L’INTERNATIONALE - Tome II
Troisième partie
Chapitre VII
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VII
Bakounine commence (novembre 1870) un ouvrage politique et philosophique, dont il continue la rédaction jusqu’au milieu de mars 1871. Sa détresse matérielle pendant l’hiver 1870-1871.


J’ai maintenant à parler de Bakounine et de son activité comme écrivain, de novembre 1870 à mars 1871. On a vu qu’aussitôt revenu à Locarno, il avait commencé un nouvel ouvrage, faisant suite aux Lettres à un Français. Il comptait le faire imprimer à Genève, à l’Imprimerie coopérative, et entra en correspondance à ce sujet avec Ozerof, Ogaref et Joukovsky. Une lettre écrite à Ogaref (en russe), le 19 novembre[1], nous apprend qu’il lui avait fait un envoi de manuscrit, et qu’il avait déjà, à ce moment, une quarantaine d’autres pages terminées : « Si je ne le les envoie pas tout de suite, c’est que je dois les avoir sous la main jusqu’à ce que j’aie achevé l’exposé d’une question très délicate ; et je suis encore bien loin de voir la fin de mon ouvrage ». Il ajoutait ensuite : « Ce ne sera pas une brochure, mais un volume : sait-on cela à l’Imprimerie coopérative ?... Ozerof m’écrit que tu te charges de la correction des épreuves. Je t’en prie, mon ami, demande à Jouk de t’aider. Je suis persuadé qu’il ne refusera pas son concours. Une intelligence et deux yeux, surtout lorsque ce sont les tiens, valent déjà beaucoup, mais deux intelligences valent encore mieux[2]. S’il accepte, je serai tout à fait tranquille à ce sujet... Remets-lui immédiatement la lettre ci-jointe. » Et dans un post-scriptum il insistait encore sur la crainte qu’il avait des fautes d’impression : « Tu as peine à déchiffrer mon écriture, de sorte que si tu te chargeais de corriger les épreuves de mon livre à toi seul, cela amènerait immanquablement des erreurs. Tu me ferais parler un autre langage, ce qui me jetterait dans le désespoir. Je tiens beaucoup à ce que ma brochure ou mon livre soit correctement imprimé, c’est pourquoi je te répète encore une fois : Une intelligence vaut beaucoup, deux valent mieux. »

Dans la lettre à Joukovsky[3] (en russe) Bakounine lui disait : « J’écris et je publie maintenant, non une brochure, mais tout un livre, et Ogaref s’occupe de le faire imprimer et d’en corriger les épreuves. Mais tout seul il n’a pas la force nécessaire ; aide-le, je te le demande au nom de notre vieille amitié, qui, bien qu’elle ait été voilée de quelques nuages dans ces derniers temps, cependant, malgré tout, — je parle en en jugeant d’après moi-même, — n’a pas changé. Donc, je t’en prie, aide Aga [Ogaref] pour l’impression et la correction. Ogaref te communiquera tous les détails. »

La composition typographique des premiers feuillets du manuscrit avait été commencée; mais Bakounine n’envoyait pas la suite. Faute d’avoir fait au préalable un plan pour son ouvrage, il s’était lancé dans une de ces digressions dont il était coutumier et qui lui faisaient souvent oublier son point de départ : il avait entrepris toute une discussion métaphysique sur l’idée de Dieu[4]. Continuant son travail dans cette direction pendant les mois de décembre et de janvier, il poussa la rédaction de son manuscrit jusqu’à la page 256 ; puis, s’étant enfin aperçu qu’il s’était engagé dans une impasse, il s’arrêta, revint sur ses pas, et, conservant seulement les 80 premières pages de son travail[5], greffa sur ce début une suite toute différente de la première.

Cependant j’étais rentré, moi aussi, en correspondance avec Bakounine, en janvier, je crois. Ce long silence, de ma part, venait simplement de ce que j’avais ignoré, jusqu’alors, où il se trouvait ; dès que j’eus appris, par Joukovsky ou par Ozerof, qu’il était de retour à Locarno, et qu’il s’occupait à y préparer un livre, je lui écrivis. De sa part à lui, il y avait eu, j’imagine, un autre motif : il était un peu confus de l’insuccès de sa campagne révolutionnaire de France, — quoique le résultat négatif ne pût lui en être imputé, — et il se tenait silencieux dans sa retraite, ne sachant trop ce que ses amis du Jura avaient dû penser de son aventure. Nous avions du moins le sentiment que telle pouvait être la raison de son mutisme : aussi ma lettre fut-elle particulièrement affectueuse, et il me répondit aussitôt, en me témoignant toute la satisfaction qu’il éprouvait à renouer avec nous.

