Kuno Fischer. — F. Bacon et ses successeurs

Kuno Fischer, Francis Bacon und seine Nachfolger ; Entwicklungeschichte der Erfahrungsphilosophie. (François Bacon et ses successeurs. Histoire du développement de la philosophie expérimentale. 2e édit. entièrement remaniée). Leipzig, Brockhaus.

Voici l’œuvre la plus considérable à tous égards qui ait été écrite sur la vie et la doctrine du père de la philosophie moderne. L’ouvrage est divisé en trois livres. Le premier traite de la vie de François Bacon ; mais, avant de parler de ses actions en ce monde et de ses rapports avec les contemporains, l’auteur a bien fait de rappeler au moins les noms des pères spirituels du philosophe, ses véritables ancêtres, Guillaume d’Occam, Duns Scot, Alexandre de Halès, Roger Bacon, etc. La Renaissance, dont Pierre Ramus personnifie les tendances antiaristotéliques et Montaigne le scepticisme, la résurrection de la philosophie naturelle en Italie avec Télesius et Giordano Bruno, les grandes découvertes géographiques et astronomiques des Colomb et des Copernic, sans parler de la Réformation religieuse et de la déchéance de Rome, telles sont les grandes révolutions intellectuelles qui ont préparé les voies et comme déterminé l’apparition d’un Novum Organon.

Après quoi on peut songer à la reine Elisabeth, à Essex, à Jacques Ier, aux Parlements, à la prospérité inouïe et à la chute non moins extraordinaire de l’homme d’État qui, ni meilleur ni pire que ses contemporains, perdit dans les palais et dans les chancelleries tant d’années précieuses pour la science. M. K. Fischer termine ce premier livre, tout rempli de ce qu’il y avait de périssable et de mortel dans l’homme, par l’énumération des ouvrages du philosophe, des Essays (1597), de l’Advancement of Learning (1605), du De sapientia veterum (1609), du Novum Organon (1620), enfin des neuf livres De dignitate et augmentis scientiarum (1623) : on ne saurait rêver plus éclatant contraste entre la vanité des actions humaines et la solidité relative des œuvres de la pensée.

Le second livre de M. K. Fischer est consacré à la doctrine de Bacon, et tout d’abord au but de sa philosophie. Que voulait Bacon ? Étendre toujours davantage la puissance de l’homme sur cette planète, qui n’était plus sans doute qu’une planète entre tant d’autres, mais qui du moins était bien son royaume, et non plus l’escabeau d’un dieu. Pour pouvoir, il faut savoir, il faut connaître cette nature sur laquelle l’homme doit régner, saisir le secret de ses lois afin de les diriger : celui-là seul lui commande qui lui obéit. L’expérience, la méthode expérimentale, avec l’induction et la déduction, est la seule voie qui conduise l’esprit délivré de l’erreur à cette connaissance de la nature qui est la science. Telle est la matière des premiers chapitres ; dans les suivants, on examine le rapport de Bacon aux philosophes antérieurs, Aristote, Platon, Démocrite. S’il combat Aristote de toutes ses forces et ne veut avoir rien de commun avec lui, si, tout en prisant davantage le génie de Platon, il le renvoie parmi les poètes comme il a relégué Aristote parmi les sophistes, Bacon se sent attiré vers les vieux philosophes grecs qui spéculèrent sur la nature plusieurs siècles avant Socrate. Il se prend à estimer le matérialisme antique et s’attache surtout à la doctrine atomistique de Démocrite. Ce n’est pas seulement de Démocrite, c’est de presque tous les philosophes antérieurs à Socrate qu’il fait plus de cas que de Platon et d’Aristote. Les homœoméries d’Anaxagore, les atomes de Leucippe et de Démocrite, le ciel et la terre de Parménide, la discorde et l’amour d’Empédocle, le processus cosmique d’Héraclite pour qui l’univers s’éteint et se rallume éternellement, tout cela, disait Bacon, nous parle de réalités, de corps, d’expérience, tandis que la physique et la métaphysique d’Aristote ne contiennent que des mots.

