Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/01-10

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 199-219).

X.

UN AUMÔNIER.

Le lendemain du crime commis chez la baronne, l’autorité fut en émoi : l’hôtel se remplit de commissaires, médecins, chirurgiens, gendarmes, agens de police, etc. Puis vinrent juges d’instruction, procureur du roi, greffiers et scribes de toute espèce ; on fit de longs procès-verbaux ; on recueillit tous les indices qui pouvaient mettre sur la trace des coupables, on visita et revisita les serrures forcées ; on énuméra et réénumera les objets volés ; on dressa et redressa le plan de l’intérieur de l’hôtel, et l’on fit des conjectures à perte de vue, le tout afin de gagner honnêtement les honoraires en comptant le plus de vacations possibles, en grossoyant sur vingt feuilles ce que l’on eût pu écrire très-lisiblement sur une demi-feuille : ce qui prouva incontestablement que la police et la justice sont deux choses admirablement organisées en France, que, si elles n’empêchent pas de tuer les gens, elles ont au moins l’avantage de les ruiner, en forme de compensation.

Cependant madame de Boistange avait survécu à ses blessures ; elle put même, dès le lendemain, faire sa déclaration, et elle dit, en pleurant amèrement, que sa fille adoptive, qu’elle avait comblée de bienfaits, était la complice de ses assassins ; elle montra le fragment de robe qui lui était resté dans la main, et vingt témoins déposèrent que ce fragment était bien de la même étoffe que la robe que Justine portait la veille, et avec laquelle elle avait disparu ; cette disparition elle-même était une charge accablante. Enfin c’était par sa chambre que l’on s’était introduit dans la maison ; si elle avait crié, elle eût été infailliblement entendue ; en outre la fenêtre ne présentait aucune trace d’effraction, et le lit n’avait pas été défait. Malgré tout cela, la police ne retrouva pas les objets volés, et les médecins empêchèrent pourtant la baronne de mourir ; mais la justice, dans la personne du procureur du roi, fit de ces matériaux un acte d’accusation foudroyant, et l’auteur eut la satisfaction de faire condamner Justine à la peine de mort par contumace.

C’était précisément là-dessus que les brigands avaient compté, et peu s’en fallut qu’ils ne votassent des remerciemens aux honorables magistrats qui entraient si bien dans leurs vues ; car, une fois ce jugement rendu, ils savaient bien qu’à moins de circonstances extraordinaires on ne s’occuperait plus de cette affaire, et qu’elle tomberait dans l’oubli, comme une foule d’autres de même nature.

— Maintenant, dit le chef des bandits à tous les hommes qu’il avait réunis pour leur apprendre cette bonne nouvelle, à présent je crois qu’il est temps d’envoyer paître ailleurs cette fille qui nous tient ici sur le qui vive.

— Et son premier soin sera peut-être d’amener la police ici.

— Vienne qui voudra. Quand les oiseaux seront dénichés, la cage vide, que nous fait le reste ? Le propriétaire lui-même, que j’ai fait payer d’avance, ne connaît pas un de nous, et nous n’avons pas de voisins à vingt pas à la ronde. Il ne reste plus ici que des choses sans valeur. Au surplus, elle ne peut aller chez un commissaire sans se faire pincer, et c’est ce qui pourrait nous arriver de plus heureux ; car, pendant que cela est encore tout chaud, on lui ferait probablement purger sa contumace au moyen d’une dose d’huile d’acier que Samson serait chargé de lui administrer, et, comme dit le proverbe, morte la bête, mort le venin.

— Sacredieu ! il y a un bon moyen de la faire payer pour tout le monde ; c’est simplement de ne pas lui mettre un sou dans sa poche : sans argent on n’a ni gîte ni pain, délit prévu… et…

— C’est ma foi vrai ; je n’y pensais pas… Qui est-ce qui va la chercher ?

Deux hommes descendirent aussitôt dans le caveau où était la pauvre orpheline. Plus de trois mois s’étaient écoulés depuis que l’infortunée avait été descendue dans ce cachot ; aussi sa faiblesse était si grande qu’il fallut la porter jusqu’au rez-de-chaussée.

