Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-18

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 347-359).

XVIII.

LE SACRIFICE.

Il y avait près de deux mois que Justine était à Brest, et ses affaires n’étaient guère plus avancées que le premier jour. Albert avait été surpris d’abord, puis il s’était indigné de ne pouvoir rien obtenir de cette femme à laquelle il pouvait tant accorder ; cette pensée blessa son amour-propre, heurta l’opinion que ses succès auprès des grisettes de Paris lui avaient donnée de son mérite.

— Mais c’est incroyable, se disait-il, il n’en faut pas davantage pour perdre un homme de réputation. Comment ! j’aurai eu en trois jours deux danseuses de la Gaîté et une comtesse au bal de l’Odéon ; toutes ces conquêtes ne m’auront coûté que quelques déjeuners, un ou deux spectacles, et cette petite précieuse me tiendra en échec pendant trois mois ! C’est vraiment par trop fort… Décidément, ma belle amie, nous allons vous pousser dans vos derniers retranchemens, je serai inexorable… Ce n’est qu’une fantaisie ; mais que diable ferait-on en province si l’on n’avait pas de ces fantaisies-là, ou si elles étaient toutes aussi difficiles à satisfaire ? Il est vrai que la difficulté donne un certain charme, y ajoute un je ne sais quoi qui vaut son prix… Mais il ne faut pas que cela traîne trop en longueur.

Définitivement nous allons frapper le grand coup, lâcher le sine qua non !

Justine cependant ne perdait pas courage ; déjà, à plusieurs reprises, elle avait pu voir Georges et lui parler, et chaque fois elle n’avait rien négligé pour le consoler, en lui faisant espérer un prompt adoucissement aux maux qui l’accablaient. Oh ! comme elle avait souffert à la vue de son bien-aimé traînant une lourde chaîne au milieu de ces êtres dégradés auxquels pour la plupart il ne restait plus rien de l’homme ! Et Georges non plus n’était désormais pas compté pour un homme ; il n’était plus Georges Valmer, il était le galérien no tant. L’âme de la pauvre fille se brisait en pensant aux tortures qu’endurait celui que son cœur adorait ; tortures de chaque jour, de chaque instant, et qui devaient durer toujours ! Quelquefois ces tristes pensées accablaient Justine ; puis, tout-à-coup, elle se sentait une force surnaturelle, et il lui semblait impossible qu’elle ne parvînt pas à sauver celui qu’elle aimait si tendrement. Cette exaltation durait peu ; la vue d’Albert, un mot de ce jeune fat suffisaient pour détruire cette confiance ; car elle savait maintenant à quel prix était attaché le service qu’il pouvait lui rendre.

— Ma fidèle et tendre amie, lui dit Georges la dernière fois qu’elle put pénétrer jusqu’à lui, songe à toi, ne t’épuise pas en efforts inutiles, je n’espère plus, et je sens que mes forces m’abandonnent ; l’horrible supplice que j’endure finira bientôt.

— Au nom de Dieu ! Georges, toi qui es mon frère bien-aimé, ne te laisse pas abattre !… Tu me conseilles de vivre, et tu veux mourir ! Est-ce que ta mort ne serait pas la mienne ? est-ce que mon âme peut être séparée de ton âme ?… Non, tu ne périras pas dans cette horrible lieu, Georges ; je te sauverai… oui je te sauverai !…

D’abondantes larmes coulaient sur les joues de l’orpheline ; mais sa voix était ferme et une sorte d’enthousiasme animait son noble visage.

— Mais cela est impossible, dit tristement Valmer ; mes évasions, les tentatives qui ont été faites par Guibard pour m’enlever d’ici m’ont rendu l’objet d’une surveillance rigoureuse et spéciale ; j’ai tout pesé, tout examiné : la fuite est impraticable ; quant aux grâces qui s’accordent chaque année, il n’y faut pas compter ; on n’est ordinairement porté sur le tableau qu’après un long séjour dans cet enfer, et encore ce bienfait n’est-il accordé qu’aux créatures de quelques fonctionnaires. Ainsi, tu le vois, nous nous bercions d’espérances chimériques. Mais quand on souffre on a besoin de croire à un monde meilleur… Nous nous y réunirons, Justine ; c’est le seul espoir que je puisse conserver.

— Et moi je veux que tu espères autre chose, mon ami !… Je le veux ; je te le commande !… Ô toi, que j’aime plus que la vie, je t’en conjure, rappelle ton courage ; Dieu ne nous abandonnera pas.

À ces derniers mots, un sourire amer erra sur les lèvres du condamné. Il prit la main de Justine, la pressa tour à tour sur ses lèvres et sur son cœur, et répondit :

— Je vivrai, puisque telle est ta volonté et je souffrirai moins en pensant que j’obéis à tes ordres.

De retour à son hôtel, Justine trouva Albert qui l’attendait.

— Charmante créature ! je mourais d’impatience.

— Vous êtes toujours galant, monsieur Albert.

