L'esclavage aux Antilles françaises avant 1789/II/III


CHAPITRE III

MŒURS DES ESCLAVES


« … Si la servitude ôte à l’homme la moitié de sa vertu, elle l’enlève tout entière aux femmes. » (Arch. Col., F, 156. Disc. de Moreau de Saint-Méry, sur les affranchissements, prononcé dans l’assemblée publique du Musée de Paris, 7 avril 1785.)


I. — Degré de moralité originaire du nègre. — Si les Européens l’ont amélioré ou perverti. — Mélange fatal des deux races. — Premier règlement de M. de Tracy (1664). — Mesures subséquentes. — Peines infligées aux commandeurs et aux maîtres.
II. — L’article 9 du Code Noir. — Rapprochement de cet article avec les textes concernant l’esclavage dans l’antiquité. — Exemples de son application. — Insuffisance des prescriptions légales pour empêcher la corruption. — Rôle du clergé, des magistrats. — La question du mélange des sangs.
III. — Du mariage des esclaves au point de vue moral. — Rareté des unions légitimes. — Ses causes. — Pas de famille véritable. — Le triomphe de la bête humaine.


I

Si la religion ne parvint à exercer sur l’âme des nègres qu’une influence peu profonde, en ce sens qu’ils conservaient, malgré tout, la plupart du temps, leurs superstitions, auxquelles ils mêlaient simplement certaines pratiques extérieures du catholicisme, on peut bien penser a priori qu’elle ne modifia que très superficiellement leur moralité. Il faut dire que, dans leur pays d’origine, elle était assez faible, pour ne pas dire nulle. Tout entiers à leur instinct, les nègres ignoraient ce qu’est la chasteté. Qu’ils eussent une ou plusieurs femmes, suivant leurs ressources, ils n’éprouvaient à leur sujet qu’une « jalousie purement charnelle[1] », et il leur arrivait souvent de les prostituer, « soit par hospitalité, soit par amour du lucre ». Un fait invoqué comme preuve du peu de chasteté des négresses, c’est que chez les nègres les générations se suivent par la ligne féminine : les héritiers d’un homme sont les enfants de sa sœur. « Le noir semble plus sûr de retrouver son sang dans ses neveux du côté de sa sœur que dans les enfants de ses femmes. » Seuls les rois et les chefs s’appliquaient à tenir sévèrement leurs concubines, « par orgueil et par amour de la domination ». Les malheureux, réduits en esclavage, que l’on exportait, n’étaient généralement pas polygames. S’ils avaient au moins une femme à eux, d’abord il n’était pas toujours sûr qu’ils fussent vendus en même temps qu’elle, au même marchand. En admettant même qu’il en fût ainsi, ils se trouvaient tout de suite séparés dès l’embarquement. Rien ne nous indique qu’on prît soin de les réunir à l’arrivée et surtout que les maîtres fussent obligés de les acheter ensemble. On ne fait guère de différence entre les nègres et les bêtes d’un troupeau. Au début, nous l’avons vu, rien ne protège en eux l’humanité. On juge, par conséquent, des abus qui durent se produire.

Quand les premiers colons vinrent s’établir aux îles, c’est à peine s’il y avait quelques femmes parmi eux. Pendant longtemps les administrateurs réclameront auprès du gouvernement de la métropole, afin qu’on envoie d’office un certain nombre de filles d’hôpital, orphelines ou enfants trouvées, pour les marier avec les Européens. Mais, en attendant, le mélange des races avait trop d’occasions fatales de se produire pour qu’il n’en fût pas ainsi. Il suffit de rappeler que, sous un climat chaud, les négresses étaient à peine vêtues, qu’elles étaient de mœurs naturellement faciles et qu’elles ne s’appartenaient pas. Aucune mesure législative ne paraît avoir été prise tout d’abord pour les défendre. On a visé simplement à les garantir contre les commandeurs, auxquels il était trop facile d’abuser d’elles. En effet, un règlement de M. de Tracy, lieutenant général de l’Amérique, du 16 juin 1664[2], défend à ceux-ci de les débaucher sous peine de 20 coups de liane pour la première fois, 40 pour la deuxième, 50 et la fleur de lys à la joue pour la troisième (article 8). Du Tertre fait allusion à une ordonnance que nous n’avons pu retrouver : « Quand quelque commandeur abuse d’une nègre (sic), l’enfant mulâtre qui en vient est libre, et le père est obligé de le nourrir et de l’entretenir jusqu’à l’âge de douze ans, sans l’amende à laquelle il est encore condamné. Les gouverneurs et les juges tiennent la main à la garde de cette ordonnance, qui passe présentement pour loi dans les îles, afin d’empêcher ce détestable abus, qui n’est pas à présent si commun qu’il a été[3]. » Il est singulier qu’on ne nous dise pas si le commandeur, dans ce cas, conservait encore la surveillance des nègres ; car la femme restait exposée à son ressentiment. L’enfant est-il laissé à sa mère ? Que devient-il, arrivé à douze ans ? Autant de questions sur lesquelles nous n’avons aucun renseignement positif. L’amende devait servir à indemniser le maître qui perdait ainsi le nouveau-né. Comment aussi s’assurait-on de la paternité ? Le même auteur constate que les blancs qui ont commerce avec des négresses sont passibles de la même peine, sauf le châtiment corporel. « Il y a, ajoute-t-il, quantité de ces mulâtres dans les îles, qui sont libres et qui travaillent pour eux ; j’en ai vu quelques-uns assez bien faits qui avaient épousé des Français. Ce désordre pourtant a été autrefois plus commun qu’il n’est pas (sic) aujourd’hui, car la quantité de femmes et de filles dont les Antilles sont fournies l’empêche ; mais, au commencement de l’établissement des colonies, il a été épouvantable et presque sans remède[4]. »

