L’INTERNATIONALE - Tome III
Cinquième partie
Chapitre IX
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IX


Le septième Congrès général de l’Internationale, à Bruxelles
(7-13 septembre 1874).


C’est d’après les lettres écrites de Bruxelles par Adhémar Schwitzguébel et imprimées dans le Bulletin (numéros des 13, 20 et 27 septembre 1874) que je retracerai les délibérations du septième Congrès général de l’Internationale, en les complétant, lorsqu’il sera besoin, par quelques détails empruntés au Compte-rendu officiel du congrès[1].

Voici la liste des délégués :


Allemagne.

Frohme (Ch.), écrivain, délégué de la Section allemande démocratique socialiste de Liège (Belgique)[2].

Faust (K.), sculpteur, délégué des groupes allemands[3].

Angleterre.

Eccarius (Georg), tailleur, délégué de la branche de Bethnal Green, Londres.

Belgique.

Demoulin (Joseph-N.), ourdisseur, délégué de la Fédération belge.

Brismée (Désiré), typographe, délégué de la fédération de Bruxelles.

Paterson (D.), menuisier, délégué de la fédération de Bruxelles.

Tricot (Maximilien), mineur, délégué de la fédération de Charleroi.

Loriaux (J.-B.), verrier, délégué de la section de Heigne-sous-Jarnet, bassin de Charleroi.

Mayeu (Richard), pelletier, délégué de la fédération de Liège.

Bastin (Pierre), tisserand, délégué de la fédération de la vallée de la Vesdre.

Coenen (Philippe), cordonnier, délégué de la fédération d’Anvers.

De Blaye (Jules), peintre, délégué de la fédération de Gand.

Espagne.

Gomez (J.)[4], typographe, délégué de la Fédération espagnole.

France.

Van Wedemer, dessinateur, délégué d’une Section de Paris[5].

Italie.

Verrycken (Laurent), boulanger, délégué du Cercle de propagande socialiste de Palerme[6].

Jura.

Schwitzguébel (Adhémar), graveur, délégué de la Fédération jurassienne.


En outre, le Compte-rendu officiel mentionne en ces termes la présence au Congrès d’un socialiste russe (peut-être bien Kraftchinsky ?) : « Verrycken demande [dans la première séance] qu’un compagnon russe, recommandé par les membres russes de la Section de propagande de Genève, puisse assister au Congrès en qualité de membre de l’Internationale. Cette demande est accordée. »

« Le lundi 7 septembre, au matin. — écrit (8 septembre) Schwitzguébel dans sa première lettre au Bulletin, — il n’y eut pas de séance du Congrès ; les délégués, arrivant successivement au local de la Fédération bruxelloise [à la Bourse, Grand’ Place], déposèrent leurs mandats entre les mains du Bureau fédéral international, présidé par le compagnon César De Paepe, qui en établit provisoirement la liste.

« Les arrivants, dont les uns retrouvaient de vieilles connaissances, et dont les autres assistaient pour la première fois à ces assises internationales du travail, entraient en conversations particulières, et établissaient dès le premier moment ces relations personnelles qui font de nos congrès ouvriers non seulement des assemblées de délégations des associations ouvrières, mais aussi des réunions d’amis.

« Un fait assez important donnait au Congrès un cachet inattendu : c’était la présence de deux membres de l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein [Faust et Frohme], qui, vu la législation allemande, ne pouvaient pas siéger comme délégués de cette association, sans entraîner pour leurs amis un procès de haute-trahison, mais qui devant le Congrès n’en représentaient pas moins leur parti, et dont l’un [Frohme] était délégué d’une section allemande de Liège. »

À deux heures de l’après-midi fut ouverte, au local de la Bourse, la séance constitutive du Congrès.

« Le compagnon Verrycken présenta la liste des délégués ayant déposé leurs mandats, et invita l’assemblée à constituer une commission de vérification des mandats. Elle fut composée comme suit : Eccarius, délégué anglais ; Demoulin, délégué belge ; Schwitzguébel, délégué jurassien ; Frohme, délégué allemand.

« La commission de vérification conclut à la validation de tous les mandats, et le Congrès approuva unanimement cette validation.

« Le bureau du Congrès fut composé comme suit : Coenen, Demoulin, Eccarius, Frohme et Schwitzguébel. Ces compagnons devaient s’entendre entre eux pour la présidence, le secrétariat et la traduction. »

Les questions formant l’ordre du jour du Congrès étaient au nombre de quatre, savoir :

1° Par qui et comment seront faits les services publics dans la nouvelle organisation sociale ?

2° De l’action politique des classes ouvrières ;

3° N’y a-t-il pas lieu que ce Congrès universel adresse un Manifeste à tous les travailleurs et à toutes les associations ouvrières, pour leur expliquer la nature des luttes qui ont eu lieu dans l’Internationale et les bases fondamentales sur lesquelles repose l’organisation de notre association ?

4° N’y a-t-il pas lieu de choisir une langue universelle pour l’échange des correspondances entre les Fédérations régionales ?

En outre, les Fédérations avaient à présenter leurs rapports sur les progrès de l’Internationale dans leurs pays respectifs ; et les questions administratives ordinaires — liquidation des frais de la publication des travaux du Congrès précédent, désignation du lieu où se tiendrait le Congrès prochain, etc. — devaient également être traitées dans des séances privées.

Le Congrès décida, sur la demande des délégués belges, qu’il y aurait, dans la salle de la Cour de l’Univers, rue des Brigittines, quatre séances publiques, auxquelles serait invitée toute la population ouvrière de Bruxelles ; dans la première, le lundi soir, les délégués rendraient compte de la situation de l’Association et de la marche du mouvement ouvrier dans les divers pays ; dans les trois autres, le mercredi, le vendredi et le samedi soir, seraient traitées les deux questions de principe qui figuraient à l’ordre du jour du Congrès. Le jeudi soir aurait lieu, dans la même salle de la Cour de l’Univers, un grand meeting de propagande, avec le programme suivant : 1° La révolution du quatrième état et les conséquences des crises industrielles et commerciales ; 2° L’Internntionale et la presse bourgeoise. Pendant la journée, du mardi au samedi, auraient lieu des séances privées, les unes administratives, les autres consacrées à l’étude des questions de principe figurant à l’ordre du jour ; les délégués auraient ainsi la possibilité d’échanger d’abord entre eux leurs idées sur ces questions, avant d’en aborder la discussion dans les séances publiques. Il fut décidé que, dans les séances publiques, la parole serait accordée non seulement aux délégués, mais à tous les membres de l’Internationale qui désireraient prendre part aux débats.

« Le lundi soir, — je reprends la lettre de Schwitzguébel, — la première séance publique avait lieu dans une vaste salle [à la Cour de l’Univers], en présence d’un public considérable.

« Le compagnon Demoulin, délégué de la Fédération belge, qui présidait la séance, a débuté en exposant la situation en Belgique. La Fédération belge a été occupée cette année d’un travail de réorganisation. Le Congrès régional des 25 et 26 décembre dernier donna à la Fédération de nouveaux statuts, qui définissaient clairement les attributions du Conseil régional et des Congrès, et transféra le Conseil régional à Verviers, dont la fédération locale fit tout le possible pour être à la hauteur de la tâche qui lui était confiée, tant par le caractère donné au journal (le Mirabeau) que par des relations suivies avec les fédérations. Demoulin donne quelques détails sur chacune des fédérations qui constituent la Fédération belge.

« La vallée de la Vesdre, dit-il, a eu à subir une grève assez importante de tisserands, qui a donné lieu à quelque découragement, les ouvriers n’ayant pas obtenu gain de cause. Un point pourtant qu’il est bon de signaler, ce sont les manifestations qui se sont faites comme protestations contre les quelques lâches qui avaient, dans cette grève, trahi la cause du travail.

« La fédération liégeoise et celle du bassin de Charleroi sont restées à peu près stationnaires. La fédération boraine[7] est occupée à se reformer plus forte que jamais, et donne à espérer pour l’avenir. La fédération du Centre a subi une crise à la suite d’une grève malheureuse et de l’emprisonnement de quelques-uns de ses membres.

« Bruxelles marche bien, et promet par ses nombreux corps de métier constitués.

« Anvers aussi a commencé une propagande active dans les villages des Flandres, et les effets de cette propagande se font sentir par la fondation de nouvelles sections.

« À Gand, une forte section est formée, et elle marche très bien.

« L’Internationale est en Belgique une puissance avec laquelle on doit désormais compter, en dépit de ce que peuvent en penser et dire nos ennemis.

« Schwitzguébel rend compte de la situation en Suisse. La grande industrie est encore peu développée dans ce pays, et l’antagonisme complet entre la bourgeoisie et le prolétariat n’est pas encore devenu un fait général ; il en résulte que la majorité du peuple, occupant une position intermédiaire entre la bourgeoisie et le prolétariat, s’inspire plutôt des mœurs, des tendances des classes moyennes, et n’a, par conséquent, pas encore pris conscience de la grande lutte moderne qui a éclaté entre le travail et le capital. Cette situation rend très difficile la propagande socialiste et l’organisation spéciale des travailleurs. Les traditions politiques du peuple suisse sont également un obstacle. Parce que la constitution politique suisse revêt une forme républicaine, le peuple croit avoir réalisé tout ce qui est désirable. Cependant, malgré les réformes sans cesse renouvelées dans les constitutions et les lois, la position économique du peuple, loin de s’améliorer, tend à empirer. Tandis que les Républiques française et espagnole se montrent beaucoup plus réactionnaires que n’importe quel gouvernement monarchique, la réaction en Suisse n’est pas accentuée, mais le résultat, au point de vue des intérêts du mouvement socialiste, est le même, par le fait des dispositions réactionnaires de réunion publique. Les sections organisées, malgré ces difficultés, n’en continueront pas moins à faire leur devoir, et elles seront prêtes à faire leur part dans la révolution sociale universelle[8].

« Eccarius, délégué anglais, rend compte de la situation en Angleterre. L’Internationale, depuis les dernières luttes intestines, n’a pu se développer en Angleterre, mais ses adhérents n’en continuent pas moins à exercer une action permanente dans le mouvement ouvrier de ce pays, qui se traduit par l’organisation et l’action des Trade Unions. Le fait le plus important dans cette dernière année a été le mouvement des ouvriers agricoles. L’émigration des ouvriers agricoles irlandais en Angleterre a eu pour résultat de concentrer davantage les populations agricoles dans certains districts : ces ouvriers ont pu alors plus facilement commencer leur organisation. Aussitôt les propriétaires, dans les comtés, ont commencé leur œuvre réactionnaire, pour détruire l’organisation naissante ; les prêtres des deux religions, naturellement, se sont mis du côté des propriétaires. Trois mille ouvriers ont été congédiés, parce qu’ils appartenaient à l’Union agricole ; mais toutes les Trade Unions industrielles, et même la bourgeoisie radicale, ont ouvert des souscriptions générales pour venir en aide aux grévistes. C’est ainsi qu’ils ont pu soutenir la lutte. La question pour eux se pose maintenant de la manière suivante : Il y a en Angleterre passablement de terres non encore cultivées ; les ouvriers agricoles demandent, à cette heure, qu’elles leur soient concédées pour être exploitées par des sociétés coopératives de production ; mais, pour atteindre ce résultat, les ouvriers doivent obtenir le suffrage universel ; ils arriveront ainsi, par la voie législative, à faire décréter la remise aux associations agricoles des terres non cultivées.