— Ma fille, lui dit le chef de la bande, la justice est juste et nous aussi, ce qui fait que vous avez été condamnée hier à la peine de mort par la Cour d’assises du département de la Seine ; car, entre nous, vous ne l’avez pas volé : si vous n’aviez pas fait la bégueule à contre-temps, vous n’auriez pas envoyé votre amant aux galères et votre mère adoptive dans le royaume des taupes : règle générale, les gens qui n’ont pas pitié de leurs semblables font une mauvaise fin. Cependant, comme nous avons de l’humanité, nous allons vous jeter à la porte, en vous priant d’aller vous faire pendre ailleurs.

Justine croyait rêver ; mais, avant qu’elle eût le temps de se remettre, ils l’entraînèrent au milieu de la petite rue et disparurent ; l’orpheline fit quelques pas en chancelant, puis, quand elle fut parvenue à en sortir, le grand air la ranima. En ce moment des crieurs publics passèrent près d’elle en vociférant :

— Voilà ce qui vient d’paraître ! c’est le jugement et la condamnation à la peine de mort de Justine de Melleran, convaincue d’avoir assassiné la baronne de Boistange, sa mère adoptive, etc.

Une sueur froide couvrit le visage de la pauvre fille ; elle s’appuya sur une borne, eut des hallucinations, et fut près de perdre la raison. Il était donc vrai que la justice des hommes la rayait de la liste des vivans ! C’était à cette fin que l’avait conduite son amour de la vertu ; c’était parce qu’elle s’était efforcée de rester pure qu’on la condamnait au dernier supplice !

— Oh ! qu’ils se hâtent donc de me l’ôter cette vie dont j’ai horreur, disait-elle en pleurant amèrement… Je veux leur éviter la peine de me chercher ; j’irai me présenter à eux ; leur jugement est un bénéfice qui m’est acquis, et je les sommerai de l’exécuter… N’ont-ils pas raison, après tout ? N’est-ce pas là le seul moyen de terminer mes maux ? Dieu est miséricordieux ; il m’accorde ce que je lui ai si souvent demandé ; que sa divine volonté soit faite !

Et, oubliant dans quel lieu elle se trouvait, l’orpheline tomba à genoux, joignit les mains, et leva vers le ciel ses beaux yeux mouillés de larmes. Deux jeunes soldats, qui passaient près d’elle, s’arrêtèrent pour la regarder.

— Dites donc, la belle enfant, lui dit l’un d’eux, qu’est-ce qui vous prend ? Est-ce que par hasard vous auriez eu l’inconvénient d’un verre de vin ?… Vous avez là un drôle de moyen pour ménager vos souliers.

Justine ne l’entendait pas.

— C’est qu’elle est tout de même gentille à croquer, dit l’autre soldat ; c’est malheureux que ça donne dans la dévotion ; mais c’est pas déshonorant… Dites donc, mademoiselle, si on pouvait tant seulement avoir celui de vous offrir…

En parlant ainsi, il s’était approché de Justine qui se releva précipitamment et voulut s’éloigner ; mais le premier soldat la retint fortement par le bras.

— Mille tonnerres ! mon cœur, est-ce qu’on vous fait peur ? dit-il en s’efforçant de l’embrasser ; n’ayez donc pas de crainte, les soldats français ne sont pas des Turcs, encore moins des Bédouins… mais pour ce qui est de plaire aux belles et de respecter le sexe… Eh bien ! est-ce qu’elle croit qu’on va la manger ?… Sois donc tranquille, ma fille, le soldat français n’avale pas de si grosses bêtes sans les mâcher.

— Et comment serait-elle tranquille cette jeunesse, dit l’autre soldat, en entendant les propos intempestifs qui démontrent insensiblement l’embouchure de ton savoir-vivre ?… Relativement au service, tu es bon là, c’est vrai ; mais pour le civil, ça n’est pas ton affaire, et au vis-à-vis du sexe tu n’as pas plus de chose qu’un enfant.

— C’est ce que nous allons voir, répliqua le premier en tirant son sabre.

