L’INTERNATIONALE - Tome III
Cinquième partie
Chapitre XIII
◄   Chapitre XII Chapitre XIV   ►



XIII


D’octobre à décembre 1875.


Pour l’Espagne, je ne trouve, dans ce trimestre, qu’une seule indication : il s’agit de la façon dont s’y prit le gouvernement alphonsiste pour détourner la menace d’une insurrection républicaine.

« On s’attendait en Espagne il y a quelques semaines, écrit le Bulletin du 17 octobre, à un mouvement républicain ; tout le pays était dans la plus grande fermentation... Comment conjurer un semblable péril ? Les conseillers d’Alphonse ont trouvé un moyen bien simple. Ils ont mis en avant la question du suffrage universel. « On a fait courir le bruit, » se sont-ils écriés, « que le gouvernement voulait supprimer le suffrage universel et rétablir le cens électoral ; rassure-toi, peuple : le suffrage universel sera maintenu. » Et à l’ouïe de cette seule promesse, le peuple s’est apaisé, le gouvernement a pu dormir tranquille, et les quelques républicains qui ont voulu essayer quand même une levée de boucliers en Andalousie se sont trouvés complètement isolés. Voilà un nouvel exemple de ce que vaut le suffrage universel pour la liberté d’un peuple. »


D’Italie, également, les nouvelles furent rares pendant les derniers mois de 1875 ; Cafiero, qui travaillait, comme je viens de le dire, chez un photographe à Milan, cessa, durant son séjour dans cette ville, de nous envoyer des correspondances. La Plebe, de Bignami, se transporta, au commencement de novembre, de Lodi à Milan, et s’y transforma en un quotidien de grand format : le Bulletin salua avec cordialité l’agrandissement de ce journal, en souhaitant « de se trouver toujours d’accord avec lui, tant sur les principes généraux que sur les questions d’application et de pratique révolutionnaire ». Et en effet, pendant quelques mois, le directeur de la Plebe sembla être devenu franchement de nos amis. J’empruntai à son journal (Bulletin du 19 décembre) un article très décidé, intitulé I tempi non sono maturi (Les temps ne sont pas mûrs), qui faisait voir, disais-je, « que les idées défendues par les socialistes italiens sont bien les mêmes que les nôtres ». Cet article signalait comme les plus grands ennemis du progrès les faux libéraux, les modérés, ceux qui acceptent toutes nos idées, mais seulement comme idées, en répétant, pour s’opposer à toute tentative de réalisation pratique, que les temps ne sont pas mûrs ; et le journaliste de la Plebe[1] ajoutait : « Oui, les temps sont mûrs. Nous le prouverons, en secouant tous ensemble nos chaînes. On entendra un grand fracas, — et alors, à ce bruit libérateur, on verra s’éclipser tous ceux, qui voulaient maintenir l’humanité sous le joug, tous ceux qui prétendaient que les temps n’étaient pas mûrs. »

Mais l’intrigue tramée dans l’ombre, depuis quelque temps déjà, par un groupe de vaniteux mécontents, dont j’ai parlé, allait éclater au grand jour. MM. Lodovico Nabruzzi et Tito Zanardelli, alliés à B. Malon, qui déjà commençait à se poser en chef d’école[2], publièrent à Lugano, à la fin de 1875, un Almanacco del proletario : ils y levaient l’étendard de la discorde. Le Bulletin, d’une main rude, démasqua les intrigants dans l’article suivant :

« Il a paru à Lugano, sous le titre d’Almanacco del proletario per l’anno 1876, une brochure qui n’est qu’une machine de guerre dirigée contre l’organisation actuelle de l’Internationale en Italie. L’article principal, dû à la plume de M. L. Nabruzzi, cherche à jeter de la méfiance sur les membres les plus dévoués du parti socialiste italien, sur ceux qui ont figuré dans les procès de Florence et de Trani, ou qui sont encore dans les prisons du gouvernement à Bologne... Les hommes qui cherchent en ce moment à ruiner l’organisation du socialisme en Italie pour satisfaire de misérables rancunes personnelles sont pour nous des ennemis, et nous les traiterons comme tels. Nous avons vivement regretté de voir les noms de Malon et de Joseph Favre[3] associés à ceux de MM. Zanardelli et Nabruzzi dans l’almanach en question, et nous espérons qu’une fois la lumière faite sur l’intrigue ourdie à Lugano, ils sauront répudier toute solidarité avec de semblables manœuvres. Quant à nos amis de Belgique, dont la bonne foi a été surprise, nous les mettons en garde pour l’avenir contre les agissements de nos adversaires communs. » (Bulletin du 30 janvier 1876.)


