L’INTERNATIONALE - Tome I
Première partie
Chapitre VII
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VII


La grève du bâtiment à Genève (mars-avril 1868). — L'Internationale à Paris ; procès et condamnation des deux premières Commissions parisiennes (mars et mai 1868).


C'est au printemps de 1868 qu'eut lieu à Genève (mars) la fameuse grève des ouvriers en bâtiment, qui eut un si grand retentissement. Cette grève fut l'occasion d'un bel élan de solidarité : les Sections genevoises de la « fabrique »[1] firent cause commune avec les corporations du bâtiment, et puisèrent généreusement dans leurs caisses de résistance pour aider les grévistes ; dans les autres localités de la Suisse française, on ouvrit des souscriptions, et des sommes plus ou moins importantes furent versées[2]. Un délégué genevois, Graglia, ouvrier graveur, fut envoyé à Paris et à Londres ; les ouvriers de Paris, répondant à l'appel chaleureux de la Commission parisienne (appel signé par Varlin, publié le 5 avril), participèrent largement aux frais de la grève ; par contre, Graglia parle avec amertume, dans ses lettres[3], de l'attitude égoïste des Trades Unions anglaises, « véritables forteresses », desquelles il ne put obtenir aucun secours. C'est à l'occasion de cette grève que l'on vit paraître pour la première fois, dans la presse adverse, les contes ridicules sur les menées occultes de l'Internationale et sur les trésors fantastiques dont elle disposait : il n'était question, dans les colonnes de certains journaux, que de « meneurs étrangers », d' « ordres venus de Paris et de Londres », de « sommes énormes mises par l'Internationale à la disposition des grévistes », etc.

Devant la formidable unanimité des ouvriers de Genève, les patrons comprirent qu'il fallait céder ; ils consentirent à traiter avec leurs ouvriers, et ceux-ci obtinrent presque tout ce qu’ils avaient demandé (premiers jours d'avril). Mais, en signant le nouveau tarif, les patrons songeaient déjà au moyen de l'éluder, et leur mauvaise foi devait bientôt rendre une nouvelle grève inévitable.

L'homme qui avait été le principal « meneur » de la grève, et qui, tant par son énergie que par ses qualités pratiques et par sa parole d'une éloquence mâle et brusque, joua durant un temps, à Genève, le premier rôle dans le mouvement socialiste, était un serrurier savoyard, François Brosset. Après avoir été à la tête des ouvriers du bâtiment dans leur lutte contre les patrons, il fut encore leur défenseur lorsqu'il fallut résister aux prétentions de certains membres des comités des Sections de la « fabrique » qui voulaient diriger l'Internationale genevoise, et qui, après deux ans de luttes et d'intrigues, finirent, comme on le verra dans la suite de ce récit, surent arriver à leurs fins. Je place ici un portrait de Brosset qu'a tracé Bakounine, dans un manuscrit resté inédit, rédigé en juillet 1871, que j'ai en ma possession :


Nous n'avons pas besoin de dire quel homme est Brosset. Alliant une réelle bienveillance et une grande simplicité de manières à un caractère énergique, ardent et fier, intelligent, plein de talent et d'esprit, et devinant souvent, par l'esprit, les choses qu'il n'a pas eu le loisir ni les moyens de reconnaître et de s'approprier par l'étude, passionnément dévoué à la cause du prolétariat, et jaloux à l'excès des droits populaires, ennemi acharné de toutes les prétentions et tendances autoritaires, c'est un vrai tribun du peuple. Extrêmement estimé et aimé de tous les ouvriers du bâtiment, il devint en quelque sorte leur chef naturel, et lui seul ou presque seul, tant dans les comités que dans les assemblées générales, il tint tête à la fabrique. Pendant plusieurs mois, et notamment depuis la fin de la grande grève de 1868, en avril, jusqu'à son élection comme président du Comité fédéral romand, en janvier 1869, il resta sur la brèche. Ce fut la période héroïque de son activité dans l'Internationale. Dans le Comité cantonal genevois, il fut réellement seul à combattre, et fort souvent, malgré la puissante coterie genevoise, soutenue par tous les éléments réactionnaires des comités, il remporta la victoire. On peut s'imaginer s'il fut détesté de ceux qu'il tenait ainsi en échec[4].


