Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-09

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 169-188).

IX.

TRANSITION BRUSQUE.

Ma fortune allait le diable en descendant ; la marquise avait des fantaisies à ruiner un prince, et le marquis était avare comme un juif. Pour comble, cet animal s’avisa de devenir jaloux, et je ne tardai pas à lui faire ombrage. Il signifia à sa femme qu’il entendait que le directeur fût congédié. La marquise résista ; le mari s’emporta, et finit par me défendre lui-même de reparaître à l’hôtel. Je lui ris au nez, il devint furieux, et s’oublia jusqu’à lever la main sur moi ; je le prévins, et d’un soufflet je l’étendis sur le parquet. C’est que j’étais alors plus solide qu’aujourd’hui, bien que je sois encore assez fort.

— Rendez grâce à votre habit, dit le marquis en se relevant ; car, si vous en portiez un autre, il me faudrait tout votre sang pour laver cet outrage.

— L’habit ne fait pas le moine, répondis-je, et, si vous voulez essayer de vous satisfaire, je vais aller vous attendre sous les tilleuls, à l’extrémité de votre jardin.

— Des témoins ?

— Je n’en veux ni pour vous ni pour moi : apportez des armes, cela suffira.

Le champion ne se fit pas long-temps attendre ; il jeta à mes pieds l’une des deux épées qu’il apportait ; je la ramassai, et nous commençâmes à ferrailler. Je reconnus promptement la supériorité du marquis ; la vigueur de mon poignet ne pouvait balancer l’avantage que lui donnait un long et fréquent exercice. Déjà j’avais été touché à deux reprises ; son fer avait glissé sur mes côtes, et le sang coulait sur ma soutane. Je recule, il avance, et je me trouve bientôt adossé contre un mur où mon adversaire va me clouer. Ce mur était à hauteur d’appui ; en étendant le bras gauche, je sens une pierre qui roule sous ma main ; je la saisis et je la lance à la tête du marquis avec tant de bonheur et de violence, qu’il tombe à la renverse. Je m’approche pour le désarmer, c’était inutile : la pierre lui avait brisé le crâne, il était mort. Dans tout cela les règles observées en pareil cas n’avaient pas été rigoureusement suivies ; mais le résultat me parut satisfaisant, et c’est surtout en cette matière qu’il faut considérer la fin.

Je courus aussitôt chez ma maîtresse.

— Madame, lui dis-je, votre mari n’est plus et c’est moi qui l’ai tué. Dans une heure je quitterai Paris.

— Ô ciel !… vous partez sans moi !

— Sans vous, s’il vous faut plus de vingt minutes pour faire vos préparatifs. Dans vingt minutes je serai aux Tuileries, près du pont Tournant. Venez seule ; point de bagage ; de l’or et des diamans autant que possible.

Je courus chez moi ; je quittai ma soutane, je fis panser mes blessures, et je pris un habit de laïque, dans les poches duquel je fourrai tout l’or et tous les bijoux que je possédais ; puis je sortis précipitamment, me jetai dans la première voiture de place que j’aperçus, et j’arrivai au rendez-vous en même temps que la marquise.

Nous emportions, en or et en bijoux, environ cinquante mille francs ; il y avait là de quoi courir le monde pendant un certain temps ; mais, ainsi que je vous le disais tout à l’heure, ma belle maîtresse avait des fantaisies à manger le revenu du royaume en six mois ; j’étais incapable de lui rien refuser : elle était si jolie et si tendre ! ses beaux yeux disaient si bien ce qu’elle voulait !… Les cinquante mille francs durèrent six semaines. J’écrivis à mon homme d’affaires ; je lui envoyai une procuration en bonne forme, et j’en reçus quelques sommes ; mais cela se dissipait comme des bulles de savon : j’avais à peine le temps de compter.

Cependant l’horizon politique s’obscurcissait, le numéraire devenait rare ; il fallait que j’écrivisse dix lettres à mon chargé de pouvoirs pour en obtenir quelques misérables centaines de francs. La marquise commença par être triste, puis elle devint maussade. Pour comble, l’orage acheva d’éclater ; le roi était prisonnier, les émigrés mis hors la loi. Je fus considéré comme émigré ; mes biens furent confisqués et vendus au profit de la nation, et je me trouvai, en un instant, ruiné de fond en comble.