D’après une ordonnance de M. de Baas, du 1er août 1669[5], il est constaté seulement que les commandeurs abusent des négresses, mais il n’est pas question de punition prescrite contre eux à ce sujet ; si ce sont les maîtres des cases, les négresses sont confisquées au profit des pauvres, et les enfants deviennent libres.

Mais il faut croire que ces moyens restaient souvent sans effet, si nous en jugeons par ce passage des instructions adressées, le 22 avril 1684, par M. Begon au Conseil souverain sur différents sujets d’administration : « Sa Majesté a été informée de l’extraordinaire prostitution qui règne parmi les négresses et du peu de soin qu’on a eu jusqu’à présent de l’empêcher, et, comme elle veut que ce désordre soit réprimé, non seulement pour l’intérêt des bonnes mœurs et de la religion, mais aussi pour celui de la colonie, parce que cette prostitution empêche les femmes de devenir grosses, et Elle se trouve privée du secours des nègres qui naîtraient dans le pays, Sa Majesté veut que nous nous appliquions à faire les règlements nécessaires et que nous portions autant que faire se pourra les nègres et les négresses à se marier entre eux[6]. » Ces instructions ne sont que la répétition à peu près textuelle d’une lettre du roi à MM. le Chevalier de Saint-Laurent et Begon, en date du 24 septembre 1683[7]. Et voici une des mesures qu’ils prirent à ce sujet, d’après une lettre qu’ils adressent, le 22 novembre 1684, au Père supérieur général des missionnaires capucins : « Nous avons ordonné que les maîtres qui auront fait des enfants à leurs négresses en seront privés et qu’elles seront vendues sans que les maîtres s’en puissent rendre adjudicataires, qu’ils seront privés, au profit des pauvres, du tiers du prix qui en proviendra, et seront, en outre, chargés des enfants qu’ils seront obligés de faire nourrir et élever suivant leurs facultés. — Les commandeurs qui feront des enfants aux négresses de leurs maîtres seront privés du tiers de leurs gages au profit des pauvres[8]. »



II

Le Code Noir ne parle pas des commandeurs à ce sujet. Pourquoi ? Peut-être a-t-on estimé que la jurisprudence locale suffisait. Mais pourtant l’Édit de mars 1685 abroge évidemment les ordonnances que nous avons citées, en les modifiant complètement. En effet, l’article 9 condamne d’abord les hommes libres qui auront eu un ou plusieurs enfants avec des esclaves à une amende de 2.000 livres de sucre ; de même pour les maîtres qui auraient souffert ce commerce. Mais, dans ce premier cas, il semble que l’enfant reste esclave et appartienne au maître, puisque, dans la suite, il est stipulé que, si c’est le maître de l’esclave qui est le père, il est, en outre, privé de la mère et des enfants, qui sont « adjugés à l’hôpital, sans jamais pouvoir être affranchis ». Ce dernier point est capital, mais la défense fut-elle jamais vraiment observée ? Cela ne paraît guère probable, car nous verrons, à propos des affranchissements, qu’une des principales causes en est précisément ce fait que les affranchis sont enfants d’hommes libres. Il est vrai que rien n’empêchait l’affranchissement, si le père n’était pas le maître. Mais la loi resta certainement impuissante à l’égard des maîtres ; nous en trouverons la preuve dans des textes très nombreux. La législation ne fait une exception que pour le cas où l’homme libre, qui n’était pas marié, « épousera dans les formes prescrites par l’Église ladite esclave, qui sera affranchie par ce moyen, et les enfants rendus libres et légitimes. » Or il est très rare que le père se soit décidé à recourir à ce moyen, quoique nous en ayons trouvé des exemples[9]. Ainsi un arrêt du Conseil supérieur de la Guadeloupe, du 8 mars 1727[10], déclare le mariage contracté depuis dix-huit ans par le sieur Petit (il s’agit de sa succession) avec Madelon, négresse à lui appartenant, bon et valable, y joint les conclusions contraires du procureur général — qui expose 11 cas de nullité d’après les ordonnances — et le vote explicite de chaque conseiller. Dans une lettre que le procureur général adresse à l’intendant sur le même sujet, quelques jours après, le 12 mars[11], il déclare que c’est indignement violer les ordonnances.

