Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-17

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 351-365).

XVII.

NOUVEAU PÉRIL.

Du courage, frère ! dit Justine au moment où elle fut séparée de Georges ; la Providence, qui nous a si visiblement secourus, nous sera toujours en aide ; et, si le malheur voulait que la justice fût bannie de cette terre, nous la retrouverions dans le sein de Dieu, où nous serons quelque jour réunis.

Le jeune Valmer répondit par un sourire d’incrédulité, qui brisa le cœur de la pauvre fille, en même temps qu’il l’affermit dans la résolution de faire tête à l’orage. Fort heureusement, nos deux jeunes gens n’étaient pas connus sous leurs véritables noms, de sorte qu’ils n’eurent pas à redouter le passé, mais seulement à répondre du crime de recel dont ils étaient accusés.

L’instruction eut son cours, et, d’après ce que nous en avons dit, on sait ce que c’est chez nous que l’instruction d’un procès criminel : il s’agit d’un homme ordinairement chevalier de la légion d’honneur, lequel n’est réputé habile qu’en raison du nombre des coupables qu’il découvre parmi les malheuveux, dont l’avenir est entre ses mains. Cet homme, tient à honneur de faire dire à un accusé le contraire de ce que ce malheureux a voulu dire : s’il dit oui, le greffier écrit qu’en disant oui il a avoué qu’il n’osait dire non, et, en général, les questions sont disposées de telle sorte que les dénégations les plus formelles se trouvent presque toujours métamorphosées en aveux ; d’où il suit qu’il faut être trois fois innocent pour être reconnu tel par un juge d’instruction… Oh ! en vérité, je vous le dis, la justice, en France, est une admirable chose !…

Quoi qu’il en soit, les charges qui s’élevaient contre Justine étaient tellement vagues, que le moindre examen suffit pour les dissiper : confrontée avec le père Guibard, ce dernier avait déclaré ne pas la connaître ; il soutenait n’avoir eu affaire qu’à Georges ; encore prétendait-il que ce dernier, en recevant de lui des objets volés, ignorait qu’ils fussent le produit d’un vol. De tout cela il résulta que Justine ne fut pas mise en liberté, et que la captivité du jeune Valmer devint plus insupportable, attendu que ce que l’on appelle la justice ne doit pas perdre ses droits, et que, par conséquent, elle n’abandonne un prévenu qu’autant qu’elle a la certitude de mettre la main sur deux innocens… Et puis, je vous prie, à l’aspect de si belles choses, ne faudrait-il pas jeter nos prôneurs de réforme dans un cul-de-basse-fosse ? Néanmoins l’orpheline fut relaxée quelques semaines après.

Ainsi que nous l’avons dit, l’énergie de Justine s’était grandie en raison des dangers qui la menaçaient : elle commença par faire argent de ce qu’elle possédait, afin d’être prête à tout événement ; puis elle se mit à solliciter avec ardeur, et ne négligea rien de ce qui pouvait servir à l’acquittement de Georges, Ce dernier était aussi beaucoup plus tranquille depuis la mise en liberté de Justine, et chaque fois qu’il pouvait la voir, ou lui faire parvenir une lettre par quelque voie sûre, il la pressait de partir, de quitter cette ville où elle n’était plus en sûreté ; mais l’orpheline ne pouvait se résoudre à abandonner son bien-aimé ; elle espérait le sauver, et, dans le cas contraire, elle avait résolu de le suivre, afin de lui prodiguer tous les soins possibles, et d’être toujours prête à saisir les occasions de lui faire recouvrer sa liberté.

Cependant le jour du jugement approchait ; Justine se procura la liste des jurés, et les visita tous : à chacun elle vanta les qualités de Georges, en protestant de l’innocence du pauvre garçon, malgré les charges accablantes qui s’élevaient contre lui ; mais partout elle trouva des cœurs secs, des visages hébétés, sur lesquels ses paroles faisaient naître un sourire d’incrédulité. Les uns l’interrompirent au premier mot ; d’autres lui tournèrent le dos sans lui répondre. La pauvre fille ne se rebutait pas. Elle se dirigeait vers la demeure du dernier inscrit sur sa liste, lorsqu’un cabriolet qui passait rapidement près d’elle s’arrêta tout-à-coup, et au bruit des roues, succéda cette exclamation :

— Je ne me trompe pas ! c’est bien mademoiselle de Melleran !