Ce malheur, en me plongeant dans les plus tristes réflexions, m’enleva le reste d’amour que j’avais pour la marquise. Je commençai à la regarder comme un meuble qui m’appartenait ; je l’avais achetée gros, il me parut tout naturel d’en disposer à ma guise ; je la vendis donc le plus cher possible à un colonel de dragons qui en était devenu éperdument amoureux…

Justine, à ces mots, ne put se défendre d’un mouvement de dégoût ; le vieux forçat s’en aperçut.

— Mon enfant, lui dit-il, je ne suis pas de ces gens qui veulent servir de modèle au genre humain : je veux bien que l’on fasse autrement que moi, pourvu que l’on consente à me laisser faire autrement que d’autres. Veuillez donc m’écouter ; ce ne sont pas des leçons que je donne, c’est mon histoire que je raconte.

Justine s’excusa en balbutiant, et Guibard, après s’être un moment reposé, continua :

— L’argent du colonel ne fit que paraître et disparaître ; puis la misère vint, et le jour arriva où, de mes vingt mille francs de revenu, il ne me resta pas de quoi dîner. Heureusement, j’étais jeune et vigoureux ; je n’avais jamais connu la crainte, et l’on se battait sur la frontière. Mon parti fut bientôt pris ; je m’engageai dans un régiment de hussards. C’était bien ; mais ça ne pouvait pas me plaire long-temps ; à peine eus-je perdu ma liberté que j’en sentis tout le prix ; je me repentis de l’avoir engagée si légèrement, et je finis par déserter d’une place forte où mon régiment tenait garnison. Quinze jours après je fus arrêté et conduit en prison. Au nombre des personnages que je rencontrai dans les limbes où j’entrais pour la première fois, j’en remarquai un vers lequel je me sentis naturellement entraîné : il y avait du sarcasme dans son regard ; tous les autres prisonniers semblaient lui faire pitié. Je crus m’apercevoir qu’il me regardait avec quelque attention ; j’en fus presque flatté, et je m’efforçai de me montrer digne de la déférence qu’il me témoignait. Lorsque j’entrai dans cette prison, la vie commençait à m’être insupportable à ce point que j’avais pris la résolution de me laisser fusiller sans réclamation ; mais l’homme dont je vous parle ne tarda pas à me faire changer d’avis.

— Mon brave camarade, me dit-il quand je lui eus dit ce qui m’était arrivé, nous sommes logés à la même enseigne, mais nous ne sommes pas du même avis : on ne meurt qu’une fois et le plus tard est le meilleur. Pour moi je ne mourrai que si je ne peux pas faire autrement ; mais j’espère bien que d’ici là il y aura encore de la marge.

— Et n’est-ce pas mourir mille fois que de vivre misérable, sans liberté, sans argent ?…

— La liberté, mon cher ami, est plus facile à recouvrer pour nous que vous ne l’imaginez, et des gens d’esprit qui sont libres ne manquent jamais d’argent. Vous êtes ruiné, je le suis aussi ; peu importe comment cela s’est fait ; il est certain que ce que nous possédions est passé en d’autres mains ; et, comme rien n’est stable ici-bas, il ne nous faudrait pas de grands efforts de génie pour que ce que d’autres possèdent passât dans les nôtres. Vous, c’est le gouvernement qui vous a dépouillé ; moi, ce sont les usuriers ; je ne dis pas qu’ils aient eu tort, et je pense que nous aurions raison de prendre notre revanche. Nous n’avons plus ce que nous avions ; mais nous avons ce que nous n’avions pas, c’est-à-dire de l’expérience, chose précieuse que l’on paie rarement trop cher.

Ce langage n’était pas de nature à effaroucher un homme de ma trempe ; le raisonnement de mon compagnon de captivité me parut extrêmement juste, et je lui déclarai que je me sentais disposé à suivre ses conseils, ou plutôt à obéir à ses ordres, en raison de la supériorité que je lui reconnaissais.