Nous remarquerons que les mémoires de Patoulet et de Blenac ne traitent pas du tout cette question. Étant à même de savoir ce qui se passait, ils avaient peut-être jugé qu’il n’était pas possible d’arriver à un règlement général satisfaisant. Les légistes qui ont rédigé le Code Noir, tout en tenant un large compte de leurs indications, ont dû évidemment se guider sur ce point comme sur plusieurs autres, d’après les textes de l’antiquité relatifs à l’esclavage qu’ils connaissaient, en essayant de les adapter dans une certaine mesure aux idées de leur époque. Chez les Hébreux, le maître qui abusait d’une de ses esclaves devait être fouetté et condamné à une pénitence publique[12]. Si la captive a eu de son plein gré des relations avec son maître, il est forcé de l’épouser, et, dans le cas où il la renvoie, il faut qu’il l’affranchisse[13]. On sait qu’en Grèce les femmes esclaves étaient tenues de partager la couche de leur maître. Les enfants qui naissaient de ces unions étaient généralement traités comme libres par leur père ; cependant la mort du maître peut faire retomber la femme et les enfants en esclavage[14]. À Rome, il n’existe pas tout d’abord de punition pour le maître qui a des relations de concubinage avec son esclave. Ce n’est qu’à partir de Constantin que la législation s’occupe de cette question. Mais nous devons la renvoyer au chapitre qui traite de la condition civile des esclaves, nous contentant d’indiquer ici le peu d’influence qu’ont eu sur les mœurs les mesures coercitives édictées contre les relations des blancs avec les négresses esclaves.

Nous avons dit plus haut que le Code Noir ne fut enregistré à Cayenne qu’en 1704. En 1687, le Frère Saint-Gilles, dans son Mémoire déjà cité, se plaint que « la licence et le désordre pour les mœurs y règnent beaucoup, et la débauche y est grande, principalement des esclaves négresses et indiennes[15] ». Il estime qu’une des causes qui font que « les négresses s’abandonnent », c’est « l’avarice des maîtres qui va jusques à refuser aux esclaves la subsistance et l’habillement ». Il n’était, d’ailleurs, guère nécessaire qu’elles fussent poussées par la nécessité. Pourquoi la législation du Code Noir ne fut-elle pas immédiatement appliquée à la Guyane, où elle aurait été si nécessaire ? Il est difficile de l’expliquer.

Nous trouvons dans un Extrait des registres du greffe de la Martinique, en date du 14 septembre 1697[16], un commentaire assez intéressant de l’article 9 du Code Noir, à propos d’un procès. À la demande des religieux de l’hôpital, un mulâtre libre, Jean Boury, avait été condamné par le juge royal à l’amende de 2.000 livres de sucre pour avoir eu un enfant d’une mulâtresse esclave. Son défenseur s’était efforcé de soutenir cette thèse que l’article 9 visait l’interdiction du mélange des sangs et que ce n’était pas le cas ; de plus, il se fondait sur l’incertitude de la paternité. Boury ayant fait appel, la sentence du juge fut cassée par arrêt du Conseil souverain du 2 janvier 1698. Les religieux adressèrent alors une requête au Conseil pour obtenir confirmation du premier jugement. Ils firent observer que l’ordonnance de mars 1685 visait uniquement « le vice du concubinage », scandale d’autant plus grand que Boury était marié. Ils ajoutaient que l’ordonnance, loin d’empêcher le mélange des sangs, ne se préoccupait que d’augmenter la colonie, puisqu’elle déchargeait de l’amende ceux qui épousaient la femme esclave. Le 1er avril 1699, le Conseil rejeta ladite requête d’après les motifs suivants : Il y a impossibilité de prouver la paternité ; de plus, Boury n’est libre que depuis un certain temps, et il a été regardé comme menant encore la vie d’esclave ; enfin, il a un chancre à la gorge, ce qui le réduit presque à l’aumône et le mettrait dans l’impossibilité de payer l’amende. Il se pourrait donc qu’une condamnation le poussât à s’enfuir chez les Caraïbes ; or il n’y a guère que les mulâtres sur lesquels la colonie puisse compter comme artisans, et il importe de ne pas l’en priver. On voit par là que les juges font passer les intérêts de la colonie avant même ceux de la religion et de la morale.