Un rapport rédigé par M. Nicolas Ducarre, député républicain de Lyon, au nom d’un comité parlementaire nommé en 1872 pour faire une enquête sur la situation des employeurs et des employés, fut publié en novembre 1875. Ce rapport, qui laissait de côté l’agriculture et les professions dites libérales, constatait qu’il y avait en France, pour les mines, carrières, etc., 14.117 maîtres et 164.819 ouvriers ; pour les grandes usines, manufactures et ateliers, 183.227 maîtres et 1.420.006 ouvriers ; pour la petite industrie, 596.776 patrons et 1.000.144 ouvriers. La loi de 1791 qui défendait toute espèce d’entente et d’action collective, tant aux maîtres qu’aux ouvriers, avait été maintenue jusqu’en 1868. À cette époque, la loi Émile Ollivier avait autorisé les employeurs et les ouvriers à former des syndicats. À Paris, « les premiers, dit M. Ducarre, ont formé environ cent chambres syndicales avec un comité central, et ont dans la presse un organe spécial ; mais les soixante ou quatre-vingts chambres syndicales ouvrières n’ont pas encore été autorisées à former un comité central ». M. Ducarre nie qu’il existe un antagonisme entre les intérêts des salariés et ceux des employeurs : « Le comité a vainement cherché, sans le trouver, cet état d’hostilité permanente affirmé par les partisans du rétablissement des corporations » (c’est-à-dire par les partisans des syndicats ouvriers). Il ne faut pas, ajoute-t-il, que les salariés prétendent interposer des groupements professionnels entre eux et leurs patrons, car « les manufacturiers ont unanimement déclaré que tout syndicat ou tout autre intermédiaire empêcherait l’entente entre les employeurs et les employés et accroîtrait la défiance et les préjugés mutuels ». La solution de toutes les difficultés sociales se trouve dans la liberté, — bien entendu, dans ce genre de « liberté » qui ne peut profiter qu’au patron. « Est-il possible de régler le travail sans arrêter immédiatement la science, le progrès, les perfectionnements et les découvertes ? En présence de notre histoire industrielle de quinze siècles, votre comité répond : Non… La liberté du travail laisse à tous les citoyens français, ouvriers ou maîtres, le pouvoir de régler leurs relations de métier comme il leur plaît. Elle défend à toute collectivité, quels que soient son nom, sa forme, son origine, de se substituer (! !) à leur initiative personnelle. Les lois… doivent respecter par-dessus tout la liberté individuelle absolue du travail. »

Telles étaient les conceptions économiques des législateurs républicains de 1875.

Le Bulletin du 28 novembre reproduisit un récit de la mort de Flourens, d’après une lettre écrite de Nouvelle-Calédonie par Amilcare Cipriani[4] à Bignami ; celui-ci l’avait communiquée à Malon, qui la publia dans le Mirabeau. Le récit de Cipriani rectifiait les versions erronées, publiées antérieurement, des divers incidents qui accompagnèrent l’assassinat de Flourens par le capitaine de gendarmerie Desmarets.

Il y eut, dans les derniers jours de 1875, une polémique, dans le Bulletin, entre le « général » Cluseret, qui habitait Genève, et Gustave Lefrançais. Celui-ci nous avait écrit une lettre, que je publiai (no 48) sans signature, où il mettait en doute la sincérité du socialisme de « l’illustre général ». Cluseret répondit (no 50) : « En ce qui concerne mes convictions socialistes, elles sont, j’en suis sûr, un peu plus solides et un peu plus éprouvées que celles de votre correspondant anonyme » ; ce à quoi je répliquai : « Notre correspondant est un socialiste éprouvé, dont les convictions datent de juin 1848, c’est-à-dire d’une époque où le citoyen Cluseret, à la tête du 23° bataillon de la garde mobile, enlevait aux insurgés onze barricades et trois drapeaux et gagnait à cet exploit la croix d’honneur ». Lefrançais nous écrivit une seconde lettre, qui parut signée de son nom, où il insistait et précisait (no 51). Cluseret, à son tour, reprit la plume (no 3 de 1876), et voulut justifier sa conduite en juin ; à propos des actes d’un membre de la Commune, qu’il critiquait, il écrivit : « Ceci est un peu plus grave que de tirer sur des bonapartistes en juin 1848 ». Ce mot mit fin à la polémique ; pour se blanchir, Cluseret accusait de bonapartisme les prolétaires parisiens massacrés par lui et ses pareils : il était jugé.


En Belgique, l’organisation commencée parmi les mineurs des environs de Liège par la Section internationale de cette ville se complétait, et dans un congrès, le 14 novembre, fut constituée la fédération des mineurs du bassin de Seraing.

Comme moyen de propagande socialiste, les Belges eurent recours, ainsi que nous l’avions fait, à l’almanach : les Flamands publièrent à Gand De Vlaamsche Lantaarn (la Lanterne flamande) ; les Wallons, à Liège, l’Almanach socialiste[5]. En même temps, César De Paepe commençait, sous les auspices de la Chambre du travail de Bruxelles, une série de conférences sur l’économie sociale, et un journal hebdomadaire, l’Économie sociale, se fondait pour en publier le compte-rendu.

À Noël eut lieu à Verviers le Congrès de la Fédération belge. Ainsi qu’il avait été décidé en mai au Congrès de Jemappes, le Conseil régional fut placé pour 1870 à Anvers, et la Fédération eut désormais deux organes officiels, le Werker (en flamand) à Anvers et le Mirabeau à Verviers.


En Grande-Bretagne, le huitième Congrès des Trade Unions se réunit du 11 au 10 octobre à Glasgow (Écosse) ; notre correspondant (P. Robin) signala l’optimisme étonnant du secrétaire du Comité parlementaire : ce fonctionnaire avait osé dire que, grâce aux récents travaux du Parlement, les ouvriers n’étaient plus soumis à un code exceptionnel, et que l’œuvre de l’émancipation était pleine et complète, — phrase qui ne laissa pas de soulever des protestations ; un des cinq ébénistes qui avaient fait un mois de prison déclara tenir de bonne source qu’il pourrait être enfermé pour le même motif aussi bien sous la nouvelle loi que sous l’ancienne. M. Macdonald, député ouvrier, essaya, dans un toast porté au banquet, de justifier l’existence de la Chambre des lords, ce qui provoqua des éclats de rire ironiques ; mais quant à la Chambre des Communes, le Congrès, la jugeant un instrument utile à employer, vota une résolution disant qu’il était du devoir des Trade Unions de saisir toute occasion d’envoyer au Parlement des hommes de leur classe.


