’ils les auront fait périr de leur autorité pour quelque cause que ce soit (art. 3). — Il est enjoint aux esclaves « de porter respect et obéissance entière, dans tous les cas, » à leurs maitres ou à leurs représentants. Mais il est aussi défendu aux maîtres de châtier ceux qui réclameraient contre de mauvais traitements ou une mauvaise nourriture, à moins de plainte non justifiée (art. 5).

Malgré tout, les abus persistent. La preuve en est dans une lettre significative adressée au Ministre, le 29 août 1788, par MM. Vincent et De Marbois, administrateurs de Saint-Domingue[143]. Ils lui rendent compte de l’affaire Lejeune, qui a duré cinq mois. Il s’agit d’un habitant caféier, qui, soupçonnant que ses nègres mouraient de poison, a fait périr quatre d’entre eux et mis deux négresses à la question par le feu : on leur brûlait pieds, jambes et cuisses, et on leur mettait un bâillon que l’on ôtait de temps à autre. Le Conseil de Port-au-Prince a condamné Lejeune, pour toute punition, à représenter ses autres esclaves, quand on les lui redemanderait, et a pris contre lui « d’autres dispositions également puériles ». Les administrateurs protestent et remontrent au Ministre le danger qu’il y a à agir ainsi. Dans le cas présent, on avait toutes les preuves ; l’accusé avait avoué et signé son aveu. Que se passe-t-il donc dans les autres ? Et ils demandent que le roi déclare le coupable incapable de posséder des esclaves et l’expulse de la colonie. Citons ce passage intéressant de leur lettre : » 400.000 êtres respirent dans cette vaste colonie sous les lois de Sa Majesté et, malgré la protection qu’elle leurs assurent, malgré les adoucissements apportés successivement à leur sort, on ne peut se dissimuler que leur condition est encore bien malheureuse. Combien de maux secrets l’œil des tribunaux ne peut pénétrer ! Combien de barbaries que les habitants s’attachent comme de concert à cacher à l’Administration, dont la vigilance sur ce point leur est odieuse ! Que sera-ce donc si notre impuissance comme dans l’affaire présente est publiquement démontrée, et s’il l’est en même temps que les tribunaux se joignent à des habitants barbares pour l’approbation de ces infamies ? Depuis cent ans ces cruautés s’exercent impunément ; elles se commettent à la face des esclaves, parce que l’on sait que leurs témoignages seront rejetés… Nous ne ferons aucune mention ici des considérations d’humanité qui s’élèvent en faveur des esclaves. Vous connaissez tout le malheur de leur condition… Nous ne terminerons pas cette dépêche sans vous dire que beaucoup d’habitants suivent aujourd’hui un régime modéré et que, généralement parlant, les rigueurs de l’esclavage sont moins grandes dans cette colonie qu’elles ne l’étaient il y a une vingtaine d’années ; mais il y a des quartiers entiers où l’ancienne barbarie subsiste dans toute sa force, et les détails en font frémir d’horreur. »

De ce passage nous en rapprocherons un autre, qui est également d’un témoin oculaire, auquel nous avons déjà fait plus d’un emprunt ; c’est Régis Dessalles qui, après avoir rapporté certains des cas que nous venons d’exposer, écrit ces réflexions : « Ces atrocités sont heureusement fort rares et commises par des gens de la plus vile condition ; l’intérêt souvent prescrit à d’autres une commisération que l’humanité seule devrait leur inspirer. Par un abus contraire à toutes les lois, à toute idée de justice, l’esclave est soumis uniquement à la loi que son maître veut lui imposer ; il en résulte que celui-ci a sur lui, par le fait, le droit de vie et de mort, ce qui répugne à tous les principes : il est à la fois l’offensé, l’accusateur, le juge et souvent le bourreau ! Écartons de nous ces idées ; elles répugnent trop à la nature, à l’humanité. »