Dans une autre affaire, les religieux de la Charité poursuivirent un nommé Toussaint Labbé, qu’ils accusèrent d’avoir eu un enfant de sa négresse Catherine Rose. Mais le Conseil supérieur de la Martinique, par arrêt du 7 septembre 1706, le renvoya des fins de la plainte, estimant que les preuves n’étaient pas suffisantes, et il se contenta de condamner la négresse à trente coups de fouet. Un arrêt du même Conseil, du 3 mai 1707, confisqua au profit de l’hôpital l’esclave Marie et sa fille appartenant au sieur Noyret ; celui-ci, étant marié, avait pendu sa femme, et c’est au cours de l’instruction du procès criminel qu’on avait découvert ses relations avec sa négresse. — Un habitant de la Guadeloupe, Le Maire, marié, ayant eu un enfant d’une mulâtresse, les Pères de la Charité obtinrent la confiscation de la femme et de l’enfant. Mais le père enleva la mulâtresse et passa avec vingt nègres chez les Anglais[17].

Les deux premiers exemples que nous venons de citer sont rapportés par Dessalles[18], qui a soin d’ajouter que l’article n’est plus suivi depuis longtemps (il écrivait en 1786). Une des principales raisons, dit-il, c’est que les esclaves sont « pétris de mensonge » et qu’il pourrait fort bien arriver qu’une négresse accusât son maître d’une fausse paternité[19]. L’auteur, qui vivait à la Martinique, ne craint pas d’ajouter : « La plupart des maîtres non mariés vivent concubinairement avec leurs esclaves ; il est des besoins physiques qui se font sentir dans les climats chauds plus que partout ailleurs ; il faut les satisfaire. » Mais il est d’avis qu’on devrait défendre aux blancs sous les peines les plus sévères d’épouser des gens de couleur.

Le concubinage ne put, en réalité, jamais être empêché. Il était rare que l’article 9 du Code Noir fût appliqué. De temps en temps seulement on tâchait d’arrêter un débordement par trop considérable. Ainsi, le 18 décembre 1713[20], les administrateurs de Saint-Domingue font paraître une ordonnance y relative : « La tolérance de nos prédécesseurs et des Conseils supérieurs, y est-il dit, a causé une infâme prostitution. » Nombre de maîtres, « au lieu de cacher leur turpitude, s’en glorifient… tenant dans leurs maisons leurs concubines et les enfants qu’ils en ont eus et les exposant aux yeux d’un chacun avec autant d’assurance que s’ils étaient procréés d’un légitime mariage ». De là une corruption générale dans l’île. Il est ordonné, en conséquence, que l’article 9 du Code Noir sera exécuté en sa forme et teneur ; et, vu les variations que subit constamment le prix du sucre, l’amende est fixée à 250 livres de monnaie au lieu de 2.000 livres de sucre. Un arrêt du Conseil supérieur de la Martinique, du 8 novembre 1718[21], appliquant ladite ordonnance, condamne en effet un habitant à 250 livres d’amende pour commerce illicite avec une négresse, et celle-ci au fouet. À propos des pénitences publiques, auxquelles avaient eu recours les religieux et que nous avons vu interdire, le Ministre rappelle, le 4 janvier 1723[22], à l’intendant Blondel de Jouvancourt que les prescriptions du Code Noir doivent suffire, et il ajoute : « L’intention de Sa Majesté est que ledit sieur Blondel les fasse ponctuellement exécuter. » Nous pourrions citer encore de nombreux documents sur ce même sujet ; les instructions aux administrateurs sont, en effet, constamment renouvelées dans les mêmes termes, ce qui est une nouvelle preuve de leur peu d’efficacité ; mais nous n’avons relaté que les plus importantes.

