Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-07

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 127-145).

VII.

DÉCOUVERTE.

Entre nous, dit Guibard à son vieux camarade, on peut parler sans faire la petite bouche : Le soleil luit pour tout le monde, et ce qui a réussi une fois peut réussir une autre ; tu as eu du bonheur, j’en puis avoir ; et à cette heure que tu peux te passer de travailler, ce n’est pas une raison pour casser tes outils…

— Qu’est-ce que tu rabâches donc là, vieux renard ? Est-ce que tu t’amuserais maintenant à faire bouillir la marmite de la rue de Jérusalem ?

— Imbécile ! si je mangeais de ce pain-là, il y a plus de quinze jours que vous seriez tous emballés. J’en sais plus long que tu ne le penses : le graveur n’a rien fait volontairement, et, depuis huit jours que tout est achevé, il n’a pas reparu chez lui… Il faut que je le retrouve ou que le bourreau ait votre tête à chacun, quand je devrais lui donner la mienne par-dessus le marché.

— Et-tu fou ou enragé ?

— Vous savez tous de quel bois je me chauffe, et vous ferez bien de ne pas vous y frotter. Voulez-vous la paix ou la guerre ?

— Allons, voyons, on a eu tort de t’oublier, j’en conviens ; mais on ne savait pas où tu étais ; heureusement il y a du remède. Combien te faut-il ?

— Il me faut le graveur.

— Eh ! où diable veux-tu que j’aille le pécher ? Les amis sont en route pour l’Amérique ; il a sans doute pris le même chemin. Voilà ce que je puis t’assurer. Quant à moi, je ne l’ai jamais vu, parole d’honneur : je sais seulement que c’était un dur à cuire, un mauvais coucheur, à qui il fallait tenir la pointe au corps.

— Je sais, moi, qu’il n’est pas parti… Ah ! si on l’avait mis à l’ombre… Dans ce cas-là j’irais le chercher jusque dans le royaume de Lucifer. Tu sais au moins où l’affaire s’est faite ?

— Oui ; mais je sais aussi qu’il n’y a plus rien : on achevait d’emporter le reste des outils pour aller les jeter à la rivière, lorsque la vedette, à tort ou à raison, a donné l’alarme ; les amis ont filé, ils sont venus chez moi pour régler les comptes, et la nuit suivante ils se sont mis en route pour le Nouveau-Monde.

Ce fut un trait de lumière pour le vieux bandit. Ils tenaient Georges en charte privée ; mais, obligés de fuir précipitamment, avaient-ils songé au malheureux graveur ?

— Tu vas me conduire dans cette maison, dit brusquement Guibard, et de suite. Allons, marche !

— Je n’en ai pas les clefs.

— Des clefs ! belle niaiserie ! je m’en passerai.

L’audace et la résolution du forçat étaient connues des voleurs de profession : on savait qu’il avait une volonté de fer, et qu’il était capable d’exécuter tous ses projets. Il fut donc conduit immédiatement à la porte d’une maison isolée, du quartier Saint-Jacques, à quelque distance de l’Observatoire.

— C’est ici, lui dit son guide. Guibard tira de ses poches plusieurs trousseaux de clefs et de crochets, et en quelques secondes la porte principale fut ouverte.

— Va-t’en maintenant, dit-il à l’homme qui l’avait conduit ; le reste me regarde.

— Il entra seul, traversa la cour déserte et entourée de hautes murailles dont nous avons parlé, et pénétra dans le corps de logis. Il ne trouva au rez-de-chaussée que quelques mauvaises chaises, une table vermoulue, des bouteilles vides, et des débris de vaisselle. Le plus profond silence régnait autour de lui ; il appela Georges à plusieurs reprises, mais toujours inutilement. Il monta alors au premier étage, qu’il trouva à peu près aussi bien garni que le rez-de-chaussée, et dont il visita toutes les pièces sans plus de succès. Il fit de nouveau retentir la maison en appelant Georges de toute la force de ses poumons ; mais le silence seul succéda à ses cris.