— Il s’agit d’abord de sortir d’ici, dit-il, et cela ne présente pas de grandes difficultés : dans deux jours, vous serez conduit devant le conseil de guerre ; le trajet d’ici au lieu où le conseil doit tenir ses séances n’est pas long ; mais vous aurez à parcourir quelques rues étroites, et vous m’avez l’air d’avoir le pied leste et le bras vigoureux. Vous sortirez de la ville, alors vous m’attendrez, vers le milieu de la nuit, à un quart de lieue de la porte du Nord je serai exact au rendez-vous.

Tout cela arriva comme s’il se fût agi des choses les plus simples : tandis que l’on me conduisait devant le conseil, à l’instant où je passais dans l’une de ces rues étroites et tortueuses dont Risbac, mon compagnon, m’avait parlé, je donnai un croc en jambe au soldat qui marchait à ma droite, en même temps que j’appliquais un vigoureux coup de poing à celui qui marchait à ma gauche ; ils tombèrent tous deux, et, avant que les autres se fussent retournés, j’avais déjà gagné du terrain. Pendant ce temps, Risbac sciait fort proprement l’un des barreaux de sa fenêtre ; le soir venu, il saute sur le dos d’une sentinelle, escalade le mur de ronde, et accourt au rendez-vous où j’étais déjà.

— Voilà qui va bien, dit-il, mais cela irait bien mieux si nous avions de l’argent. Pour moi, je ne possède point un sou.

— Je suis absolument dans le même cas.

— C’est un vilain cas ; mais nous n’y resterons pas long-temps, car j’entends la diligence de Paris, et les voyageurs qu’elle contient ont sans doute la bourse mieux garnie que nous.

— Vous savez déjà que je n’étais guère homme à m’effrayer de peu ; mais j’avoue que la proposition me fit reculer de deux pas.

— C’est de la folie, dis-je ; quoi ! deux hommes sans armes…

— Nous ferons comme si nous en avions.

— Songez donc que nous pouvons avoir dix ou douze personnes sur les bras.

— Je songe aussi que la nuit est noire comme l’âme du diable, et que tous ces voyageurs sont plus ou moins endormis. D’ailleurs, le métier que nous entreprenons ne se fait pas toujours à coup sûr… Je suis le capitaine, je vous fais mon lieutenant, nous logeons le reste de la troupe dans l’imagination des voyageurs et tout ira bien.

Il s’en fallait de beaucoup que je fusse rassuré ; mais je n’eus pas le temps de m’appesantir sur le péril auquel nous allions nous exposer, car la diligence n’était plus qu’à vingt pas de nous. Quelques secondes après, Risbac s’écria d’une voix de Stentor :

— Arrête, postillon, ou tu es mort !

La voiture s’arrêta aussitôt.

— Garde à vous ! s’écria mon camarade de toute la force de ses poumons ; il ajouta : Lieutenant, faites placer nos hommes dans le fossé et suivez-moi.

Il courut à la portière, l’ouvrit hardiment, et dit :

— Messieurs, la guerre est une fort belle chose, et nous sommes là cinquante braves soldats qui la faisons pour notre compte particulier ; toutefois, nous serions désolés d’être obligés de traiter en ennemis des gens aussi respectables que vous le paraissez (notez qu’il faisait noir comme dans un four), et c’est afin de n’en pas venir là que je vous engage à partager en frères, entre vous et nous, l’argent dont vous êtes munis… Allons, lieutenant, remettez vos pistolets dans votre ceinture ; vous voyez bien que nous avons à faire à des gens trop bien élevés pour se faire casser la tête sur un grand chemin.

— J’aurais été fort embarrassé de mettre des pistolets dans ma ceinture ou ailleurs ; car il en était de nos armes comme de notre troupe, tout cela ne pouvait être logé que dans l’imagination des personnages auxquels nous nous adressions. Mais heureusement cela suffit : cinq ou six bourses tombèrent en même temps dans le chapeau que tendait Risbac, et le brave capitaine s’écria, après s’être assuré que c’était bien des espèces qu’on venait de lui donner :

— Lieutenant, faites relever les armes, et qu’aucun homme ne bouge ; fouette, postillon !