Les religieux, s’ils ne laissaient guère passer les occasions de revendiquer les négresses ayant eu des enfants avec les blancs, tâchaient avant tout de mettre un frein à leur corruption. Nous lisons à ce propos de curieux détails dans une pièce du 25 septembre 1722, intitulée : Justification des curés de Sainte-Marie de la Trinité sur l’amende honorable imposée par eux aux femmes de couleur ayant donné le jour à des bâtards[23]. L’un d’eux expose que, les hommes ayant trop de facilité de vivre dans le libertinage avec les esclaves, il n’y en a pour ainsi dire aucun qui fasse ses Pâques et s’acquitte de ses devoirs religieux. « Il est certain que, si on faisait observer l’ordonnance du roi qui veut que les négresses dont les maîtres abusent soient confisquées avec les enfants qu’ils en ont eus, et ceux à qui les négresses n’appartiennent pas condamnés à 2.000 livres de sucre brut, il est certain, dis-je, que la crainte qu’ils auraient de perdre leurs négresses ou de payer cette amende ferait plus d’impression sur eux que la crainte de Dieu, dont ils font trophée de violer impunément les commandements. »

Dans un exposé que fait le supérieur des Missions sur ce sujet au gouverneur et à l’intendant[24], il dit que les colonies sont exposées à subir « la terrible punition des villes fameuses par leur abomination, qui furent consumées par le feu du ciel ». À propos de l’augmentation considérable du nombre des mulâtres, il cite, parmi les causes des relations fréquentes des blancs avec les négresses, « le lait et l’éducation qu’ils ont et qu’ils reçoivent avec les colons ». Pour lui, c’est une « conjonction criminelle d’hommes et de femmes d’une différente espèce, si on peut ainsi parler », donnant naissance à « un fruit qui est un monstre de la nature ». Il faudrait imiter les Anglais qui punissent sévèrement les coupables. Aussi n’y a-t-il chez eux que très peu de mulâtres. « La police des colonies anglaises là-dessus fait honte, si je l’ose dire, à la police des colonies françaises. » L’auteur fait allusion à une ordonnance de Henri II, renouvelée et modifiée par Louis XV, « en faveur de ces colonies », enjoignant sous peine de la vie à toutes les filles et femmes enceintes d’un commerce criminel, sans distinction de libres et d’esclaves, d’aller déclarer leur grossesse au juge du lieu. Les négresses sont fières d’avoir des enfants des blancs, et elles espèrent que le père leur donnera ou leur procurera la liberté. Mais on ne devrait pas l’accorder, quand les motifs ne sont que « le concubinage et l’impudicité ». Il résulte de ce dévergondage un autre inconvénient grave : c’est que les facilités de débauche empêchent les jeunes gens de se marier, et « un nombre considérable d’honnêtes et vertueuses filles restent sans établissement. » Enfin, les mulâtres, cette « troisième espèce d’hommes », lui apparaissent comme dangereux pour l’avenir des colonies.

Assurément la vertueuse indignation du supérieur des missions lui inspire des réflexions et des vues très sages. Mais nous en sommes réduits à constater que, dans la pratique, malgré toutes les ordonnances et règlements, les abus subsistèrent le plus souvent, soit que ceux-là mêmes qui étaient chargés de les réprimer se trouvassent précisément dans des cas analogues, soit que les personnes à condamner fussent trop puissantes. La plupart des arrêts rendus le sont en effet lorsqu’il n’y a pas moyen de faire antrement, parce que le scandale a été trop grand, ou qu’un acte public force la justice à se prononcer. Par exemple, un arrêt du Conseil supérieur de la Martinique, de novembre 1730[25], annule la vente de quatre mulâtres faite à un nommé Le Merle, attendu qu’il en était le père naturel, et le condamne à 2.000 livres de sucre d’amende. Voici un autre cas, où la jurisprudence locale, quoique paraissant conforme aux intentions du législateur de la métropole, finit cependant par être infirmée par le Conseil du roi. Il s’agit d’un arrêt du Conseil du Cap[26], du 21 décembre 1769, qui juge qu’un grevé de substitution, qui affranchit et épouse sa concubine (négresse faisant partie des objets substitués) et qui légitime les bâtards qu’il a eus d’elle n’a pas dans ces derniers la postérité légitime qui doit faire cesser la substitution. « Le sieur Lafargue, riche habitant de Saint-Domingue, appela auprès de lui le sieur Guerre, un de ses petits-neveux. Celui-ci vécut en concubinage avec la négresse Petite-Manon et en eut deux enfants. Lafargue, par son testament notarié du 5 janvier 1744, légua son habitation et dépendances à Guerre, voulant qu’en cas que ce dernier meure sans enfants nés en légitime mariage, l’habitation retourne au profit de la dame Avril et du sieur Jamet, la leur substituant audit cas de l’un à l’autre. Le 10 avril 1744, Guerre fit procéder à l’inventaire des biens de son oncle décédé, où l’on comprit Petite-Manon et ses deux enfants. En 1749, Guerre affranchit cette esclave et ses enfants et fit ratifier cet acte dans les formes. Le 29 décembre 1755, il épousa Petite-Manon et légitima cinq enfants qu’elle avait alors. À la mort de Guerre, arrivée en 1764, le sieur Jamet, resté seul des appelés à la substitution, en demanda l’ouverture à son profit. Sentence du siège du Port-de-Paix rejeta sa réclamation, qui fut accueillie sur l’appel par l’arrêt que nous rapportons. Le tuteur des mulâtres Guerre se pourvut en cassation, en s’appuyant sur l’article 10 de l’Édit de mars 1685 et sur l’article 23 de l’Ordonnance de 1747 touchant les substitutions ; et par arrêt du mois de juillet 1772, celui du Cap a été cassé. »