En Allemagne, à signaler des perquisitions à Berlin chez divers socialistes, et un grand discours de Liebknecht au Reichstag, disant que les triomphes militaires et diplomatiques remportés par les hommes d’État allemands avaient abouti au plus lamentable fiasco, et placé l’Allemagne dans la situation la plus précaire et la plus embarrassée où elle se fût jamais trouvée. Le Bulletin ne ménagea pas les éloges à ce discours, « où la politique bismarckienne était flagellée de main de maître ».


En Autriche, seize ouvriers qui, pour avoir pris part au Congrès socialiste de Marchegg, avaient été poursuivis sous l’inculpation de participation à une société secrète, furent acquittés (octobre) par le tribunal de Brunn. À Gratz, le Dr Tauchinsky et quelques autres socialistes, inculpés de haute trahison, furent condamnés (décembre) à des peines légères, après des débats qui montrèrent en Tauchinsky un intrigant, qui avait cherché à entrer en relations avec le comte Hohenwart, chef du parti clérical : « Tauchinsky — écrivit la Tagwacht — n’est plus pour le socialisme qu’un homme mort, tout comme Oberwinder[6], qui avait voulu, lui, vendre les ouvriers aux libéraux. Les intrigues au moyen desquelles toute sorte de coquins ont réussi depuis des années à égarer les crédules et confiants ouvriers de l’Autriche sont un triste exemple de la corruption qui règne dans ce pays, où un grand et beau mouvement ouvrier s’est trouvé trahi et paralysé par des gredins. »


En Danemark, les membres de vingt-sept associations ouvrières de Copenhague, émus des souffrances endurées par les déportés de la Commune en Nouvelle-Calédonie, voulurent essayer d’intervenir en leur faveur : ils adressèrent, le 30 septembre, au ministre de France en Danemark une « protestation énergique et indignée contre la manière révoltante dont la France traite ces malheureux prisonniers », en lui demandant de la faire parvenir à son gouvernement. Si l’on pouvait critiquer le mode employé pour cette démarche, le sentiment qui l’avait dictée faisait honneur aux ouvriers danois, et le Bulletin (7 novembre) publia in-extenso leur protestation.


En Grèce, un journal socialiste, l’Ergatis (Ἑργἅτης, le Travailleur), rédigé par P. Panas, venait de voir le jour à Athènes (décembre). Quoique ce journal fût d’un socialisme encore très hésitant, et parût préoccupé surtout de questions parlementaires, le Bulletin lui adressa un souhait de bienvenue et accepta de faire l’échange avec lui.


Une lettre de notre correspondant russe (Bulletin du 14 novembre) disait que le procès-monstre annoncé par les journaux n’aurait probablement pas lieu, et que le gouvernement enverrait tout simplement les détenus en exil par décision administrative. Il ajoutait, après avoir rapporté le suicide d’un prisonnier politique, des réflexions sur la transformation qui lui paraissait nécessaire dans la tactique des révolutionnaires :

« Le gouvernement russe — disait-il — est impitoyable à l’égard de ses adversaires ; les socialistes russes le doivent être de même à l’égard de ce gouvernement. Tant qu’ils se borneront à faire simplement de la propagande, leur cause ne gagnera rien ou peu de chose ; et je vais montrer que se cantonner exclusivement sur ce terrain, c’est faire un mauvais calcul. En effet : le propagandiste russe doit être nécessairement un homme très audacieux, car faire de la propagande socialiste en Russie, c’est bien autre chose que de la faire en Suisse, en Belgique ou en Allemagne ; en Russie, on risque d’être envoyé pour une dizaine d’années aux travaux forcés ou de périr dans un cachot. Le propagandiste russe ne peut donc manquer d’audace : et alors, pourquoi se bornerait-il à la propagande ? On arrivera nécessairement, si l’on n’est pas déjà arrivé, à se poser cette question ; et on la résoudra dans ce sens qu’il faut venir en aide à toutes les grèves et émeutes, les provoquer même, et cela à main armée. Mourir en défendant ses idées vaut dans tous les cas mieux que de se suicider dans une cellule par suite de mauvais traitements. »

Ce raisonnement devait conduire bientôt à l’idée de ce qu’on a appelé la « propagande par le fait », et, plus tard, à celle des représailles, des actes de terrorisme, qui devait prendre corps en 1879 par l’organisation du célèbre « Comité exécutif ».

Une correspondance d’Irkoutsk insérée en décembre dans le journal Vpered, de Londres, et reproduite par le Bulletin, raconte une tentative faite pour faire évader Tchernychevsky. Un inconnu se présenta à l’ispravnik de Vilnisk, et lui présenta un ordre écrit du chef de la gendarmerie d’avoir à remettre au porteur la personne de Tchernychevsky pour le transfert du condamné à Blagovestchensk. L’ispravnik eut de la méfiance, et envoya l’inconnu au gouverneur de Irkoutsk, accompagné de deux cosaques ; chemin faisant, l’inconnu tua l’un de ses gardes et blessa l’autre, mais, ne connaissant pas les chemins du pays, il tomba entre les mains de l’autorité, qui l’envoya prisonnier à Saint-Pétersbourg. C’était Mychkine, qui devait figurer en 1877 dans le procès des Cent-quatre-vingt-treize.


Nous reçûmes, en décembre, de Smédérévo (Semendria), en Serbie, un journal intitulé Narodna Vola (la Volonté du peuple), et ensuite une lettre qui nous demandait de prier divers organes de l’Internationale de faire l’échange avec ce journal : « Aidez-nous, frères, disait-elle, par votre concours moral, à marcher dans cette voie qui mène au triomphe de notre cause commune ». Le Bulletin publia la lettre.


