Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-20

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 381-392).

XX.

UNE GRÂCE.

Cependant Georges avait recouvré sa liberté ; grâce pleine et entière lui avait été accordée ; il revenait à Paris, ivre d’amour et de joie. Une chose cependant venait troubler de temps en temps son bonheur ; il ne pouvait concevoir que Justine, depuis qu’elle avait quitté Toulon, ne lui eût pas donné de ses nouvelles ; il se rappelait la tristesse inexplicable qu’il avait remarquée en elle, au moment même où elle lui donnait l’assurance que tous leurs maux allaient finir ; mais ces réflexions ne faisaient qu’accroître son impatience, et, comme par les soins de Justine, il avait une bourse bien garnie, il courait en poste jour et nuit. Il arrive enfin, et, le cœur agité à la fois par l’inquiétude et la joie, il court au domicile de Justine, son ange libérateur.

Ah ! oui, lui répondit la portière à laquelle il s’adressa, je sais ce que vous voulez dire… Pauvre jeunesse !… Ça nous a fait joliment de la peine.

Et qu’est-ce que vous y ferez à son logement, puisqu’il n’y a plus personne ?

— Au nom de Dieu, expliquez-vous… parlez-vite… où est-elle ?

Dame ! elle est où on est quand on a de ces maladies-là, et qu’on n’a plus de quoi payer son médecin et son propriétaire… à l’hospice du midi.

— Justine est à l’hôpital ! Quelle est sa maladie ?… Oh ! mon Dieu ! la tête me brûle ; je sens mon crâne qui se brise…

— Dès que je vous dis qu’elle est à l’hospice du Midi, autrement dit aux Capucins, vous devez bien comprendre que ce qu’elle a elle ne l’a pas attrapé en récitant son chapelet.

Georges se rappela alors ce qu’était cet hôpital et quelle espèce de malades on y traitait ; mais cela ne fit que bouleverser davantage son esprit ; Justine si vertueuse, si pure, dévorée par une maladie honteuse, gisant au milieu de ces hideuses créatures qui regardent cette infâme maison comme un pied-à-terre où elles sont habituées à passer quelques mois chaque année !

— Mais c’est impossible s’écria-t-il ; les médecins sont des ignorans.

Il était déjà loin de la demeure où il avait cru retrouver l’orpheline lorsqu’il prononça ces dernières paroles ; il traversa Paris sans cesser de courir, et il arriva à la porte de l’hospice, haletant, couvert de sueur, et pouvant à peine parler. Il voulut entrer ; mais on lui fit observer qu’il n’était permis de voir les malades que deux fois par semaine, et qu’il ne pourrait entrer que le lendemain.

— Demain ! demain ! croyez-vous donc que je puisse vivre jusqu’à demain sans la voir ?… Demain ! mais, d’ici là, il y a l’éternité… Je veux la voir de suite, à l’instant même… Il n’y a pas de puissance humaine qui puisse m’empêcher…

À ces mots il s’élança dans la cour ; mais l’homme chargé de l’entrée comme de la sortie de ce tartare vivant le saisit à bras-le-corps et l’empêcha d’aller plus loin. Cet obstacle ne pouvait pourtant pas retenir bien long-temps un homme fort et vigoureux comme l’était Georges ; il se dégagea aisément des bras de celui-ci ; et, songeant malgré son état d’exaltation que les moyens violens en pareil cas ne sont pas les plus efficaces, il mit la main dans sa poche, prit sans compter l’argent qu’il y trouva, et le donna au portier.

— Prenez vite, lui dit-il ; je vous en donnerai le double après… Mais de grâce conduisez-moi bien vite où je veux aller.

Le portier ôta sa casquette, salua jusqu’à terre ce généreux et singulier visiteur ; il lui demanda humblement les nom et prénoms de la malade que Georges s’empressa de lui donner, puis, fouillant dans le tiroir d’une table, il en tira une carte qu’il présenta à Valmer en lui disant : n’oubliez pas que vous êtes un médecin.

Le pauvre garçon arriva bientôt près du lit sur lequel Justine de Melleran venait d’expirer. L’infortuné perd la raison ; il se jette sur ce cadavre couvert d’ulcères ; il l’étreint dans ses bras en rugissant comme un lion. L’ecclésiastique était encore là ; il s’approche.

— Mon fils, lui dit-il, il faut savoir se soumettre à la volonté de Dieu.

À peine le son de cette voix a-t-il frappé l’oreille de Georges, qu’il se relève brusquement, s’avance vers le prêtre, le regarde attentivement ; puis, s’interrogeant lui-même et se passant la main sur les yeux, il s’écrie.

— Mais non… Ce n’est pas une illusion… Je vois, j’entends… C’est bien Guibard !

— Silence ! Georges, dit l’aumônier en mettant la main sur la bouche du jeune homme qu’il venait aussi de reconnaître.

— Quoi ! vous étiez là, près d’elle, et vous l’avez laissé mourir… mourir à cet infâme hôpital.