Le gouvernement, tout en sanctionnant les mariages qui étaient destinés à réparer les fautes contre les mœurs, fut cependant préoccupé d’empêcher le mélange des sangs. Ainsi, à Saint-Domingue, les mœurs plus relâchées que dans les autres îles avaient amené une fusion partielle entre les diverses classes de la population, tandis qu’à la Martinique les mésalliances avaient été beaucoup moins nombreuses. Le 18 octobre 1731, le Ministre écrit aux administrateurs De Vienne et Duclos : « Dans la revue que M. de la Roche-Allard a faite aux Cayes, dans le quartier de Jacmel, il m’observa qu’il y a peu de blancs de sang pur…, que les blancs s’allient volontiers par des mariages avec les noirs, parce que ceux-ci, par leur économie, acquièrent des biens plus aisément que les blancs. » L’aristocratie de la peau ne craignait pas de se teinter, la dot faisant passer sur la couleur, et, grâce à la vanité des nègres et des mulâtres, les blancs qui avaient fait de mauvaises affaires trouvaient ainsi le moyen de les restaurer. Il est bon de noter qu’il ne s’agit plus ici d’esclaves, mais de gens de couleur devenus libres. Le Ministre est d’avis que, pour empêcher ces unions, on doit s’attacher à exclure de tous emplois les blancs ainsi mariés.

Ce qui paraît singulier, c’est qu’antérieurement l’article 6 de l’Édit de mars 1724, promulgué pour la Louisiane, avait formellement interdit le mariage des blancs avec les noirs[27].

Presque toujours les unions, légitimes ou non, avaient lieu entre hommes blancs et négresses. Il ne parait y avoir eu que de très rares exemples du contraire. Nous n’avons relevé qu’une affaire de ce genre, rapportée dans les Annales de la Martinique[28]. Il s’agit d’un procès criminel concernant une fille blanche, Marie-Claire Boulogne, accusée d’avoir celé sa grossesse et d’avoir mis à mort l’enfant qu’elle avait eu d’un nègre. Il fut, d’ailleurs, prouvé qu’il était mort-né. Mais la femme fut condamnée quand même au bannissement, « plutôt par l’indignité de cette fille de s’être prostituée à un nègre et l’éclat qu’avait fait cette affaire dans le public » que par soupçon du meurtre de l’enfant.



III

Naturellement le remède le plus simple et le meilleur à tous les points de vue eût été de marier entre eux les nègres esclaves, de favoriser en eux l’esprit de famille, de se les attacher par un traitement humain, d’arriver progressivement à les affranchir, c’est-à-dire à changer leur situation d’esclaves en une sorte de servage ou plutôt de domesticité. Cette mesure aurait sans doute prévenu les difficultés si graves que devait présenter le problème de l’abolition de l’esclavage, lorsque, la cause de l’humanité ayant triomphé dans l’opinion publique de la métropole, la proclamation de la liberté des noirs apparut comme la ruine aux colons des Antilles. Malheureusement, si la législation édicta sur ce point des mesures relativement sages, comme nous le verrons au chapitre traitant de la condition civile des esclaves, ici encore prévalut une détestable pratique.

En effet, dans nos colonies, sauf des cas exceptionnels, les prescriptions légales relatives au mariage des esclaves restèrent la plupart du temps purement théoriques. On ne constata que très peu d’unions régulières entre eux. Au début cependant, c’était pour les maîtres un principe d’intérêt bien entendu que de les encourager. Du Tertre nous apprend[29] qu’ils avaient soin en effet de marier le plus tôt possible leurs esclaves pour qu’ils eussent des enfants. Il rapporte à ce propos une anecdote assez piquante et qui montre que, même dans l’état le plus vil, peuvent éclore parfois les sentiments les plus délicats et les plus élevés. Une jeune négresse, qu’on voulait marier avec un nègre, aurait répondu à un religieux : « Non, mon Père, je ne veux ni de celui-là, ni d’aucun autre ; je me contente d’être misérable en ma personne, sans mettre des enfants au monde, qui seraient peut-être plus malheureux que moi, et dont les peines me seraient beaucoup plus sensibles que les miennes propres. » Aussi, ajoute-t-il, conserva-t-elle toujours son état de fille, et on l’appelait ordinairement « la pucelle des îles ». Suivant le même auteur, les négresses sont très fécondes et d’une continence admirable tant que leurs enfants ne sont pas sevrés. Moreau de Saint-Méry[30] vante leur amour maternel et constate que, malgré les avantages qu’ont pour elles les relations avec les blancs et la vanité qu’elles en tirent, elles ont un invincible penchant pour les nègres.

