L’INTERNATIONALE - Tome II
Troisième partie
Chapitre V
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V.


L’hiver de 1870-1871.


Je reviens à nos Montagnes. Après le Congrès de Saint-Imier, il y eut suspension, pendant quelque temps, des réunions régulières de nos Sections et de l’action du Comité fédéral : tout paraissait désorganisé, « les esprits étaient plus préoccupés des échos des champs de bataille que des questions sociales ». Toutefois, « l’action individuelle reprenait bientôt l’œuvre suspendue ; et, tandis que nos ennemis nous croyaient écrasés, un travail tranquille — mille fois plus sérieux que tout autre — s’opérait. Quelques membres dévoués des Sections montagnardes discutaient sans cesse des moyens de donner une nouvelle vie à notre Fédération romande. On se mit d’accord sur la publication de brochures socialistes, et une commission centrale de vente fut constituée dans le sein de la Section du district de Courtelary[1]. » Par les soins de cette commission furent éditées deux brochures, que j’imprimai : 1o L’Association internationale des travailleurs, reproduction d’une série d’articles publiés par Albert Richard dans le Progrès de Lyon pendant l’été de 1870, et dont quelques-uns avaient déjà été reproduits par la Solidarité : « l’auteur y a résumé l’histoire du développement de l’Internationale, et surtout le progrès des idées au sein de cette association » ; 2o La Guerre et la Paix, par Adhémar Schwitzguébel : « cette brochure fait ressortir les véritables causes de la guerre, qu’on doit voir non pas tant dans l’ambition de tel ou tel monarque, mais avant tout dans le désordre économique dont souffre la société ». Nous publiâmes en outre un Almanach du Peuple pour 1871, contenant les articles suivants (les articles n’étant pas signés, j’indique le nom de leurs auteurs) : Les caisses de résistance (Adhémar Schwitzguébel), dialogue destiné à réfuter le raisonnement d’un ouvrier qui essaie de persuader à un camarade que « la pièce de un franc qu’il donne chaque mois pour la caisse de résistance serait plus avantageusement placée à la caisse d’épargne » ; Les partageux (Adhémar Schwitzguébel), article démontrant que les véritables « partageux » sont les exploiteurs ; L’Association internationale des travailleurs (Adhémar Schwitzguébel), court exposé des principes de l’Internationale et de la théorie collectiviste ; La réforme de l’éducation (James Guillaume), montrant que la transformation de l’éducation publique ne peut s’accomplir que dans une société dont les bases seront radicalement transformées ; Une Commune sociale (James Guillaume), essai dans lequel j’exposais, avec nos idées d’alors, ce que serait, « non pas une commune telle qu’on en pourra voir dans un siècle, alors que, la réforme sociale ayant été radicalement accomplie partout, il se sera formé une génération nouvelle qui n’aura gardé de nos préjugés, de notre ignorance et de nos misères qu’un lointain souvenir historique », mais « une commune immédiatement après la révolution sociale, pendant cette époque de transition dans laquelle il faudra faire du socialisme avec les hommes et les choses d’aujourd’hui ». Notre petit Almanach trouva de nombreux lecteurs, et l’édition en fut rapidement écoulée.

Je puis donner quelques indications sur cette activité silencieuse qui fut la nôtre pendant l’hiver 1870-1871, au moyen de lettres écrites par moi à Joukovsky, dont quelques-unes se sont retrouvées : ce sont les seules épaves restant de la correspondance très étendue que j’entretenais à cette époque avec de nombreux camarades, tant en Suisse que dans d’autres pays. Mais il convient, je crois, de mettre en garde le lecteur contre une illusion d’optique presque inévitable, dont il devra se défendre : en voyant ma documentation réduite presque exclusivement — pendant près d’une année — à des extraits de mes lettres à Joukovsky, il sera naturellement tenté de se figurer que celui-ci a joué à ce moment un rôle très important dans notre organisation et notre propagande, ce qui serait commettre une grosse erreur ; c’est le hasard qui a voulu que mes lettres à Joukovsky se soient seules conservées, tandis que celles, beaucoup plus sérieuses, que j’échangeais avec des amis plus intimes et des militants plus actifs, sont perdues.