« Frohme, délégué allemand, est heureux d’avoir l’occasion de donner quelques renseignements sur la situation du mouvement ouvrier en Allemagne. Chacun sait que les persécutions prennent des proportions considérables dans les pays allemands ; le socialisme est partout traqué. Ces persécutions démontrent que les gouvernements allemands considèrent le parti socialiste comme une puissance qu’il faut anéantir. C’est Ferdinand Lassalle qui, par son agitation, a donné une impulsion toute nouvelle au mouvement ouvrier en Allemagne. Il comprit qu’il était indispensable de créer une forte organisation centralisée, pour lutter avec efficacité contre les gouvernements allemands. Depuis la constitution de l’Empire germanique et l’immense centralisation politique existant dans ce pays, cette nécessité d’une organisation ouvrière fortement centralisée se fait de plus en plus sentir. Le premier moyen d’action qui fut préconisé par Lassalle fut la conquête du suffrage universel ; après quatre années d’agitation, le suffrage universel fut accordé, en 1867. La bourgeoisie libérale avait toujours écarté les classes ouvrières de toute participation à l’action politique, de sorte que celles-ci n’avaient jamais pu manifester leur volonté. Je sais bien, ajoute le délégué allemand, que ce n’est pas par des palliatifs qu’on atteindra le but, mais bien par une réforme complète et radicale. Mais l’action politique reste un excellent moyen d’agitation, et elle a produit en Allemagne des résultats surprenants : si on considère qu’aux dernières élections plus de quatre cent mille voix ont été données aux candidats socialistes, et cela quoique beaucoup d’ouvriers soient empêchés de manifester leur volonté par la pression morale et matérielle que la bourgeoisie exerce sur eux, on aura une idée de la force du parti. La guerre a paralysé le mouvement, mais cette guerre est maudite par les ouvriers allemands, qui sentent bien qu’elle n’a eu pour conséquence que de fortifier la tyrannie. Lorsque l’arbre est pourri, il ne faut pas se borner à couper quelques branches, c’est l’arbre tout entier qu’il faut abattre. Quant aux libertés dont jouissent les Allemands, il leur est permis de parler, d’écrire, de se réunir, pour autant que c’est le bon plaisir du gouvernement et même du premier agent de police venu. Ainsi les socialistes, pour avoir usé de ces libertés, ont dans ces six derniers mois obtenu 228 mois de prison. Mais le mouvement se développe, il n’est pas un village où il n’ait des adhérents, le Neuer Sozial-Demokrat compte 21.000 abonnés, et il existe beaucoup d’autres organes socialistes, qui ont également un cercle de lecteurs très étendu. Les ouvriers allemands ne se trouvent pas d’accord avec les ouvriers d’autres pays sur tous les moyens d’action, mais ils veulent le même but, l’émancipation complète des travailleurs. Le gouvernement, en employant de plus en plus la répression violente, les contraindra à agir par la force, et ils sauront le faire.

« Le délégué de la Fédération espagnole, Gomez [Farga], a présenté un rapport très détaillé, que je m’efforcerai de résumer. En septembre de l’an dernier, le gouvernement républicain ordonna la fermeture du local des sections de Cadix, pour y établir une école sous l’invocation de la Vierge du Rosaire. Cette mesure fut bientôt étendue à d’autres fédérations, et, le gouvernement ayant suspendu les garanties constitutionnelles, les fédérations résolurent, pour le cas où elles seraient dissoutes, de s’organiser secrètement. Les grèves, malgré tout, étaient énergiquement soutenues. Les gouvernants en vinrent à menacer les grévistes de les faire retourner au travail à coups de canon, s’ils ne voulaient pas le faire volontairement. De nouvelles fédérations adhéraient sans cesse à l’Internationale. À Alcoy, à la suite des événements de juillet 1873, et malgré la promesse de ne pas poursuivre les participants à ces événements, des arrestations en masse eurent lieu, et plus de 250 internationaux sont encore dans les prisons de cette ville. Les fédérations de métiers ne se bornent plus à des questions de résistance, elles se placent de plus en plus au point de vue de l’action révolutionnaire, et leurs congrès prennent des résolutions dans ce sens. L’avènement de Serrano au pouvoir fut le signal du complet déchaînement des passions réactionnaires. En janvier 1874, un décret prononça la dissolution de l’Internationale. L’envahissement par les séides du gouvernement des locaux des sections et fédérations, l’incarcération des adhérents, devinrent des mesures générales. Tous les organes de l’Internationale, la Federacion, le Condenado, la Revista social, l’Orden, l’Obrero, la Internacional, furent suspendus ; mais bientôt après, le journal clandestin les Représailles releva le drapeau de l’Association. La bourgeoisie ne se contenta pas de ces mesures : elle fit jeter à la mer soixante-six internationaux de San Fernando, enfermés dans des sacs. La calomnie se joignit aux persécutions ; les internationaux furent accusés d’être les complices des carlistes. La Fédération espagnole a donné la preuve qu’elle ne se laissera pas intimider par ces persécutions : en juin dernier, elle a célébré son quatrième Congrès régional à Madrid même, et a pris des résolutions très énergiques, qui ont déjà reçu quelques applications. La violation des correspondances, le vol des valeurs qu’elles peuvent contenir, sont pratiqués par les autorités gouvernementales dans toute l’Espagne. Mais des mesures sont prises pour sauvegarder l’organisation contre de pareils procédés. Les internationaux espagnols sont entrés dans la voie des représailles, ils ne la quitteront que pour l’action révolutionnaire décisive. »

Les tableaux statistiques annexés à ce rapport, et qui ont été imprimés tout au long dans le Compte-rendu officiel (pages 186-201), donnent les chiffres suivants : La Fédération espagnole comprenait, au 28 août 1874, 349 sections constituées (dont 241 sections de métier, et 108 sections mixtes), réparties dans 193 localités ; plus 183 sections en constitution (dont 127 sections de métier et 46 sections mixtes), réparties dans 129 localités. À la Fédération espagnole adhéraient en outre 8 Unions de métiers, comprenant 188 sections de résistance, et 8 Fédérations de métier comprenant 223 sections de résistance.

Pour terminer la séance, le président donna lecture d’un manifeste adressé au Congrès par le Comitato italiano per la Rivoluzione sociale. Voici ce document[9] :


Le Comité italien pour la Révolution sociale aux délégués formant le Congrès général de l’Association internationale des travailleurs, à Bruxelles.

Compagnons,

Nous avons reçu l’avis de l’ouverture du VIIe Congrès général de l’Internationale à Bruxelles, le 7 septembre 1874.

L’Ialie ne sera pas représentée à ce Congrès, parce qu’en Italie l’Internationale publique n’existe plus, et qu’aucun groupe de notre organisation secrète n’est disposé à perdre un de ses hommes, qui pourra demain, les armes à la main, rendre bien d’autres services à notre cause.

Oui, l’Internationale publique n’existe plus en Italie. Et cet heureux résultat, nous le devons entièrement à notre gouvernement.

Les masses italiennes, plutôt disposées à la conspiration, n’acceptèrent l’Internationale, au début, qu’avec une grande défiance. Cette défiance ne s’adressait pas aux principes de notre grande Association, mais à son système d’organisation publique ou légale, et elle s’accrut toujours davantage, à mesure que l’Internationale pénétrait dans les classes les plus opprimées de la grande masse de ceux qui souffrent. Cependant la vérité et la justice de notre principe finirent par en triompher, et l’Internationale prit une extension de plus en plus considérable, mais en même temps son organisation revêtait une forme tout à fait différente de celle qu’elle a adoptée dans les autres pays. Cette organisation faisait de l’Internationale en Italie une vaste conspiration organisée au grand jour ; et il suffit de cette simple définition pour montrer toute l’absurdité d’un tel système.

Rien n’était plus facile aux intrigants bourgeois et aux espions que de se frayer accès dans l’Internationale, et le gouvernement pouvait suivre tous ses pas et la frapper au moment opportun. La liberté de parole, de réunion et de presse, et toutes celles qui sont inscrites dans le Statut constitutionnel italien, aplanissaient la voie à nos ennemis, et ils nous tendaient un piège dans lequel nous devions tomber tôt ou tard.

Aussi réclama-t-on de toute part un changement radical de système. L’accord sur ce point ne fut pas difficile, et une vaste et solide conspiration socialiste révolutionnaire commença bientôt à étendre vigoureusement ses racines, pénétrant jusque dans les couches les plus profondes du prolétariat italien. Nous ne pouvons évidemment pas parler ici du système suivi dans l’organisation de cette conspiration ; mais il est un point important sur lequel nous sommes spécialement chargés d’attirer votre attention : c’est que le programme n’a rien eu à souffrir de ce changement d’organisation ; il est demeuré le même, — le glorieux programme de l’Association internationale des travailleurs, — tel qu’il fut accepté par la Fédération italienne dans son premier Congrès à Rimini, comme le seul capable de réunir le prolétariat universel sous l’unique bannière de son émancipation.

C’est avec le cœur rempli d’une immense foi dans la réalisation de ce programme que nous conspirons aujourd’hui en Italie pour la destruction complète de l’État et de toutes ses institutions malfaisantes, pour l’anéantissement de toute espèce d’autorité, sous quelque forme que ce soit, pour la prise de possession, par les masses soulevées, de tous les instruments de travail, machines et matières premières, y compris la terre, et de toute la richesse que le vol le plus scélérat — l’exploitation des affamés — a pu seul accumuler entre les mains d’un petit nombre de jouisseurs.

Ces actes que nous nous proposons d’exécuter avec une promptitude prévoyante, non de décréter ; d’accomplir avec une efficace énergie, non de proclamer, nous les trouvons tous résumés dans les deux mots d’Anarchie et de Collectivisme, conditions selon nous indispensables pour assurer le triomphe de la révolution sociale et la réalisation de notre programme.

La conspiration, qui d’abord n’avait pas empêché quelques sections de continuer à vivre d’une vie plus ou moins publique, est devenue aujourd’hui l’unique organisation possible des masses révolutionnaires en Italie, après que nos gouvernants, effrayés par les dernières agitations, ont mis de côté toute retenue et, séquestrant, emprisonnant, supprimant, en ont fini d’un seul coup avec les derniers restes de l’organisation publique de l’Association internationale des travailleurs.

Voilà comment le gouvernement, commençant d’abord par l’espionnage et les guet-apens de toute sorte, pour finir par la suppression en masse, nous a successivement conduits de l’Internationale publique à la plus sévère conspiration. Et puisque l’expérience nous a montré que cette dernière organisation était de beaucoup supérieure à la première, n’avions-nous pas raison de dire que la fin de l’Internationale publique en Italie était un heureux résultat que nous devions entièrement à notre gouvernement ?

Quant aux récentes agitations que nous avons mentionnées tout à l’heure, nous n’en dirons ici que ce que nous pouvons et devons dire. De petites bandes de jeunes gens se sont montrées dans les campagnes de la Romagne et de la Fouille. Les jeunes gens qui les composaient appartenaient presque tous au prolétariat, tous à la grande masse révolutionnaire italienne. Leurs armes et leur attitude indiquaient le début d’un grand mouvement populaire.

Mais était-ce bien là leur but ? Si oui, par quelles circonstances ont-ils échoué ? Si au contraire leur but était différent, ce but a-t-il été atteint ?