VII

Il ne suffisait pas que les esclaves fussent châtiés pour les délits ou les crimes qu’ils commettaient. De même que le maître était responsable de certains actes déterminés de commerce qu’ils accomplissaient en son nom, de même, — et quoique dans la grande majorité des cas sa volonté ne fût ici pour rien, — il était exposé à payer les dommages causés par eux. Le principe est nettement établi par l’article 37 du Code Noir. Il découle évidemment de l’intention de forcer les propriétaires à surveiller de très près leurs esclaves pour les empêcher de commettre des actes nuisibles. C’est ainsi qu’en avaient jugé les Romains[144]. À leur exemple, les jurisconsultes du xviie siècle édictèrent qu’il était permis aux maîtres de choisir entre réparer le tort fait en leur nom ou bien abandonner l’esclave qui en était la cause à celui qui avait été lésé ; mais ils devaient opter dans le délai de trois jours.

Ces conditions étaient indépendantes de la punition corporelle qui pouvait être infligée au coupable. Mais, lorsqu’il s’agissait d’un crime entraînant la peine de mort, le maître subissait lui-même un dommage par le seul fait de la perte de son esclave. Son intérêt eût donc été de le dérober à l’expiation. On fut ainsi amené à chercher les moyens de faire de lui l’auxiliaire de la justice. On n’en trouva qu’un, qui consistait à lui rembourser le prix du nègre condamné. Ainsi le prescrit l’article 40 du Code Noir, qui ne faisait, du reste, que confirmer l’usage déjà précédemment adopté. Il fallait naturellement que le maître n’eut pas été complice. Le Code Noir spécifie, de plus, qu’il a dû dénoncer lui-même le criminel. Mais cette condition ne fut nullement considérée comme indispensable. Les condamnations à mort étant fréquentes, on se vit obligé de créer un fonds spécial pour indemniser les propriétaires. Ce fut la caisse des nègres justiciés ; c’était, à vrai dire, une sorte de société d’assurance mutuelle, imposée aux maîtres contre des risques communs à courir. Chacun payait un droit fixé au prorata du nombre de ses esclaves, d’après la somme totale jugée nécessaire chaque année.

Le texte le plus ancien relatif au remboursement des nègres justiciés est un arrêt du Conseil de la Martinique, du 16 juillet 1665[145]. « Il est juste, écrit à ce propos Moreau de Saint-Méry, que la sûreté que la mort d’un coupable procure à toute la société ne coûte pas un sacrifice trop cher à un seul individu. » Ce même principe est appliqué peu de temps après à propos d’un accident et non d’un crime : deux nègres ayant été tués aux travaux publics du Fort-Royal, le Conseil décide que le prix en sera payé à leurs maîtres[146]. Là encore, on le voit, c’est une question d’intérêt général. Un arrêt du Conseil du Cap, du 9 mai 1708[147], commuant la condamnation à mort d’un nommé Sénégal, pou qu’il devienne exécuteur des hautes œuvres, porte que son propriétaire sera indemnisé. Le roi lui-même stipule, dans une autre occasion semblable, que le nègre choisi comme bourreau doit être payé par la caisse des justiciés[148]. On rembourse encore les nègres tués ou estropiés en défendant les colonies[149]. Un arrêt du Conseil supérieur de la Guadeloupe[150] précise les diverses catégories de nègres remboursables. Seront payés comme justiciés les esclaves exécutés pour crimes, décédés en prison comme prévenus d’un crime capital, condamnés à la chaîne pour autre crime que le troisième marronage, ceux qui seront tués étant condamnés par contumace, ceux dont la tête aura été mise à prix, et ceux qui seront tués dans les corvées ou travaux publics. Chose curieuse, il n’est pas question ici de ceux qui pourraient être tués à la guerre.

Mais il se produisait des cas mal déterminés, et on fut souvent obligé de repousser les prétentions des maîtres. C’est ainsi qu’un arrêt du Conseil du Petit-Goave déboute un maître de sa demande à fin de paiement d’un nègre accusé, qui s’est étouffé en présence du Conseil lors de son jugement[151]. Le prix d’un nègre tué en volant n’est pas non plus dû à son maître[152] ; il en est de même pour un esclave mort des suites du jarret coupé[153]. Le sieur Neau, conseiller, demande qu’on lui paye un de ses esclaves qui s’est pendu ; mais le Conseil de la Guadeloupe le renvoie de sa demande[154]. Ce même Conseil juge que « les nègres morts hors des lois de la justice et dont la mémoire aura été flétrie par jugement ne seront point remboursés à l’avenir par la caisse[155] ».