Les encouragements au mariage ne paraissent pas avoir duré. Sans parler de la licence des mœurs, qui fut un obstacle, beaucoup de maîtres y voyaient dans la pratique un sérieux inconvénient, celui de ne pouvoir pas vendre leurs nègres séparément. Le Frère Saint-Gilles rapporte qu’à Cayenne ils essayaient du moins de le tourner, tout en cherchant à favoriser les naissances. Ils se contentaient à cet effet de marier eux-mêmes leurs esclaves, même ceux qui étaient chrétiens, afin de se réserver la facilité d’en disposer toujours à leur gré, en dépit du Code Noir. Cependant, les mœurs n’étant nullement surveillées, le libertinage persistait et les avortements étaient très fréquents. Très souvent les mariages étaient mal faits ou même ils ne pouvaient avoir lieu. Voici à ce sujet un passage très net d’une lettre ministérielle adressée, le 25 juillet 1708, à M. le comte de Choiseul[31] : « … Il n’est pas permis à un nègre d’une habitation d’épouser la négresse d’une autre, quoiqu’ils aient de l’inclination l’un pour l’autre, ce qui est la cause de beaucoup de mauvais mariages que la nécessité a conclus. Il y a, d’ailleurs, des habitations où on ne peut faire aucun mariage, soit parce que les nègres appartiennent à différents maîtres ou qu’ils sont parents au premier degré, soit faute de négresses. Vous examinerez, de concert avec M. Mithon, avec les meilleurs et les plus censés, le moyen de remédier à cet obstacle, qui est même contraire au bien de la colonie, qui la prive d’une augmentation d’esclaves, et vous ferez savoir les tempéraments dont vous serez convenus. »

C’étaient surtout les Jésuites qui s’entendaient à faire sagement et savamment prospérer et multiplier leurs esclaves. « Lorsque cet ordre a cessé à la Martinique, écrit Petit[32], leurs ateliers, depuis bien des années, n’attendaient plus les cargaisons importées de Guinée pour se recruter. » Mais il s’en fallait que tous les habitants suivissent leur système. Vers la fin du xviiie siècle, Dessalles constate encore[33] que plusieurs y sont hostiles pour les raisons que nous avons indiquées, et qu’un certain nombre seulement ont, grâce aux mariages, « une pépinière de nègres créoles », qui leur permet de se passer plus facilement de ceux d’Afrique, « dont l’espèce commence à devenir plus rare ». Le marquis de Ségur, lieutenant du roi à la Grande Terre, dans un Mémoire intitulé « Observations sur l’économie en général pour les colonies d’Amérique[34] », daté du 5 mars 1777, nous montre que le libertinage est une des causes les plus fréquentes du marronage. Il estime qu’il faut exciter les nègres au mariage. Sans cela, ils font, la nuit, de longues courses pour aller voir leurs maîtresses sur des habitations souvent fort éloignées. Quand ils se sentent trop fatigués au retour et qu’il leur va falloir reprendre le travail, ils aiment souvent mieux rester marrons. C’est ce que constate encore, en 1831, A. de la Charrière, délégué de la Guadeloupe[35] : « Ils aiment à rôder la nuit comme les hyènes de l’Afrique. Ils entretiennent autant de femmes qu’ils le peuvent. Elles demeurent souvent à plus de deux lieues les unes des autres. Figurez-vous un nègre qui, le soir, après avoir fini son travail, au lieu de se coucher de bonne heure, comme nos paysans, part, son bâton ou son coutelas à la main, fait deux ou trois lieues, souvent à travers des précipices ou des chemins affreux, pour aller visiter une de ses maîtresses… »

