Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-19

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 389-402).

XIX.

DEUX MONSTRES.

Le jour allait finir ; Justine n’était pas encore remise de l’assaut terrible que lui avait livré le génie du mal par la voix du vieux Guibard, lorsque le comte de Bonvalier entra chez elle.

— Je suis en eau, belle amie, s’écria-t-il : je viens de remuer ciel et terre pour vous être agréable… Mes efforts n’ont pas été vains : nous avons obtenu un sursis.

— Le ciel en soit loué ! dit Justine en joignant les mains et tombant à genoux.

— Ne vous laissez pas tant aller à la joie, ma chère Justine ; car j’ai à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Ainsi j’ai acquis la déplorable certitude que votre retraite a été découverte par la police. Vous n’êtes plus en sûreté ici : demain au point du jour, ce soir peut-être, votre modeste domicile sera envahi, et je vous avoue que tout mon crédit ne pourrait vous empêcher d’être transférée à Paris.

— Ô mon Dieu ! ne m’abandonnez pas !

— Je me suis donc occupé de vous chercher un asile, reprit le comte, et, après y avoir mûrement réfléchi, j’ai pensé que vous ne pourriez être mieux et plus en sûreté que chez madame votre sœur. En conséquence, je lui ai écrit à ce sujet une assez longue lettre, contenant l’analyse des malheurs qui sont venus fondre sur vous depuis votre séparation ; je lui annonce votre arrivée prochaine, et dans deux heures vous pourrez embrasser cette bonne sœur, que vous avez autrefois jugée avec tant de rigueur.

Le malheur est un dissolvant violent, un agent puissant, qui, dans certaines circonstances, change la nature des choses ; sous l’empire de cette puissance, les torts, les fautes, et peut-être les crimes de Juliette ne semblèrent à Justine que de légères erreurs, des faiblesses pardonnables, et déjà, depuis long-temps, la coupable Juliette avait recouvré sa place dans le cœur de Justine, ce cœur où il y avait tant de place pour l’amour qu’il n’en restait pas pour la haine. Elle accepta donc avec joie la proposition que lui faisait le comte, et le soir même ils arrivèrent à la maison de campagne où vivait Juliette, maintenant baronne de Carimont.

Les deux sœurs se jetèrent dans les bras l’une de l’autre.

— Ô ma chère Justine ! dit Juliette, que de fois j’ai gémi sur ton sort, depuis que la fatalité nous a séparées !… Que de fois j’ai demandé au ciel qu’il te donnât cette rectitude de jugement qui te manquait, et dont le défaut te faisait prendre pour des monstruosités les choses les plus ordinaires de la vie !

— Ne parlons pas de cela, ma bonne Juliette ; ne trouble pas le plaisir que j’éprouve à te retrouver sage et heureuse…

— Heureuse comme tu pourrais l’être demain, ma bonne Justine… Eh ! mon Dieu ! le bonheur est chose si facile à trouver quand on le cherche bien !… Mais voici ton beau visage qui se rembrunit ; n’allons pas plus avant pour aujourd’hui. Demain, si cela ne te déplaît pas trop, nous nous entendrons un peu plus sur cette question. Pauvre sœur ! il y a si long-temps que tu parcours les îles désertes de la fiction, que tu ne peux manquer de te trouver heureuse sur la terre ferme de la réalité.

Justine ne put répondre ; toutes ses facultés semblaient suspendues, et l’intervention du comte arriva fort à propos pour lui donner le temps de se reconnaître.

— Allons, enfans, dit-il, allez-vous disputer sur des choses sans nom ?… Baronne, l’expérience est pour vous, et il serait bien mal de manquer de générosité… Quant à vous, belle Justine, que vous dirai-je ? L’illusion semble vous rendre si heureuse que je n’ose vous rappeler à la réalité… Eh ! pourtant, mon bel ange, il est bien vrai que vous vous êtes fourvoyée ! il est bien vrai que vous avez cédé trop facilement à une imagination ardente, qui vous a fait prendre le faux pour le vrai. Écoutez-moi sans crainte et sans prévention, belle amie : il est écrit : l’homme sera le protecteur de la femme ! que veut dire cela, sinon que la femme se donnera à celui qui pourra la protéger ? Me voulez-vous pour votre protecteur, Justine ?… Direz-vous non, alors que j’ai usé mon crédit pour vous servir ?

Ces paroles avaient mis Justine dans un état affreux.

— Avez-vous perdu l’esprit, comte ? s’écria Juliette, ou pensez-vous que la pauvre fille en vaudra mieux quand elle sera folle à lier ?… Ma chère Justine, tu dois avoir besoin de repos ; je vais te conduire chez toi.

Ce fut inutilement que l’orpheline tenta de prendre quelque tranquilité ; les paroles du comte et celles de Juliette étaient sans cesse présentes à son esprit ; elle les commentait de mille manières, sans pouvoir leur trouver un sens qui la rassurât.

— Que me veulent-ils donc ? se demandait-elle ; quel avantage peuvent-ils avoir à me perdre ? Peut-être le malheur me rend-il trop défiante… Et cependant le comte a bien dit : « La femme doit se donner à l’homme qui la protége ; et je suis votre protecteur. » Ô mon Dieu ! je sens que mes forces m’abandonnent ! ma pauvre tête se perd dans ce dédale d’iniquités !… N’ai-je pas assez souffert pour mériter le repos éternel, ô mon Dieu !