Les prix de remboursement furent assez variables, suivant les époques. Comme ils étaient, la plupart du temps, surfaits par les intéressés, on dut se préoccuper de les ramener à plusieurs reprises à un taux raisonnable. En 1708, le Conseil du Cap décide que les esclaves seront payés suivant leur qualité, « savoir pièce d’Inde pour pièce d’Inde et défectueux pour défectueux, si mieux on n’aime en prendre la valeur en argent[156] ». En 1711, ils sont évalués en moyenne à 500 livres[157] ; en 1756, à 1.600 livres pour les nègres et 1.000 pour les négresses[158] ; en 1759, à 2.000 pour ceux qui sont tués à l’ennemi, et au besoin davantage, s’ils sont estimés plus comme « nègres à talents[159] » ; en 1769, à 1.200[160] ; en 1778, à 1.300 livres pour les nègres et 1.200 pour les négresses[161]. Ces derniers chiffres furent adoptés, nous dit R. Dessalles[162], à cause des abus qui se produisaient et qui grevaient la caisse des nègres justiciés. On était arrivé, en effet, à estimer des esclaves ordinaires jusqu’à 3 et 4.000 livres.

Le remboursement des nègres tués pour une cause ou une autre constituait pour les propriétaires une charge appréciable. Ainsi Moreau de Saint-Méry a calculé qu’en 1690 il y avait eu à Saint-Domingue, pour les seuls quartiers de Rochelois, de Nippes, du Petit-Goave et du Grand-Goave, 1.136 nègres suppliciés[163]. Un arrêt du Conseil de Léogane, du 4 juin 1708[164], porte augmentation de 6 sols par tête de nègre sur les 54 sols déjà imposés par arrêt du 6 mars 1705, ce qui fait monter l’imposition à 3 livres, à cause de quantité de nègres qui n’avaient pas été payés. En 1728, le Conseil du Cap ordonne d’abord, le 8 avril, une imposition de 10 sols par tête de nègres grands, petits, infirmes, surâgés, et, le 6 décembre, de 15 sols[165]. Nous voyons par là que la somme n’était pas fixe et qu’elle était imposée suivant les besoins. En 1743, à la Martinique[166], le prix des nègres justiciés et tués en marronage s’élève à 25.500 livres. De 1731 à 1747, dans cette île, le total des impositions a été de 329.625 livres 16 sols ; il est vrai qu’il n’est rentré dans la caisse que 273.737 livres 15 sols[167]. En 1756, le droit y a été fixé à 22 livres 6 deniers par tête ; « cette imposition est la plus forte qui ait été faite[168] ». Le 9 janvier 1766, on impose 45 sols par tête de nègre, rien que pour combler le déficit de la caisse des justiciés[169]. En 1776, les administrateurs se voient encore contraints d’exiger 18 livres[170].

Remarquons que la caisse des justiciés avait fini par être grevée de dépenses considérables tout à fait étrangères au paiement des nègres. Qu’on en juge par cet état de sa situation, à la Guadeloupe, en 1779[171] :

La recette a été de 
78.648 livres 9 sols 7 deniers
La dépense 
79.361 livres 1 sol          
D’où un déficit de 
712 livres 11 sols 6    

Pour 1780, le remboursement de 13 nègres à 1.300 livres égale 16.900 livres. Or, les « objets dont la caisse se trouve chargée en exécution des ordres du roi » sont, outre ces…

  
16.900 livres
Appointements du sieur Petit, député des Conseils supérieurs des Îles-du-Vent et des Îles-sous-le-Vent 
7.300    
Appointements du sieur Dcshayes, député de la colonie 
12.000    
Gratification dudit député 
9.000    
Frais de la chambre d’agriculture 
6.200    
Rôles de capitation 
300    
Impression du présent Tableau 
300    
Appointements du receveur général 
5.420    
Supplément au receveur général et aux receveurs particuliers 
2.000    
Total 
59.420 livres

Pour suffire à ces dépenses, le Conseil souverain a fixé la taxe à 1 livre 3 sols 10 deniers par tête, ce qui, pour 50.330 nègres donne 59.976 livres, 2 sols, 8 deniers.