Ce sont là des questions auxquelles nous ne pouvons rien répondre ; et les calomnies puériles et stupides de la presse bourgeoise ne pourront pas nous faire perdre de vue un seul instant notre mandat. Aujourd’hui ces forces révolutionnaires sont plus animées, mieux organisées et plus nombreuses qu’auparavant ; elles forment un vaste réseau qui embrasse de plus en plus l’Italie tout entière.

L’époque des congrès est pour nous décidément finie, et le mandat de vous adresser la parole, comme nous le faisons maintenant, pourra difficilement se renouveler dans une autre occasion semblable. L’Italie révolutionnaire, sans cesser de tenir son regard fixé sur l’humanité opprimée et de se sentir un membre de la Révolution universelle, continuera à suivre la voie qu’elle a adoptée, comme la seule qui puisse la conduire à son but final, le triomphe de la Révolution sociale[10].


Dans la première séance de la journée du mardi 8, le matin, le Congrès détermina l’ordre définitif de ses travaux ; l’après-midi, il entendit la lecture des rapports officiels des Fédérations régionales, et discuta ensuite la question du Manifeste à adresser aux ouvriers de tous les pays ; ce manifeste, de la rédaction duquel fut chargée une commission de trois membres, fut lu et adopté le surlendemain jeudi, en séance privée. Voici ce qu’écrit à ce sujet Schwitzguébel dans sa seconde lettre (du 12 septembre) :

« La lecture des rapports officiels ne présente rien de nouveau, les faits qu’ils contiennent ayant déjà été mentionnés dans les comptes-rendus présentés en séance publique.

« La question du Manifeste aux ouvriers paraît d’abord être diversement comprise par les fédérations. Toutes sont d’accord sur l’utilité et la nécessité d’un manifeste, sauf la Section de propagande de Genève, qui a envoyé une déclaration portant qu’elle ne reconnaît pas l’utilité de ce manifeste[11]. Les Belges paraissaient d’abord craindre qu’on ne ravive les questions personnelles ; mais, à la suite des explications du délégué jurassien, qui démontre la nécessité d’expliquer la lutte qui s’est produite dans l’Internationale entre le principe d’autorité et le principe d’autonomie et de fédération, tous les délégués se prononcent pour la rédaction d’un manifeste. On nomme une commission de rédaction, composée de Gomez [Farga], Demoulin et Schwitzguébel. Cette commission présenta le jeudi après-midi un projet de manifeste, qui fut adopté avec une adjonction concernant les luttes religieuses, proposée par Gomez, et une modification proposée par Eccarius et se rattachant à l’exposé des conceptions communiste et collectiviste[12]. Eccarius se prononça contre tout développement de ces deux principes dans le manifeste ; en en faisant mention, le manifeste prendrait nécessairement parti, sous une forme ou sous une autre, pour l’une ou l’autre tendance ; et, comme la question est loin d’être résolue, il n’appartient pas à un document officiel d’un Congrès général de l’Internationale de préjuger la question ; si le manifeste voulait rester impartial, il devrait consacrer un long développement bien clair et bien précis à chaque tendance, ce qui ferait perdre à ce manifeste le caractère général et populaire qu’il doit avoir. Il faut étudier la question sous toutes ses faces dans les fédérations et sections, dans les Congrès, la discuter dans les organes de l’Association et au moyen de brochures.

« Quant à la publication du manifeste, pour ne pas imposer de nouveaux frais considérables aux fédérations, le Congrès a résolu d’inviter tous les organes de l’Internationale à reproduire ce manifeste, et d’utiliser la composition des journaux pour le publier en brochures, en autant d’exemplaires que les fédérations le jugeront nécessaire. Pour les traductions anglaise et allemande, les compagnons Eccarius et Frohme s’en sont chargés[13]. »

La question d’une langue unique fut traitée également en séance privée, le vendredi :

« La question de la langue unique, traitée en séance privée le vendredi après-midi, donna lieu à une discussion assez longue. Quelques délégués préconisaient le choix de l’une des langues vivantes comme langue officielle de l’Internationale, c’est-à-dire dans laquelle les correspondances officielles des comités fédéraux seraient faites autant que possible. D’autres, par contre, pensaient qu’une résolution d’un Congrès dans ce sens serait nuisible à l’Internationale ; ils proposent simplement que le Congrès invite les Conseils fédéraux à s’entendre directement entre eux pour les meilleurs moyens de correspondance ; Eccarius demande en outre que le Congrès insiste pour que les adhérents des diverses Fédérations étudient les langues vivantes. Cette proposition, avec l’adjonction proposée par Eccarius, a prévalu dans le Congrès. »

La principale des questions discutées au Congrès fut celle des services publics dans la nouvelle organisation sociale. Je copie le compte-rendu qu’en donne Schwitzguébel dans sa seconde et sa troisième lettres :

« La question des services publics fut d’abord traitée en séance privée, le mardi soir, puis en séances publiques le mercredi soir et le vendredi soir.

« Trois rapports écrits étaient présentés sur cette question : un par la Section bruxelloise, un autre par la Section de propagande de Genève, un troisième par la Section de Heigne-sous-Jumet (bassin de Charleroi).

« Le rapport bruxellois est imprimé ; il forme une brochure de 72 pages[14], et présente une analyse complète de la question. Après avoir énuméré les services publics de la société actuelle, et avoir indiqué ceux qui seront conservés dans la société future, ceux qui devront disparaître, et les services publics nouveaux qui devront être créés, le rapport se demande par qui devront être organisés et exécutés ces divers services, et il répond :

« À la Commune incombent les services publics suivants : sécurité (police, justice, etc.), état-civil, hygiène, assistance publique ; tout ce qui se rapporte aux travaux publics municipaux ; construction et entretien des maisons; administration du bazar communal ;

« À la Fédération des communes (que le rapport appelle l’État[15]) incombent : les routes, postes, télégraphes, chemins de fer ; les grandes entreprises régionales de défrichement, de drainage, d’irrigation, etc. ; la gestion des forêts ; le service des paquebots, les travaux concernant les fleuves ; l’organisation des assurances ;

« Enfin certaines entreprises d’utilité générale, comme les grands voyages scientifiques, la statistique générale du globe, etc., appartiennent à la Confédération universelle[16].

« Le rapport contient des passages très intéressants sur la constitution de l’agriculture en service public ; sur le caractère purement transitoire du groupement actuel des travailleurs par profession, groupement qui disparaîtra au bout de peu de temps dans la société future ; sur le développement de la grande industrie et la nécessité de la propriété collective des instruments de travail ; sur l’échange et la distribution, etc. »

Voici le passage du rapport bruxellois sur « le caractère purement transitoire du groupement actuel des travailleurs par profession » :


Il est incontestable qu’actuellement le groupement par corporations de métiers est une des tendances les plus positives du mouvement ouvrier ; et il est incontestable aussi qu’une organisation de la Commune et de l’État reposant sur ce groupement corporatif et professionnel serait bien plus rationnelle qu’une organisation qui repose sur un groupement territorial, arbitrairement limité. Mais en sera-t-il toujours ainsi ? Le groupement corporatif aura-t-il toujours l’importance qu’il a aujourd’hui et qu’il aura longtemps encore ?

… L’instruction intégrale, la division du travail et le machinisme semblent devoir concourir à créer un jour une situation où le travailleur ne serait plus parqué pour toute sa vie dans une ou deux professions, mais où il pourrait concourir simultanément ou successivement à une foule de métiers. Or, si pareil état de choses arrive à exister un jour, n’est-il pas évident que la classification des travailleurs en industries distinctes, et par suite le groupement des hommes en corps de métiers, disparaît ? et que la fédération communale, régionale ou internationale, basée sur cette séparation des industries, perd complètement sa grande importance et sa haute signification actuelles ? N’est-il pas évident que ce groupement corporatif, devant cesser un jour d’être conforme aux nécessités sociales, ne peut dès lors être considéré lui-même que comme une forme transitoire, et non comme la forme normale et définitive du groupement social de l’avenir ?


Le rapport de De Paepe conclut ainsi :


À la conception jacobine de l’État omnipotent et de la Commune subalternisée, nous opposons la conception de la Commune émancipée, nommant elle-même tous ses administrateurs sans exception, faisant elle-même la législation, la justice et la police. À la conception libérale de l’État gendarme, nous opposons l’État désarmé[17], mais chargé d’instruire la jeunesse et de centraliser les travaux d’ensemble. La Commune devient essentiellement l’organe des fonctions politiques ou que l’on a appelées telles : la loi, la justice, la sécurité, la garantie des contrats, la protection des incapables, la vie civile ; mais elle est en même temps l’organe de tous les services publics locaux. L’État devient essentiellement l’organe de l’unité scientifique et des grands travaux d’ensemble nécessaires à la société.

Décentralisation politique et centralisation économique[18], telle est, nous semble-t-il, la situation à laquelle aboutit cette conception nouvelle du double rôle de la Commune et de l’État, conception basée sur l’examen des services publics qui sont rationnellement dans les attributions de chacun de ces organes de la vie collective.


Schwitzguébel n’a pas analysé ici rapport de la Section de propagande de Genève. Ce rapport, qui, six semaines après le Congrès, parut en une brochure (32 pages, aux bureaux de la Revue socialiste, Genève)[19], indiquait comme services publics : la statistique, la conservation et la répartition des produits naturels, l’enseignement public, l’hygiène, les relations sociales (c’est-à-dire l’échange ou la distribution des produits), la sécurité publique et individuelle, la défense. Le rapport prévoyait — détail caractéristique — le maintien d’une armée de terre, pour « surveiller la sécurité des frontières de la fédération », et d’une marine de guerre oour « faire la police des mers » ; il indiquait aussi, en ces termes, « par qui » devraient être faits les services publics : « Sans doute, et plus que jamais même, il faudra, pour diriger les services publics au mieux des intérêts individuels et collectifs, des hommes d’une capacité véritable... ; mais il ne nous paraît nullement nécessaire que ces hommes sortent exclusivement d’écoles spéciales ; grâce à l’instruction intégrale donnée à tous, les hommes à capacités spéciales pourront se produire tout aussi bien, pensons-nous, sinon mieux, que dans les écoles bourgeoises. Puis, la capacité une fois constatée, le suffrage direct des intéressés n’aura plus qu’à choisir entre les candidats. »

Quant au rapport de Heigne-sous-Jumet, c’était un document très court et sans importance.

« Dans la séance privée du mardi soir, la discussion roula essentiellement sur ce qu’il faut entendre par services publics. L’un des délégués allemands au Congrès, Faust, émit l’opinion que la société nouvelle devant être fondée sur la production, opérée par les associations de travailleurs, il ne voyait pas la différence qu’il y avait à établir entre les services rendus par les cordonniers, les terrassiers, les ouvriers des chemins de fer ; tous rendent des services à la société, par conséquent toutes les branches du travail deviennent services publics.

« Frohme parla sur le fonctionnarisme. Aujourd’hui, les fonctionnaires chargés de l’administration des services publics appartiennent généralement à la catégorie des gens robustes, mais qui aiment une vie et un travail faciles, tandis que les faibles sont surchargés de travaux écrasants. Dans la société future, les charges devront être mieux réparties selon les aptitudes de chacun.