La prière lui rendit un peu de calme ; puis mille projets bizarres lui traversèrent l’esprit ; elle voulait fuir, retourner à Lyon, se livrer à la justice, afin de mettre un terme à ses maux ; puis elle se disait que Juliette était assez riche et assez bonne pour ne pas lui refuser les dix mille francs que demandait le vieux Guibard pour sauver Georges ; elle se proposait d’aller, dès le matin, se jeter aux pieds de sa sœur pour la supplier de lui remettre cette somme ; et, après un instant de réflexion, ces projets faisaient place à d’autres qui n’étaient pas plus raisonnables, et qu’elle abandonnait encore. Ce ne fut qu’au point du jour que le sommeil ferma ses yeux ; elle dormait encore lorsque Juliette entra dans sa chambre. En s’éveillant Justine aperçut sa sœur assise à son chevet.

— Ma chère Justine, dit cette dernière, le comte m’a longuement parlé de toi cette nuit : je te savais de la bizarrerie dans l’esprit ; mais, en vérité, je n’aurais jamais soupçonné que cela pût aller aussi loin. Malheureusement tu as payé bien cher ce défaut de jugement qui te fait prendre pour ennemis les gens qui te veulent du bien ; ton esprit saturé de bigotisme te fait voir sous un jour épouvantable les choses les plus simples, et tu n’es pas éloignée de croire que la vertu d’une femme consiste à souffrir. Crois-moi, ma bonne sœur, nous ne sommes pas créées pour vivre avec des anges ; en nous jetant sur cette terre, la Providence nous a donné la volonté et les moyens d’y vivre dans l’abondance. C’est par les conséquences que l’on peut juger de la bonté du principe ; vois donc où tes principes t’ont menée. Pauvre folle ! penses-tu qu’en restant vierge, ou qu’en cessant de l’être à telle condition plutôt qu’à telle autre, tu rendras le monde meilleur ? La somme du mal sera-t-elle moins forte lorsque tu auras passé ta vie dans les larmes et la misère ? Tu te crois un être raisonnable, et tu es persuadée que quelques soupirs et des baisers constituent un crime abominable !

— Juliette, je t’en conjure, ne va pas plus loin !

— Je veux t’accoutumer à entendre la vérité ; je veux te guérir de la folie qui t’a tant fait souffrir. La vertu, comme tu la conçois, n’est qu’une sottise. Cette vie est bien courte, et l’autre est incertaine ; jouissons du présent, de crainte que l’avenir ne nous échappe.

— Non, non, je ne penserai jamais ainsi ! Je crois en Dieu, Juliette ; je crois à la vie éternelle ; je crois que la vertu n’est pas bannie de la terre, et que la conscience est quelque chose de plus qu’un mot.

— Mais j’ai aussi une conscience, moi ! mais je suis vertueuse aussi ; comment se fait-il donc que ma conscience et ma vertu ne s’opposent pas à mon bonheur ?… Au reste, je ne suis pas venue seulement pour te prêcher ; je venais aussi t’offrir du plaisir et de la fortune : le comte est mon amant ; il t’aime, je te le cède. C’est l’homme le plus aimable que j’aie connu, et je ne te donne pas huit jours pour l’adorer. Il t’offre dix mille francs par mois, et voici le premier trimestre…

À ces mots, elle tira de son sein trente billets de banque qu’elle posa sur l’oreiller de Justine… Trente billets ! et il n’en fallait que dix pour sauver Georges ! cette pensée fit un mal affreux à la pauvre fille, que le cynisme de Juliette avait atterrée, et retint le mouvement d’indignation qui allait lui échapper.

— Tu acceptes ? dit la baronne en se levant.

— Non, non ! s’écria Justine en jetant violemment les billets sur le parquet… Juliette, Juliette !… Je voudrais t’aimer toujours, mais tu me fais horreur !… Et c’est ce monstre qui t’a perdue ! et le misérable se disait mon protecteur !… Je sais que ma vie est entre ses mains ; eh bien ! qu’il en dispose… Ou plutôt je lui épargnerai ce nouveau crime ; j’irai dès aujourd’hui me livrer moi-même…

Juliette répliqua par un éclat de rire ; au même instant le comte entra.

— Venez donc, mon ami, lui dit-elle, m’aider à mettre à la raison cette furieuse.

— Qu’est-il donc arrivé ?

— Une chose incroyable : cette mendiante ne vous croit pas digne d’elle.

— Il est bien fâcheux que je n’aie pas été aux galères, j’aurais sans doute eu plus de chances pour plaire à cette vertu sévère que l’amour d’un forçat n’effarouche pas… Allons, bel ange, résignez-vous ; on se passera de votre volonté, et vous pourrez offrir votre martyre au Seigneur… Venez déjeûner, Juliette ; je veux lui accorder le quart d’heure grâce.

Les deux infâmes se retirèrent en riant. Justine se jeta aussitôt hors du lit, s’habilla à la hâte et voulut sortir ; mais la porte de sa chambre était soigneusement fermée ; elle courut aux fenêtres, d’épais barreaux les garnissaient, et rendaient toute tentative de fuite inutile de ce côté. L’orpheline éperdue poussa des cris perçans auxquels personne ne répondit. Son désespoir était au comble ; elle se frappait le visage, et cherchait le moyen de se donner la mort lorsque le comte parut :

— C’est assez de grimaces, dit-il ; je n’en veux pas souffrir davantage. J’espère que vous êtes maintenant convaincue de l’impossibilité de m’échapper ; mais j’ai d’autres moyens que la captivité pour vous réduire.

Il frappa du pied, et, au même instant, deux hommes d’un aspect repoussant entrèrent dans la chambre. Sur un signe du comte, ils saisirent la jeune fille, la dépouillèrent de ses vêtemens malgré ses cris, et, après lui avoir lié les mains derrière le dos, lui meurtrirent le corps à coups de fouets. Les forces de l’orpheline furent bientôt épuisées ; elle s’évanouit.


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