Après son retour à Genève, vers le milieu de novembre, Joukovsky était rentré en rapports avec moi ; je l’avais vivement engagé à nous aider à ressusciter la Solidarité, en trouvant un imprimeur à Genève, et en assumant les fonctions de rédacteur en chef que j’avais dû abandonner en septembre. Il avait répondu qu’il accepterait la tâche si on la lui imposait, et qu’il chercherait un imprimeur.

Le 28 décembre, je lui écrivais à ce sujet :


Voici ce que les amis des Montagnes proposent : la Solidarité paraîtrait dans les circonstances importantes seulement, comme feuille irrégulière ; le prix de l’abonnement serait de deux francs pour vingt numéros. Maintenant, es-tu toujours disposé à te charger de cette lourde tâche ? as-tu trouvé un imprimeur ?... Ici les affaires vont mal, il n’y a plus d’Internationale du tout à Neuchâtel ; je suis le seul qui soit resté en correspondance avec les amis. J’espère pourtant que dans quelques semaines cette lassitude produite par les événements cessera. Cependant il ne faut pas se le cacher, les événements de France nous ont porté un coup fatal en dissipant bien des illusions, et il n’y a plus que les hommes tout à fait sûrs qui soient restés sur la brèche. Tu auras sans doute connaissance, par Schwitzguébel, du centre de propagande que nous avons formé à Saint-Imier : c’est le seul point où il y ait encore de la vie... Et Perron, nous a-t-il décidément abandonnés jusqu’au grand jour ? Il y a bien longtemps que je n’ai eu de ses nouvelles...


À Lyon, il avait été question, en novembre et décembre, de la création d’un journal socialiste qui se serait appelé la République universelle ; Richard, qui se tenait caché, avait été invité, par les quelques militants qui luttaient encore, à y collaborer[2]. Mais les événements du 20 décembre (manifestation populaire provoquée par la nouvelle de la bataille de Nuits ; meurtre du commandant Arnaud ; arrestation et assassinat de l’international Charvet par un officier) eurent pour conséquence l’établissement d’un régime de terreur bourgeoise qui pesa sur Lyon jusqu’en février 1871, et le projet de journal fut abandonné.

Nous songions, dans notre petit groupe des Montagnes, aux meilleurs moyens de continuer à exposer et à vulgariser les idées fodamentales du socialisme. Il avait été question de publier un volume où aurait été développée la théorie collectiviste. Schwitzguébel proposa d’écrire plutôt une série de brochures ; et, dans une lettre à Joukovsky du 17 janvier 1871, il indiquait pour cette série les sujets suivants : « 1° Le travail et le capital ; 2° Le patronat et le salariat ; 3° Les grèves et les caisses de résistance ; 4° De la coopération ; 5° De la propriété, 6° De l’organisation communale et de la fédération des comnmnes ; 7° De l’instruction intégrale ; 8° Du procès historique entre la bourgeoisie et le prolétariat, ou la révolution sociale. » À mon tour j’émis mes idées à ce sujet dans la lettre suivante, du 22 janvier :


« Mon cher Jouk,… L’idée de Schwitzguébel, relativement à une série de brochures à faire, me paraît excellente. Justement nous avons parlé dernièrement, avec lui et Ozerof, de la nécessité qu’il y aurait d’exposer, dans un ouvrage qui serait la contre-partie du Kapital de Marx, notre théorie anarchiste et révolutionnaire. Seulement, faire un gros volume demande deux choses : une étude très approfondie de tous les détails de la question sociale, étude qu’il est très difficile à un homme de faire complètement à lui seul ; puis beaucoup de temps. Aussi la réalisation de ce plan me paraissait impossible. Du reste Michel écrit en ce moment un livre qui, paraît-il, répondra jusqu’à un certain point au désir exprimé[3].

Mais l’idée de Schwitzguébel lève les difficultés. Au lieu d’un gros livre, œuvre d’un seul, œuvre nécessairement défectueuse et faible sur plusieurs points, — au lieu d’un volume coûtant cher, — on partage la matière : on s’accorde sur un plan, sur une série de chapitres, qui forment une suite de brochures à la fois indépendantes les unes des autres et se complétant mutuellement. Ces brochures seront toutes écrites d’après les mêmes principes, par des personnes qui sont d’accord sur la théorie, et cependant il y aura de la variété ; et elles seront l’œuvre de spécialistes, chacun traitant la question qui lui est plus familière.