« Bastin parla sur la question de surveillance. Son opinion n’est pas éclairée sous ce rapport. Il conçoit que les services publics doivent être exécutés par les travailleurs et les associations de producteurs, mais il faut une surveillance qui garantisse les intérêts généraux. Il faudrait que cette question fût bien élucidée.

« De Paepe, combattant le point de vue exposé par Faust, objecta qu’il y avait une différence essentielle à établir, et s’efforça de le démontrer. Il y a des services ou des occupations purement intimes ou individuels, se rattachant à la vie de famille ; il y en a qui ne sont plus individuels ou restreints à la famille, mais qui embrassent déjà un groupe d’hommes plus ou moins nombreux ; il en est d’autres enfin qui intéressent directement les habitants de toute une région. C’est ainsi qu’un groupe de travailleurs cordonniers rend service aux habitants qui se pourvoient de chaussures auprès de lui : c’est là un service limité à un groupe d’hommes ; mais l’établissement d’une grande route dans une contrée intéresse l’ensemble des habitants de la contrée : celui-ci est évidemment un service public, un service d’une tout autre nature que ceux que les individus ou les groupes peuvent se rendre.

« Dans la séance publique du lendemain mercredi, la discussion devint plus approfondie et plus animée.

« Frohme revint sur la question du fonctionnarisme, et des abus à éviter en ce point.

« De Paepe exposa longuement et avec clarté les idées contenues dans le rapport imprimé de la fédération bruxelloise. Nous ne résumerons pas ici le discours de De Paepe ; nous renvoyons les lecteurs au rapport que nous venons de mentionner.

« Schwitzguébel dit que la question des services publics, telle qu’elle est posée, suppose que les services seront différents dans la société future de ce qu’ils sont actuellement. Nous devons donc d’abord nous rendre compte de ce qu’ils sont aujourd’hui. C’est l’État qui est chargé de l’administration des services publics. Or, tous les socialistes sont d’accord que l’État, dans son ensemble, fonctionne au profit de la bourgeoisie, qu’il est le gardien et l’exécuteur de ses intérêts de classe. L’analyse des diverses institutions de l’État confirme ce que nous avançons. La circulation, par exemple, est un service public qui procure d’immenses avantages à la bourgeoisie. La machine juridique est basée exclusivement sur le privilège propriétaire, et fonctionne au profit du monde capitaliste ; ce sont les bourgeois qui constituent l’ordre judiciaire, et la magistrature, qui veille à l’exécution des lois, est essentiellement bourgeoise. L’enseignement, au point de vue moral, consacre et enseigne le respect de l’ordre établi ; l’armée réprime par la force les aspirations populaires ; la police surveille, dénonce, emprisonne tout ce qui attente à ce qui existe ; et enfin les administrations communales dépendent absolument du pouvoir central. Les ouvriers doivent-ils s’emparer de l’ensemble de ces institutions, de ces services publics, et les transformer selon leurs intérêts ? La réponse à cette question dépend du point de vue auquel on se place dans le grand débat entre la liberté et l’autorité, engagé depuis quelques années dans le monde socialiste. Si l’on part du point de vue anti-autoritaire, on doit vouloir la destruction de l’État actuel : la société humaine se reconstituera alors complètement à nouveau, par le groupement libre des travailleurs d’un même métier, par la fédération des groupes de producteurs dans la commune et des communes dans la région. Cette manière d’envisager la question rend assez difficile la détermination préalable de ce qui sera ou ne sera pas service public, et de la manière dont ces services seront organisés. Il nous suffit de savoir que nous devons, pour nous émanciper, constituer la propriété collective des instruments de travail, du capital, et affirmer pratiquement l’autonomie des individus et des groupes contre l’autorité de l’État. Nous savons que cette réalisation ne pourra s’opérer que par le soulèvement révolutionnaire du prolétariat.

« La discussion est reprise à la séance publique du vendredi soir.

« Frohme ne conçoit pas que les intérêts généraux de la société puissent être sauvegardés sans État. Sans doute l’orateur est hostile à l’État actuel ; mais les ouvriers, dit-il, doivent s’emparer du pouvoir politique et transformer l’État actuel en un État socialiste, qui aura alors à organiser les services publics au point de vue des intérêts des travailleurs. C’est ainsi que les socialistes allemands entendant la révolution sociale.

« Verrycken parle contre l’État, contre tout État ouvrier. En constituant ce dernier, nous n’aurions fait que prendre la place de la bourgeoisie ; c’est par la Commune libre et la Fédération libre des communes que nous devons organiser les services publics. Leur exécution incombe naturellement aux groupes de producteurs ; la surveillance aux délégations, soit des corps de métier dans la Commune, soit des communes dans la Fédération régionale.

« Brismée. Il n’y a, selon moi, aucune différence entre ce que veulent nos amis du Jura et ce que veulent les membres de la Section bruxelloise. Ni les uns ni les autres ne s’accommoderaient d’un joug quelconque. Nous sommes des adversaires déclarés de l’autorité ; comme nos amis de la Suisse, nous voulons que l’administration des services publics soit entre les mains du peuple travailleur. Les fédérations ouvrières locales et des différents pays, lorsque le moment sera arrivé, n’auront qu’à prendre possession des administrations communales et de l’État, pour que la classe ouvrière soit substituée à la classe bourgeoise, et à constituer la Chambre du travail, dont il a été tant parlé déjà, qui édicterait des lois pour l’organisation des services publics en faveur des travailleurs.

« Schwitzguébel. Il devient évident que la question se pose entre l’État ou l’an-archie[20]. En effet, le rapport bruxellois et les opinions émises par différents compagnons aboutissent à la reconstitution de l’État. On prend comme point de départ de l’organisation sociale l’ensemble des collectivités humaines, soit dans les communes, soit dans les régions ou pays. Pour que la volonté, les vœux de ces collectivités puissent se faire valoir, il leur faut des représentations qui déterminent et coordonnent cette volonté ; nous recréons ainsi les assemblées législatives, qui édicteront des lois ; il faudra des pouvoirs exécutifs pour faire exécuter la loi ; il faudra toute la magistrature, l’ordre judiciaire, la police, l’armée même, pour consacrer tout cela. Quelle différence y aura-t-il entre cet ordre futur et l’ordre actuel ? Ce seront, tout simplement, les ouvriers qui seront au pouvoir et non plus les bourgeois. On aura fait ce que la bourgeoisie a fait vis-à-vis de la noblesse. Dans la Fédération jurassienne, nous pensons que la Révolution sociale ne doit pas seulement avoir pour but de mettre les ouvriers en possession des instruments de travail sous n’importe quelle forme, mais de conquérir aussi la liberté humaine contre toute espèce d’autorité. Nous voulons donc la dissolution de l’État et la réorganisation absolument libre des travailleurs entre eux, des groupes entre eux, des communes entre elles ; et les rapports déterminés, non pas par la loi imposée à tous, mais par des contrats librement débattus et consentis et n’engageant que les contractants. C’est ainsi qu’un travailleur peut rester en dehors du pacte de son métier, un groupe en dehors du pacte fédératif dans la commune, et une commune en dehors du pacte fédératif dans la région. Le mal qui pourrait résulter de cette pratique de la liberté sera toujours moindre que celui qui résulterait de la reconstitution des États.

« De Paepe. On a cru qu’à la suite de la révolte des fédérations de l’Internationale contre les actes autoritaires du Congrès de la Haye, et de la consécration du principe d’autonomie et de fédération dans l’organisation de notre Association, l’idée de l’État ouvrier avait vécu. Le débat entre l’État ouvrier et l’an-archie reste au contraire ouvert, et depuis les discussions si importantes qui ont agité l’Internationale à propos de la propriété [en 1868 et 1869], aucune n’est aussi sérieuse que celle qui, sous la dénomination « Par qui et comment seront faits les services publics dans la société future », agite en ce moment notre Association. Cette question embrasse toute la question sociale, et de la manière dont nous l’envisagerons et la résoudrons pourra aussi dépendre l’action que nous chercherons à imprimer aux événements révolutionnaires, lorsque nous serons appelés à intervenir. — Il faut d’abord remarquer qu’en Espagne, en Italie, dans le Jura, on est partisan de l’an-archie, et qu’en Allemagne, en Angleterre, on est partisan de l’État ouvrier ; la Belgique flotte encore entre les deux tendances. Cette situation nous permet d’entrevoir que chacune des deux tendances se réalisera de son côté dans les pays où elle est devenue spéciale à tel peuple. De Paepe pense qu’il serait plus pratique que les fédérations, au lieu de se lancer dans l’inconnu et l’imprévu, s’emparent de la direction des États et les transforment en États socialistes ouvriers. Les choses se passeront sans doute ainsi chez la plupart des peuples, où les ouvriers trouveront beaucoup plus simple et plus facile de s’emparer des États existants, que de tout abolir et de tout réorganiser ensuite. Mais chez d’autres, en Espagne par exemple, par suite des déchirements intérieurs auxquels l’État est livré, la situation devient de plus en plus anarchique, et alors rien de plus naturel qu’un peuple placé dans ces conditions se reconstitue absolument à nouveau, de bas en haut. Toutefois De Paepe entrevoit dans la révolution anarchiste, des dangers sérieux pour l’émancipation des travailleurs, à savoir le manque de direction générale, et, dans l’état actuel d’ignorance, la possibilité pour les ambitieux de s’emparer de la direction du mouvement et de le faire dévier.

« Eccarius. Les ouvriers procèdent beaucoup plus pratiquement. Ils ne se partagent pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Avant de parler de révolution sociale, il faut d’abord réduire les heures de travail, de manière à ce que les ouvriers puissent s’instruire et comprendre les questions sociales. Quant à l’an-archie, elle nous ramènerait au moyen âge, où les corporations se battaient entre elles.

« Coenen déclare se rallier d’une façon générale aux idées émises dans le rapport de Bruxelles.

« Gomez [Farga]. Les internationaux espagnols se sont depuis longtemps et généralement prononcés pour l’anarchie, de sorte qu’ils seront opposés à toute réorganisation des services publics aboutissant à la reconstitution de l’État. Le rapport de la fédération bruxelloise nous ramène à l’État, et, quelles que soient les restrictions que veulent faire les auteurs du rapport, la logique des choses conduira l’État ouvrier à être un État autoritaire tout comme le sont les États actuels. Si ce n’est réellement qu’une question de mots, c’est-à-dire si l’on veut, en fait, la Fédération des communes, il faut se servir de ce terme pour désigner la chose, et laisser de côté le mot État, qui représente l’idée politique, autoritaire et gouvernementale.

« Le président annonce ensuite que le Congrès a résolu, en séance administrative, de remettre la question des services publics en discussion dans les fédérations et sections, et de la reprendre au prochain Congrès général. »


Restait à discuter la question de l’action politique.

« La question de l’action politique — dit Schwitzguébel dans sa dernière lettre — fut traitée d’abord en séances privées, le mercredi après-midi et le vendredi après-midi, et ensuite en séance publique le samedi soir 12 septembre.

« Nous résumerons l’opinion des membres du Congrès qui ont pris la parole sur cette question.