À l’autre bout du monde, en des pays avec lesquels nous n’avions eu jusqu’alors aucun rapport, se révélait à nous l’existence de mouvements socialistes déjà anciens, dont les militants demandaient à entrer en relations avec nous. Du Mexique nous arrivait un journal hebdomadaire, le Socialista, qui en était à sa cinquième année de publication et tirait à 3400 exemplaires. Dans ce journal, nous lisions un appel d’une Section de l’Internationale fondée à Montevideo (Uruguay), engageant les ouvriers de cette ville à entrer dans notre Association. Nous ne manquâmes pas de nous mettre en correspondance avec les socialistes mexicains et avec ceux de l’Uruguay.

À Montréal (Canada), il y eut le 17 décembre, devant l’hôtel de ville, une grande manifestation d’ouvriers sans travail ; le maire congédia les manifestants avec des assurances de sympathie. Le lendemain les affamés revinrent, réclamant autre chose que des paroles : la police les chargea à coups de casse-têtes, fit de nombreuses arrestations, et dispersa la foule. (Bulletin du 23 janvier 1876.)


Les élections au Conseil national suisse devaient avoir lieu le 31 octobre 1875, et l’Arbeiterbund avait chaleureusement engagé les ouvriers suisses à faire tous leurs efforts pour assurer le triomphe de candidats disposés à élaborer une bonne loi sur les fabriques. Dans son numéro du 3 octobre 1875, le Bulletin exposa en ces termes notre point de vue :


Pour nous, notre ligne de conduite est bien plus simple et plus réellement pratique. Nous n’attendons rien des prétendues réformes que daignerait nous octroyer une assemblée législative bourgeoise ; nous attendons tout du mouvement révolutionnaire qui, dans un avenir plus ou moins prochain, soulèvera l’Europe et balaiera ses vieilles institutions. Nous ne pensons pas toutefois, comme nous le font dire ceux qui diffèrent d’opinion avec nous sur ce sujet, que les révolutions s’improvisent ; nous savons qu’elles veulent être préparées, et qu’il faut que le peuple soit disposé à les comprendre et à les accepter. Mais c’est justement parce que nous voulons préparer la révolution que, dès à présent, nous cherchons à éclairer le peuple sur le vide et le charlatanisme des institutions parlementaires, et que nous disons aux ouvriers : « Groupez-vous pour devenir une force. Ne formez pas des associations destinées à faire de la politique électorale ; elles ne peuvent servir qu’à élever au pouvoir quelques ambitieux. Formez des sociétés de métier, des sociétés de résistance, associez ensemble vos intérêts de travailleurs ; en vous organisant ainsi pour la lutte économique, vous créerez l’armée de la future Révolution. »


Le 24 octobre, le Bulletin expliqua une fois de plus pourquoi l’Internationale n’avait pas de candidats : « Personne n’est assez insensé pour se figurer que l’Assemblée législative de la Suisse aurait le pouvoir de transformer la société bourgeoise en une société égalitaire » ; mais beaucoup d’ouvriers très sérieux croient que s’ils avaient des représentants au parlement, ces députés pourraient faire de la propagande et contribuer à répandre dans le peuple les bons principes. « Si nous pensions », répondait à cela le Bulletin, « que la présence d’un socialiste dans un Conseil délibérant eût quelque utilité pour la propagande, nous n’hésiterions pas à faire tous nos efforts pour arriver à faire élire quelques candidats ouvriers. » Seulement, ce mode de propagande est impossible, ou bien il serait illusoire et inefficace, du moins en Suisse : « La propagande se fait d’une manière infiniment plus fructueuse au moyen de la presse, des conférences, des brochures, des assemblées populaires, des congrès, des réunions de sociétés, etc., et c’est à ce moyen-là que nous voulons continuer à consacrer tous nos efforts ».

Après cet exposé de notre tactique, le Bulletin ajoutait :


Du reste, l’opinion que nous venons d’exprimer au sujet des candidatures socialistes n’est pas un article de foi. Nous admettons parfaitement bien qu’un socialiste puisse penser autrement que nous à cet égard. Ceux des ouvriers qui ont encore envie d’aller voter, et qui, malgré nos arguments, croient bien faire en agissant ainsi, peuvent suivre la ligne de conduite qu’ils jugent la meilleure, sans que nous songions à les en blâmer. Les socialistes d’Allemagne, par exemple, utilisent les élections comme moyen d’agitation ; ils ont réussi à élire au Reichstag cinq ou six des leurs, et ceux-ci, grâce à la situation politique de l’Allemagne, qui est bien différente de celle de Suisse française, peuvent profiter des débats du Reichstag pour remuer profondément l’opinion populaire. Les socialistes allemands ont raison de faire ce qu’ils font, tant que la situation politique de l’Allemagne sera ce qu’elle est ; et, à leur place, nous agirions de même. Mais aussi — sans pour cela regarder comme des faux-frères ceux qui diffèrent de nous sur ce point — nous pensons que tout socialiste qui aura habité pendant quelques années la Suisse française, et qui en connaîtra l’esprit et les traditions politiques, aboutira comme nous à la conviction que la participation à la lutte électorale, dans le but de faire élire des candidats socialistes, non-seulement serait du temps perdu, mais encore serait une tactique mauvaise, qui ferait reculer chez nous la cause du travail au lieu de la faire avancer.


Huit jours après les élections, notre organe disait :


À Zürich, les socialistes s’étaient unis au parti bourgeois appelé démocratique, et cette coalition portait dans le 1er arrondissement (ville de Zürich) une liste mixte, où figuraient trois démocrates et deux socialistes, membres de l’Arbeiterbund (Karl Bürkly et le mécanicien Morf). Cette liste est restée en minorité, et celle du parti conservateur a passé. C’était la seule circonscription électorale en Suisse où fussent portés des candidats socialistes. Il n’y aura donc, cette fois encore, point de députés ouvriers au Conseil national. Ce n’est pas nous qui en pleurerons.


