Julie philosophe ou le Bon patriote/II/03

Poulet-Malassis, Gay (p. 299-321).
Tome II, chapitre III


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE III.

Julie est arrêtée à quelques lieues de Paris. Crise affreuse où elle se trouve. Elle est accrochée à la lanterne. Résurrection de notre héroïne. À qui elle la doit. Elle recouvre une partie de sa fortune. Ses liaisons avec son libérateur.


L’amour de la patrie est un sentiment naturel à l’homme, qui ne l’abandonne jamais, quelques vicissitudes qu’il ait essuyées ; quelque longtemps qu’il soit resté éloigné des lieux qui l’ont vu naître, il les revoit toujours avec un plaisir indicible : cette vue lui retrace une foule d’objets chers, lui procure mille souvenirs agréables qui l’identifient pour ainsi dire avec le passé. Non, ce n’est qu’au sein de sa patrie, au milieu de ses concitoyens qu’on peut goûter un bonheur parfait ; on a beau être fixé depuis une longue suite d’années parmi un peuple étranger, jamais on ne se fait à ses mœurs, à ses usages, à ses opinions ; celles dont on a été imbu dans sa jeunesse paraissent toujours préférables ; jamais on ne se livre à des étrangers avec autant de confiance, d’effusion de cœur qu’à ses compatriotes ; un Français surtout qui a l’âme plus aimante, le caractère plus doux, plus liant, ne peut être parfaitement heureux que parmi des Français.

Aussi éprouvai-je le plus vif sentiment de joie en mettant le pied sur la terre de France, sur cette terre chérie que j’avais quittée depuis plusieurs années. Après m’être arrêtée deux jours à Calais pour savourer le plaisir de me retrouver parmi mes compatriotes, je pris la poste pour Paris. Pour plus de commodité, et vu qu’il eût pu paraître singulier de voir voyager ainsi une femme seule, j’avais pris des habits d’homme ; ce costume m’allait fort bien, et comme mes traits sont fort marqués et ma taille assez grande, il n’est personne qui ne s’y fût mépris. Arrivée à Compiègne, j’allais me remettre en route, après avoir fait un léger dîner, lorsqu’il entra une chaise de poste dans l’auberge où j’étais descendue ; il en sortit une dame et un abbé ; ils avaient un air effaré qui me frappa. L’abbé, s’approchant de moi, me dit : Monsieur va peut-être à Paris ; sur l’affirmative, il m’apprit que cette capitale était dans le plus grand désordre, que tous les citoyens avaient pris les armes, chassé les troupes du Roi, s’étaient emparés de la Bastille et en avaient massacré le Gouverneur ainsi que le Prévôt des Marchands ; que lui et cette Dame n’avaient eu que le temps de prendre la fuite pour ne pas être exposés à tous les dangers qui allaient être la suite d’une révolution aussi inattendue.

Je fus singulièrement étonnée de ce que m’apprit l’abbé ; l’impression de frayeur qui régnait encore sur son visage ne me laissa point douter qu’il ne fût un aristocrate à qui le peuple eût fait un mauvais parti s’il n’eût pris prudemment la fuite. Quant à moi, cette nouvelle me causa plus de plaisir qu’elle ne m’affligea : Serait-il possible, me dis-je que les Français aient repris tout à coup assez d’énergie pour secouer les fers du despotisme, châtier leurs tyrans et recouvrer leur liberté ; courons nous rendre témoin d’un aussi heureux événement, et augmenter le nombre des citoyens-patriotes. — Je ne jugeai pas à propos de communiquer ces réflexions aux deux aristocrates ; je me jetai dans ma chaise et ordonnai au postillon de faire diligence.

C’est souvent lorsque l’homme promène son imagination avec le plus de complaisance dans l’avenir, qu’il aime à se repaître des plus agréables chimères, qu’il se fait les plus belles idées de ce qu’il va voir, sentir, entendre ; c’est alors, dis-je, que le sort se plaît à déjouer ses conjectures, à tromper ses espérances, enfin à substituer à l’agrément qu’il espérait, l’événement le plus inattendu, le plus cruel. Pour être sûr de son bonheur, il faudrait connaître l’avenir, et il n’a été donné à personne de lire dans ce grand livre où sont écrites les destinées des hommes. Notre vie n’est donc qu’une carrière plus ou moins longue d’incertitude, dans laquelle nous luttons sans cesse contre le sort ; ou plutôt, en croyant n’agir que d’après notre volonté, nous suivons l’impulsion des causes premières, et concourons à l’accomplissement des décrets immuables du Créateur de l’Univers. Ce que je vais raconter justifiera assez cette réflexion.