Je lui offris mes services pour surveiller l’impression de son nouvel ouvrage. Comme le livre, dont le titre devait être La Révolution sociale ou la dictature militaire, s’imprimait à Genève, il me demanda, non de lire les épreuves, mais de revoir son manuscrit avant la composition typographique. Il m’envoya donc, à partir du 9 février, les feuillets nouveaux, au delà de la page 80, qu’il venait d’écrire (les 80 premiers feuillets se trouvaient déjà à Genève) ; et les notes quotidiennes de son calendrier-journal[6] donnent l’indication de ces envois :


Février 9. — Brochure : envoyé à Guillaume pages 81-109, en tout 29 pages. — 11. Brochure : envoyé à Guillaume pages 110-121, en tout 12 pages. — 12. Bonne lettre de Guillaume. — 14. Lettre à Guillaume. — 16. Brochure : envoyé à Guillaume pages 122-138. — 19. Pages 139-148 envoyées à Guillaume. — 23. Lettre à Guillaume. — 25. Brochure : envoyé à Guillaume 21 pages, de 149 à 169. — Mars 1er. Brochure : envoyé à Guillaume, lettre et pages 170-199. — 9. Envoyé à Guillaume brochure pages 200-246. — 11. Envoyé lettre à Guillaume. — 12. Reçu faire-part de la mort de Palix[7]. — 16. Envoyé à Guillaume 26 pages (247-272). — 18. Pars demain pour Florence. Envoyé 13 pages (273-285).


Au verso du feuillet 109 du manuscrit (envoi du 9 février), Bakounine a écrit : « Demain enverrai autant, avec lettre ». — Au verso du feuillet 121 (envoi du 11 février) : « 12 pages, 110-121. Lettre demain. » — Au verso du feuillet 138 (envoi du 16 février): « 1re livraison. 1-138 pages[8] ». — Il n’y a rien d’écrit au verso des feuillets de l’envoi du 19 février, pages 139-148. — Au verso du feuillet 169 (envoi du 25 février), il a écrit : « Pages 149-169 inclusivement. Je te prie, cher ami, envoie tout le manuscrit corrigé à Ozerof qui le demande à grands cris. En tout, avec ceci, je t’ai envoyé 89 pages (81-169). » — Au verso du feuillet 199 (envoi du 1er mars) : « Pages 170-199 inclusivement ». — Il n’y a rien d’écrit au verso des feuillets de l’envoi du 9 mars, pages 200-246. — Au verso du feuillet 247 (envoi du 16 mars, pages 247-272) : « 26 pages, 247-272 inclusivement. Après-demain à peu près autant. Attends ta lettre. » — Au verso du feuillet 273 (envoi du 18 mars) : « 13 pages, 273-285 inclusivement. Je pars demain pour Florence ; reviendrai dans dix jours. Adresse tes lettres toujours à Locarno. Quand pars-tu[9] ? Attends de tes nouvelles. J’embrasse Schwitz. Ton M. B. »

Je dirai plus loin la fin de l’histoire de ce manuscrit, dont les 138 premières pages seulement ont été publiées du vivant de l’auteur. Je veux ici emprunter encore aux notes du journal de Bakounine quelques lignes qui montrent dans quelle détresse matérielle il se trouvait durant cet hiver, après avoir épuisé, pour les dépenses de son voyage de Lyon et de Marseille, toutes les ressources que pouvaient lui procurer les emprunts auprès de ses amis de Berne et de Genève, ainsi qu’auprès de ses récentes connaissances de Locarno, le pharmacien Gavirali et Emilio Bellerio, qui l’avaient aussi aidé de leur bourse :


Janvier 2. Bourse vide. Donné à Antonie 5 fr. — 3. Sans argent. Emprunté à Marie[10] 45 fr. — 5. Donné à Antonie 20 fr. — 9. Donné à Antonie 3 fr. — 11. Pas d’argent. — 13. Pas d’argent. — 14. Pris chez Marie 40 fr. — 16. Reçu 200 fr. de Gambuzzi. — 18. Payé 60 fr. au charcutier, 17 fr. au [illisible]. — 19. Payé le boulanger 30 fr. ; reste bourse 67 fr. — 21. Reste bourse 53 fr. 70. — 24. En poche 20 fr. — 25. Point de thé[11]. — 28. Lettre à Mme Franzoni : demain sans doute réponse. (Quelle réponse ? Zéro ? 200 ? 300 ? 400 ? — 29. Reçu de Mme Franzoni 300 fr. — Paris capitulé le 28 ; Bourbaki entré en Suisse. — Payé à Nina[12] 25 fr. (reste dû jusqu’au 1er février 20 fr.) ; à Marie 40 fr. (reste dû 68 fr.); à Mme Pedrazzini 60 fr. (reste dû 208 fr. jusqu’au 4 février) ; à Bettoli 55 fr. (reste dû 25 fr.) ; pour le bois 41 fr. 50 ; en poche 88 fr.