Justine leva les yeux, et reconnut le comte de Bonvalier, qui venait de mettre pied à terre. Elle ne put se défendre d’un mouvement d’effroi.

— Ne craignez rien, ma belle pupille, dit le comte en s’approchant : quels que soient vos torts envers moi, je suis bien plus disposé à l’indulgence qu’à la rigueur.

— De grâce, monsieur, laissez-moi ! N’est-ce pas assez que vous ayez perdu ma sœur ? vous faut-il absolument deux victimes du même nom ?

— Votre sœur, charmante fugitive, est si peu perdue, qu’il ne tient qu’à vous d’aller passer avec moi quelques jours chez elle, dans une maison de campagne délicieuse qu’elle possède à peu de distance de cette ville. J’ai perdu votre sœur, si c’est perdre une jolie personne sans fortune que de lui faire épouser un barbon qui, au bout d’un an, la laisse veuve avec cinquante mille francs de rentes.

— Cela, monsieur, ne saurait me faire regretter de ne pas l’avoir imitée.

— Allons, ma belle amie, ne me gardez pas rancune, et vous me trouverez toujours prêt à vous servir… Je veux absolument que nous nous quittions bons amis, afin d’en pouvoir porter l’agréable nouvelle à votre sœur.

Le souvenir de Juliette attendrit Justine ; elle n’avait pas cessé d’aimer sa sœur, malgré la conduite de cette dernière, et elle ne pouvait apprendre sans plaisir que la fortune l’eût traitée favorablement.

— Mais, dit le comte en voyant les larmes de l’orpheline, ce lieu est bien mal choisi pour une scène de ce genre. Je puis remettre mon voyage à demain : permettez-moi de vous conduire chez vous. Nous devons avoir bien des choses à nous dire, et j’espère n’être pas assez malheureux pour vous inspirer des craintes qui, dans tous les cas, seraient bien mal fondées.

Justine hésitait : le souvenir des dangers qu’elle avait courus chez le comte était présent à son esprit : Cependant il avait maintenant l’air de si bonne foi, elle avait tant de plaisir à entendre parler de sa sœur, qu’elle finit par se décider à prendre place dans le cabriolet. Elle pensait vaguement aussi que le comte qui était riche, et par conséquent puissant, pourrait l’aider à sauver Georges ; et elle avait presque oublié la conduite coupable de M. de Bonvalier quand la voiture s’arrêta devant une maison de très-pauvre apparence.

— Quoi ! s’écria le comte, la fille du marquis de Melleran est réduite à habiter une si triste demeure !

— Vous savez, monsieur, que nous n’avions point de fortune lorsque…

— Mais vous avez un beau nom, dit vivement monsieur de Bonvalier, des traits enchanteurs, une taille divine, et les maris riches ne sont pas rares pour la femme qui possède tout cela.

Justine ne répondit point, et introduisit le comte dans le modeste appartement qu’elle occupait depuis qu’elle avait quitté son magasin.

— Pauvre enfant ! dit-il, combien vous avez dû souffrir de ce brusque changement de vie !… Ma chère Justine, je ne suis pas aussi coupable que vous l’avez cru ; mais, si j’ai eu quelques torts, permettez-moi de les réparer, autant que possible, en vous donnant les moyens de prendre dans le monde la place que vous devez y occuper.

— Cela est impossible, monsieur le comte ; vous ignorez, je le vois, tous les malheurs qui m’ont accablée : la retraite la plus profonde est le seul lieu maintenant qui puisse me convenir.

Des larmes coulèrent des beaux yeux de l’orpheline ; le comte parut vivement ému ; il pressa Justine de lui faire le récit de ce qui lui était arrivé depuis qu’elle avait quitté le château, et la pauvre fille lui raconta, avec la candeur de l’ingénuité que donne une conscience pure, tous les maux qu’elle avait soufferts.