La Section parisienne de l'Internationale, qui portait le nom de bureau de Paris, et qui avait son siège 44, rue des Gravilliers, était administrée depuis 1865 par une Commission de vingt membres, composée de Tolain, ciseleur ; Fribourg, graveur-décorateur ; Limousin, margeur ; Debock, typographe ; Bourdon, graveur ; Héligon, ouvrier en papiers peints ; Cultin, corroyeur ; Perrachon, Camélinat et Guyard, monteurs en bronze ; Fournaise, opticien ; Murat, mécanicien ; Varlin, relieur ; Bellamy, robinetier ; Delorme, cordonnier; Mollin, doreur ; Laplanche, carrossier ; Chemalé, commis-architecte ; Gauthier, bijoutier ; Malon, journalier. Après le Congrès de Lausanne, en 1867, le bureau de Paris renouvela sa Commission, qui fut cette fois composée de quinze membres : Chemalé, Tolain, Héligon, Camélinat, Murat, Perrachon, Fournaise, Gauthier, Bellamy, Guyard, Delorme, anciens membres réélus ; Dauthier, sellier ; Gérardin, peintre en bâtiments ; Bastien, corsetier ; Delahaye, mécanicien. Jusqu'alors, l'Internationale, à Paris, avait bénéficié de la tolérance administrative ; mais, en décembre 1867, le gouvernement impérial résolut de mettre fin à l'existence de l'association : il venait de s'apercevoir qu'elle pouvait devenir dangereuse ; des perquisitions furent en conséquence opérées au siège de l'Internationale, et aux domiciles de Chemalé, Tolain, Héligon et Murat, et des poursuites dirigées contre les quinze membres de la Commission. Sans attendre la fin de l'instruction ouverte contre eux, les membres de la Commission démissionnèrent (19 février 1865), en invitant les adhérents de l'Internationale parisienne à élire une commission nouvelle, qui fut composée (8 mars) des neuf membres suivants : Bourdon, graveur ; Varlin, relieur ; Malon, teinturier ; Combault, bijoutier ; Mollin, doreur ; Landrin, ciseleur ; Humbert, tailleur sur cristaux ; Granjon, brossier ; Charbonneau, menuisier. Les quinze membres de la première Commission, déférés au tribunal correctionnel, furent condamnés le 20 mars à cent francs d'amende chacun, et le bureau de Paris fut déclaré dissous ; cette condamnation fut confirmée en appel le 22 avril et en cassation le 12 novembre. Les membres de la seconde Commission, poursuivis à leur tour, furent condamnés le 22 mai à trois mois de prison et cent francs d'amende, et le bureau de Paris tut de nouveau déclaré dissous ; cette condamnation fut confirmée en appel le 24 juin. L'Association internationale des travailleurs cessa donc d'avoir à Paris une existence légale ; mais ses adhérents purent rester individuellement membres de l'Association, en qualité d'affiliés à une société étrangère ayant son siège à Londres.

Un incident du procès de la première Commission mérite d'être mentionné, parce qu'il permet de constater que le célèbre manifeste (Address) rédigé par Marx en 1864, et traduit en français par Charles Longuet, était resté à peu près inconnu en France, et qu'il était considéré comme n'exprimant qu'une opinion, et non point comme une profession de foi officielle engageant l'Internationale tout entière. On lit dans le compte-rendu de l'audience du 6 mars 1868 :

« Le président, à Tolain. On a saisi chez vous un manifeste portant la date de 1866[5], imprimé à Bruxelles, manifeste dont le programme est de la politique, même de la politique transcendante.

« Tolain. Cette pièce est ma propriété personnelle ; je crois être le seul en France qui la possède. Elle a été publiée par des ouvriers anglais, car il faut que le tribunal sache que chaque groupe, dans chaque pays, a le droit d'émettre telle ou telle opinion, sans en rendre solidaires les groupes des autres nations. Il n'y a donc rien d'extraordinaire à ce qu'une branche anglaise ou allemande, pays (sic) où règne plus de liberté qu'en France, traite des sujets politiques que nous n'oserions aborder. Je déclare que nous nous sommes toujours abstenus de politique. »

Dans l'audience du 22 avril, l'avocat impérial Lepelletier constate que le manifeste a été imprimé à Bruxelles, et que « Chemalé et ses co-prévenus affirment qu'il n'a pas été lu aux réunions ».



  1. On appelle à Genève « ouvriers de la fabrique » ceux qui sont occupés à la fabrication de l'horlogerie, de la bijouterie et des pièces à musique : non pas qu'ils travaillent dans une fabrique, mais parce que, dans le langage genevois, l'ensemble de l'industrie horlogère (qui est l'industrie « nationale »), patrons et ouvriers, s'appelle en un seul mot la « fabrique ». Ces ouvriers sont presque tous citoyens genevois ; leurs salaires sont plus élevés que ceux des ouvriers du bâtiment ; ils ont plus d'instruction que ceux-ci ; ils exercent des droits politiques, — tandis que les ouvriers du bâtiment sont en majorité des étrangers, — et ils sont en conséquence traités avec beaucoup de ménagements par les chefs de parti bourgeois.
  2. Ainsi, un groupe de vingt membres de la Section du Locle souscrivit d'enthousiasme, le 21 mars, une somme de 1500 fr., pour la réalisation de laquelle chacun des souscripteurs (ouvriers, employés, horlogers établis à leur compte, professeurs, etc.) avait promis de s'imposer pendant six mois une retenue sur ses salaires, ses appointements ou son gain, retenue variant de cinq à trente francs par mois. Le chef d'un atelier de graveurs, M. Édouard Favre-Dubois, avança, sur le montant de cette souscription, une somme de 600 fr., qui fut envoyée à Genève le jour même.
  3. Elles figurent au procès de la seconde Commission parisienne de l'internationale.
  4. Extrait de la p. 77 du manuscrit inédit intitulé : Protestation de l'Alliance.
  5. 1866 est la date de la brochure publiée à Bruxelles par la rédaction de la Rive Gauche, contenant la traduction française du manifeste de 1864. J'ai déjà parlé de cette brochure p. 9.