— Comment ! cette femme…

— C’est Justine ! Justine ma bien-aimée, mon sauveur, ma vie !… Est-il possible que vous l’ignoriez ?

— Au nom de Dieu, Georges, taisez-vous, et suivez-moi… Pauvre garçon !

Il lui prit le bras et l’entraîna sans que le jeune homme opposât la moindre résistance. Dès qu’ils furent seuls, les larmes de Georges commencèrent à couler, il put respirer.

— Allons, mon garçon, lui dit Guibard, c’est le cas de se rappeler que l’on est homme… Pauvre jeune fille ! si j’avais pu soupçonner… Mais je n’ai été appelé près d’elle que quelques minutes avant sa mort ; et qui l’aurait reconnue ainsi ?

— Elle est morte ! morte sans consolation, dans un hôpital… sans avoir pu m’entendre, me voir libre… Oh ! la justice divine est plus hideuse encore que la justice humaine !…

Guibard sentit bien que ce n’était pas le moment de prodiguer les phrases et les raisonnemens ; il se contenta d’entourer Georges de soins et de prévenances, et au bout de quelques heures il le laissa seul afin qu’il pût pleurer à son aise. La journée se passa ainsi, journée terrible, pendant laquelle Georges souffrit plus qu’il n’avait souffert dans tout le cours de sa vie. Il était calme, mais sombre lorsque, le lendemain matin, Guibard vint près de lui.

— Tu dois être un peu surpris, lui dit-il, de me retrouver en soutane et en calotte.

— Je n’y ai pas pensé.

— C’est que, vois-tu, quand le diable devient vieux, il n’a pas de meilleur parti à prendre que de se faire ermite ; il arrive un instant où l’on se lasse de cette vie agitée, qui a tant de charmes pour les jeunes gens aux passions vives et fortes, et cet instant est venu pour moi. Après la dernière et infructueuse tentative que je fis pour te rendre la liberté, je fus quelque temps malade, et ne guéris que bien difficilement de la blessure avec laquelle j’étais revenu à Paris. Justine était allée à Brest ; je lui avais donné une grande partie de la somme que je possédais ; il me restait peu d’argent, et je sentais que cette énergie qui me servait si heureusement à corriger autrefois la fortune était sensiblement diminuée. Je songeai alors à finir comme j’avais commencé. Cela me parut d’autant plus facile et convenable que le clergé était plus que jamais en faveur : avec une soutane aujourd’hui il n’y a rien que l’on ne puisse ambitionner, point de position où l’on ne puisse arriver, et la preuve, c’est que, après avoir repris le froc, je suis parvenu d’emblée où tu m’as retrouvé. Quant à toi, te voilà libre, et j’en suis très-content ; il est seulement malheureux que nous ne soyons pas trois au lieu de deux.

Il se tut, et Georges paraissait n’avoir point entendu, accablé sous le poids de son désespoir, il n’était pas disposé à répondre.

— Eh bien ! mon garçon, reprit Guibard, ne veux-tu point me dire comment tu es parvenu à brûler la politesse à ces animaux d’argousins ?

— Que vous dirai-je ? Justine est venue ; elle a sollicité ; puis elle m’a annoncé presque en pleurant que je serais bientôt libre ; elle est partie. Trois mois après on m’ôte mes chaînes, on m’ouvre les portes, et j’arrive à Paris pour retrouver dans un hôpital le cadavre de celle qui m’a sauvé.

Guibard réfléchit, et, grâce à la perspicacité dont il était doué, il trouva aisément le fil des événemens, et s’expliqua tout-à-fait que le sacrifice qu’avait dû faire Justine pour briser les fers de Georges l’avait conduite au lieu où elle venait d’expirer. Il chercha à le faire comprendre au jeune homme, qui ne pouvait croire que sa bien-aimée fût morte victime d’une maladie honteuse.

— Assez, assez ! Guibard, s’écria-t-il ; je regrette déjà le bagne… Non, je ne puis être contraint à vivre parmi ces bêtes féroces que l’on appelle hommes ; je ne suis pas, je ne puis pas être de leur espèce…

— Allons donc, Georges ! Est-ce bien toi qui parles ainsi ?… Où est donc ce courage, cette force d’âme que je te connais ?

— Je n’en ai plus besoin… Ses maux sont finis, les miens finiront bientôt.

Guibard le quitta en le conjurant de ne pas se laisser aller à ces sombres idées.

— Je reviendrai bientôt, lui dit-il, et j’espère te retrouver plus raisonnable… Nous avons à remplir un pénible devoir ; j’ai obtenu que Justine fût conduite décemment à sa dernière demeure ; nous l’accompagnerons.

Georges prit la main de Guibard et la serra fortement.

— Merci, lui dit-il.

En prononçant ce mot, son visage reparut calme, un éclair brilla dans ses yeux ; puis il ajouta :

— Je croyais n’avoir plus de services à demander à l’espèce humaine ; mais j’aperçois bien que je m’étais trompé.

En proférant ces dernières paroles il retomba dans le profond abattement d’où il était sorti.


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