Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-12

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 239-251).

XII.

UN SACRILÉGE.

Le soleil n’était pas encore levé, lorsque deux hommes au teint hâve, au regard louche, et qui semblaient avoir beaucoup marché, s’arrêtèrent à la porte de la maison où, grâce à l’aumônier, Justine habitait depuis long-temps.

— Es-tu sûr que ce soit là, Pagneux ? dit l’un des deux hommes.

— C’te farce ! est-ce que tu n’vois pas l’uméro ?… Faut convenir qu’la particulière doit être une maîtresse femme !

— Oui, et qu’elle nous aura bien fait gagner notre argent ; il y a quatre mois qu’on devrait la tenir.

— Et Pitois qui voulait la faire tout seul !… Allez donc vous y faire mordre ! une particulière qui vous frise la moustache avec des crucifix à ressort, comme une autre vous souhaiterait le bon jour !

— Bah ! c’est des mots !

— Ça n’empêche pas que tu feras bien de veiller au grain pendant que je lui serrerai les pouces, crainte d’accident.

— À la bonne heure, je suis pour la prudence autant que toi, d’autant plus que, d’après son affaire, il est permis de croire qu’elle est pas mal féroce de son naturel. Une personne qui se permet d’assassiner sa mère adoptive, ça annonce un mauvais naturel et une grande inconséquence… Tu es donc sûr qu’elle doit sortir par cette porte ?

— Dam ! c’est pas moi qui l’dit, c’est la lettre alolime qu’est z’arrivée au bureau sur l’coup de minuit, portant qu’on n’sait pas au juste ousqu’elle loge ; mais qu’on est bien sûr qu’elle entrera ou qu’elle sortira aujourd’hui par la porte no 15 ; c’est une faction plus ou moins conséquente à faire, et voilà.

La faction ne fut pas longue : au point du jour, la pauvre Justine, qui n’avait pu dormir un seul instant, se leva, bien décidée à sortir de sa retraite pour n’y plus rentrer. Elle s’habilla à la hâte, adressa à Dieu une fervente prière, se munit d’un peu de pain, et sortit. Au moment où elle mettait le pied dans la rue, ne sachant si elle tournerait à gauche ou à droite, l’un des deux agens de police lui saisit violemment les bras, tandis que l’autre préparait les menottes et en serrait les blanches et douces mains de l’orpheline. Elle jeta un cri perçant, on lui mit un bâillon ; elle ne pouvait marcher, on la traîna, et elle fut bientôt sous les verroux.

Ne sachant à qui s’adresser, désespérant de pouvoir faire reconnaître son innocence, l’infortunée Justine se résigna au sort affreux qui semblait lui être réservé, et selon son usage chercha à se consoler par la prière. Mais, malgré tous ses efforts, quand elle venait à se représenter l’échafaud dressé pour elle, cette foule hideuse et féroce rassemblée pour voir tomber sa tête, pour se repaître de l’agonie terrible qui précède l’exécution ; quand elle pensait qu’un coup de hache allait bientôt la jeter dans l’éternité, elle si jeune, si douce, si aimante ! alors l’instinct de sa conservation faisait explosion : ses cheveux se dressaient, ses yeux devenaient hagards, elle étendait les bras comme pour repousser le bourreau, et s’écriait : — Je ne veux pas mourir !

— Tiens ! c’te farce ! s’écrie l’une de ses compagnes de captivité ; dirait-on pas que Charlot casse-bras a besoin de son avis pour savoir ce qu’il a à faire ? N’fais donc pas l’enfant, ma fille, on n’est buté qu’une fois, et c’est si court qu’on n’a pas le temps d’y penser.

— Comme t’en parles, la Guirand ! Dirait-on pas qu’tes ressuscitée après avoir passé à l’abbaye de Monte-à-Regret ? Prends patience, ça te viendra.

— Pourquoi pas ? c’est ben venu à la reine de France qui m’valait ben, sans la mépriser. Y a bien de quoi consoler les pus fières.

— Ah ! tu n’veux pas mourir, mon chou ! disait une troisième ; eh ! ta mère non plus ne l’voulait pas : ça ne t’a pas empêchée de lui faire voir le tour… Faut être juste, quand un enfant se permet de manquer de respect à ce point-là, faut l’corriger d’manière à l’empêcher de recommencer.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écriait Justine en se tordant les bras de désespoir, n’aurez-vous point pitié de votre chétive créature ?

Puis elle retombait dans le délire. C’était à briser l’âme, à déchirer les entrailles ; mais les misérables dont elle était environnée n’avaient ni âme ni entrailles. L’infortunée endurait cette horrible torture depuis vingt-quatre heures, lorsqu’un gardien vint lui annoncer qu’un respectable ecclésiastique demandait à être introduit près d’elle. La pauvre enfant, ignorant les lois, et persuadée que la sentence de mort prononcée contre elle était irrévocable, crut que sa dernière heure allait sonner, et elle s’évanouit. Quand elle recouvra l’usage de ses sens, l’aumônier, son protecteur, était près d’elle : c’était l’ecclésiastique qu’avait annoncé le gardien. La vue de cet homme rendit quelque calme à Justine, qui ignorait encore toute l’infamie des moyens qu’il avait employés pour arriver à ses fins.