Je n’étais plus qu’à deux lieues de Paris et j’avais l’esprit agréablement occupé, lorsque tout à coup une trentaine de paysans armés de diverses manières, environnèrent ma voiture et ordonnèrent au postillon d’arrêter ; l’un d’eux me demanda qui j’étais ; comme je ne m’étais point attendue à cette demande, j’hésitai, et fus quelque temps sans répondre. Les paysans voyant mon embarras, s’écrièrent : c’est un aristocrate ! il faut l’arrêter. J’eus beau leur assurer que j’étais un très bon patriote, et que je voulais participer à l’heureuse révolution qui venait d’avoir lieu, ils parurent n’en rien croire ; ma chaise fut investie de tous côtés : un paysan se mit à la place du postillon, et l’on me conduisit au village voisin ; là on me fit comparaître devant le Juge ; celui-ci me fit la même question qu’on m’avait faite en m’arrêtant ; comme je ne me sentais coupable de rien, et que je ne croyais pas avoir la moindre chose à craindre, je ne crus pas devoir décliner ma qualité de fille ; je dis seulement que j’avais fait un voyage en Angleterre et que je revenais à Paris, ma patrie ; quant à mon nom, je me donnai le premier qui me vint dans la tête. Sur cette réponse, mon interrogateur demanda à voir mes papiers ; cette nouvelle demande me causa un peu plus d’émotion que la première ; je n’avais d’autres papiers que les lettres de M. de Calonne, et quoique je fusse assurée qu’elles ne contenaient rien de contraire, leurs adresses à différentes personnes de marque, pouvaient me rendre suspecte. Je les exhibai cependant, ne pouvant faire mieux. Le Juge à qui mon trouble n’avait point échappé, en voyant ces adresses prit un air plus furieux, et me dit qu’elles formaient un indice assez fort pour lui faire un devoir de me faire conduire à l’hôtel-de-ville de Paris où l’on m’examinerait plus amplement ; je ne crus pas devoir rien répliquer, persuadée qu’il me serait plus facile de m’expliquer et de faire connaître mon innocence devant les Officiers municipaux de la capitale, que devant un Juge de village ; en conséquence celui-ci ordonna aux paysans qui m’avaient amenée, d’escorter ma voiture jusqu’à l’hôtel-de-ville ; il remit à l’un d’eux mon portefeuille avec une lettre pour la Municipalité. On me fit rentrer dans ma chaise, et je repris avec mon escorte le chemin de Paris. Il était presque nuit lorsque nous arrivâmes ; en entrant dans la rue St-Denis, j’aperçus une affluence de monde qui se portait çà et là dans le plus grand tumulte ; ma voiture fut bientôt environnée d’une partie de cette foule ; des voix s’écrièrent : c’est un aristocrate, c’est un aristocrate ! à la lanterne. Ces cris, la vue de ce peuple en désordre et qui me prenait pour un de ses ennemis, commencèrent à m’émouvoir. Je savais combien la populace est licencieuse et à quels excès elle peut se porter, lorsqu’elle n’a plus aucun frein qui l’arrête. Mes craintes redoublèrent encore lorsque je vis cette populace suivre ma voiture et se presser autour de moi en me faisant les gestes les plus menaçants. Ce ne fut pas sans des peines infinies que nous parvînmes jusqu’à la Grève ; là, le tumulte devint encore plus fort ; les mêmes cris d’aristocrate qui m’avaient tant effrayée recommencèrent, et la foule augmenta au point que mon escorte ne put plus avancer. Une femme, que je reconnus pour une poissarde, étant montée sur le devant de ma chaise, me somma de lui dire ce que je savais sur les complots des ennemis de la patrie. J’étais glacée de surprise et d’effroi ; cependant j’allais répondre et déclarer mon sexe, lorsque le paysan auquel on avait remis mon portefeuille, et qui avait été présent à mon interrogatoire, dit que je devais sans doute en savoir beaucoup, puisque l’on m’avait trouvé des lettres pour différents aristocrates. En même temps un homme qui était près de la poissarde, s’écria : Eh parbleu, voilà une chaise qui a appartenu à ce coquin de Calonne ; voilà son chiffre, je le reconnais, et ce b..... là est un de ses émissaires : est-il besoin d’autres preuves ? Aussitôt mille voix s’écrièrent : à la lanterne, à la lanterne ! Au même instant, et malgré les efforts de l’escorte pour me sauver, mille bras m’arrachèrent de ma voiture et m’entraînèrent jusqu’à un réverbère qui était peu éloigné ; j’eus beau prier, supplier, dire que je n’étais qu’une femme, que j’étais entièrement innocente, cette troupe furieuse n’écoutait plus rien, elle était sourde à mes supplications, insensible à mes larmes. Un porteur de sacs m’attacha une corde au cou, et deux autres m’élevèrent jusqu’au réverbère ; j’y fus accrochée. J’étais si troublée, si éperdue, qu’en faisant le saut fatal, j’avais déjà perdu entièrement connaissance.