La Tagwacht, elle, constata avec chagrin l’indifférence des ouvriers zuricois au sujet des élections : « Quelques membres isolés ont bravement fait leur devoir, mais la masse est restée inerte et indifférente. L’assemblée ouvrière convoquée la veille de l’élection a réuni si peu de monde, qu’il s’y trouvait à peine une cinquantaine d’électeurs ! Le résultat naturel d’une pareille attitude, c’est que la liste démocratique qui portait les deux candidats socialistes est restée en minorité. » À cette jérémiade le Bulletin répondit (21 novembre) :


L’indifférence que les travailleurs témoignent, de votre propre aveu, pour les questions électorales, n’est-elle pas justement un indice que votre tactique n’est pas la bonne, amis zuricois, et qu’il vaudrait mieux renoncer à vouloir intéresser les ouvriers à des candidatures dont ils ne se soucient pas ? N’y a-t-il pas d’autres moyens, bien plus puissants, de faire de l’agitation et de la propagande ? les meetings d’indignation contre les massacres d’ouvriers, les grèves héroïquement soutenues, ces choses-là ne parlent-elles pas bien plus au cœur du peuple travailleur qu’une élection politique ? Réfléchissez-y ; et, si vous connaissez l’histoire du mouvement ouvrier à Genève, comparez ce qu’il était en 1868 et 1869, où on faisait des grèves et des meetings, mais pas — ou presque pas — de politique électorale, avec ce qu’il est devenu aujourd’hui, où on fait de la politique électorale, mais où il n’y a plus ni meetings ni grèves.


La Tagwacht s’occupa, dans la première semaine de novembre, de l’appel de la Fédération des graveurs et guillocheurs (voir p. 298), et tout ce qu’elle trouva à dire à ce sujet fut ceci : « Pour nous, nous ne connaissons point d’autre moyen qu’une propagande infatigable au sein du peuple travailleur, afin que le nombre de ceux qui se laisseraient employer contre leurs frères en grève diminue de plus en plus ». Le Bulletin (14 novembre) fit remarquer que l’observation de la Tagwacht ne répondait pas du tout à la question posée :


Il existe, dès à présent, des groupes assez nombreux d’ouvriers suisses qui sont fermement résolus à ne pas « se laisser employer contre leurs frères en grève », et qui n’ont plus besoin qu’on leur fasse de la propagande pour leur démontrer que les travailleurs ne doivent pas se fusiller entre eux. Mais ces groupes-là ont besoin de se concerter pour savoir quelles mesures pratiques ils auraient à prendre dans le cas où leurs membres se verraient appelés au service militaire pour marcher contre des grévistes.


Le Comité central de l’Arbeiterbund, fort ennuyé et ne sachant encore quelle attitude il adopterait, renonça pour une fois à son rôle de directeur et résolut de se borner à transmettre l’appel aux sections de l’association. Mais un de ses membres, plus décidé, le relieur Auguste Herter, à Veltheim, près Winterthour, adressa en son nom personnel au Comité central des graveurs et guillocheurs une lettre (21 novembre) où il disait : « Amis, vous avez bien fait de lancer votre appel… Oui, il ne suffit pas de protester, il faut agir… À l’arrivée de la nouvelle de Göschenen, j’étais sur le point de ramasser mon uniforme, de le porter à Berne, et d’aller le jeter aux pieds du Conseil fédéral en disant : « Tenez ! pour un honnête homme il est honteux de porter l’uniforme suisse ! » Voilà ce qu’il faudra faire ; mais pour cela il faudra se coaliser, le plus nombreux et le plus fermes que possible. » (Bulletin du 19 décembre.) — Il y avait donc, dans la Suisse allemande, des hommes énergiques qui nous tendaient la main pour l’action.

Un nouvel incident, survenu à Wohlen (Argovie) le 12 décembre, montra que « l’intervention de l’armée dans les débats entre les ouvriers et les entrepreneurs paraissait être entrée dans les habitudes et acceptée par l’opinion publique » : des ouvriers italiens, occupés à des travaux de chemin de fer, avaient réclamé contre une diminution de salaire, et aussitôt un détachement de troupes avait été mis sur pied. Il n’y eut pas, cette fois, de sang versé : mais quelques-uns des « meneurs » furent arrêtés, et conduits, menottés, à la prison de Bremgarten.

Dans le courant de novembre fut publié le texte du projet de loi sur les fabriques. L’Arbeiterbund et le Grütli prirent l’initiative d’une pétition à adresser aux Chambres pour l’incription dans ce projet de la journée normale de dix heures, et de quelques autres points. Le Volksverein, association radicale, s’associa au pétitionnement, et la presse, la radicale comme l’ultramontaine, fit campagne en faveur du projet. L’Internationale resta sceptique.