On voit combien ce capital vivant d’esclaves imposait, malgré tout, de soucis et de charges à ses propriétaires. Les colons étaient surtout sans cesse préoccupés de la nécessité de se garantir contre les attentats des nègres. Il y avait entre eux état perpétuel de défiance, de lutte, de cruautés réciproques. Mais, pour quelques vengeances, parfois terribles, que, dans leur exaspération, les malheureuses victimes arrivaient à exercer sur leurs tyrans, quels supplices ne supportaient-elles pas chaque jour ! Aussi la plupart n’avaient qu’une idée fixe, celle d’échapper à cette vie intolérable ; c’est ce que va nous montrer le chapitre suivant.


  1. Colonies françaises, p. 84.
  2. Arch. Col., F, 263. Ordonnance du 15 octobre 1786. Voir plus loin, p. 334.
  3. Cf. Dessalles, II, 351 ; Schœlcher, Col. françaises, 28.
  4. Du Tertre, II, 530.
  5. Ib., 531.
  6. Ib., 532. — Schœlcher, Col. françaises, 100.
  7. II, 531.
  8. Arch. Col., F, 129, p. 94.
  9. Moreau de Saint-Méry, I, 434.
  10. Id., II, 497.
  11. Le Code Noir, etc., p. 163.
  12. Durand-Molard, I, 113.
  13. Arch. Col., B, 55, p. 292, 26 juin 1731.
  14. Ib., B, 119, folio premier.
  15. Durand-Molard, II, 342.
  16. Moreau de Saint-Méry, V, 166, 1er avril 1768.
  17. Arch. Col., F, 263.
  18. Arch. Col., B, 186, Saint-Domingue, p. 33.
  19. Arch. Col., B, 186, Martinique, p. 18.
  20. Ib., F, 247, p. 311.
  21. Moreau de Saint-Méry, I, 13 juin 1658, et 399, 15 juin 1662.
  22. Arch. Col., F, 248, p. 99.
  23. Moreau de Saint-Méry, I, 306.
  24. Arch. Col., F, 248, p. 545, 25 avril 1680.
  25. Moreau de Saint-Méry, I, 346.
  26. Id., ib., 505.
  27. Id., ib., 562. 8 janvier 1697.
  28. Moreau de Saint-Méry, I, 622, 4 février 1699. — Cf. A. Dessalles, III, 295, et Arch. Col., F, 251, p. 263.
  29. Arch. Col., F, 256, p. 493, 7 novembre 1737. Arrêt du Conseil supérieur.
  30. Moreau de Saint-Méry, III, 551, 17 janvier 1739. Autre arrêt analogue du conseil du Cap. Id., ib., 368, 6 août 1739.
  31. Id., ib., 374, 13 août 1739.
  32. Arch. Col., F, 225, p. 617. Arrêt du Conseil supérieur de la Guadeloupe 8 novembre 1740. Cf. F, 257, p. 137, pour un cas analogue.
  33. Arch. Col., Annales de la Martinique, F, 245, p. 539, 13 février 1744.
  34. Arch. Col., F, 258, p. 383, 7 novembre 1748.
  35. Arch. Col., Ann. Martinique, F, 244, p. 663, septembre 1750.
  36. Moreau de Saint-Méry, III, 885, 21 juillet 1749.
  37. Arch. Col., Ann. Mart., F, 245, p. 341, mars 1755 ; et F, 227, p. 39, 29 avril 1755.
  38. Moreau de Saint-Méry, IV, 225, 7 avril 1758.
  39. Durand-Molard, II, 364.
  40. Op. cit., III, 296.
  41. Moreau de Saint-Méry, V, 142 ; — et Ib., 147, Ordonn. identique, du 24 décembre 1767.
  42. Durand-Molard, III, 568.
  43. Moreau de Saint-Méry, I, 306.
  44. Arch. Col., Recueil des lois particulières à la Guadeloupe, F, 236, p. 481.