Philosophes, métaphysiciens qui voulez raisonner sur tout, analyser la nature de l’âme, dites-moi, je vous prie, où se trouve cette âme, dans quel endroit elle s’est retirée, lorsque l’homme, sans avoir encore perdu l’existence, a cependant entièrement perdu le sentiment, la connaissance de soi-même, qu’il ne sent plus rien au physique comme au moral, comment appellerez-vous cet état qui n’est point la mort et encore moins la vie ? Je ne chercherai point à résoudre cette grande question ; c’est à mon avis une de celles dont la solution est au dessus de la portée de l’esprit humain, et c’est une folie comme un travail inutile de s’en occuper ; sachons jouir de la vie, et ne nous creusons point la tête à vouloir analyser ses principes, disséquer pour ainsi dire notre nature, et deviner ce que c’est que cette faculté sensitive, pensante, que nous appelons âme : une pareille découverte est, selon moi la pierre philosophale en morale.

La douleur n’est sans doute que l’impression du physique sur le moral, le sentiment de l’affection pénible que le premier éprouve. Or, lorsque le moral n’existe pour ainsi dire plus, qu’il n’est plus capable de sentir cette réaction, l’homme ne peut plus éprouver la douleur ; il faut exister pour sentir, il faut sentir pour être douloureusement affecté. Du moment donc où mon âme fut absorbée par la foule de sentiments poignants qui l’inondaient, je devins comme un être nul, anéanti. Ce sommeil ou cette mort momentanée, comme il plaira de l’appeler, dura près de deux heures.

En revenant de cet état, en recouvrant la faculté sensitive, j’étais comme si je sortais d’un profond sommeil ; je n’avais que des idées vagues et confuses de ce qui m’était arrivé ; mes yeux épaissis ne distinguaient qu’imparfaitement les objets qui m’environnaient ; enfin je reconnus que j’étais dans une chambre faiblement éclairée ; un homme que j’aperçus à côté de moi et qui m’adressa la parole en m’encourageant, me convainquit que j’étais moi-même et que j’existais encore ; j’étais si faible, qu’à peine pouvais-je prononcer un seul mot ; il me donna quelques gouttes d’un élixir qui me rendit quelques forces ; une demi-heure après, il m’en fit prendre une nouvelle dose ; elle fit encore plus d’effet que la première, et je me trouvai bientôt en état d’entendre et de parler. Mon libérateur (car c’était lui) m’apprit qu’il était chirurgien, qu’ayant passé sur la Grève avec un de ses élèves, lorsque toute la populace était retirée, ils avaient eu l’idée de me décrocher et de me conduire chez lui pour faire de moi un sujet d’anatomie ; qu’ils n’avaient pas eu de peine à engager un cocher de fiacre à les seconder ; quand arrivant chez lui et m’ayant examinée, il avait cru remarquer en moi quelques signes de vie, qu’il m’avait aussitôt donné des secours, que son zèle avait encore augmenté en reconnaissant que j’étais une femme, victime sans doute innocente de la fatale prévention d’un peuple trop violemment aigri ; que ses efforts ayant eu le plus heureux succès, il s’applaudissait sincèrement d’avoir rendu à la vie et à l’État une personne qui lui paraissait aussi digne de vivre.

Je remerciai mon libérateur. Comme j’étais encore faible, il me fit mettre dans son lit ; il alla chercher une bouteille de vin dont il me fit prendre quelques verres avec un peu de nourriture, ensuite il me quitta en me disant de tâcher de reposer.