— Ça va mal, se disait-il : j’ai grand’peur que le pauvre garçon n’ait plus besoin de rien.

Il monta cependant au deuxième étage, qui était le dernier, et, arrivé à la porte de la pièce principale, il fut surpris des précautions avec lesquelles on l’avait fermée ; une énorme serrure, quatre solides verroux et deux barres de fer la garnissaient.

Oh ! oh ! se dit-il, on ne ferme pas avec tant de soin une cage vide.

Et il appela encore, mais sans plus de succès que précédemment. Cela ne l’empêcha pas de faire jouer les verroux, et d’enlever les extrémités des barres des tenons où elles étaient engagées ; mais, lorsqu’il en vint à la serrure, les difficultés furent plus grandes : les fausses clefs étaient trop petites, ses crochets trop faibles, et il eût fallu un temps considérable pour ôter les vis, alors même qu’il eût eu sous la main les outils nécessaires. Il saisit l’une des barres de fer, avec laquelle il frappa à coups redoublés sur la serrure : elle céda enfin ; Guibard entra, et le premier objet qui frappa ses regards fut le malheureux Georges, étendu sur le carreau au milieu de la chambre, et ne donnant plus signe de vie. Il courut à lui, le releva le porta sur le lit, et lui ôta ses vêtemens pour voir s’il avait quelque blessure.

— Je m’en doutais, se dit-il ; les coquins l’ont laissé mourir de faim !… Nom de Dieu ! il y a long-temps que je suis nourri dans le sérail ; j’en connais les détours, et je n’ai pas un poignard pour enfiler des perles ; mais sacrebleu ! je ne suis pas une bête fauve, je ne tue pas pour le plaisir de tuer… Un si brave garçon !… ça serait capable de dégoûter du métier, s’il était possible de faire autre chose quand on est organisé comme moi…

Pendant ce monologue, le vieux galérien ne négligeait rien pour rappeler Georges à la vie ; il lui frotta les tempes et les narines avec du vinaigre concentré, dont il était toujours muni, et il finit par reconnaître que les battemens du cœur n’avaient pas entièrement cessé. Se rappelant alors qu’il avait vu des bouteilles au rez-de-chaussée, et espérant qu’il s’en trouverait au moins une que les bandits auraient oublié de vider, il descendit précipitamment, et remonta presque aussitôt, apportant de l’eau et un peu de vin. Georges avait ouvert les yeux ; il reconnut Guibard ; mais il n’avait que des souvenirs confus des derniers événemens dont sa mort avait failli être la suite. Le vieux évadé lui fit avaler quelques gouttes de vin et d’eau ; il renouvela la dose en l’augmentant de temps en temps ; mais il se garda bien de céder aux instances du jeune homme, qui le suppliait de lui abandonner la bouteille, afin qu’il étanchât la soif qui le dévorait, car il avait de l’expérience, ayant été appelé à être quelque temps infirmier au bagne.

— Je sais ce que c’est, mon garçon, lui dit-il, et je ne veux pas te faire mourir : or la moitié de ce vin que tu demandes suffirait maintenant pour achever l’ouvrage de ces animaux sans entrailles que tu as faits millionnaires, et qui te laissaient crever de faim pour t’en récompenser…

— Mon brave Guibard, je n’oublie pas que c’est pour la troisième fois que vous me sauvez la vie !…

— Tu choisis bien ton temps pour parler de ça !… Voyons, es-tu capable de marcher en t’appuyant sur mon bras ?

— Je ne sais trop ; essayons.

Ce ne fut pas sans être obligé de faire de grands efforts que le pauvre garçon parvint à se lever ; mais à peine eut-il posé les pieds sur le parquet, qu’il lui fut impossible de se soutenir.