  45. Durand-Molard. I, 569.
  46. Moreau de Saint-Méry, II, 541, 4 janvier 1717.
  47. Arch. Col., F. 263.
  48. Arch. Col., C8, 10. Lettre de d’Amblimont, 10 avril 1697. La même plainte est formulée dans un Mémoire du 9 novembre 1717. Ib., F, 17.
  49. Arch. Col., F, 253, p. 15, 10 janvier 1724.
  50. Moreau de Saint-Méry, III, 625, 12 septembre 1740.
  51. Cf. Dessalles, IV, 207. Extrait du Code manuscrit de la Martinique, 1726.
  52. Arch. Col., Code Saint-Domingue, F, 210, p. 281, 7 avril 1728. — Cf., F, 258, p. 281, arrêt du Conseil de la Martinique, de novembre 1746, graciant un nègre qui sera bourreau.
  53. Cf. Biographie Michaud.
  54. Arch. Col., F, 229, p. 213, 12 novembre 1769.
  55. Op. cit., III, 205.
  56. Un arrêt du Conseil de la Martinique, du 20 octobre 1670, condamne un nègre qui avait tué un bourriquet à avoir la jambe coupée « pour être icelle attachée à la potence et servir d’exemple ».
  57. Cf. Le Code Noir, etc., p. 245.
  58. Arch. Col., F, 255, p. 278, 5 juin 1728.
  59. Durand-Molard, I, 464. Elle fut rendue à la suite d’une lettre des administrateurs, du 8 octobre 1741, qui est aux Arch. Col., F, 90.
  60. Tout d’abord, pour ce délit, les nègres avaient la jambe gauche coupée ; les négresses, le nez coupé et la fleur de lys sur le front. Puis on décréta la mort à la Martinique, par arrêt du Conseil du 17 juillet 1679. Moreau de Saint-Méry, I, 327.
  61. Moreau de Saint-Méry, V, 342.
  62. Arch. Col., F, 246, p. 93. Mémoire d’une séance du Conseil supérieur, septembre 1788.
  63. Moreau de Saint-Méry, I, 306.
  64. Moreau de Saint-Méry, II, 103, 1er août 1707.
  65. Arch. Col., F, 250, p. 771.
  66. Arch. Col., F, 251, p. 781.
  67. Moreau de Saint-Méry, III, 220.
  68. Arch. Col., B, 48, p. 303.
  69. Arch. Col., B, 48, p. 308.
  70. Moreau de Saint-Méry, III, 176.
  71. Moreau de Saint-Méry, III, 166, 6 mai 1726.
  72. Arch. Col., Code Saint-Domingue, F, 271, p. 5.
  73. Ib., ib., 23, 3 juillet 1741.
  74. Arch. Col., Ann. Martinique, F, 244, p. 563.
  75. Arch. Col., B, 82, Îles-du-Vent, p. 16. Lettre à M. Ranché, 8 juin 1746.
  76. Arch. Col., Ann. Mart., F, 245, 21 juillet 1731.
  77. Moreau de Saint-Méry, IV, 136. Arrêt du Conseil du Port-au-Prince, 5 novembre 1753.
  78. Arch. Col., B, 135, p. 23.
  79. Arch. Col., B, 82, Îles-du-Vent, 17. Voir circulaire du 23 septembre 1763, dans Durand-Molard, II, 251.
  80. Durand-Molard, II, 253.
  81. Id., ib., 283, 3 janvier 1764.
  82. Id., ib., 563.
  83. Op. cit., III, 372.
  84. Arch. Col., B, 26, p. 165.
  85. Trayer, op. cit., 51.
  86. Col. françaises. 121.
  87. Hilliard d’Auberteuil, Considérations sur l’état présent de la Colonie française de Saint-Domingue. Discours III, p. 137.
  88. Durand-Molard, I, 143, 2 avril 1718.
  89. Arch. Col., F, 249, p. 1119.
