Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-14

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 277-289).

XIV.

UN ÉVÊQUE.

Cette marquise était vraiment une femme charmante ; en y songeant, je me reprochais de l’avoir traitée autrefois si cavalièrement, et je me promis de ne rien négliger pour mériter le pardon qu’elle m’accordait avec tant de générosité. Ce fut dans cette disposition d’esprit que je me rendis chez elle.

— Eh ! venez donc, monseigneur ! me dit-elle en riant ; vos affaires sont en très-bon chemin : il manquait justement un nom sur la liste des candidats, et j’y ai fait mettre le vôtre devant moi. Le ministre ne pouvait pas me refuser : j’ai bien fait quelques colonels, deux ou trois directeurs généraux ; mais vous êtes le premier évêque que je me permets ; c’est de la discrétion, et je veux que l’on m’en tienne compte.

Nous dînâmes tête à tête ; madame de Ravelli me parut dix fois plus aimable qu’autrefois, et j’épuisai tout le catalogue des fadaises pour le lui dire.

— Mon cher abbé, disait-elle, ce n’est pas généreux : je travaille pour que vous soyez en paix avec Dieu, et vous faites tous vos efforts pour que je succombe à la tentation : n’avons-nous pas abjuré nos folies ?

— Gardez donc vos bienfaits si vous ne voulez pas que je sois reconnaissant… Ou plutôt pardonnez-moi ; oubliez mes torts…

— Allons, enfant ; ce sont des vieux péchés dont je défends que l’on parle… Soyons raisonnables ; songeons à notre salut ; il vous sera désormais facile de m’aider à faire le mien.

— Je veux tout tenter pour vous conduire au ciel par le chemin du plaisir…

— Mais c’est un incorrigible !

Ma foi, mes enfans, c’est assez de sornettes ; j’en passe, et des plus belles ; car ces choses-là aujourd’hui doivent me faire faire une singulière grimace, et je n’en finirais pas s’il fallait vous dire tous les détails de ce tête-à-tête qui dura jusqu’au lendemain. C’était quelque chose que d’avoir retrouvé une maîtresse riche, puissante et encore très-belle ; mais la fortune semblait ne pas vouloir s’en tenir là, et, la marquise aidant, je fus nommé évêque ; la bulle me fut expédiée : je n’en pouvais croire mes yeux !

J’avais, depuis quelque temps, repris le costume ecclésiastique, et fait la connaissance de quelques nouveaux prélats, parmi lesquels j’avais retrouvé d’anciens compagnons d’études. Peu à peu je m’accoutumai à ma nouvelle position ; je me disais qu’il n’était pas extraordinaire que je fusse devenu évêque dans un temps où tant de soldats devenaient généraux, et je finis presque par me persuader qu’on avait fait un assez bon choix en cédant aux sollicitations de la marquise.

Je devais être sacré dans l’église Saint-Sulpice : le jour de la cérémonie arriva ; il y avait foule dans le temple du Seigneur ; tout ce que possédait d’élégant la nouvelle cour semblait s’être donné rendez-vous là ; on crut même un instant que le premier consul y viendrait, et la police était faite en conséquence ; c’est-à-dire que des myriades de mouchards circulaient en tous sens dans la maison de Dieu. Accompagné d’un nombreux cortége de prêtres, de jeunes lévites, je me rendais au chœur, lorsque tout-à-coup deux hommes pénètrent dans les rangs de mon escorte ; l’un d’eux me saisit par le bras en s’écriant : Je suis convaincu que c’est Guibard, le forçat, no 115 !

Aussitôt ce fut un bruit, une rumeur épouvantable ; je faillis perdre connaissance ; mais, sentant bien vite l’imminence du danger, je tentai de faire tête à l’orage.

— Que me veulent ces furieux ? dis-je en regardant autour de moi.

— C’est très-vrai, dit l’homme qui n’avait pas parlé ; je le reconnais bien maintenant à sa voix.

— Serais-je victime de quelque horrible machination ?… Faites arrêter ces misérables, ordonnai-je aux suisses.

— Ne vous faites donc pas de mal, me dit celui qui me tenait par le bras, c’est nous qui arrêtons les autres.

Il tira de sa poche une carte d’agent de police, et, tandis que tout ce qui m’entourait restait muet et immobile de stupéfaction, les deux espions m’entraînèrent dans la sacristie, où je trouvai un forçat nouvellement libéré, qui déclara me remettre facilement ; puis vint un autre espion, qui conduisait cinq ou six de mes anciens créanciers, sur la plainte desquels j’avais été condamné. Tous me reconnurent pour être Louis Guibard. J’eus beau nier, protester contre ce que j’appelais cette cruelle méprise, les preuves étaient tellement positives et accablantes, que mon arrestation fut maintenue. Seulement j’obtins d’être conduit chez moi pour y être gardé à vue jusqu’à ce que cette affaire fût tout-à-fait éclaircie.

Il me serait difficile de vous dire tout ce que j’éprouvais ; c’était pis que de la rage : j’aurais voulu déchirer avec les ongles et les dents cette tourbe ignoble qui s’était ameutée dans l’enfer d’où j’avais réussi à m’échapper. En arrivant chez moi, je changeai de costume, et je pris des habits de laïque ; je mis dans mes poches tout l’or qui me restait ; puis, feignant de chercher quelque papier dans mon secrétaire, j’en tirai un poignard, et, me jetant sur le misérable qui me gardait à vue, je l’étendis mort à mes pieds. Ensuite je pénétrai dans la maison voisine en escaladant un mur, et j’arrivai enfin dans la rue.