Le sommeil me surprit au milieu des réflexions que m’occasionnait ma bizarre et triste aventure. Il fut assez long, et lorsque je m’éveillai, je me trouvai assez bien. Mon libérateur ne tarda pas de paraître : nous entrâmes en conversation ; je lui appris la manière dont j’avais été traitée et tout ce qui avait précédé l’acte affreux de cruauté commis sur ma personne. Le chirurgien dit qu’il bénissait mille fois le ciel de s’être servi de lui pour empêcher la consommation d’un crime. — Tels sont les hommes, ajouta-t-il, c’est à travers les abus mêmes qu’ils marchent à la félicité. Dans un moment de crise pareil à celui où se trouvait la capitale, au milieu du trouble général et de cette juste fureur qu’inspiraient au peuple les menées odieuses des ennemis de la patrie, il était difficile que le premier pas vers la liberté ne fût accompagné de quelques excès, et que quelques innocents ne fussent pas enveloppés avec les coupables. Ce premier effort pour secouer le joug sous lequel les Français gémissaient depuis si longtemps, cet élan noble et rapide vers le premier bien de l’homme, cette première aspiration du souffle régénérateur de la liberté, a dû nécessairement former une explosion vive et terrible, dont les effets ont été peut-être trop violents[1], mais, lorsqu’on court à un si grand but, il vaut encore mieux le dépasser un peu, que de ne point l’atteindre.

Je répondis au Chirurgien que j’étais entièrement de son avis. Quoique victime innocente, lui dis-je, la cruelle épreuve par laquelle j’ai passé, n’a point changé mes sentiments ; je suis toujours patriote, et si cette révolution a tout le succès que je désire, si les Français, après avoir secoué les colonnes du despotisme, parviennent à le détruire entièrement, je ne regretterai point ce que j’ai éprouvé. Mon libérateur loua beaucoup cette façon de penser, qu’il appela un dévouement généreux. Comme non-seulement j’avais été exposée à perdre la vie, mais que je me voyais encore privée de tous mes effets qu’on m’avait même enlevé ce que j’avais sur moi, et surtout mon portefeuille où était la lettre de change dont la générosité de M. de Calonne m’avait gratifiée, je témoignai au Chirurgien mes inquiétudes sur la situation où j’allais me trouver de nouveau. — Cessez d’être inquiète, me dit-il, je ne suis point riche, mais vous pouvez disposer de tout ce que j’ai ; je vous regarde comme un être à qui j’ai donné une nouvelle existence ; il me semble voir en vous mon ouvrage, et cette considération seule m’attacherait à vous, indépendamment de l’intérêt que doit m’inspirer votre malheur. Il ajouta que je pouvais encore recourir à la Municipalité, lui exposer ce qui m’était arrivé, qu’il ne doutait pas qu’on ne fît des perquisitions pour retrouver ma voiture et mes effets, et que si elles étaient infructueuses, on ne m’accordât une indemnité.

Mon esprit s’attacha avec plaisir à cette idée que me suggérait le Chirurgien, et je crus qu’en effet une démarche près de la Municipalité pourrait ne pas être inutile. Deux jours après ma résurrection, mon libérateur me procura des habits de mon sexe, et je me rendis avec lui chez cet homme respectable autant par ses vertus que par ses talents, que la voix générale avait élevé à la dignité de Maire ; je lui fis un récit circonstancié de tout ce qui m’était arrivé, et lui exposai la perte que j’avais faite ; il me témoigna, avec cette sensibilité qui le caractérise, combien il prenait part au malheur qui m’était arrivé, et me félicita en même temps de ce que j’étais si heureusement échappée à la mort ; il me dit que les lettres dont j’avais été porteur, lui avaient été effectivement remises, et que comme elles ne contenaient rien à ma charge, il me plaignait d’autant plus d’avoir été la victime d’une fausse prévention. M. Bailli m’apprit ensuite que ma voiture avait été mise en pièces, et tout ce qui s’y trouvait pillé ou gaspillé. Mais, ajouta-t-il, l’effet qui était dans votre portefeuille n’a point été perdu, il est déposé au bureau de la Municipalité, et je me ferai un plaisir autant qu’un devoir de vous le rendre. Alors M. Bailli s’informa de ma demeure et me dit que dans l’après-dîner il me renverrait cet effet avec mon portefeuille.

Après avoir fait mes remerciements au Maire, je le quittai aussi satisfaite de la manière dont il m’avait reçue, que du recouvrement que j’allais faire d’une partie de ma petite fortune. — Voilà, me dis-je à moi-même, un homme qui mérite d’être ce qu’il est ; il tient tout ce que sa figure annonce : ce choix du peuple est selon moi du plus heureux augure ; malgré l’enthousiasme presque frénétique dont il a été transporté, et l’espèce d’éblouissement où il a dû être à la première lueur du flambeau de la liberté, il a su distinguer et récompenser le mérite ; il a choisi les deux personnages les plus propres à le conduire ; un homme de lettres généralement estimé par ses lumières, ses belles qualités et son patriotisme, et un jeune héros qui a appris à connaître le prix de la liberté en combattant pour sa défense. Ô Bailli ! ô La Fayette ! les Français en vous prenant pour guides, ont prouvé qu’ils méritaient d’être libres et ce choix les honore plus encore qu’il ne vous a honorés vous-mêmes.