— Mon père, mon père, dit-elle, ne m’abandonnez pas… Ils veulent me tuer… Ce matin, j’ai cru entendre le bruit de l’échafaud qu’on dressait… Ô mon père ! Dieu et vous savez que je suis innocente de l’horrible crime dont on m’a accusée, et pour l’expiation duquel on demande ma tête…

— Calmez-vous, ma chère fille : vos maux sont grands, mais la puissance de Dieu est plus grande encore. Il n’est pas impossible de vous sauver ; et, quoique le moment soit mal choisi pour vous adresser des reproches, je ne puis m’empêcher de vous faire observer que, si vous vous étiez jetée sans réserve dans les bras de notre sainte religion, ainsi que je vous l’avais conseillé tout d’abord, vous vivriez maintenant heureuse et ignorée au milieu de saintes femmes…

— De grâce, mon père, ne m’accablez pas !…

— Ce n’est pas mon intention : je suis venu pour vous sauver, et non pour vous perdre. J’imagine qu’après la terrible épreuve à laquelle vous êtes mise en ce moment, vous n’hésiterez plus à suivre mes conseils, puisque de votre docilité dépend votre sort.

— Oui, mon père, oui, j’en prends l’engagement solennel ; je me ferai religieuse si j’échappe à l’épouvantable supplice que je n’ai pas mérité, et j’implorerai le ciel afin d’acquérir les qualités qui me manquent pour remplir dignement cette sainte profession.

Cette première concession encouragea le prêtre ; il comprit qu’il pouvait tout demander et tout obtenir, et il reprit avec onction :

— Justine, vous savez que là ne se bornaient pas mes vœux : en pensant à votre bonheur, j’avais aussi songé au mien…

— Monsieur ! monsieur ! qu’osez-vous dire, et dans quel moment !… Au nom du ciel, rétractez ces paroles impies…

— Ma fille, je connais mieux que vous la portée de mes actions et de mes paroles… Je n’ai que bien peu de momens à vous consacrer, et ces momens sont les seuls pendant lesquels je pourrais agir efficacement pour vous faire rendre la liberté. Songez qu’avant une heure cette dernière planche de salut, si vous la repoussez, sera loin de vous, et ne s’en rapprochera plus…

— Il faut donc mourir !… mourir ! que ce mot est terrible !…

Puis, retombant dans le délire, elle s’écria de nouveau :

— Non ! non ! Je ne veux pas mourir !…

L’abbé se hâta de lui faire respirer des calmans.

— Consentez donc à vous montrer reconnaissante envers celui qui vous sauvera la vie, lui dit-il lorsqu’elle eut repris connaissance.

— Me sauver ! vous pourriez me sauver ?…

— J’en ai la certitude… Demain vous pourrez être libre… aujourd’hui peut-être…

La mort semblait si hideuse à la pauvre Justine, depuis qu’elle avait pu la regarder face à face, les forces de son âme avaient reçu de si violentes secousses, que l’amour de la vie triompha en ce moment de sa vertu et de son courage.

— Rendez-moi la liberté, et que votre volonté soit faite, dit-elle d’une voix éteinte.

— Vous serez à moi ?…

Elle ne répondit plus. Le prêtre sentit que les momens étaient précieux ; quelques minutes de réflexion pouvaient lui enlever le fruit de ses infernales machinations : il tira donc brusquement un livre de sa poche.

— Jurez, dit-il, jurez sur le saint Évangile que vous vous rendrez à mes vœux.

— Quel épouvantable sacrilége !

— Jurez de m’appartenir, ou, dans une heure, vous serez la proie du bourreau.

Ces dernières paroles rendirent à la malheureuse fille les forces nécessaires pour consommer l’action qu’elle regardait comme un crime infâme ; le désir de vivre l’emporta sur tout : elle ne voulait pas mourir si jeune… elle jura !

— Maintenant, mon ange, dit l’abbé, notre bonheur commun est assuré… Oh ! mon enfant, j’ai payé bien cher les quelques fleurs que vous jetterez sur ma vie… Vous aurez en moi un appui qui ne vous manquera jamais… Adieu ! je ne vous quitte que pour m’occuper de vous. Tâchez, la nuit prochaine, de ne pas céder au sommeil ; soyez attentive au moindre signal ; suivez avec docilité les avis qui vous parviendront, et l’aurore ne vous retrouvera pas ici.

À ces mots le prêtre appuya ses lèvres brûlantes et desséchées sur la main que Justine n’avait plus la force de lui retirer, et il disparut.


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