Avant d’entreprendre cette œuvre, il faudrait bien examiner encore la division du sujet, et tâcher d’arriver à une classification méthodique des questions ; puis, cela fait, nous diviserions l’ouvrage. Je ne serais pas d’avis de demander la collaboration des Français et des Belges en général ;… je proposerais seulement de parler de la chose à Robin et à De Paepe : ce dernier pourrait traiter de main de maître les rapports entre les sciences et le socialisme, montrer la nécessité historique et naturelle de l’égalité ; Robin pourrait traiter de l’instruction intégrale, qui est sa spécialité. Toi, Schwitz et moi, nous ferions le reste ; je pense que Sentiñon est trop occupé pour nous aider. J’écrirai demain à Robin, à qui je dois une lettre ; et je prierai Schwitz, comme secrétaire de la Commission de propagande, d’écrire à De Paepe...

Maintenant, il me semble qu’il y aurait à faire, avant tout, une brochure d’actualité : il faut absolument publier notre opinion sur la situation. J’avais fait là-dessus un article pour l’Almanach, mais il n’a pas pu y entrer faute de place[4]. Voici ce que je te propose à cet égard : Tu pourrais écrire l’histoire, à notre point de vue, des mouvements de Lyon et de Marseille ; on y joindrait l’histoire de celui de Brest, racontée par Robin (je l’ai), et de celui de Rouen si nous pouvons trouver des renseignements ; puis aussi des renseignements sur les mouvements de Paris. Tout cela serait suivi d’une appréciation générale sur la situation de la France et de la cause socialiste.

Tu pourrais parfaitement rédiger cette petite brochure. Avant tout, des faits, des faits authentiques ; mettre en lumière les turpitudes de la bourgeoisie et de la Défense nationale, expliquer les causes de l’insuccès de nos amis, mais en les ménageant. Tout cela pourrait s’arranger avec ce que tu prépares sur l’Alsace et la Lorraine.

Il n’y aurait pas moyen, je crois, de condenser cela en seize pages. Il faudrait faire deux feuilles, et on vendrait la brochure vingt centimes... Tu parles d’articles à faire sur la situation. Je trouve que le premier de tous les articles, ce doit être la brochure que je te demande : elle résumera le passé, elle répondra aux accusations lancées contre nous et nos amis ; tout cela serait impossible à faire dans des articles de journaux ... Voici le plan improvisé que je propose pour la brochure sur la situation (titre à trouver) :

« Introduction. Nécessité impérieuse où les socialistes sont de s’expliquer, de repousser les calomnies, de faire la lumière sur des faits dénaturés, et de dire ce qu’ils pensent de la situation.


« I. Partie historique.

« Lyon. La journée du 28 septembre. Ses causes. Comment elle a été préparée. Par qui elle a été faite. Ce que voulaient ses auteurs. Récit des incidents les plus intéressants, surtout du traquenard dans lequel sont tombés les socialistes. Causes de l’insuccès. — Fureurs de la réaction. Emprisonnement de Blanc et de Valence, calomnies odieuses contre eux. — Enfin exposé de ce qui s’est fait à Lyon jusqu’à ce jour : exécution d’Arnaud, rigueurs contre les socialistes, interdiction des réunions publiques, assassinat de Charvet, etc.

« Dire un mot du triste rôle de Cluseret.

« Marseille. Là, je te laisse le soin de tracer toi-même le cadre. Il serait bon de reproduire quelques-uns des documents officiels de la Commune ; les as-tu gardés ?

« Brest. Je m’en charge ; j’ai les détails par Robin.

« Rouen. Je tâcherai de savoir aussi quelque chose par Robin.

« Paris. Récit des échauffourées de Flourens, Blanqui, Pyat et Cie[5]. Parler du rôle passif de l’Internationale[6]. As-tu des détails ? J’en ai quelques-uns.

« Si tu as des renseignements sur les mouvements des autres villes, il faudrait les ajouter.