M. Bailli tint sa promesse ; le même jour je reçus mon portefeuille avec l’effet. Je lui écrivis pour lui témoigner de nouveau ma reconnaissance ; il dut être content de ma lettre, car ce fut mon cœur qui me la dicta. Le lendemain je réalisai ma lettre de change, et j’employai une partie de l’argent à me procurer tous les objets dont j’avais besoin, afin de ne pas être à charge au bon Chirurgien ; je lui devais trop pour me séparer de lui ; comme la maison qu’il occupait était assez vaste, j’y pris un logement, et nous continuâmes à vivre dans une douce familiarité.

M. Larcher (c’était le nom de mon libérateur), avait une de ces figures qui, sans être belles, plaisent à tout le monde par l’empreinte de douceur et d’aménité qui y règne ; il était garçon et vivait seul avec une vieille gouvernante : comme il était fort expert dans son art, son état lui procurait assez d’aisance ; son caractère ne démentait point sa physionomie ; il était doux, liant, sensible et généreux ; on eût dit que son âme avait été pétrie de miel ; jamais le moindre fiel ne se manifestait dans ses discours ni même dans ses gestes ; enfin il n’avait de sensibilité que pour aimer. Son esprit était aussi éclairé que son cœur était bon, et sa conversation avait les plus grands charmes pour moi. Les douceurs de cette nouvelle liaison me firent bientôt oublier la funeste aventure qui m’était arrivée, et si quelque chose m’en faisait ressouvenir, c’était l’empreinte désagréable que le fatal tissu avait laissé à mon cou, après avoir manqué de terminer mes jours. Ce n’était pas là sans doute un petit désagrément, surtout pour une femme qui a ordinairement cette partie du corps en évidence. Cependant insensiblement, et au moyen d’une eau que mon Chirurgien me donna, et dont je me lavais plusieurs fois par jour, cette empreinte diminua et disparut presqu’entièrement. J’eus soin par la suite de porter constamment un ruban au cou, de manière que le peu de rougeur qui me restait, était absolument invisible. Il est toujours fort désagréable d’avoir été pendu, fût-ce pour la bonne cause, et quoiqu’il soit fort rare de vivre encore après une épreuve de cette espèce, on n’aime point à devenir une espèce de prodige et l’objet de l’admiration et de l’étonnement pour un pareil sujet.

Lorsque les passions ne sont plus si vives, et que l’expérience nous a éclairés sur leur nature, sur les hommes et sur les choses, nos inclinations ont ordinairement un autre principe, un principe plus solide que dans la jeunesse. Dans cette dernière, ce n’est presque jamais que par les yeux que le cœur est pris ; c’est une cause inconnue qui nous lie à un homme ; nous l’aimons parce qu’il nous plaît, parce qu’un charme secret nous attire vers lui, et dans ce dernier cas, les dehors, la bonne mine, les agréments de la physionomie déterminent presque toujours cette première impression qui forme l’amour : mais dans l’âge mûr, les qualités de l’esprit et du cœur, l’estime, la reconnaissance, et surtout une continuité de communication amicale, conduisent ordinairement à la tendresse ; c’est ce qui m’arriva avec le Chirurgien : l’amitié fut le principe de la liaison plus étroite qui se forma entre lui et moi. Du moment où je m’aperçus que je lui plaisais, quoi qu’il ne me le témoignât que d’une manière fort délicate, je crus que je serais ingrate si je ne le payais point de réciprocité ; la reconnaissance, l’estime, une douce confiance, en échauffant mon cœur, y firent naître aisément les sentiments les plus tendres ; il se livra à mon libérateur, sans que pour ainsi dire ma volonté y eût part. Nous devînmes complètement amis, presque sans avoir parlé d’amour.

M. Larcher était zélé patriote, et nos sentiments, nos opinions correspondaient admirablement ensemble : il m’avait instruit de toutes les causes de la révolution, du courage héroïque que les Parisiens, ce peuple si faible en apparence, avait déployé, de la belle conduite que le Roi avait tenue en cette occasion. Nous raisonnions ensemble sur les fruits et les effets probables de ce grand événement, et nous désirions sincèrement que le concours et l’harmonie du peuple français, étayant les nobles travaux des représentants de la nation, la nouvelle constitution pût être établie sur une base inébranlable, et à l’abri des atteintes des ennemis de la patrie.


  1. Un plaisant a dit à cette occasion : On ne peut pas faire une omelette sans casser des œufs.