« Tout d’abord disons que tous furent d’accord pour reconnaître que l’on ne pouvait imposer une ligne de conduite politique uniforme à toute l’Internationale ; que chaque pays, suivant sa situation particulière, devait adopter et suivre telle ligne de conduite qu’il jugeait la plus utile. Il y a loin de ces dispositions à celles qui inspiraient la majorité du Congrès de la Haye ; et cependant, à Bruxelles, Eccarius et les deux délégués allemands sont de fervents partisans de la conquête du pouvoir politique dans l’État par les classes ouvrières, et le délégué espagnol, le délégué jurassien, les délégués belges, sont de non moins ardents partisans de l’abstention de la politique parlementaire et gouvernementale.

« Frohme et Faust développent le point de vue auquel se placent les socialistes allemands dans la question politique. Pour combattre l’État allemand, fortement centralisé, il faut une organisation également centralisée. Laisser la bourgeoisie dominer complètement l’État, ce serait le suicide du parti ouvrier socialiste ; celui-ci doit disputer à la bourgeoisie le pouvoir politique, et, lorsqu’il l’aura conquis, transformer l’État bourgeois en État socialiste. Les socialistes allemands ne se bercent pas de l’illusion d’y arriver pacifiquement : ils savent parfaitement bien que ce n’est que par la violence qu’ils atteindront ce but, et du reste le gouvernement donne lui-même l’exemple des actes de violence en persécutant le parti socialiste. Mais l’action politique légale et parlementaire leur sert de moyen d’agitation et de garantie de sécurité. Si lorsque, devant les tribunaux, on incrimine leurs écrits et leurs paroles réclamant la propriété collective, ils disaient nettement que c’est par la violence qu’ils veulent la réaliser, ils tomberaient sous le coup du code pénal ; mais, en disant que c’est par les voies légales, ils peuvent continuer à agir et à propager leurs principes. Quant à la valeur de ce moyen d’action au point de vue de la propagande, il n’y a, pour en juger, qu’à se rendre compte des résultats obtenus. On ne détournera pas les ouvriers allemands de l’action politique, toute tentative dans ce but serait puérile.

« Bastin et Verrycken rendent compte des idées belges sur la question politique. Pour eux, ouvriers belges, il ne peut pas être question d’action politique, puisqu’il ne possèdent pas le suffrage universel. Ils ne feront rien pour obtenir le suffrage universel, parce qu’ils savent que cela ne leur servirait à rien ; ils n’attendent rien des parlements, et ils veulent continuer à consacrer toute leur activité à l’organisation ouvrière par corps de métier et fédérations ; la classe ouvrière pourra, lorsque cette organisation sera plus généralisée, faire la Révolution sociale avec succès.

« Schwitzguébel. Si les socialistes jurassiens, quoique possédant le suffrage universel, sont devenus abstentionnistes, c’est l’expérience qui les a poussés dans cette voie. À la naissance des sections internationales, ils secondaient généralement les partis politiques. On agita la question des candidatures ouvrières ; les partis bourgeois promirent des concessions, mais trompèrent les ouvriers socialistes trop confiants. La leçon a profité ; et, depuis, les études qui ont été faites en matière politique, dans l’Internationale, ont de plus en plus convaincu les internationaux du Jura qu’en abandonnant les partis bourgeois à leurs tripotages politiques, et en s’organisant en dehors d’eux et contre eux, les ouvriers prépareraient certainement une situation beaucoup plus révolutionnaire qu’en parlementant avec les bourgeois dans les assemblées législatives.

« Gomez [Farga]. La situation est devenue tellement révolutionnaire en Espagne que l’expression « action politique » n’y est même plus possible. En France, en Italie, la situation devient telle aussi. En Allemagne, les persécutions gouvernementales aboutiront à créer une situation semblable. Lorsque les grands États sont dans une pareille situation, les ouvriers n’ont plus à s’occuper d’action politique, mais d’action révolutionnaire.

« La Section de propagande de Genève avait envoyé son opinion sur l’action politique : une minorité veut l’abstention absolue ; la majorité veut l’abstention de la politique d’État, mais préconise les candidatures ouvrières dans les élections communales. »

Van Wedemer avait donné en ces termes, dans la séance privée du mercredi, l’opinion de ses mandants sur la question : « Tout ce qui travaille doit s’unir, non pour conquérir un pouvoir quelconque, mais bien pour obtenir la négation de tout gouvernement politique, qui pour nous ne veut pas seulement dire oppression, mais fourberie et mensonge ; notre devoir est de nous coaliser pour opposer une digue infranchissable aux exigences éhontées du capital, et nous ne pourrons y arriver que par une propagande incessante parmi les travailleurs, lesquels devront s’organiser pour la véritable Révolution sociale. — France, Section parisienne. Van Wedemer[21]. »

Dans la séance privée du jeudi après-midi, une commission avait été nommée pour rédiger une déclaration résumant l’opinion du Congrès sur la question de l’action politique. Cette commission, composée de Gomez, Cœnen, Frohme et Verrycken, présenta, le mercredi soir, le projet suivant :


Sur la question de savoir dans quelle mesure l’action politique des classes ouvrières peut être nécessaire ou utile à l’avènement de la Révolution sociale, le Congrès déclare que c’est à chaque Fédération et au parti démocratique socialiste de chaque pays à déterminer la ligue de conduite politique qu’ils pensent devoir suivre.


Cette déclaration fut adoptée à l’unanimité.

Quant aux questions administratives qui restaient à traiter avant la clôture du Congrès, voici ce qu’en dit Schwitzguébel, à la fin de sa dernière lettre, où il donne, on terminant, une appréciation d’ensemble sur les travaux des délégués réunis à Bruxelles :

« Dans la dernière séance administrative, des mesures ont été adoptées pour que la Fédération jurassienne, chargée l’an dernier de la publication du Compte-rendu du Congrès de Genève, puisse rentrer dans les déboursés faits pour cette entreprise.

« On a décidé l’impression des travaux du présent Congrès. Un délégué voulait qu’on se bornât à les résumer. On lui fit observer que, si imparfaits que puissent être les travaux du Congrès, ne pas les publier serait enlever une page à l’histoire des Congrès de l’Internationale, et que ce défaut rendrait obscur le point de départ des délibérations du prochain Congrès général. Pour éviter des frais considérables, il fut résolu que le Compte-rendu officiel serait imprimé dans le Mirabeau, et que les fédérations le feraient tirer en brochure, en autant d’exemplaires qu’elles le voudront. Chaque fédération avisera le Conseil régional belge du nombre d’exemplaires qu’elle voudra se procurer. Une commission, composée des compagnons Verrycken, Paterson et De Paepe, est chargée de coordonner les travaux du Congrès avant de les livrer à la publicité. Le Manifeste sera imprimé en premier lieu.

« La Fédération jurassienne est chargée de l’organisation du Bureau fédéral international pour l’année 1874-1875.

« Si la situation en Espagne y rendait possible la tenue du prochain Congrès général, il aura lieu dans ce pays, à Barcelone. Dans le cas contraire, il se réunira dans le Jura suisse.

« Le Bureau fédéral sortant de charge s’entendra avec les fédérations pour la répartition des frais du Congrès de Bruxelles.

« Tels, ont été, en résumé, les travaux du septième Congrès général de l’Internationale. L’action publique de l’Internationale est rendue impossible en France, en Espagne, en Italie, en Russie, et le devient chaque jour davantage en Allemagne ; et cependant cette Association continue à s’affirmer, et, alors qu’une réaction impitoyable se déchaîne dans tous les grands États, presque tous les pays sont néanmoins représentés au Congrès. La presse bourgeoise peut chanter triomphe sur la mort prétendue de l’Internationale : la grande Association marche d’un pas toujours plus sur dans la voie révolutionnaire, qui seule, peut désormais affranchir le travail de la domination du capital. »


Le Manifeste adressé à toutes les associations ouvrières et à tous les travailleurs par le Congrès général de l’Association internationale des travailleurs tenu à Bruxelles du 7 au 13 septembre 1874 est un document très intéressant, qui résume d’une façon claire l’histoire de l’Internationale et l’évolution des idées au sein de l’Association. En voici les passages essentiels :


... En adressant ce Manifeste aux associations ouvrières et aux ouvriers de tous les pays où a éclaté la lutte entre le travail et le capital, le Congrès vient affirmer solennellement la vitalité du mouvement ouvrier, en dépit de toutes les persécutions bourgeoises et gouvernementales...

L’Internationale, pour devenir une organisation embrassant réellement les intérêts populaires, ne pouvait pas être le produit d’un système préconçu, mais elle devait se développer selon les expériences faites et à faire. Ce travail de développement a donné lieu, au sein de notre Association, à des luttes qui furent naturellement interprétées, par la presse bourgeoise, comme une cause de ruine pour l’Internationale, et qui, dans certains pays, éloignèrent de notre pacte universel de solidarité quelques associations ouvrières. Aujourd’hui que l’Internationale, ayant mis fin à ces luttes intestines, a consacré le principe fondamental d’organisation sur lequel elle repose, nous avons le devoir d’expliquer, à nos compagnons ouvriers qui sont restés en dehors de nos rangs, les bases réelles de cette organisation, et le but que nous nous proposons d’atteindre.

... Le système moderne de production capitaliste devait infailliblement donner naissance à l’Internationale... Le capital... n’est ni français, ni allemand, ni anglais, ni italien, ni espagnol ; il n’est pas latin, ni germain, ni slave... Le patriotisme des bourgeois n’est plus qu’une grossière plaisanterie pour tromper les naïfs.

... Les questions qui, dans la première période de l’existence de notre Association, préoccupèrent généralement l’Internationale, furent: l’organisation des sociétés ouvrières et des grèves, l’augmentation des salaires, la réduction des heures de travail, les restrictions à l’emploi des femmes et des enfants dans les manufactures, la question des machines, les questions relatives à la coopération et au crédit... Cependant la situation générale des classes ouvrières restait misérable... Faudra-t-il donc toujours tourner dans le même cercle vicieux ? Cette pensée se fait jour partout, et de toutes parts on cherche une solution... La bourgeoisie a toute liberté et possibilité de dominer et d’exploiter les ouvriers, parce qu’elle est propriétaire exclusive de l’instrument du travail, du capital. La question de la propriété est ainsi le nœud gordien de la question sociale : pour résoudre celle-ci, il faut résoudre la première. Les Congrès de l’internationale tenus à Bruxelles (1868) et à Bâle (1869) abordèrent successivement cette question, et la résolurent dans le sens de la propriété collective. Pour le monde bourgeois, l’Internationale devint désormais le grand épouvantait...

La propriété collective fut donc reconnue par l’Association internationale des travailleurs comme la base de toute réforme sociale sérieuse...

C’est alors que, comme un coup de foudre, éclata la guerre franco-allemande... Et lorsque, après tous les désastres que venait de subir la France, la nouvelle Assemblée nationale française se réunit à Bordeaux, elle ne sut que provoquer les colères populaires en prenant des mesures aussi vexatoires que stupides... Le cri de ralliement des gardes nationaux, celui au nom duquel se fit la révolution du 18 mars 1871, c’est Vive la Commune ! Ce cri populaire nous révèle les aspirations du prolétariat parisien. L’État centralisé... devait disparaître... Le peuple de Paris veut aussi commencer la réalisation de l’émancipation des travailleurs. Les manifestes de la Commune le disent nettement: « Ce que Paris veut en fin de compte, c’est la terre aux paysans, l’outil à l’ouvrier, le travail pour tous ».

... Nous ne retracerons pas les péripéties de la bataille de deux mois qui finit par le massacre des défenseurs de la Commune. Cette page épouvantable de notre histoire contemporaine a rendu désormais toute conciliation impossible entre la bourgeoisie et le peuple : un fleuve de sang les sépare à tout jamais.