Au sortir de cette philosophie de mots, où l’on parle bien de la matière, mais de la matière des vaines disputes d’école, non de celle de l’univers (materia disputationum, non universi), Bacon éprouvait un véritable soulagement à lire dans Démocrite que la matière est éternelle, qu’elle est inséparable de la force et ne devient ce monde avec tous ses êtres et toutes ses propriétés que par le mouvement des atomes dans l’infini de la durée et de l’espace. Toutefois, en bon physicien, aux atomes Bacon préféra les corpuscules ou particules de la matière, car il redoutait par-dessus tout la métaphysique. Depuis Démocrite, Épicure et Lucrèce exceptés, il ne comptait jusqu’à son siècle que des corrupteurs de la philosophie. D’abord Platon avec ses fantaisies idéales, puis Aristote qui a mis des mois à la place des choses et des idées, plus tard la philosophie morale des Romains, verbiage assez inutile, enfin la théologie chrétienne qui, de concert avec l’aristotélisme, avait mis le comble à la confusion et inauguré l’ère de la barbarie.

L’encyclopédie baconienne comprend, on le sait, l’histoire et la philosophie, l’histoire naturelle, littéraire, politique, et la cosmologie avec la mathématique, la physique et ses applications pratiques, la mécanique et la magie naturelle. L’anthropologie de Bacon, seconde partie de sa cosmologie, avec la somatologie, la médecine et la psychologie, est fort bien exposée dans le livre de M. K. Fischer, ainsi que la logique, l’éthique et la politique. Le chapitre qui traite des rapports de la philosophie baconienne avec la religion est des plus instructifs. Plus piquants encore sont ceux où l’on voit le génie du père de la philosophie se refléter en quelque sorte, avec plus ou moins de transparence, dans les esprits de Bayle, de Joseph de Maistre, de Macaulay, de Liebig.

Mais c’est le troisième livre, — les épigones de Bacon, — qui est peut-être la meilleure partie de l’œuvre. En tout cas, l’horizon s’élargit et s’étend à perte de vue, la méthode du maître transforme la pensée moderne, et la philosophie d’un homme, la philosophie expérimentale de Bacon, devient celle d’un monde. Bacon avait dit que la science de la nature était le fondement de toutes les autres : le naturalisme sort de cette proposition avec Thomas Hobbes. Bacon avait dit que toute connaissance est une expérience ; on chercha à déterminer les conditions de celle-ci et le sensualisme de John Locke naquit, avec ses théories profondes sur la perception, les idées élémentaires, les idées et les mots, la critique de nos connaissances, etc. L’action de la philosophie de Locke sur la science, la religion, la politique et l’éducation de notre société a été immense. L’auteur y insiste comme il convient. Il montre l’influence de cette discipline sur les philosophes déistes, les moralistes anglais et français du dernier siècle, Bolingbroke, Voltaire, Helvétius, Rousseau.

L’idéalisme de Berkeley et le matérialisme de d’Holbach sont également issus du sensualisme. Il faut en dire autant du scepticime de David Hume, l’immortel penseur qui réveilla Kant du « sommeil dogmatique ». Ce qu’a voulu M. K. Fischer en ce troisième livre, c’est prouver que l’arbre géant de l’empirisme, qui plonge par ses racines dans Bacon et s’épanouit à son sommet dans David Hume, a, pour branches principales, Hobbes, Locke et Berkeley, et pour rameau collatéral le matérialisme français. Nous croyons qu’il a parfaitement réussi. Un court exposé du rapport existant entre la philosophie expérimentale et celles de Hamann et de Jacobi, des Écossais et de Kant, termine ce livre, écrit avec un rare talent et une clarté toute française. Ajoutons que M. K. Fischer ne paraît pas aimer beaucoup plus que Bacon la philosophie scolastique qui a survécu au moyen âge, et que, si on lui demandait ce qu’il a trouvé dans les livres de l’école, il répondrait sans doute, avec Bacon, comme Hamlet à Polonius : des mots, des mots, des mots !

Jules Soury.