En ce qui concerne la vie intérieure des Sections jurassiennes, il faut citer la réunion tenue à Bienne le dimanche 3 octobre, réunion analogue à celles qui avaient eu lieu antérieurement à Fontaines, à Saint-Imier et à Berne en 1874. « Ce fut, dit le Bulletin, une bonne journée pour l’Internationale. Le dimanche matin, le chemin de fer amena de tous les côtés des membres de la Fédération jurassienne, désireux de faire ou de renouveler connaissance : Berne, Fribourg, Neuchâtel, le Locle, la Chaux-de-Fonds, Sonvillier, Saint-Imier, Corgémont, et même Porrentruy et Bâle, avaient fourni leur contingent. » Le succès du meeting public nous valut des attaques furieuses de la part de la presse bernoise ; Brousse fut particulièrement en butte aux injures et aux dénonciations d’une feuille appelée Intelligenzblatt der Stadt Bern : heureusement pour lui, le professeur Schwarzenbach, directeur du laboratoire de chimie de l’université, auquel il était attaché comme assistant, avait des relations personnelles avec son collègue de la faculté de Montpellier, le professeur Brousse père, en sorte que le jeune assistant ne fut pas inquiété. — Le 30 octobre, il y eut assemblée familière, à Berne, de membres des Sections de Berne, Bienne, Sonvillier, d’une Section en formation à Bâle, et d’une Section récemment formée à Soleure. Comme on le voit, nos idées gagnaient du terrain, et des groupes nouveaux venaient à nous. Même au delà des Alpes, dans le Tessin, une Section fondée à Lugano, en décembre, par quelques Italiens et quelques Tessinois, nous annonça son adhésion à la Fédération jurassienne[7]. — À Genève, par contre, le terrain n’était décidément pas favorable ; on lit dans le Bulletin du 31 octobre : « Un ouvrier de Genève, qui vient de rentrer dans sa ville natale après une absence de plusieurs années, nous écrit ce qui suit : À mon arrivée, j’ai été vraiment écœuré en entendant les conversations de presque tous les ouvriers d’ici : on n’entend plus parler que de militaire et de questions religieuses ; de questions sociales, absence complète. Cette centralisation à laquelle on travaille fait de la Suisse une petite Prusse avec son chauvinisme ; c’est vraiment désolant que les ouvriers genevois, assez intelligents de nature, soient tombés si naïvement dans le piège tendu par la bourgeoisie. Je ne sais pas comment cela se passe ailleurs, mais ici le tour est joué... Les ouvriers libres-penseurs vont maintenant à la messe du curé libéral, pour appuyer soi-disant le mouvement progressiste ; quelquesuns ont eu la simplicité de me proposer d’y aller avec eux : vous pouvez penser si je les ai bien reçus ! »

Nous organisâmes, pour l’hiver 1875-1876, une campagne de conférences, à Neuchâtel, à Berne, à Fribourg, au Val de Saint-Imier. Et à cette occasion, un rapprochement se fit entre les Jurassiens et la Section du propagande de Genève : celle-ci adressa un appel à quelques-uns d’entre nous, qui allèrent donner à Genève quelques conférences[8], avec l’espoir de créer de nouveau dans cette ville une agitation socialiste ; et, en retour, Lefrançais et Joukovsky vinrent à Berne, à Neuchâtel, à Saint-Imier, parler, le premier, de la « propriété collective », le second de « l’État ».

Le Bulletin du 3 octobre annonça que la seconde série de mes Esquisses historiques était sous presse, et en publia quelques pages (sur la philosophie grecque) ; le petit volume parut à la fin de novembre.

Nous ne continuâmes pas la publication de l’Almanach du peuple, qui avait été poursuivie pendant cinq années ; l’Almanach socialiste qu’entreprenaient nos amis de la rédaction de l’Ami du peuple, à Liège, nous parut de nature à le remplacer.

À partir du 1er décembre, l’administration du Bulletin fut transférée à la Chaux-de-Fonds, parce que François Floquet, qui, depuis deux ans et demi, était chargé des fonctions d’administrateur, avait dû quitter le Locle, où il n’avait plus de travail, pour aller habiter la Chaux-de-Fonds. En outre, l’atelier coopératif des graveurs et guillocheurs avait été définitivement transporté, en novembre 1875, du Locle à la Chaux-de-Fonds : en sorte que, le Locle s’étant vu privé successivement de ses militants les plus actifs, il ne s’y trouva plus, à partir de la fin de 1875, assez de socialistes indépendants et combatifs pour continuer à y maintenir une Section de l’Internationale.

Dans son dernier numéro de 1875, qui terminait la quatrième année de son existence, le Bulletin publia un article-programme, où nous déclarions — contrairement à l’avis de ceux qui se tenaient éloignés des sociétés ouvrières sous le prétexte qu’elles étaient impuissantes à rien réaliser de pratique — que, « au moyen d’organisations franchement ouvrières, ne voulant que la satisfaction des intérêts du travail, et sachant séparer leur cause de celle des partis politiques bourgeois, il était possible de faire quelque chose » ; et nous le prouvions en ces termes :


Ouvriers, si vous vouliez !

Supposons deux mille ouvriers de la Chaux-de-Fonds organisés par corps de métier et reliés par la fédération locale, décidés à ne vouloir que ce qui est dans l’intérêt réel de la population ouvrière et à n’agir que conformément à cet intérêt. Premier résultat pratique : Constitution positive du parti ouvrier de la Chaux-de-Fonds, et abandon, par deux mille ouvriers, de tous les autres partis ; par conséquent, affaiblissement important des forces de l’ennemi.

... Alors, les sociétés de métier et la fédération locale peuvent commencer à organiser toutes les institutions, favorables aux ouvriers, qu’il est possible de créer dans les conditions actuelles.

Autre conséquence morale positive : les ouvriers n’auront plus cette crainte de déplaire au patron, qui en paralyse un si grand nombre aujourd’hui ; en effet, ils se sentiront tous individuellement appuyés par une masse bien organisée.

Les institutions qu’il est possible aux ouvriers ainsi groupés d’organiser sont nombreuses. En voici quelques-unes : création d’une caisse de résistance dans chaque métier, et organisation solidaire fédérative de la résistance ; — création d’une assurance mutuelle générale pour les cas de maladie et de chômage ; — institution d’un bureau général de renseignements et de statistique...; — institution d’un fonds volontaire de solidarité... ; — organisation du crédit solidaire, mutuel et fédéral, dans le but d’utiliser toutes les ressources financières des sections et de la fédération pour le développement des entreprises ; — institution, dans les principaux quartiers, de magasins de la fédération... ; — institution d’ateliers placés sous la surveillance des sociétés de métier ou de la fédération, et leur appartenant ; — création d’un dépôt d’ouvrages socialistes, scientifiques et littéraires,… organisation d’une bibliothèque générale, de conférences publiques régulières, de séances familières de lecture et de discussion, de soirées populaires, etc....