Février 2. Payé à Nina encore 20 fr. ; reste dû à elle 3 fr. ; nouvelle femme, Margarita. — 11. Emprunté à Mme Pedrazzini 50 fr. 40[13]. — 17. Emprunté à Baptiste 31 fr. — 20. Reçu de Gambuzzi 110 fr. ; payé Baptiste ; thé 9 fr. ; papier etc., 2 fr. ; Nina 3 fr. ; Antonie 2 fr.,… en tout 54 fr.; reste 66 fr. — 22. Payé tout à Bettoli ; reste 32 fr.

Mars 2. Seulement 16 fr. dans la poche. — 6,5 fr. dans la poche : que faire ? s’adresser à Mme Franzoni ? — 7. Franzoni non. En tout 5 fr. — 8. Malade ; 5 fr. en tout. — 9. En poche 3 fr. 30. — 10. En poche 1 fr. 85. — 11. Reste 5 centimes. Demandé 20 fr. à Emilio ; m’apportera demain. — 12. Emilio m’apporte 20 fr. en papier italien. — 13 Point de réponse ni de Gambuzzi ni de Louguinine ; point d’argent. — 14. Point de lettres. — 15. Point de lettres. — 16. De Gambuzzi ni lettre ni argent, de Louguinine non plus. — 17. Point de lettres, pas d’argent. En poche 99 centimes. Reste 55 centimes. — 18. Lettre de Gambuzzi sans argent. Prends 110 fr. chez Mme Pedrazzini. Pars demain.


Le 19 mars Bakounine se rendit à Florence avec l’argent emprunté à sa propriétaire ; il y vit Louguinine, un Russe avec lequel il avait été en relations[14], et qui lui promit d’intervenir activement auprès de ses frères, en Russie, pour lui faire obtenir le paiement de ce qui lui était dû comme sa part de l’héritage paternel ; et il rentra à Locarno le 3 avril, rapportant 200 fr. que lui avaient procurés ses amis Friscia, Mazzoni et Fanelli, et la promesse que Gambuzzi emprunterait pour lui un millier de francs à quelque banquier de Naples.



  1. Publiée dans la Correspondance.
  2. Proverbe russe.
  3. Retrouvée et publiée par Nettlau, p. 527.
  4. À partir de la page 105, le manuscrit porte ce titre, placé là par l’auteur lorsqu’il changea, en février, la destination de ces pages : Appendice : Considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme.
  5. Les pages 81-256 du manuscrit de décembre 1870-janvier 1871 sont restées inédites.
  6. Bakounine avait l’habitude de noter chaque jour, sur un petit calendrier, les lettres qu’il écrivait et recevait, les articles ou écrits divers qu’il rédigeait, ses dépenses et recettes, les menus faits de sa vie quotidienne. Les calendriers des années 1871 et 1872 ont été conservés ; et Max Nettlau a eu l’obligeance de me communiquer la copie qu’il en a faite.
  7. Palix était mort à Lyon dans les premiers jours de février, des suites de la maladie de poitrine qui le minait depuis plusieurs années.
  8. Ces mots là doivent avoir été écrits par Bakounine plus tard, au moment où, en mai 1871, il me reprit la fin du manuscrit (feuillets 139-285), me laissant les 138 premiers feuillets, qui contenaient le texte de la première livraison, déjà imprimée, de L’Empire knouto-germanique.
  9. Bakounine avait appris par moi l’intention que j’avais eue, le 21 février, de partir pour Paris avec F. Buisson, et l’ajournement de ce projet.
  10. Probablement Marie Orazio, une amie de Locarno, mentionnée plusieurs fois dans le calendrier-journal.
  11. Mme Bakounine écrit ce jour-là à un correspondant : « M. B. se trouve dans un état très accablé ; il dit : « Que faire ? je suis trop vieux pour commencer à gagner mon pain, il ne me reste pas beaucoup à vivre. » La question économique l’accable tellement qu’il perd toute son énergie et se tue moralement ; et tout cela après avoir sacrifié sa vie à la liberté et à l’humanité, oubliant soi-même. Ses frères sont restés toujours indifférents, inactifs, jusqu’au crime ; M. B. pense d’obliger ses frères à lui donner sa part de son héritage. » (Nettlau, Supplément inédit.)
  12. La femme de ménage.
  13. Mme Bakounine écrit le 12 février à un correspondant qu’il sera nécessaire qu’elle sollicite de ses sœurs 50 roubles par mois. (Ces 50 roubles furent envoyés en effet, à partir du mois d’avril 1871, pendant quelque temps.)
  14. À son sujet, Bakounine écrivait à Ogaref le 5 avril (en russe), deux jours après son retour de Florence : « Je suis très content de L[ouguinine] ; j’ai retrouvé en lui un ancien ami ; c’est toujours le même chevalier, le dernier Mohican de la noblesse, seulement avec un nouveau souci de coopératives. Il se consacre à mon affaire [la réclamation que Bakounine adressait à ses frères] sincèrement, chaleureusement et de bonne grâce ; il y a lieu d’espérer qu’il va l’arranger. » (Correspondance de Bakounine.)