— Maintenant, monsieur le comte, dit-elle en finissant, permettez-moi de vous demander une grâce : vous avez bien certainement des amis puissans ; usez de votre crédit pour sauver Georges…

— Le sauver maintenant, ma belle amie, répondit M. de Bonvalier, en prenant les blanches et douces mains de l’orpheline, serait impossible ; mais après le jugement on pourra obtenir une commutation de peine d’abord, puis grâce pleine et entière… Mais, mon bel ange, c’est de vous que je veux m’occuper d’abord. Il faut que l’horrible jugement qui vous a frappée soit réformé, que vous soyez réhabilitée… Alors, mon enfant, j’espère que, ne fût-ce qu’en considération du nom que vous portez, vous renoncerez à cet aventurier.

— Y renoncer, grand Dieu ! renoncer à Georges, qui a tant souffert à cause de moi ! à Georges, que je chéris et dont je suis si tendrement aimée !… Ah ! monsieur le comte, ce sacrifice serait au-dessus de mes forces : je veux vivre ou mourir avec lui.

— Vous ne songez donc pas, ma chère Justine, à l’infamie dont le nom de cet homme sera toujours entaché ?

— Mais son âme est belle et pure, monsieur le comte… Oh ! si vous le connaissiez ! si vous saviez que de noblesse il y a dans ce cœur qui s’est donné à moi !… Non, non, Georges, je ne t’abandonnerai pas !

Le comte vit bien que ce n’était pas là une position à emporter de vive force, et il se garda bien d’insister ; mais il offrit à Justine un appartement dans son hôtel, ce que l’orpheline n’eut garde d’accepter.

— N’aurais-je réussi qu’à vous inspirer des craintes, ma belle pupille ? lui dit-il. Croyez que mes intentions sont pures comme votre cœur : j’espère vous le prouver bientôt. Votre sœur vous offrirait bien certainement un asile convenable si elle connaissait votre position ; mais je crois qu’il serait bon de ménager sa sensibilité. Lorsque mes démarches auront eu le succès que j’en attends, c’est-à-dire quand justice vous aura été rendue, et que votre tête ne sera plus menacée, je m’empresserai de vous conduire près d’elle. Jusque là ne l’affligeons pas inutilement… Adieu, belle amie ; je vais travailler pour vous : comptez sur mon zèle.

Il lui baisa la main fort respectueusement et se retira. Justine, que la rencontre de cet homme avait d’abord effrayée, se félicitait maintenant de l’appui qu’elle trouvait en lui.

— Sans doute, se disait-elle, le comte a eu de grands torts ; mais ne sommes-nous pas tous faillibles ? Sa tête était bien probablement plus coupable que son cœur, et je lui pardonne bien volontiers le mal qu’il m’a fait et qu’il se montre si empressé à réparer.

Et, comme elle avait depuis long-temps l’habitude de ne rien cacher à Georges, elle courut lui annoncer cette bonne nouvelle ; seulement elle omit de lui parler des argumens dont le comte s’était servi pour lui prouver qu’elle devait renoncer à devenir la femme du malheureux réfractaire. Le jeune Valmer, malgré cette réticence, loin de se réjouir, conçut de vives alarmes sur les suites de cette rencontre ; mais l’orpheline parvint à les dissiper.

— Quel intérêt cet homme aurait-il à nous nuire, ami ? lui dit-elle : il ne faut pas que le malheur nous rende injustes. Le comte est riche et puissant ; il a des torts à réparer, et il paraît disposé à le faire noblement. N’a-t-il pas assuré la fortune de ma sœur, qu’un homme plus corrompu aurait pu abandonner sans remords, puisqu’elle s’était donnée.

— Mais cet homme est libre, Justine ; ainsi que tu le dis, il est riche et puissant, et il t’aime :

— Et ne sais-tu pas, mon Georges, que je souffrirais mille fois la mort plutôt que d’appartenir à un autre que toi ?… Tu doutes de moi, Georges ! je te pardonne, car tu es bien malheureux ; mais tu m’affliges cruellement.

Elle pleurait ; le jeune Valmer s’efforça de la consoler, et, lorsqu’ils furent obligés de se séparer, l’espérance était revenue au cœur de tous deux.


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