Si la Commune de Paris vit s’ameuter contre elle toutes les haines du monde bourgeois, elle éveilla aussi d’ardentes sympathies ; le prolétariat de tous les pays comprit aussitôt la portée de la révolution du 18 mars...

Ce fut l’honneur de l’Internationale d’avoir compris la révolution du 18 mars et de s’en être rendue solidaire...

Un groupe d’hommes était parvenu à constituer peu à peu dans l’Internationale un parti... Ces hommes-là, partisans de la conquête du pouvoir politique par les classes ouvrières, voulaient transformer l’Association en un vaste parti politique, organisé hiérarchiquement, et sous leur propre direction... Nous ne ferons pas l’histoire des luttes amenées par leurs agissements, luttes qui n’ont eu malheureusement que trop de retentissement ; nous rappellerons seulement que lorsqu’ils voulurent établir définitivement leur dictature, ils échouèrent devant la révolte de toutes les fédérations de l’Internationale... La bourgeoisie, qui n’a voulu voir, dans ce grand débat entre deux principes opposés, qu’une mesquine querelle de personnes, et qui a si pompeusement annoncé dans ses organes la mort de l’Internationale, n’a fait que donner une nouvelle preuve de son inintelligence. Elle n’a pas compris que cette longue lutte, à la suite de laquelle l’Internationale s’est reconstituée sur des bases nouvelles, témoignait au contraire de l’indestructible vitalité de notre Association, et que, maintenant qu’elle est sortie victorieuse de la crise, l’Association internationale des travailleurs marche d’un pas plus assuré vers la réalisation de son but: l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.

Compagnons ouvriers de tous les pays et de toutes les professions, nous vous avons expliqué notre raison d’être et notre but. À vous de juger si l’Internationale représente réellement les aspirations du prolétariat, et de prendre parti, dans la guerre à mort qui est aujourd’hui engagée sur tous les points du monde entre le capital et le travail, soit pour nous contre nos exploiteurs communs, soit pour les exploiteurs contre nous et contre vous-mêmes...


La même semaine que les délégués de l’Internationale à Bruxelles, les membres de la Ligue de la paix et de la liberté s’étaient réunis à Genève. Le Bulletin écrivit à ce sujet :


Pendant que les délégués de l’Internationale se réunissaient lundi dernier à Bruxelles, la Ligue bourgeoise de la paix tenait de son côté un congrès à Genève. Mais quel congrès ! C’était plutôt un enterrement. Victor Hugo avait écrit aux membres de la Ligue que la paix ne sera possible qu’après une nouvelle guerre entre l’Allemagne et la France, et ceux-ci ont avoué que Victor Hugo avait raison et qu’il fallait renvoyer à des temps meilleurs la réalisation de leur utopie pacifique.


Après avoir rappelé comment, en 1868, le Congrès de l’Internationale, à Bruxelles, avait déclaré que « la Ligue de la paix n’avait pas de raison d’être en présence de l’œuvre de l’Internationale », le Bulletin ajoutait :


Les journaux bourgeois se récrièrent alors à qui mieux mieux sur l’outrecuidance de l’Internationale, qui osait affirmer de la sorte que seule elle était capable de réaliser la paix dans l’égalité et la liberté, et qui refusait de prendre au sérieux les congrès des blagueurs bourgeois. M. Coullery, qui dans ce temps était encore de l’Internationale, et qui rédigeait la Voix de l’Avenir, mais qui préparait déjà son évolution vers le camp des « libéraux », prit fait et cause pour la Ligue de la paix, et écrivit que le vote de Bruxelles était contraire au bon sens. Et cependant à qui l’avenir a-t-il donné raison ?

La Ligue de la paix vient de rendre le dernier soupir, et l’Internationale, toujours debout malgré les persécutions de tout le monde bourgeois conjuré contre elle, reste plus vivante que jamais et pleine d’espoir dans la prochaine réalisation de son programme.


Je reproduis encore deux articles du Bulletin relatifs au Congrès de Bruxelles.

Le premier (20 septembre) s’occupe du rapport de la Section bruxelloise sur les services publics. Le voici :


Le rapport bruxellois sur les services publics.

Nous venons de recevoir le remarquable rapport publié par la Section bruxelloise de l’Internationale sur la question de l’organisation des services publics dans la société future. C’est un travail d’un grand intérêt, bien raisonné et bien écrit ; et nous ne pouvons qu’engager d’une façon pressante toutes les Sections jurassiennes à en prendre connaissance pour l’étudier et le discuter avec toute l’attention qu’il mérite.

Il est un point toutefois, dans ce rapport, qui pourra soulever des objections, et qui, dans tous les cas, nous paraît de nature à créer de nombreux malentendus, si on ne prend soin de l’élucider bien clairement.

Le rapport bruxellois se sert du mot État, en lui donnant un sens analogue à celui que les socialistes allemands attribuent à leur Volksstaat. Il pense que les socialistes an-archistes, ou, pour parler en français plus clair, les socialistes fédéralistes, ont tort de rejeter ce terme ; et il va jusqu’à dire que ces an-archistes ou fédéralistes, — au nombre desquels il faut compter, croyons-nous, la plupart des lecteurs du Bulletin, — tout en repoussant le mot « État », acceptent néanmoins la chose, au sens où l’entendent les socialistes bruxellois.

Il y a longtemps déjà qu’on dispute sur le sens du mot État, et que les diverses écoles socialistes opposent les unes aux autres des formules comme abolition de l’État ou constitution de l’État populaire, formules auxquelles l’emploi de ce terme équivoque donne un sens mal défini et prêtant à toutes sortes d’interprétations de fantaisie. Ne serait-il pas temps de mettre fin à ces querelles de mots et de s’expliquer une fois pour toutes, en adoptant un vocabulaire précis et uniforme, qui ne laisse plus de doute sur la pensée réelle de ceux qui en emploient les termes ? Nous allons essayer de définir nettement ce que le rapport bruxellois entend par l’État socialiste, et d’expliquer avec la même netteté ce que les socialistes fédéralistes entendent par l’abolition de l’État : nous verrons s’il y a entre ces deux conceptions des différences essentielles ; et, comme conclusion, nous proposerons à l’acceptation des socialistes un vocabulaire destiné à prévenir le retour des équivoques qui embarrassent actuellement nos discussions.

Le rapport bruxellois explique comme suit, pages 21-23, la façon dont s’organisera, dans la société future, l’administration de la Commune et celle de la Fédération des communes :

« Ne faudra-t-il pas que les groupes ouvriers, les corps de métier de la Commune, choisissent dans leur sein des délégués à chacun des services publics ? N’avez-vous pas ainsi une administration locale des services publics, une administration communale ?

« Il faudra aussi que les communes s’entendent, se constituent en Fédération de communes, et choisissent une délégation qui s’occupe des services publics ayant un caractère régional. Ces délégués constituent une administration publique, régionale ou nationale, le nom ne fait rien à la chose. »

Demandons maintenant à un socialiste an-archiste ou fédéraliste de nous exposer aussi sa conception de l’organisation future de la société. Il le fera exactement dans les mêmes termes que le rapport bruxellois : il dira aussi que la Commune doit être administrée par les délégués des corporations ou groupes ouvriers, et que la Fédération des communes doit être administrée par des délégués des communes.

Où est donc la différence ?

Il n’y en a pas.

Et cependant, après avoir constaté cet accord sur la chose, nous allons nous trouver en présence d’un désaccord complet sur les mots.

En effet, le rapport bruxellois continue ainsi :

« Et cette Fédération régionale ou nationale des communes, que sera-t-elle au fond, sinon un État ? Oui, un État, puisqu’il faut l’appeler par son nom… Après tout, l’État, tel que nous le concevons et tel que nous le voulons, n’est pas précisément une autorité, un système gouvernemental. Nous pouvons très bien concevoir un État anti-autoritaire, nous allions dire un État an-archique…

« Ainsi donc : à la Commune les services publics simplement locaux, communaux, sous la direction de l’administration locale, nommée par les corps de métier de la localité et fonctionnant sous l’œil de tous les habitants. À l’État, les services publics plus étendus, régionaux et nationaux, sous la direction de l’administration régionale, nommée par la Fédération des communes et fonctionnant sous l’œil de la Chambre régionale du travail. »

De son côté, le socialiste an-archiste ou fédéraliste dira :

« Il m’est impossible d’appliquer à la Fédération des communes le nom d’État. Ce nom-là, je le réserve à cette organisation politique de la société, que la révolution économique aura détruite ; à cette organisation qui supposait la domination d’une classe, l’existence d’un gouvernement, à cette organisation qui reposait tout entière sur l’idée d’autorité. À notre organisation nouvelle, non-autoritaire, où le régime des contrats librement consentis a remplacé le régime de la loi imposée par une minorité ou votée par une majorité ; où le gouvernement a disparu, pour être remplacé par une administration ; où il n’existe plus entre les hommes de liens politiques, mais seulement des liens économiques, — à cette organisation nouvelle, dis-je, il faut un nom nouveau ; je repousse celui d’État, parce que l’emploi du même terme pour désigner deux choses aussi radicalement différentes que la société économique et la société politique, le régime des contrats et le régime de l’autorité, ferait naître dans les esprits la plus désastreuse confusion. »

Le rapport bruxellois répond en ces termes :

« Mais comment pourrions-nous ne pas appeler cela[22] l’État ? Quoi, parce que telle institution a toujours été défectueuse dans son organisation, parce qu’elle n’a jamais servi jusqu’à présent que d’auxiliaire à l’exploitation des masses, faut-il pour cela dire qu’on en veut l’abolition, et cela tout en reconnaissant la nécessité de la reconstituer sur des bases conformes aux idées nouvelles ? Parce que l’enseignement public n’aurait eu pour but jusqu’à présent que d’inculquer des préjugés aux masses et de fournir en même temps un moyen d’oppression et d’exploitation aux classes privilégiées, faut-il vouloir l’abolition de l’enseignement public ? Parce que l’industrie a été jusqu’aujourd’hui un moyen d’enrichir de plus en plus le riche et d’appauvrir de plus en plus le pauvre, faut-il prêcher l’anéantissement de l’industrie ? »

Et voici la réplique des fédéralistes à l’objection de la Section de Bruxelles :

« Vous êtes dans l’erreur en disant que nous voulons l’abolition de l’État tout en reconnaissant la nécessité de le reconstituer sur des bases conformes aux idées nouvelles. Nous voulons l’abolition de l’État, certainement, et nous entendons par là l’abolition du gouvernement et du régime politique, — chose que vous voulez comme nous, vous l’avez dit, — mais nous n’entendons pas le moins du monde reconstituer ensuite cet État sur des bases nouvelles. L’État restera bel et bien aboli, le gouvernement ne renaîtra pas de ses cendres : la société nouvelle que nous voulons constituer (et non reconstituer) n’aura plus rien de commun avec l’État, parce qu’elle n’aura plus de gouvernement, plus d’institutions politiques[23]. Pourquoi voudriez-vous donc que nous persistions à baptiser cette nouvelle organisation du même nom qui servait à désigner l’organisation opposée ? Si, prenant un carré, vous en arrondissiez les coins de manière à en faire un cercle, et que vous disiez ensuite que la figure qui résulte de cette opération est encore un carré, mais un carré rond[24], vous feriez justement une chose semblable à celle que vous faites en appliquant le nom d’État à la Fédération des communes. Le carré dont vous arrondissez les côtés a cessé d’être un carré, et il serait absurde de l’appeler un carré rond ; il est devenu un cercle[25]. De même, la société humaine, lorsqu’elle aura rejeté loin d’elle le gouvernement et les institutions politiques, aura cessé d’être organisée en État : l’organisation nouvelle qu’elle se sera donnée sera la Fédération économique.