Les chevaux partirent au galop, et nous nous élançâmes à travers champs. Il fallut bivouaquer pendant le reste de la nuit ; mais nous prîmes aisément notre mal en patience. Au point du jour l’argent fut compté : nous possédions un peu plus de cinq cents francs.

— C’est assez bien débuter, dit mon compagnon ; mais des gens comme nous ne sont pas faits pour se traîner sur les grands chemins ; cela est bon dans un cas désespéré. Pour des hommes organisés comme nous le sommes, la carrière est large… Avez-vous voyagé dans la Vendée ?

— Jamais. Pourquoi cette question ?

— Oh ! c’est qu’il m’est venu une admirable idée !… Vous savez que l’on se bat, que l’on s’égorge maintenant dans ce pays, non pour des hommes ou des choses, mais pour des principes. Il y a dans cette contrée de riches seigneurs qui se ruinent pour lever des régimens à la tête desquels ils se font tuer pour défendre une royauté qu’ils ne comprennent pas et un roi qu’ils n’ont jamais vu… Mais à propos du roi, le diable m’emporte vous lui ressemblez un peu.

— Par le métier que nous faisons, dis-je en riant, il se pourrait que la ressemblance allât loin, et que je rendisse l’âme sur le même lit que sa défunte majesté.

— Il s’agit bien de cela, ma foi ! vous ressemblez au roi, c’est une chose convenue… D’ailleurs quand vous ne lui ressembleriez pas, il n’en serait ni plus ni moins, puisque, ainsi que je vous le disais, la plupart des personnes qui se font tuer pour lui ne l’ont jamais vu. Voici donc mon projet : vous êtes roi de France ; moi je suis… Qui diable suis-je ?… Si j’avais vingt ans de moins je pourrais bien être le dauphin… Ah ! je suis le duc de Carlinbernord, l’un des gentils-hommes de votre majesté ; nous allons en Vendée ; nous tombons comme une bombe dans l’un des plus beaux châteaux de ce pays. Le roi est mort ; vingt mille personnes ont vu sa tête séparée du tronc, toutes les gazettes de l’Europe ont rendu compte de cette exécution, tout cela est incontestable ; mais les nobles vendéens n’en croient pas un mot, et c’est fort heureux pour nous. Vous faites une très-belle histoire sur la manière miraculeuse dont vous avez échappé à vos persécuteurs, et vous n’oubliez pas que moi, duc de Carlinbernord, j’ai l’avantage d’être votre libérateur. Le seigneur chez lequel nous tombons se jette à vos pieds ; il vous offre sa vie et sa fortune ; vous acceptez la dernière partie, et vous demandez un à-compte de cent mille francs… Il ne faudra pas craindre de mettre la bouchée trop forte ; car si vous vous avisiez de faire le modeste, de vous contenter d’une bagatelle, votre serviteur de tout mon cœur ! vous n’auriez pas plus l’air d’un roi que d’un moulin à vent. Quand un seigneur vous aura offert ce qu’il possède, tous les autres en feront autant ; vous le recevrez bien, et, pour n’être pas en reste avec eux, du baron vous ferez un comte, du comte un marquis, du marquis un duc, du duc un prince. Quant à moi, je serai toujours votre très-vertueux serviteur, votre fidèle trésorier ; je serai chargé des recettes et des dépenses : or les recettes seront grasses et les dépenses nulles ; je serai censé acheter des hommes, des armes, des munitions, et je n’achèterai rien du tout ; mais je recevrai toujours avec un plaisir nouveau, et, lorsque la pelotte sera assez ronde, nous aviserons… Que pensez-vous de cela. Dites ?

— Ma foi, c’est original, et, après ce que nous avons fait cette nuit, il me semble que nous pouvons tout tenter.

— En route donc !

Nous nous arrêtâmes à la prochaine auberge pour réparer nos forces, et après un ample déjeuner nous nous remîmes gaîment en route… Mais, mes enfans, il se fait tard ; à demain la suite ; bon soir.

Guibard était parti depuis un quart d’heure, et son assemblée l’écoutait encore ; il semblait à ces trois personnages qu’ils venaient d’assister à quelque scène fantastique, et leur sommeil se ressentit des émotions que le récit du vieux galérien leur avait fait éprouver.


Séparateur