Le second en fit autant, les fers se croisèrent ; mais les combattans furent presque aussitôt séparés par les passans, dont cette scène avait attiré l’attention. Au même instant, un homme d’un âge peu avancé, mais dont l’habit ecclésiastique commandait le respect, fendit la foule, et s’adressant aux deux soldats :

— Malheureux ! ne vous ai-je pas dit cent fois que ces armes ne vous sont confiées que pour la défense de votre pays et de votre prince ?

— L’abbé Compois ! dit l’un.

— Notre aumônier ! s’écria l’autre.

Et tous deux remirent immédiatement le sabre dans le fourreau.

L’abbé sembla fort adouci par cette preuve d’obéissance.

— Bien, mes enfans, très-bien, dit-il ; mais surtout point de rancune… Voyons, quel était le sujet de la querelle ? Ce n’est pas assez de ne point se battre, il faut que vous restiez bons amis ; parlez donc : je m’engage à n’en rien dire au quartier.

— Mon révérend, dit l’un, c’est à l’occasion d’une personne du sexe…

— Pardieu ! monsieur l’abbé, interrompit l’autre, elle vous contera l’affaire aussi bien que nous, et ça fera d’autant mieux qu’il est l’heure de l’appel.

En parlant ainsi, il montrait Justine, qui, à demi morte de frayeur et de faiblesse, avait de nouveau cherché un appui près d’une porte cochère. L’abbé s’approcha d’elle tandis que les soldats s’éloignaient.

— Tiens ! dit un érudit du quartier, ça ressemble joliment à l’Huître et les Plaideurs.

L’abbé, sans faire attention à ce propos, s’approcha de la jeune fille, et, surpris de l’air distingué, de la jeunesse, et de la singulière situation de la pauvre Justine, il se sentit plus que jamais disposé à pousser à bout l’aventure.

— Ne craignez rien, mon enfant, lui dit-il ; le ciel, qui m’a envoyé à votre secours, ne permettra pas que ma tâche reste inachevée… Je vous offre mon appui ; mais il faut de la franchise… Vous êtes si jeune, vous devez avoir : si peu d’expérience, que vos fautes, si vous en avez commises, trouveront facilement grâce devant le Seigneur.

— Oh ! mon père, je suis innocente !

— Bien, très-bien, mon enfant ; mais, quand il en serait autrement, ce serait le cas de vous rappeler qu’il y a plus de joie dans le ciel pour un pécheur repentant que pour dix justes qui n’ont point failli… Parlez-moi donc à cœur ouvert.

— Que vous dirai-je, mon père ? je me sens défaillir, et ce lieu…

— Est peu convenable, c’est vrai. N’avez-vous point de domicile ?

— Je n’en ai point.

Les joues de l’aumônier se colorèrent du plus vif incarnat. En ce moment un fiacre vide vint à passer.

— Arrête, cocher, dit le prêtre.

Les haridelles firent halte. Le Phaéton en sabots déploya le marche-pied, et Justine se trouva bientôt assise près de son nouveau protecteur, qui avait à demi-voix donné ses ordres au cocher.

— Maintenant, ma fille, dit l’aumônier vous pouvez parler sans contrainte : expliquez-moi donc comment il se fait qu’une jeune personne, qui paraît si bien élevée, se soit trouvée en butte aux outrages de ces gens grossiers…

— Oh ! mon père, je ne saurais vous dire cela en deux mots ; l’histoire de mes malheurs est longue, quoique je sois bien jeune.

— Je suis disposé à l’entendre jusqu’au bout, ma fille ; et le temps ne nous manquera pas, car il y a loin d’ici au lieu où nous nous rendons.

En toute autre circonstance, ces dernières paroles eussent éveillé les craintes de Justine ; mais, dans la situation d’esprit où elle se trouvait, il lui semblait que cet homme fût envoyé du ciel pour la secourir, et il ne lui vint pas le moindre soupçon. Elle commença donc, après s’être recueillie pendant quelques instans, et fit avec une touchante naïveté le récit des maux qu’elle avait soufferts depuis que la mort de son père l’avait laissée sans appui. À mesure qu’elle parlait, le visage de l’aumônier s’animait davantage de fréquentes exclamations témoignaient de l’intérêt croissant que lui inspirait la jeune orpheline.