« La comparaison que vous faites avec l’enseignement et l’industrie n’est pas applicable à la circonstance : en effet, l’État repose sur un fait et une idée transitoires destinés à disparaître, le fait et l’idée de l’autorité politique ; tandis que l’enseignement public et l’industrie reposent sur deux ordres de faits inhérents à l’existence de l’humanité, la science et le travail. Mais il est un domaine où vous auriez pu prendre un point de comparaison, juste cette fois, parce que, dans ce domaine aussi, tout repose sur une idée destinée à disparaître : c’est le domaine de la religion, reposant sur l’idée de Dieu. Vous admettez avec nous qu’un temps viendra où toute croyance religieuse aura disparu de la société humaine, et où la religion sera remplacée par la science ; d’où vient, pourrions-nous vous dire, que vous ne nous proposez pas de conserver le mot de religion pour l’appliquer à la philosophie scientifique ? Ce serait aussi logique que d’appliquer le nom d’État à la Fédération économique des communes. Mais non : vous reconnaissez qu’une fois l’idée de Dieu et les croyances religieuses disparues, il n’y a plus de religion ; reconnaissez donc aussi qu’une fois le gouvernement et les institutions politiques disparues, il n’y a plus d’État. »

Nous n’insistons pas davantage. Nous croyons qu’il est devenu évident pour le lecteur que les socialistes fédéralistes, qui restreignent l’acception du mot État à l’organisation politique et gouvernementale, ont la logique pour eux ; et que le rapport bruxellois, qui, sur une foule d’autres points, a éclairci avec une si méritoire sagacité des questions très compliquées et très obscures, se trouve cette fois en défaut : il persiste à vouloir donner au même mot deux significations contradictoires, et, par là, ouvre la porte à une confusion dangereuse.

Nos amis de Bruxelles ne feront pas de ceci une question d’amour-propre ; nous les savons tout aussi disposés que nous le sommes nous-mêmes aux concessions demandées par la raison et la logique. Ils se disent d’ailleurs, à la fin de leur rapport, prêts à faire ces concessions de bonne grâce, si elles paraissent nécessaires :

« Ce qui nous touche de plus près que les anathèmes des économistes orthodoxes, — disent-ils, — c’est la répulsion instinctive qu’éprouvent pour l’État des socialistes qui, sur tous les autres points, marchent côte à côte avec nous ; entre ceux-là et nous, nous croyons qu’il existe tout simplement un malentendu : peut-être le mot État est-il le seul point qui nous sépare d’eux. S’il en était ainsi, nous laisserions volontiers le mot de côté, tout en déclarant que nous conservons et même que nous étendons la chose, sous le couvert plus agréable d’une autre dénomination quelconque : administration publique, délégation des communes fédérées, etc. »

Puisque les socialistes bruxellois se montrent si bien disposés en faveur d’une entente pour arriver à l’adoption d’un vocabulaire qui puisse être accepté par tous, nous leur proposons ceci :

1o Qu’à l’avenir, le mot État ne soit plus employé, dans l’Internationale, que pour désigner l’organisme gouvernemental et politique qui pèse aujourd’hui sur la société, et dont la prochaine révolution aura pour objet de nous affranchir :

2o Que l’organisation future de la société, telle que l’expose le rapport bruxellois, soit désignée non plus par le mot État (employât-on même les expressions d’État régénéré, d’État populaire), mais par le seul terme correct, qui est celui de Fédération des communes.

Si l’usage des deux expressions État et Fédération des communes dans le sens que nous venons de définir — et qui exclut tout emploi abusif du mot État — pouvait se généraliser, nous éviterions pour l’avenir ces querelles de mots et ces regrettables équivoques, qui nuisent à la propagande de nos idées plus qu’on ne se le figure ordinairement.


L’autre article (27 septembre) est une réponse à la Tagwacht :


Nous pensions que la Tagwacht avait définitivement abandonné le système d’insultes et de calomnies qu’elle avait suivi si longtemps à notre égard ; nous n’avons eu pour ce journal et ses adhérents que de bons procédés, nos lecteurs en peuvent rendre témoignage ; et nous croyions à la possibilité, dans un temps assez prochain, d’un rapprochement entre le groupe qu’il représente et l’Internationale. Ce qui nous confirmait dans cet espoir, c’est l’attitude sympathique prise à l’égard de notre Association, depuis quelques mois, par les travailleurs d’Allemagne, et la présence au Congrès de Bruxelles de deux délégués allemands. Mais il faut renoncer à nos illusions en ce qui concerne la Tagwacht ; elle est incorrigible.

Voici les aménités qu’elle publie dans son numéro du 16 courant :

« Belgique. — À ce que nous apprend l’Ami du peuple (de Liège), le dimanche 6 septembre s’est ouvert à Bruxelles le Congrès des internationaux anti-autoritaires, expulsés de l’Internationale. Il y avait 14 délégués, sur lesquels 10 pour la Belgique[26]. Cette association est en train de mourir de langueur. »

Voilà une manière de rendre compte de notre Congrès propre à éclairer ceux qui conserveraient des doutes sur les vrais sentiments des hommes de la Tagwacht à l’égard des socialistes qui ne veulent pas accepter la dictature de Marx.

[Suit un paragraphe relatif au manifeste du Comité italien pour la Révolution sociale, paragraphe que j’ai déjà reproduit dans la note de la p. 217 ; après quoi le Bulletin reprend :]

Ce qui précède était déjà écrit, lorsque nous avons lu dans la Tagwacht du 23 courant une nouvelle appréciation du Congrès de Bruxelles. On y reproduit, d’après la Gazette de Francfort, une analyse très incomplète et peu fidèle du rapport bruxellois sur les services publics, et la Tagwacht ajoute les réflexions suivantes :

« Le rapport bruxellois est une rupture complète avec l’anarchie bakouniste... Nous remarquons aussi que les observations faites par le Bulletin jurassien, à propos du rapport bruxellois, ne sont plus aussi bakounistes, à beaucoup près, que les articles publiés autrefois par ce journal ; on peut donc nourrir cette espérance que tout mouvement réellement ouvrier — malgré de nombreux écarts — finit par trouver la véritable voie. »

Et plus bas, comme conclusion :

« Donnez-nous la main, frères de Bruxelles. Ce que vous dites, nous autres socialistes allemands nous sommes prêts à y souscrire, car c’est là notre socialisme. »

À notre tour, nous avons à faire quelques réflexions.

Le rapport bruxellois n’est pas une rupture avec l’anarchie bakouniste. D’abord, l’anarchie n’est pas une invention de Bakounine ; si on veut absolument lier les doctrines à des noms d’hommes, il faudrait dire l’anarchie proudhonienne, car Proudhon est le véritable père de la théorie an-archiste. En second lieu, la Section bruxelloise n’a pas rompu avec l’anarchie. Elle n’a jamais professé officiellement une doctrine plutôt qu’une autre ; parmi ses membres, les uns, comme De Paepe, ont soutenu au Congrès un système mixte, les autres, comme Verrycken, ont parlé pour l’abolition de l’État.

La Tagwacht fait semblant de s’apercevoir pour la première fois qu’il y a dans l’Internationale, sur cette question, deux écoles opposées. Cependant les choses ont toujours été ainsi. Au Congrès de la Haye déjà, la minorité, qui s’est opposée à l’établissement de la dictature dans l’Internationale, ne se composait pas exclusivement de fédéralistes : il y avait dans ses rangs des Anglais et des Américains partisans très décidés de l’État ouvrier. Et depuis lors les choses n’ont pas changé : les internationaux anglais, allemands, américains, sont communistes d’État ; les internationaux espagnols, italiens, français et jurassiens sont collectivistes, c’est-à-dire communistes fédéralistes ; les internationaux belges et hollandais sont partagés entre les deux opinions.

Cette divergence d’opinions n’empêche pas les internationaux de tous ces pays de vivre en bonne intelligence et de se sentir solidaires dans la lutte contre la bourgeoisie ; la manière dont leurs délégués viennent de se réunir à Bruxelles pour discuter paisiblement et sans passion les questions sociales prouve la bonne harmonie qui règne entre ces divers groupes régionaux.

Donc, l’Internationale est aujourd’hui ce qu’elle était hier, et la tendresse subite de la Tagwacht pour les frères de Bruxelles a lieu de nous étonner. Les ouvriers lassalliens d’Allemagne n’ont pas attendu si longtemps pour fraterniser avec nous ; quoiqu’ils soient en désaccord sur plusieurs points avec quelques-unes des fédérations de l’Internationale, ils n’ont pas hésité à envoyer de Berlin un salut sympathique au Congrès de Bruxelles, et leur organe, le Neuer Sozial-Demokrat, a rendu compte de notre Congrès dans les termes les plus amicaux.

Quant à cette assertion, que le Bulletin aurait changé de doctrine, elle prouve simplement que la Tagwacht n’a pas lu nos articles d’autrefois, ou bien qu’elle ne comprend pas nos articles d’aujourd’hui.

La question devait être reprise plus tard.

X


De septembre à décembre 1874.


Pour commencer ce chapitre, j’ai à dire comment la rupture de Bakounine avec Cafiero et Ross, consommée le 3 septembre (voir page 210), eut sa répercussion chez les Jurassiens.

Le 3 septembre, Bakounine écrivait de Sierre à Emilio Bellerio une lettre (en français) où il lui disait :

« Cafiero et Ross sont venus me voir hier et ils sont repartis aujourd’hui. Nous avons tout liquidé. Je leur ai déclaré que je n’irai pas en Amérique ni nulle autre part, que je reste en Suisse, ayant pris la résolution irrévocable de me retirer complètement de la vie et de l’action politique, tant publique que secrète, et de me confiner désormais exclusivement dans la vie de famille et dans l’action privée. Pour pouvoir réaliser cette transition, tout en refusant, comme je le devais, la pension qu’il s’était proposé de me faire, je lui ai demandé cinq mille francs à titre de prêt, payables en deux ans et à six pour cent d’intérêt. Il me l’a fort gracieusement accordé, demandant seulement que la lettre de change ne fût signée ni par moi, ni par ma femme, mais par sa sœur, Mme Sophie Lossowska, ce que Sophie ne se refusera pas de faire, condition à laquelle j’ai consenti, ayant la certitude que nous paierons cette dette bien avant les deux ans révolus. Cette certitude est fondée sur les données suivantes :

« 1) Avant tout et aussitôt que je me serai casé, je me mettrai à écrire mes Mémoires. Depuis vingt ans on m’a pressé de le faire de tous les côtés, me promettant des éditeurs et un gain considérable ;… comme j’écris vite, une fois que je m’y mets, je compte bien les avoir finis avant un an, et j’ai lieu d’espérer qu’ils me donneront bien quelques milliers de francs ;

« 2) Je ferai pression sur mes frères comme je ne l’ai jamais fait jusqu’à présent, et, avant qu’une année se passe, je les forcerai bien à me remettre ma part légitime dans notre héritage commun, ce qui au minimum me donnera une somme de quarante à cinquante mille francs ;

« 3) Enfin, au pis-aller, je compte sur l’aide de Sophie, qui est en train, paraît-il, de devenir sérieusement riche[27].