— Voilà le diable ! dit Guibard. Si Paris n’était pas parcouru en tous sens par une meute d’imbéciles, hurlant à tort et à travers et montrant les dents à tout ce qui lui paraît nouveau, je te prendrais sur mes épaules, et dans dix minutes tout serait dit ; mais il n’en faudrait pas davantage pour nous faire regarder, suivre, étouffer par ces sauvages de la civilisation qu’on nomme peuple, et que j’appelle matière ; non pas matière inerte, mais matière malfaisante ; car, vois-tu, Georges, lorsque ces gens dont tu fais cas brisent les vitres, ce n’est pas pour avoir des vitres, mais seulement pour empêcher que d’autres en aient.

— Oh ! par ma foi, mon père Guibard, dit Georges, qui ne put s’empêcher de sourire malgré son état de souffrance, voilà de l’aristocratie toute pure, et la caste privilégiée ne comptait sûrement pas sur un avocat de votre sorte.

— Il n’y a pas de caste qui tienne, mon garçon : je conçois la puissance d’un côté, l’impuissance de l’autre, et l’égoïsme partout ; mais je ne comprendrai jamais l’amour du mal pur et simple sans aucun profit, et il faut pourtant bien reconnaître qu’il y a des êtres assez malheureusement organisés pour ne se trouver heureux que lorsque tout ce qui les entoure souffre… Au diable ! voilà que je raisonne comme si nous n’avions plus qu’à nous tenir le chef bien couvert et les pieds chauds ! Sois sans inquiétude, et attends-moi ; je ne demande qu’un petit quart d’heure pour trouver ce qu’il nous faut.

Il sortit, et reparut bientôt.

— Allons, Georges, il y a à la porte un modeste sapin qui nous attend : du courage, raidis-toi ferme sur la chanterelle…

Valmer prit le bras du vieux forçat, qu’il ne pouvait plus voir désormais que comme son libérateur envoyé du ciel ! Tous deux montèrent en voiture, et quelque temps après ils étaient entre Justine et madame Valmer.

— Doucement, doucement donc ! disait Guibard ; je ne l’ai pas amené ici pour qu’on achevât de le tuer… Nom de Dieu ! ne le serrez pas si fort, si vous ne voulez que je me fâche…

— Georges ! mon frère !…

— Mon fils bien-aimé !…

— Ma chère Justine, ma bonne mère !

— Que le diable les emporte ! marmottait l’évadé du bagne ; ces gens-là n’auront jamais le sens commun.

La raison ne tarda pourtant pas à l’emporter sur le sentiment ; Georges était si pâle et si faible, il parlait si difficilement, que madame Valmer et Justine, effrayées tout-à-coup du danger qui se manifestait et qu’elles n’avaient pas soupçonné, se montrèrent dociles à la voix de Guibard, qui, pour la centième fois, leur répétait que Georges avait plus besoin de repos et de soins que de questions et de baisers. Le jeune homme fut mis au lit ; le galérien s’établit à son chevet, déclarant qu’il ne le quitterait qu’après guérison complète, attendu qu’il avait eu plusieurs fois l’occasion de lutter contre cette maladie, dont il connaissait toutes les phases et tous les remèdes mieux que le plus savant docteur.

— En vérité, brave Guibard, dit Georges, vous êtes un homme singulier ; tout se retrouve en vous ; les extrêmes se touchent dans votre âme : le mal et le bien se heurtent à chacune de vos actions ; vous êtes indéfinissable, un assemblage de tous les contrastes.

— En vrai français, mon garçon, cela veut dire que je suis un homme… Mon Dieu je ne m’en défends pas, quoique pourtant il n’y ait pas de quoi.

— Votre vie doit être quelque chose de bien extraordinaire.