En somme, les Européens, au lieu de s’appliquer à faire naître chez les nègres esclaves la moralité, qui, dans leur pays, n’existait qu’à l’état rudimentaire, n’ont profité de leur pouvoir à peu près absolu sur eux que pour satisfaire leur instinct brutal ; toute femme était avant tout asservie aux passions du maître. Nous avons vu combien la législation et les efforts des religieux étaient restés impuissants contre le désordre des mœurs. La famille n’a été constituée qu’à l’état d’exception pour les nègres, relativement à leur grand nombre. Les statistiques faites au moment de l’abolition de l’esclavage démontrent surabondamment que l’état des choses ne s’était pas modifié pendant la première moitié du xixe siècle[36]. La loi ne prévoit pas le cas d’adultère pour la négresse mariée. Quel est, d’ailleurs, le nègre qui eût osé porter plainte contre son maître ? Ita servus homo est[37] ! Assurément la plupart des maîtres qui mariaient leurs esclaves durent être de ceux qui se respectaient eux-mêmes le plus. Mais, si les garanties légales sont souvent insuffisantes au point de vue des mœurs dans les sociétés composées uniquement d’hommes libres, que dire de celles où elles n’existaient pas entre maîtres et esclaves ? L’instinct une fois lâché, qu’est-ce qui l’arrêtera ? L’esclavage n’a fait qu’assurer à ce point de vue le lamentable triomphe de la bête humaine.


  1. Girard de Rialle, op. cit., p. 60 et sqq.
  2. Moreau de Saint-Méry, 1, 117.
  3. II, 460.
  4. Du Tertre, II, 512.
  5. Moreau de Saint-Méry, I, 180.
  6. Arch. Col., F, 221, p. 607.
  7. Arch. Col., B, 10.
  8. Arch. Col., F, 269, 1, 73.
  9. Cf. Labat, Nouveau voyage aux isles…, II, 190 : « Je n’ai connu dans nos Îles-du-Vent, que deux blancs qui eussent épousé des négresses… »
  10. Arch. Col., F, 224, p. 213.
  11. Ib., ib., 241.
  12. Lévit., XXV, 45. — Exode, XXI, 4.
  13. Deutér., XXI, 10, 15.
  14. Cf. Sophocle, Ajax, 496 à 500.
  15. On n’observait donc pas dans cette colonie les prescriptions royales défendant de réduire les Indiens en esclavage.
  16. Arch. Col., F, 249, p. 898.
  17. Arch. Col., F, 134, p. 10, 13 juillet 1708.
  18. III, 290.
  19. Cf. Labat, Nouveau voyage aux isles…, II, 185-186 : Plaisante histoire du Frère X…, réclamant la confiscation d’une négresse, qui se défend en soutenant qu’il est lui-même le père de son enfant : « Toi papa li ».
  20. Moreau de Saint-Méry, II, 406.
  21. Arch. Col., F, 231, p. 883.
  22. Arch. Col., F, 69.
  23. Arch. Col., F, 252, pp. 527-531.
  24. Arch. Col., F, 232, p. 535, 30 septembre 1722.
  25. Arch. Col., F, 255, p. 1277.
  26. Moreau de Saint-Méry, V, 285.
  27. Moreau de Saint-Méry, II, 88. « Défendons à nos sujets blancs de l’un et l’autre sexe de contracter mariage avec les noirs à peine de punition et d’amende arbitraire ; et à tous curés, prêtres ou missionnaires séculiers ou réguliers et même aux aumôniers des vaisseaux de les marier… »
  28. Arch. Col., Ann. Mart., II, 563. Cf. F, 259, p. 227, lettre du Ministre, du 26 octobre 1757, sur ce sujet. — Labat raconte aussi — 2{{e} partie, ch. VI — l’histoire d’une blanche qui, s’étant amourachée d’un esclave de son père, en eut un enfant.
  29. II, 504-503.
  30. Description de Saint-Domingue, I, 44.
  31. Arch. Col., B, 31, p. 169.
  32. Op. cit., I, 115.
  33. Op. cit., III, 293.
  34. Arch. Col., Colonies en général, XIII, F, 90.
  35. Observations sur les Antilles françaises. Paris, 1831, p. 78. — Vers 1840, la proportion des mariages aux unions libres s’est trouvée être de 1 sur 6.887 à la Guadeloupe, et de 1 sur 5.577 à la Martinique. Schœlcher, Col. françaises, p. 72.
  36. M. de Tocqueville dit à la Chambre des députés, le 30 mars 1845, qu’en 1842 il y avait eu 130 mariages pour toute la masse des esclaves. Tous les auteurs s’accordent à reconnaître que le concubinage est l’état ordinaire des nègres. — Cf. Schœlcher, Col. françaises, 22-78 ; — abbé Castelli, De l’esclavage, etc., 122 ; — abbé Dugoujon, Lettres sur l’esclavage, etc., 28 ; — de Broglie, Rapport de la Commission, etc., 134-138. De la Charrière rapporte que les associations des nègres ne durent guère qu’un an. L’abbé Dugoujon cite (p. 91) une habitation modèle où, sur 258 nègres, il n’y avait pas une seule union légitime.
  37. Juvénal, sat. VI, v. 219.