II. Partie politique.

« Après avoir indiqué les moyens que les socialistes auraient employés pour sauver la France, faire la critique de la Défense nationale. — Tableau rapide de la situation actuelle. — Comment cela finira-t-il ? — Q’u’y a-t-il à espérer pour le socialisme dans l’avenir ? Quelle doit être sa ligne de conduite ? »


Dans cette même lettre, j’exposais les éléments du budget du journal : 500 exemplaires en demi-feuille (deux pages) coûteraient 28 fr. (c’était ce qu’ils coûtaient à Neuchâtel) ; port, trois-quarts de centime par exemplaire pour un journal hebdomadaire, ce qui fait dix centimes par trimestre ; le prix serait aussi de dix centimes pour un journal paraissant irrégulièrement. S’il paraissait vingt numéros en six mois, la dépense serait de 620 fr. (impression 560 fr. ; ports, pour 300 exemplaires seulement, 60 fr.), et 300 abonnements à deux francs produiraient 600 francs. « Je crois même que le numéro pourrait coûter moins de 28 fr., si au lieu de tirer à 500 on ne tirait que juste le nombre nécessaire pour servir les abonnés. » Pour un journal de quatre pages, il faudrait 600 abonnés à deux francs, car un numéro coûterait au moins 50 fr. d’impression pour 600 exemplaires ; pour vingt numéros la dépense serait de 1. 120 fr. (impression 1. 000 fr., ports pour six mois, 120 fr.) ; recettes, 600 abonnés à deux francs, 1. 200 fr. « Mon opinion est qu’il faut commencer modestement par une demi feuille ; car l’essentiel est de ne pas aller encore faire une mauvaise affaire au point de vue financier : ce serait notre coup de grâce[7]. »

J’avais envoyé à Joukovski, avec cette liste, le projet d’une circulaire, datée du 20 janvier, qu’il fit imprimer à Genève avec un formulaire d’abonnement. Cette circulaire est adressée « Aux anciens abonnées de la Solidarité », et commence ainsi : « La Solidarité, après un silence de cinq mois, va reparaître… »

Dans une lettre du 25, je revenais sur les raisons qui devaient faire renoncer à l’idée d’un volume et accepter de préférence le projet d’une série de brochures :


Ma pensée n’est pas qu’on doive écrire la contre-partie du Kapital de Marx : ce serait nous lancer dans la science abstraite, et non faire de la propagande populaire. Nos brochures seront certainement ce qu’on pourra faire de mieux, à la fois comme exposé de nos théories et comme polémique contre le socialisme autoritaire.


Le 27, j’exposai à Joukovsky le plan définitif de la brochure d’actualité. Gaspard Blanc serait chargé d’écrire l’histoire des événements de Lyon, et Ozerof, en sa qualité de témoin oculaire, reverrait son récit. Pour Marseille, on utiliserait une lettre détaillée d’Alerini, du 9 novembre 1870, avec quelques modifications et adjonctions[8]. Joukovsky ferait l’introduction, Joukovsky et Schwitzguébel écriraient la partie politique ; pour la partie historique, je me chargerais de Brest, de Rouen, de Paris et de la mise au point des autres relations. La brochure aurait 32 pages, 48 au maximum ; imprimée à 500 exemplaires, elle coûterait 35 fr. par feuille, plus 12 à 15 fr. de brochage, 10 fr. de ports, en tout 130 francs. Joukovsky aurait à m’envoyer son manuscrit pour le 10 février.



  1. Extrait d’un article d’Adhémar Schwitzguébel dans le no 1 de la nouvelle série de la Solidarité (28 mars 1871).
  2. Il écrivait à Chol, le 27 décembre : « Les poursuites toujours menaçantes de la démocratie bourgeoise me forcent à me dissimuler hors Lyon. Mon père m’a parlé du projet de journal en question. Je suis tout disposé à y travailler, à la condition pourtant que je n’y occupe pas une position subalterne.... Comme je ne puis pas me montrer, il est tout naturel que Charnal, auquel nous pouvons d’ailleurs avoir toute confiance, soit rédacteur en chef. » (Lettre publiée par Oscar Testut.) — Dans le courant de décembre, Richard fit paraître une brochure intitulée Aux Français : simples appréciations d’un révolutionnaire, qui passa inaperçue (elle a été reproduite in-extenso par O. Testut).
  3. Voir ci-après pages 130 et suivantes.
  4. Je n’ai pas conservé le manuscrit de cet article.
  5. On ne savait encore que très imparfaitement ce qu’avait été le mouvement du 31 octobre à Paris.
  6. La part prise par l’Internationale aux mouvements populaires pendant le siège ne nous fut connue que plus tard : voir ci-après pages 128 et 136.
  7. Le déficit de la Solidarité (de Neuchâtel) n’avait pas été payé, et ne l’a jamais été.
  8. C’est la lettre qui a été reproduite plus haut, p. 115.