Une pareille organisation et une telle action transformeraient la population ouvrière d’un centre industriel comme la Chaux-de-Fonds en une véritable puissance, et toutes les calomnies bourgeoises, les manœuvres réactionnaires, les craintes des timides, disparaîtraient devant la grandeur d’une agitation populaire permanente. Les idées, les habitudes, les mœurs se transformeraient ; la vie dans l’atelier, dans les familles, dans la rue, dans l’assemblée, deviendrait le miroir pratique du principe d’émancipation du travail.

Lorsque les ouvriers des localités avoisinantes, visitant la Chaux-de-Fonds, y verraient fonctionner les institutions ouvrières dont nous venons de parler, ils s’en retourneraient avec le désir de réaliser aussi chez eux quelque chose dans ce sens. L’idée gagnerait du terrain et bientôt nos localités industrielles constitueraient un puissant réseau d’organisations ouvrières. Cette propagande au dehors pourrait être immensément favorisée par des courses en masses. On ne se prive nullement aujourd’hui de promenades ; seulement chacun tire de son côté. Pourquoi les deux mille ouvriers organisés de la Chaux-de-Fonds ne se rendraient-ils pas un jour, en masse, dans les Franches-Montagnes ultramontaines[9], dans le Val de Saint-Imier libéral, au Locle, au Val de Ruz, pour aller démontrer aux populations de ces localités qu’elles ont à satisfaire à des intérêts supérieurs à ceux des vieux partis politiques, et que, par l’union et l’action, on peut travailler au bien-être moral et matériel du peuple ouvrier[10] ?

Ce sera une première étape dans la voie de l’émancipation du travail. En franchissant celle-ci, nous serons mieux préparés à continuer notre marche sur la route inévitable de la révolution sociale.

Aux minorités qui sont sur la brèche à agir dans ce sens.


Après le départ de Cafiero de la Baronata, Filippo Mazzotti et sa femme Marietta s’étaient établis à Lugano ; là, ils devinrent pour Bakounine des familiers toujours prêts à se dévouer à son service. Avec eux, d’autres ouvriers italiens, comme le cordonnier Santandrea, d’Imola, le barbier Gotti, d’Ancône, tout un petit groupe d’humbles et fervents admirateurs, avaient entouré de leurs soins et de leur affection le vieux révolutionnaire fatigué, qui trouvait dans leur société l’oubli momentané de ses maux et de ses dégoûts, et se réchauffait à la flamme que lui-même avait allumée en eux.

« Tous les soirs — raconte Mme A. Bauler[11] — Andréa Santandrea venait à la villa pour aider Michel Alexandrovitch à se mettre au lit, et, après avoir fait le nécessaire, restait auprès de lui jusqu’à une heure très avancée de la nuit. C’était Filippo Mazzotti qui venait le matin... Je n’ai jamais vu, ni avant ni depuis, un attachement aussi enthousiaste et aussi désintéressé.

« Je me rappelle certains dimanches où ces ouvriers étaient rassemblés dans la chambre de Bakounine. Santandrea se tenait immobile, les doux coudes sur la table, sa tête de patricien romain appuyée sur ses bras croisés ; ses grands yeux noirs regardaient, extatiques, la bouche de Bakounine qui parlait. Mazzotti, plus expansif, plus vif et plus naïf, souriait, acquiesçait, hochait la tête, ou regardait avec une expression de tristesse de mon côté, me plaignant évidemment de ne pouvoir comprendre la grande parole. Et Bakounine fumait cigarette sur cigarette, buvait par gorgées du thé dans une tasse énorme, et parlait en italien longuement. Quelquefois un auditeur risquait une objection. Alors Santandrea et Mazzotti expliquaient et cherchaient à persuader, en s’interrompant l’un l’autre, tandis que Bakounine écoutait, faisait des signes de tête approbatifs, ajoutait un mot par ci par là. Au commencement, vu mon ignorance de la langue italienne, je ne comprenais même pas le sens général de la conversation : mais, en observant les visages des assistants, j’avais l’impression qu’il s’accomplissait là quelque chose d’extraordinairement grave et solennel. L’atmosphère de ces entretiens me pénétrait, il se créait en moi un état d’âme que je voudrais appeler, faute d’autre expression, un « état de grâce » : la foi croissait, les doutes s’évanouissaient. La valeur de Bakounine se précisait pour moi, sa personnalité grandissait. Je voyais que sa force était dans le pouvoir de prendre possession des âmes humaines. Sans aucun doute, tous ces hommes qui l’écoutaient étaient prêts à tout à sa moindre parole. Je pouvais me représenter un autre milieu moins intime, une grande foule, et je comprenais que l’influence de Bakounine y serait identique. Seulement l’enthousiasme, ici doux et intérieur, deviendrait incomparablement plus intense, l’atmosphère plus orageuse, par la contagion mutuelle des humains dans une foule.

« Au fond, en quoi consistait le charme de Bakounine ? Je crois qu’il est impossible de le définir exactement. Ce n’est pas par la force de persuasion qu’il agissait, ce n’est pas sa pensée qui éveillait la pensée des autres ; mais il soulevait tout cœur rebelle, il y éveillait une colère « élémentaire » (stikhiinaïa). Et cette colère éblouissait par la beauté, devenait créatrice, et montrait à la soif exaltée de justice et de bonheur une issue, une possibilité d’accomplissement. Die Lust der Zerstörung ist zugleich eine schaffende Lust[12], a répété Bakounine jusqu’à la fin de sa vie.