— Ma vie ? c’est tout simplement une phrase de l’histoire de l’espèce humaine : si ce n’en est pas la meilleure, c’en est bien certainement la moins sotte ; car il y a longtemps que j’ai reconnu la corrélation des actions humaines. Ainsi je sais que le mal n’est pas une chose, c’est tout simplement l’absence du bien à un degré plus ou moins éloigné, comme le froid est l’absence du calorique. Ainsi les gens qui vous paraissent si criminels sont tout simplement les habitans de la Sibérie morale ; votre cœur est chaud, le leur est glacé : quand le thermomètre est à dix degrés au-dessous de zéro, vous gelez et eux se réchauffent… Et puis venez donc me vanter la sagesse de ces législateurs qui veulent que des tempéramens moraux si divers obéissent à une seule et même loi !… Autant vaudrait décréter que le feu et l’eau seront désormais composés des mêmes élémens, et seront tenus de vivre en bonne intelligence.

— Dans tout ce que vous dites, répliqua Georges, j’aperçois un mal et je ne vois point de remède.

— Vraiment, sur ce point, mon garçon, je n’en sais pas plus que toi, et c’est pour cela que j’ai horreur de ces faux docteurs qui, au risque de nous tuer, nous bâclent des ordonnances à tort et à travers sous le prétexte de nous guérir… Eh ! imbéciles, guérissez-vous vous-mêmes ; fouillez votre cœur, si vous en avez un ; sondez ses plaies, et rendez-vous justice ; n’injuriez pas votre frère parce que, marchant du même pas que vous sur le grand chemin de l’existence, il dévie à droite alors que vous déviez à gauche.

— Tout cela, mon vieil ami, reprit Georges, ne peut que me faire désirer plus vivement d’entendre le récit de vos aventures, et je suis sûr que ma bonne mère et ma chère Justine l’entendraient aussi avec le plus grand plaisir.

— Ma foi, mes enfans, ce n’est pas que ça en vaille la peine ; mais il m’est si facile de vous satisfaire, que j’aurais mauvaise grâce à vous refuser. Seulement, je vous prie de me donner mes coudées franches, c’est-à-dire de ne pas vous effaroucher pour quelques expressions un peu vives ; car vous devez comprendre que je ne puis pas être un historien à l’eau de rose, et, lorsque la fange se trouvera sous mes pas, ce qui n’arrivera que trop souvent, je ne veux pas avoir l’air de marcher sur un tapis de Turquie.

— Précisément, mon bon Guibard ; c’est la vérité que je vous demande, car

Rien n’est beau que le vrai ; le vrai seul est aimable.

— Encore une belle baliverne que tu nous contes là !

— C’est Boileau qui l’a écrit.

— Ton Boileau était un âne qui ne se doutait pas que ce qu’il trouvait détestable pouvait plaire aux quatre cinquièmes du genre humain, et vice versâ… Quelle rage avez-vous donc, vous autres, de voir toujours par les yeux d’un aveugle, d’entendre par les oreilles d’un sourd, plutôt que de vous en rapporter à vos yeux et à vos oreilles ?… Celui-ci a dit que le vrai est aimable, moi je dis que le vrai est hideux : il appuie son opinion sur des paroles, j’appuierai la mienne sur des faits, et vous jugerez lequel de nous deux mérite créance… Mais, encore une fois, il me faut les coudées franches ; je veux avoir le droit d’appeler les choses par leur nom. S’il ne fallait que faire des citations, je pourrais bien aussi avoir mon tour, et

« Qui sait, quand le destin nous frappe de ses coup,
Si le plus grand des maux n’est pas un bien pour nous ? »

Combien de gens seraient morts dans la misère et inaperçus s’ils avaient toujours suivi le droit fil. Encore une fois tout est bien.

Ces paroles étaient bien plus propres à exciter la curiosité de Georges qu’à l’amortir ; Justine et madame Valmer n’étaient pas moins impatientes d’entendre le récit de cet homme extraordinaire.

Guibard, après s’être recueilli quelques instans, commença ainsi :


Séparateur