  90. Ib., ib., 1129 ; un arrêt du 11 mai, p. 1131, un du 14 août, p. 1173, condamnent à la même peine un nègre et une négresse.
  91. Trayer, op. cit., p. 49.
  92. Arch. Col., C8, 36.
  93. Arch. Col., F, 255, p. 915. Lettre au Ministre, 14 mai 1729.
  94. Arch. Col., Colonies en général, XIII, F, 90, 8 octobre 1741.
  95. Arch. Col., F, 257, p. 1505 ; — et Durand-Molard, I, 462. — Voir autre déclaration analogue, id., I, 532.
  96. Arch. Col., B, 97, Îles-du-Vent, 14.
  97. Arch. Col., Annales Mart., F, 245, p. 531, novembre 1756.
  98. Durand-Molard, II, 37.
  99. Moreau de Saint-Méry, IV, 217.
  100. Moreau de Saint-Méry, IV, 222.
  101. Arch. Col., B, 109, Îles-sous-le-Vent, p.21, 6 avril 1759.
  102. Arch. Col., Recueil des lois particulières à la Guadeloupe, F, 236, p. 490.
  103. Moreau de Saint-Méry, V, 805. Il est sans date, mais placé entre une ordonnance du 10 décembre 1777 et un arrêt du 17.
  104. Moreau de Saint-Méry, I, 203 ; — et Dessalles, III, 150.
  105. Moreau de Saint-Méry, I, 224.
  106. Arch. Col., Code Saint-Domingue, F, 269, p. 169.
  107. Arch. Col., F, 250, p. 449.
  108. Arch. Col., C8, 27. Lettre de M. Bénard, du 7 juillet 1720. Il envoie l’extrait de l’arrêt et rappelle toute l’histoire de Barrault, depuis 1707.
  109. Arch. Col., F, 252, p. 3. Arrêt du 9 janvier 1721.
  110. Arch. Col., Colonies en général, XIII, F, 90, 24 mai 1712.
  111. Arch. Col., F, 251, p. 143, 17 décembre 1712.
  112. Durand-Molard, I, 76. Ord. du 20 décembre 1712. Arch. Col., F, 251, p. 159. Lettre explicative du 28 janvier 1713, à M. de Vaucresson.
  113. Moreau de Saint-Méry, II, 466. Arrêt du Conseil du Cap.
  114. Arch. Col., F, 253, p. 643.
  115. Arch. Col., Code Saint-Domingue, F, 270, p. 177, 12 mars 1726. — Arrêt du Conseil du Petit-Goave.
  116. Ib., ib., 187, 2 septembre 1726, Arrêt du Conseil du Petit-Goave.
  117. Arch. Col., F, 255, p. 5, 9 janvier 1727.
  118. Arch. Col., B, 50, Îles-du-Vent, p. 264, 26 août 1727.
  119. Arch. Col., Code Saint-Domingue, F, 270, p. 341. Arrêts du Conseil du Petit-Goave, 8 mai et 8 septembre 1731.
  120. Arch. Col., F, 256, p. 297.
  121. Arch. Col., Ann. Mart., F, 244, p. 209.
  122. Arch. Col., B, 64, Îles-du-Vent, p. 303, 17 février 1736.
  123. Arch. Col., F, 143, 10 septembre 1736. Extrait des minutes du greffe criminel du Fort Royal de Léogane, île et côte Saint-Domingue. Procès-verbal relatant les dépositions identiques de 4 nègres appelés comme témoins.
  124. Arch. Col., Ann. Mart., F, 244, p. 257.
  125. Arch. Col., F, 256, p. 992.
  126. Arch. Col., F, 143, 28 mars 1741.
  127. Moreau de Saint-Méry, III, 674, 25 juillet 1741.
  128. Arch. Col., F, 226, p. 63.
  129. Arch. Col., F, 250, p. 241, 26 décembre 1743.
  130. Arch. Col., Code Saint-Domingue, F, 271, p. 165, 14 janvier 1744.
  131. Arch. Col., F, 226, p. 161, 21 mars 1744.