— Si tout cela est vrai, comme je le crois, ma fille, dit-il lorsque Justine eut terminé son récit, vous devez avoir horreur du monde.

— Ah ! mon père, je ne puis croire que les hommes soient tous aussi méchans que ceux qui m’ont fait souffrir.

— Vous avez tort de ne pas le croire, mon enfant : votre œil n’a point encore mesuré la profondeur de cette sentine d’iniquité qui a failli vous ensevelir. Renoncer au monde, c’est renoncer à l’enfer…

Il se fit quelques instans de silence : ce fut Justine qui le rompit.

— Mon père, dit-elle, oserai-je vous demander où vous me conduisez ?

— Chez moi, mon enfant.

La pauvre fille tressaillit involontairement ; le prêtre s’en aperçut et reprit :

— J’espère que le caractère dont je suis revêtu ne vous permettra pas de concevoir des craintes. D’ailleurs vous occuperez seule ce pied-à-terre ; et, tant que vous y serez, je logerai à la caserne d’où mes fonctions ne me permettent pas souvent de m’écarter.

En ce moment la voiture s’arrêta.

— Bien que la droiture de mes intentions ne puisse être suspectée, dit encore l’aumônier, il est bon cependant d’éviter toute espèce de scandale. Entrez donc seule et sans hésiter dans l’allée de la maison no 15, à quelques pas d’ici. Il n’y a point de portier ; personne ne vous interrogera, et vous monterez sans difficulté au deuxième étage. Voici la clef de l’appartement. Allez, je vous rejoindrai bientôt.

Justine tremblait en prenant cette clef : les paroles de l’aumônier ne l’avaient que bien faiblement rassurée ; mais, dans la situation où elle se trouvait, elle ne pouvait céder à de vagues appréhensions : le glaive de la justice était suspendu sur sa tête ; et, maintenant que son désespoir était calmé, la mort, qu’elle avait souhaitée si ardemment, quelques instans auparavant, l’épouvantait ; la pensée de l’échafaud faisait dresser ses cheveux. Elle mit donc pied à terre, suivit les instructions de son protecteur, et pénétra bientôt dans un petit appartement où rien ne manquait de ce qui est nécessaire aux besoins et aux douceurs de la vie. Tout y était simple, mais commode et rangé avec goût. Un prie-Dieu se trouvait placé entre les deux fenêtres ; le premier mouvement de Justine fut de tomber à genoux et de rendre grâce à la Providence qui, déjà tant de fois, l’avait tirée de l’abîme prêt à l’engloutir. Elle priait encore lorsque l’aumônier entra.

— Bien ! ma fille, s’écria-t-il, très-bien ! Dieu n’abandonne jamais ceux qui l’aiment et qui l’invoquent aussi bien dans la prospérité que dans le malheur.

Ces paroles achevèrent de rassurer l’orpheline : elle se leva, s’avança vers son protecteur, et lui dit :

— Ô mon père ! pardonnez-moi, car j’ai péché contre Dieu en laissant pénétrer le soupçon dans mon âme, alors que vous ne deviez m’inspirer que de la reconnaissance et de la vénération.

À ces mots, le visage du prêtre se rembrunit ; il s’assit sans répondre, et parut bientôt plongé dans de profondes méditations. Cela toutefois ne diminua point la sécurité que Justine avait recouvrée ; elle respecta le silence de l’aumônier, et se remit à prier avec ferveur.

— Mon enfant, dit enfin l’abbé, mon devoir m’appelle ; je ne puis rester plus long-temps près de vous. Vous trouverez ici tout ce qui vous sera nécessaire, voici pour le présent : Demain nous nous occuperons de votre avenir.

Il s’approcha de la jeune fille, lui prit la main, qu’il serra doucement, et il sortit en étouffant un soupir. Dès qu’il fut parti, Justine visita les trois pièces qui composaient le petit appartement où elle se trouvait si singulièrement installée ; elle y trouva d’assez abondantes provisions, et, après avoir pris quelque nourriture, elle se coucha, puis s’endormit profondément.


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