« Ce sera le diable si avec ces trois cordes à mon arc je ne parviens pas à lancer une bonne flèche. En outre je me suis entendu avec Cafiero pour lui acheter, également à titre de prêt pour deux ans et avec le même intérêt de six pour cent, tous les meubles, ustensiles et linges de la Baronata dont nous aurions besoin ;… de cette manière nous pourrions louer une petite maisonnette non meublée, ce qui nous fera une grande économie. Je pense sérieusement à m’établir, si Antonie y consent toutefois, à Lugano ou tout près de Lugano ;




  1. Compte-rendu officiel du septième Congrès général de l’Association internationale des travailleurs, tenu à Bruxelles du 7 au 13 septembre 1874 ; Verviers, imprimerie Émile Coussard et Cie, 1875 ; 222 pages in-16.
  2. Frohme était un militant lassallien qui, tout en étant le délégué d’un groupe de socialistes allemands habitant la Belgique, représentait en réalité au Congrès l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein, que la législation allemande empêchait d’adhérer formellement à l’Internationale.
  3. Le délégué allemand Faust appartenait, comme Frohme, à l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein. Je ne saurais pas indiquer quels sont les « groupes allemands » qu’il représentait.
  4. Gomez était le pseudonyme de Rafaël Farga-Pellicer, de Barcelone. En 1873, les délégués espagnols étaient venus au Congrès de Genève sous leurs véritables noms ; à partir de 1874, ils ne purent plus prendre part aux Congrès de l’Internationale que sous des noms d’emprunt.
  5. Je ne sais pas si Van Wedemer était un Belge auquel une Section de Paris avait envoyé un mandat, ou si c’était un Français obligé de cacher son véritable nom.
  6. Bien qu’une Adresse envoyée au Congrès par le Comitato italiano per la Rivoluzione sociale (Adresse qu’on trouvera p. 215) eût annoncé que l’Italie ne pouvait pas se faire représenter, le Cercle de Palerme avait envoyé un mandat à Laurent Verrycken, secrétaire du Bureau fédéral à Bruxelles, et le Congrès ne crut pas devoir le repousser. Une lettre de Cafiero au Bulletin (numéro du 11 octobre 1874) dit à ce sujet : « La prétendue délégation du Cercle de propagande socialiste de Palerme au Congrès de Bruxelles était une simple mystification, œuvre du plus grand charlatan que l’Internationale, pour son malheur, ait jamais possédé dans ses rangs en Italie ; à l’heure qu’il est encore, ce personnage ne peut se résoudre à se tenir en paix, parce qu’il s’est vu entièrement laissé en dehors de toute organisation sérieuse. Le Cercle de propagande de Palerme n’existe plus depuis quelque temps déjà. » Le « charlatan » dont il s’agit s’appelait Salvadore Ingegneros ; il rédigea plus tard à Palerme un journal intitulé le Povero, dont Malon fut un des collaborateurs.
  7. Le Borinage est le pays de Mons, Jemappes, Quaregnon, Frameries, Pâturages, etc.
  8. Le rapport envoyé par le Comité fédéral jurassien au Congrès de Bruxelles contient le passage suivant : « Notre Fédération se compose actuellement de onze sections, disséminées dans les localités populeuses du Jura bernois et neuchâtelois, à l’exception d’une qui se trouve en Alsace. Deux seulement sont des sociétés de métier, toutes les autres sont des sections mixtes, constituées en cercles d’études sociales ou sections de propagande socialiste. Nous avons eu le regret de voir la Section de propagande socialiste de Genève se séparer de nous à la suite d’une correspondance dans laquelle une certaine divergence d’opinion s’était manifestée entre elle et le Comité fédéral au sujet de l’application du principe d’autonomie ; elle n’en continuera pas moins, nous l’espérons, à travailler dans sa sphère d’action, à la propagation des idées socialistes. »
  9. C’est une feuille volante de deux pages d’impression, sans lieu ni date, avec la mention : « Traduit de l’original italien ». La traduction, comme je l’ai dit, avait été faite par moi ; la feuille volante fut imprimée à l’imprimerie du Bulletin. Le manifeste est reproduit in-extenso dans le Compte-rendu du Congrès, pages 29-31.
  10. Des extraits de ce document furent publiés dans le Bulletin du 13 septembre 1874. La Tagwacht de Zürich, du 16 septembre, apprécia en ces termes le manifeste de nos amis italiens : « Italie. Un Comité italien pour la Révolution sociale a adressé au Congrès de Bruxelles un manifeste horripilant, dans lequel éclate la démence la plus ultra-bakouniste. À ce qu’il paraît, les bakounistes italiens se préparent à des exploits analogues à ceux qui ont été accomplis par leurs confrères espagnols, qui ont compromis si gravement la cause de la révolution et du travail. Nous ne pouvons pas comprendre comment le Bulletin jurassien peut présenter à ses lecteurs cette blague, cette sottise ampoulée, comme un document important. Les fanfarons qui ont rédigé ce manifeste se sauveront au premier coup de fusil. » — Le Bulletin répondit (27 septembre) : « Il y a longtemps que nous n’avions lu dans la presse bourgeoise un si joli ragoût de gros mots et de plates méchancetés. Et penser que cela vient des socialistes züricois, et que ces basses injures sont dirigées contre la partie la plus énergique et la plus dévouée du prolétariat italien ! Cela fait mal au cœur. »
  11. La Section de propagande de Genève, qui, on l’a vu, ne faisait plus partie de la Fédération jurassienne, n’était pas représentée au Congrès.
  12. Ces mots sont pris dans le sens que nous leur donnions à cette époque : « Communisme » veut dire : « communisme d’État » ; « collectivisme » signifie « communisme anti-étatiste, fédéraliste, anarchiste ».
  13. Le Bulletin ne publia pas le texte de ce Manifeste : mais le Mirabeau de Verviers l’imprima dans ses colonnes, et le fit paraître ensuite en brochure (cette brochure est annoncée par le Bulletin du 22 novembre 1874). Le Bulletin du 11 octobre contient une communication du Comité fédéral jurassien annonçant que le texte allemand du Manifeste doit paraître prochainement dans le Neuer Sozial-Demokrat de Berlin, et proposant aux sections que la Fédération jurassienne fasse faire, à ses frais, un tirage à part en brochure de ce texte allemand.
  14. Il a été inséré in-extenso dans le Compte-rendu officiel du Congrès.
  15. Voir plus loin, p. 229, un article du Bulletin discutant la conception « étatiste » exposée dans le rapport bruxellois.
  16. Ni les cultes, ni l’armée, naturellement, n’étaient compris dans cette énumérationdes services publics. Voici comment rapport s’exprime au sujet de la force armée : « Nous ne citons pas l’armée, soit l’armée permanente, soit les milices, parce que, toutes, elles n’ont pour but que la répression des mouvements populaires à l’intérieur, ou la guerre de peuple à peuple. Or, nous croyons que la solution du problème social supprimera du même coup et la lutte des classes et la lutte des nations. » À comparer avec le passage correspondant du rapport de la Section de propagande de Genève, que je donne p. 221 dans le texte.
  17. Dans un passage antérieur, le rapport a défini cet État nouveau : « La Fédération nationale ou régionale des communes »
  18. À rapprocher de ce passage de Bakounine, dans Les Ours de Berne et l’Ours de Saint-Pétersbourg : « Tous les progrès accomplis depuis 1848 en Suisse sont des progrès de l’ordre économique, comme l’unification des monnaies, poids et mesures, les grands travaux publics, les traités de commerce, etc. On dira que la centralisation économique ne peut être obtenue que par la centralisation politique, que l’une implique l’autre, qu’elles sont nécessaires et bienfaisantes toutes les deux au même degré. Pas du tout. La centralisation économique, condition essentielle de la civilisation, crée la liberté ; mais la centralisation politique la tue, en détruisant au profit des gouvernants la vie propre et l’action spontanée des populations. La concentration des pouvoirs politiques ne peut produire que l’esclavage, car liberté et pouvoir s’excluent d’une manière absolue. Tout gouvernement, même le plus démocratique, est un ennemi naturel de la liberté, et plus il est concentré et fort, plus il devient oppressif. Ce sont d’ailleurs des vérités si simples, si claires, qu’on a presque honte de les répéter. » (Œuvres, t. II, p. 34.)
  19. Il a été également inséré in-extenso dans le Compte-rendu officiel du Congrès.
  20. Le Bulletin a imprimé, ici et plus loin, et à dessein, an-archie eu deux mots, à l’exemple de Proudhon.
  21. J’emprunte cette déclaration au Compte-rendu officiel.
  22. « Cela » c’est-à-dire la Fédération des communes et son administration publique. (Note du Bulletin.)
  23. Sans m’en douter alors, je me trouvais d’accord avec le Karl Marx de 1847 ; car celui-ci avait écrit dans son livre français la Misère de la philosophie, que je ne lus que beaucoup plus tard : « Est-ce à dire qu’après la chute de l’ancienne société, il y aura une nouvelle domination de classe, se résumant dans un nouveau pouvoir politique ? Non. La classe laborieuse substituera à l’ancienne société civile une organisation qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n’y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément le résumé officiel de l’antagonisme dans la société civile. » (P. 177.) Engels, de son côté, devait nous donner raison dans son livre contre Dühring, publié en 1878, où il s’exprime ainsi : « À l’instant même où l’État cesse d’être le représentant d’une classe pour devenir celui de la société tout entière, il est devenu superflu. Dès qu’il n’est plus nécessaire de maintenir dans l’oppression une classe de la société,… il n’y a plus rien à réprimer, rien qui rende nécessaire l’existence d’un pouvoir répressif, de l’État… L’État n’est pas aboli : il meurt et disparaît. L’expression de Volksstaat, d’État populaire, a eu sa raison d’être à un moment donné pour les besoins de la propagande ; mais elle ne répond pas à une réalité, et il faut en reconnaître l’insuffisance scientifique (wissenschaftliche Unzulänglichkeit). »
  24. De Paepe aurait pu me répondre que c’est là précisément la définition que les géomètres donnent du cercle, en l’appelant « un polygone d’un nombre infini de côtés infiniment petits », et s’autoriser de cette conception pour continuer à baptiser État la société sans autorité, comme les géomètres continuent à baptiser polygone une surface dont la périphérie est dépourvue d’angles.
  25. On sait qu’il y a « incommensurabilité » entre le cercle et le carré, c’est-à-dire qu’il est impossible de construire un carré équivalent à un cercle donné (ou, en d’autres termes, de faire la quadrature d’un cercle). C’est ce que j’aurais eu à répliquer à De Paepe s’il eût prétendu, comme je l’indique dans la note précédente, tirer de ma comparaison un argument en faveur de sa thèse.
  26. Comme on l’a vu, il y avait 13 délégués, dont 9 pour la Belgique et 6 pour d’autres pays.
  27. D’après une communication d’Emilio Bellerio à Nettlau, ce passage se rapporte à des intérêts qu’avait Mme Lossowska dans des mines d’or en Sibérie.