  132. Arch. Col., B, 78, Îles-du-Vent, p. 81, 30 octobre 1744.
  133. Arch. Col., B, 82, Îles-du-Vent, p. 16. Lettre à M. de Ranché.
  134. Arch. Col., Ann. Mart., F, 245, p. 419.
  135. Arch. Col., F, 259, p. 227, 26 octobre 1757.
  136. Arch. Col., F, 144, 16 juin 1760.
  137. Moreau de Saint-Méry, IV, 566.
  138. Arch. Col., F, 260, p. 853.
  139. Arch. Col., Colonies en général, XIII, F, 90, 4 juin 1771. Mémoire des officiers de la Sénéchaussée du Cap au Conseil de la même ville touchant la dénonciation par des esclaves de faits atroces commis par leurs maîtres envers eux.
  140. Arch. Col., B, 156, Cayenne, p. 32.
  141. Arch. Col., B, 160, Martinique, p. 48.
  142. Arch. Col., F, 263. Texte publié par Durand-Molard, III, 696.
  143. Arch. Col., Col. en général, XIII, F, 90. Toutes les pièces de la procédure dont il est question sont reproduites dans le volume.
  144. Digeste, lib. IX, titre iv : De noxalibus actionibus : Noxalium actionum hæc vis et potestas est ut, si damnati fuerimus, liceat nobis deditione ipsius corporis quod deliquerit evitare litis contestationem.
  145. Moreau de Saint-Méry, I, 148.
  146. Id., ib., 261, 5 mars 1672. — Même cas, 20 janvier 1730. Arch. Col., F, 255, p. 1083.
  147. Moreau de Saint-Méry, II, 117.
  148. Arch. Col., F, 257, p. 347, 26 juillet 1742.
  149. Ib., F, 259, p. 121. Arrêt du 6 mars 1756. Autre arrêt semblable du 6 septembre de la même année, dans Annales Mart., F, 245, p. 82.
  150. Arch. Col., F, 230, p. 435, 14 mars 1775.
  151. Arch. Col., Code Saint-Domingue, F, 269, p. 387, 10 mars 1710.
  152. Ib., ib., 447, 5 janvier 1711.
  153. Moreau de Saint-Méry, II, 623, 11 août 1718, et IV, 448. Arrêt du Conseil du Cap du 20 février 1762. — Idem pour un nègre mourant des suites de la question. Ib., 371.
  154. Arch. Col., F, 230, p. 117, 9 juillet 1773.
  155. Arch. Col., F, 236, p. 198 bis. Arrêt du 12 mars 1774.
  156. Moreau de Saint-Méry, II, 119. Arrêt du 2 juillet 1708.
  157. 3 Id., ib., 294. Arrêt du Conseil du Cap du 4 novembre.
  158. Arch. Col., Ann. Mart., F, 245, p. 419, janvier.
  159. Moreau de Saint-Méry, IV, 244, 14 février, et 287, 12 mars.
  160. Id., V, 284, 29 novembre.
  161. Durand-Molard, III, 368, 1er mai.
  162. Op. cit., III, 314.
  163. Moreau de Saint-Méry, I, 480. À propos d’un arrêt du Conseil du Petit-Goave, du 20 janvier 1690.
  164. Arch. Col, Code Saint-Domingue, F, 269, p. 321.
  165. Moreau de Saint-Méry, III, 247 et 268.
  166. Arch. Col., Ann. Mart., F, 244, p. 427, 14 février.
  167. Arch. Col., F, 258, p. 769, 7 septembre 1754. Arrêt en règlement du Conseil supérieur.
  168. Arch. Col., Ann. Mart., F, 245, p. 602, mai 1757.
  169. Durand-Molard, II, 438.
  170. Durand-Molard, III, 247, 4 mars.
  171. Arch. Col., F, 231, p. 701, 18 mars 1781. Tableau analogue pour 1783. Ib., 231, p. 429.