— Oui, je l’avoue… le fait est que je m’en tire assez bien… mais il faut convenir qu’auprès de vous ça ne m’avance pas à grand’chose… Vous savez ce que j’ai fait pour vous, ce que je peux obtenir encore, et cependant…

— Je serai éternellement reconnaissante…

— Ah ! oui ! toujours le même refrain : de la reconnaissance, c’est tout ce que vous avez à offrir à un homme qui vous adore…

— Je vous en ai instruit ; mon cœur n’est plus libre.

— C’est cruel, parole d’honneur ! c’est de la dernière barbarie !… Comment est-il possible qu’avec tant de charmes, tant d’appas, tant de grâces… À propos de grâce, vous savez, le tableau dont nous avons parlé, c’est demain qu’on le dresse… Comment trouvez-vous le jeu de mot ?… le calembourg ? Heim ? mauvais ! détestable ! mais c’est venu naturellement.

— Que dites-vous ?… Quoi ! demain…

— Eh bien ! qu’y a-t-il donc là d’extraordinaire ? Est-ce qu’il ne faut pas que ça se fasse ? C’est moi qui serai chargé du dépouillement des notes ; mon père est très-content que je m’en occupe, et alors…

— Oh ! monsieur Albert, vous ne serez pas insensible à mes prières, à mes larmes…

— Non, certainement ; d’abord je suis très-sensible naturellement ; mais, femme divine, vous sentez que l’amour impérieux que j’éprouve pour vous m’ôte la force de renoncer à mes avantages…

— Vous ne parlez pas sérieusement, monsieur Albert ; non, cela est impossible.

— Très-sérieusement, je vous jure. Il ne tient qu’à vous que votre protégé soit placé en tête du tableau avec des recommandations soignées, tapées dans le bon style, de ces notes qui n’ont jamais manqué leur effet. Et pour cela, qu’est-ce que je vous demande ?… cette grâce, celle de ne pas vous quitter d’ici à demain…

— Oh ! c’est horrible, monsieur !… si jeune encore et si corrompu !…

— Allons, trop séduisante prêcheuse, ne nous fâchons pas et n’en parlons plus. Au fait, il serait mal de faire un passe-droit de cette nature ; il y a là tant de pauvres diables qui attendent leur tour depuis dix, quinze, vingt, et même vingt-cinq ans…

Justine était dans la plus violente agitation ; la dernière planche de salut allait lui échapper ; encore quelques instans et Georges était perdu sans retour.

— Albert, s’écria-t-elle tout-à-coup, je suis riche, beaucoup plus riche que vous ne l’imaginez. Mettez un prix à la faveur que je sollicite… Que vous faut-il ? Tenez, voici de l’or,… beaucoup d’or ;… il vous appartient.

À ces mots elle tira d’un meuble un sac rempli de pièces de vingt francs, et le vida avec bruit sur une table. Le jeune homme demeura quelques momens interdit ; mais, après un léger combat, l’amour-propre l’emporta sur les autres sentimens.

— Madame, dit-il, remarquez, je vous supplie, que ce n’est pas moi qui ai pensé que votre possession pouvait être évaluée à prix d’or, et veuillez trouver bon que la compensation ne me paraisse pas suffisante. Encore un seul mot : si votre porte m’est ouverte ce soir, demain je tiendrai mes engagemens ; mais il serait inutile de me recevoir pour me faire d’autres conditions ; car, pour la dernière fois, ce bonheur, qu’il faut que j’obtienne de vous, ne peut être compensé par aucune valeur.

Il sortit, et laissa l’orpheline en proie à des tortures morales, plus violentes que toutes celles qu’elle avait endurées jusqu’alors.

— Non, non, disait-elle en joignant les mains, et levant les yeux vers le ciel, je ne me souillerai point.

Elle se représentait Georges expirant de misère et de désespoir, faisant, dans son agonie, des efforts impuissans pour se débarrasser des fers, dont on ne séparerait son cadavre que pour le jeter dans une fosse où se confondent les restes de plusieurs milliers de criminels.

— Pourtant je peux le sauver, reprenait-elle ; je puis le rendre à la vie et au monde… Mon Dieu ! mon Dieu ! pardonnez-moi !… Oh ! je mourrai bientôt, car je ne serai plus digne de lui ; mais il vivra ; je conserverai ma place dans son cœur, et il ne me maudira jamais !…

Elle était depuis long-temps dans cette situation d’esprit, et elle n’avait pu se résoudre encore à prendre une résolution, lorsqu’Albert revint.

— Eh bien ! enchanteresse, avez-vous prononcé sur mon sort ? Dois-je vous fuir à jamais et vous maudire, ou dois-je à genoux implorer que vous ne repoussiez point et mon amour et la liberté de Georges Valmer.

L’orpheline baissa les yeux vers la terre ; il lui fut impossible de parler, et Albert s’approcha d’elle ; alors une sueur froide couvrit son visage, son cœur cessa presque de battre ; elle crut qu’elle allait mourir, et elle en bénissait l’Éternel ; elle s’évanouit… Georges devait être sauvé.......

 
 
 

Justine de Mellerand, victime du plus sublime dévouement, s’était vouée à l’opprobre pour sauver l’homme qu’elle aimait plus que la vie… Horreur… elle portait dans son sein...........

 
 

Séparateur