Dès lors mon parti fut pris irrévocablement ; je prononçai mon divorce éternel avec la société, à laquelle je déclarai désormais une guerre à outrance, et, cette guerre, je n’ai pas cessé de la lui faire, souvent battant, quelquefois battu ; aujourd’hui riche et demain pauvre ; ne craignant rien justement parce que j’ai tout à craindre, et attendant la fin de tout cela sans m’inquiéter de ce qu’elle sera. Voilà ma vie, et je ne m’en plains pas, car ce qui est ne peut pas ne pas être.

— De tout ceci, père Guibard, dit Georges lorsque le vieux forçat eut cessé de parler, il résulte que vous vous faites plus méchant que vous ne l’êtes au fond du cœur, et sans les passions…

— Je ne suis ni bon ni méchant, mon garçon, je suis moi, et je ne puis pas être autre chose. Je ne me demande jamais si une action que je veux faire est bonne ou mauvaise, parce que, encore une fois, il n’y a ni bien ni mal dans ce monde, et que ces deux mots, bien et mal, ne peuvent qu’indiquer les relations des choses. Le bien absolu, le mal absolu sont des chimères, voilà ce que les animaux qu’on appelle raisonnables devraient comprendre.

— Pourtant je vous dois beaucoup, et vous avez, à mon sens, un excellent cœur.

— Mon cher ami, si je t’ai fait quelque bien, c’est que cela m’a fait plaisir ; tu ne me dois aucune espèce d’obligation, et c’est par égoïsme pur que je t’ai servi.

Il parlait encore, lorsqu’un bruit confus se fit entendre dans l’escalier, et presque au même instant la chambre se trouva envahie par une nuée d’exempts ayant un commissaire à leur tête.

— Au nom du roi, je vous arrête tous, dit ce magistrat. Vous voyez que la résistance serait inutile.

— J’aurais dû le prévoir ! s’écria Guibard.

Et, s’élançant vers l’une des fenêtres, qui était ouverte, il sauta dans la rue. Madame Valmer, qui était debout, tomba à la renverse ; sa tête porta sur le marbre d’un meuble, et son sang jaillit sur le parquet où elle resta étendue sans mouvement. Georges et Justine voulurent la secourir ; mais déjà les estafiers s’étaient jetés sur eux, et s’occupaient de leur lier les mains.

— Ma mère ! ma pauvre mère ! s’écria le jeune homme ; au nom de Dieu ! secourez ma mère !

— Sois donc tranquille, dit un des agens, on ne la mangera pas, ta mère ; ça serait un morceau trop coriace.

— Misérable ! elle va mourir !…

À ces mots, il fit un si violent effort qu’il brisa ses liens et parvint à se dégager ; mais il fut de nouveau saisi, terrassé et garrotté. Alors l’un des exempts s’approcha de madame Valmer, essaya de la relever, et lui jeta quelques gouttes d’eau fraîche sur le visage ; mais ce fut inutilement ; l’infortunée s’était fendu le crâne ; elle avait cessé de vivre.

— Je crois, le diable m’emporte ! qu’il n’y a plus personne, dit l’homme de police. Pour une vieille femme, elle n’avait pas la tête trop dure à ce qu’il paraît.

Georges rugissait comme un lion ; il se frappait la tête contre le parquet, et demandait la mort à grands cris.

— Un peu de patience, mon garçon, lui dit l’un de ces individus au cœur de bronze ça te viendra probablement cette fois-ci : il y aura bien du malheur si, avant six mois, tu n’as pas fait la révérence à quatre heures du soir en place de Grève.

Pendant ce temps, le commissaire écrivait fort tranquillement son procès-verbal.

— La vieille est-elle morte ? demanda-t-il lorsqu’il en fut à cet événement.

— Tout-à-fait, et pour long-temps : elle est guérie à jamais du mal de dents.

— Et l’autre ?

Il voulait parler de Justine qui s’était évanouie.

— Oh ! l’autre, c’est différent ; c’est jeune, et ça n’avale pas sa langue si vite ; dans un quart d’heure ça sera dru comme père et mère.

Le procès-verbal terminé, on emporta Georges et Justine ; ils furent jetés chacun dans un fiacre, et, peu de temps après, ils étaient sous les verroux. Quant à Guibard, qui s’était foulé le pied en sautant par la fenêtre, il avait enfin trouvé une retraite sûre ; mais il jurait comme un possédé contre le médecin, qui lui avait déclaré que, malgré tous les secours de l’art, il lui serait impossible de pouvoir marcher avant quinze jours ; et cette nouvelle, qui l’empêchait de sortir de sa chambre, le rendait furieux, ayant la ferme volonté d’être utile à ses protégés, et ne pouvant y parvenir qu’à cette époque. Sera-t-il encore temps ? criait-il en accompagnant ses paroles de termes plus qu’énergiques… Nom d’un tonnerre ! il n’y a pas de Dieu ! ajoutait-il ; car, pour moi le malheur, je ne dis pas ; mais qu’ont fait ces infortunés à ce Dieu qu’on dit si bon ?… Rien, absolument rien. Est-ce juste, cela ?… Et, finissant ainsi, il frictionnait son pied en continuant ses cantiques de marine.


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