« En observant les relations de Michel Alexandrovitch avec les gens du peuple, j’étais de plus en plus émerveillée. Souvent, dans nos longues conversations en tête à tête, il m’avait exposé ses idées philosophiques, et, comme s’il eût voulu faire une analyse rétrospective de l’ensemble de ses vues, il parlait du hegelianisme, en le réfutant avec une logique serrée. Ce n’était que par un effort d’attention soutenu que je pouvais suivre ses raisonnements ; et sa lumineuse pensée m’étonnait alors par l’originalité et la hardiesse des déductions. Mais quand je voyais avec quelle facilité il entrait en communication intellectuelle avec des illettrés, appartenant à une autre classe, à une autre race, mon étonnement devenait plus grand encore. Malgré la simplicité extrême de sa vie, Bakounine était resté des pieds à la tête un « barine[13]» russe. Et néanmoins, avec les ouvriers il était sur un pied de familière égalité, bien plus qu’un Malon, par exemple, qui pourtant était fils d’un paysan. Je sentais toujours, dans les relations des communards de Lugano avec les ouvriers, ou de la condescendance, ou un peu de flatterie. Entre les ouvriers et Bakounine il n’y avait que de la simple amitié, et cela sans le moindre effort. Il pouvait crier en faisant une réprimande à Filippo ou à Andrea comme s’ils eussent été des gamins ; il pouvait les tenir sous la fascination de ses idées ; et il pouvait également parler longuement avec eux de leurs petites affaires, leur raconter ou leur faire raconter les cancans du parti ou de la ville, plaisanter avec eux et rire de leurs plaisanteries. Cela m’étonnait alors ; depuis, je suis arrivée à cette conclusion que, dans ses relations avec les ouvriers, c’étaient ses habitudes un peu patriarcales de « barine » russe qui l’aidaient à se rapprocher d’eux. »

La situation financière du pauvre Bakounine allait toujours en empirant, malgré l’optimisme qu’il avait montré à son ami Bellerio. Aucun argent n’arrivait de Russie. Enfin, à son appel, Gambuzzi se rendit à Lugano : il fit souscrire à Bakounine, le 5 décembre 1875, une hypothèque de 22.000 fr. sur la villa, au nom d’un financier napolitain ; mais cette hypothèque, semble-t-il, était fictive, car on ne voit pas que le financier ait avancé de l’argent. Le 8 décembre, après que Gambuzzi est reparti, Bakounine lui écrit qu’il a emprunté 300 fr. à Pederzolli en signant un billet à trois mois : « Cela était absolument nécessaire, puisque Antonie veut absolument nous transporter samedi le 11 dans notre malheureuse villa, et je me laisse faire comme un fataliste turc, ne sachant absolument rien de ce qui nous adviendra ». La villa avait été meublée au moyen des meubles cédés par Cafiero. Bakounine devait l’habiter six mois.




  1. C’était peut-être Cafiero lui-même qui avait écrit cet article, car la Plebe recevait de toutes mains.
  2. Malon avait publié chez Le Chevalier, à Paris, un Exposé des écoles socialistes françaises, et il devait publier en 1876 à Lugano, chez Ajani et Berra, une Histoire critique de l’économie politique. Il avait offert sa collaboration au Mirabeau, de Verviers, qui l’avait acceptée, et il allait essayer de faire de ce journal l’instrument de ses ambitions et de ses rancunes.
  3. Joseph Favre était un cuisinier français, un peu toqué, qui se trouvait à ce moment attaché comme chef à un hôtel de Lugano, et qui se fit, pendant un temps, l’inséparable suivant de Malon.
  4. Amilcare Cipriani, né à Rimini en 1844, avait pris part à la campagne de Sicile avec Garibaldi en 1800. En septembre 1864, il se trouvait de passage à Londres, venant d’Égypte, et assista au meeting de Saint Martin’s Hall où fut décidée la création de l’Internationale (je prends ce renseignement dans une lettre que Cipriani m’a écrite le 7 décembre 1907). Retourné ensuite en Égypte, il y fonda, à Alexandrie, une section de l’Association. En 1866, il était en Crète avec Flourens ; en 1870, à Paris, il militait dans les rangs des internationaux. On sait qu’il accompagnait Flourens à la sortie du 3 avril 1871 ; fait prisonnier, il fut condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée.
  5. Cet almanach était édité par la rédaction de l’Ami du Peuple. Il contenait des articles et des poésies de De Paepe, de Prosper Voglet, d’Eug. Châtelain, de Delesalle (le beau-père de P. Robin), de Victor Mathaiwe, et de P. Robin (qui signait de l’anagramme Bripon).
  6. Le héros du Congrès marxiste de Genève de 1873.
  7. On voit par les procès-verbaux du Comité fédéral jurassien, auquel la Section de Lugano envoya ses cotisations (30 juillet 1876), qu’elle comptait douze membres.
  8. Je me rappelle avoir fait à Genève, cet hiver-là, sur l’invitation de la Section de propagande, une conférence sur l’impôt.
  9. District catholique du Jura bernois, qui a pour chef-lieu Saignelégier.
  10. Voilà l’idée qui devait s’appeler bientôt la « propagande par le fait «, adaptée aux conditions spéciales des populations jurassiennes.
  11. Dans ses souvenirs publiés par la revue Byloé.
  12. « Le désir de la destruction est en même temps un désir créateur. » Cette parole célèbre de Bakounine se trouve dans le premier en date de ses écrits révolutionnaires : « La réaction en Allemagne, fragment, par Un Français (sic) », article publié en allemand, en octobre 1842, à Dresde, sous le pseudonyme de « Jules Élysard », dans les Deutsche Jahrbücher d’Arnold Ruge.
  13. Barine signifie maître, seigneur, gentilhomme.