Julie philosophe ou le Bon patriote/I/12

Poulet-Malassis, Gay (p. 171-192).
Tome I, chapitre XII


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE XII.

Évènement aussi fâcheux qu’imprévu. Nouvelle révolution dans le sort de Julie. Rencontre singulière qu’elle fait dans une auberge. Histoire du Père Jérôme.


Les extrêmes se touchent sur ce petit globe terraqué : si le passage est souvent rapide de la douleur à la joie, il ne l’est pas moins de la joie à la douleur ; mais une des singularités de la nature humaine, c’est qu’en proportion égale, nous sommes bien plus vivement affectés par l’une que par l’autre ; la raison en est sans doute, qu’étant faits par la nature pour être heureux, l’état de jouissance et de félicité se trouvant en analogie avec les dispositions de nos organes, cet état naturel ne nous étonne point, et qu’il procure rarement à nos facultés cette exaltation qui est elle-même la plus douce des jouissances, au lieu que la peine, la douleur est un état hors de nature, contre lequel toutes nos facultés se soulèvent, tandis que nos organes en sont désagréablement affectés ; j’en fis la cruelle épreuve. Un jour que j’étais occupée à lire, la vieille femme qui me servait entra dans ma chambre, et les larmes aux yeux, elle m’annonça que M. van Rennen avait été attaqué la nuit d’une apoplexie dont il était mort deux heures après. Cette nouvelle m’affligea autant qu’elle le devait ; outre que j’avais conçu une espèce d’attachement pour M. van Rennen, qui tenait cependant plus de l’amitié que de l’amour, je perdais en lui un amant libéral et généreux ; la vieille me tira des réflexions où j’étais plongée, pour me dire que les héritiers du défunt allant prendre possession de tous ses biens, il ne me restait d’autre parti que celui de me retirer. Je n’aurais pas attendu qu’elle me le dît pour le faire ; mon amant mort, je n’avais rien qui pût m’engager à rester dans cette maison, où, comme je l’ai dit, je commençais à m’ennuyer. Je rassemblai sur le champ mes effets, j’envoyai chercher une voiture, et après avoir pris congé de la vieille, à qui je donnai quelques louis, je dirigeai ma route vers Rotterdam, résolue de passer de là en Angleterre. J’avais depuis longtemps grande envie de voir ce beau Royaume, d’étudier les mœurs, les usages de ces fiers Insulaires qui savent si bien tourner l’avantage de la liberté au profit de leur bonheur : outre une garde-robe très belle et un écrin assez riche, j’avais une somme en argent, au moyen de laquelle je pouvais vivre quelque temps à Londres dans une agréable oisiveté.

Je n’étais plus qu’à deux lieues de Rotterdam, lorsqu’il me prit envie de descendre dans une auberge qui était sur la route, pour y prendre quelques rafraîchissements. En entrant dans une chambre où je trouvai plusieurs hommes rassemblés autour d’une table et occupés à fumer et à boire de la bière, j’en aperçus un dont les traits ne m’étaient pas inconnus ; il était assis dans un coin et paraissait plongé dans de profondes réflexions. Ma présence le tira de sa sombre contemplation ; il me fixa et je crus remarquer que ma physionomie l’avait également frappé. Après m’avoir considérée quelque temps, il se leva vivement, et s’avançant vers moi, je reconnus en lui le père Jérôme, ce moine hypocrite qui, sous les dehors de la sainteté, avait profité de mon innocence et de ma faiblesse pour m’enlever cette fleur qui ne se recouvre plus lorsqu’on l’a une fois perdue. Nous jetâmes tous deux, presqu’en même temps, un cri de surprise.

— Quoi ! c’est vous, Père Jérôme, lui dis-je et dans quel endroit, sous quel costume vous retrouvé-je ? (Il avait l’habit de cavalier, perruque à bourse et l’épée au côté.) — Cette métamorphose ne doit point vous surprendre, répondit le moine défroqué, elle n’a rien que de naturel, et les circonstances l’ont rendue nécessaire.

Nous entrâmes dans une chambre séparée : je fis venir une bouteille de vin de Bourgogne, et après avoir fait un récit succinct de mes aventures au Père Jérôme, je l’engageai à me faire part des raisons qui l’avaient déterminé à jeter le froc aux orties.

— Volontiers, me répondit-il, après avoir vidé d’un seul trait son verre que j’avais rempli à rasade : Vous savez, Julie, qu’en France comme ailleurs, la plupart des parents ont la louable coutume de disposer de leurs enfants comme ils le veulent, sans consulter leur goût ni s’embarrasser de leur vocation. Mon père était de ce nombre ; chargé d’une nombreuse famille et n’étant pas assez riche pour établir tous ses enfants d’une manière avantageuse, il nous destina, moi et un de mes frères, à l’état ecclésiastique ; à peine avions-nous atteint notre quatorzième année, qu’il nous fit prendre le petit collet ; à cet âge où l’homme n’a pas encore éprouvé la violence des passions, où il n’est pas encore éclairé par l’expérience, il s’ignore lui-même comme il ignore les hommes et les choses ; je me laissai donc aller machinalement à l’impulsion paternelle, et comme tout ce qui est nouveau flatte surtout les jeunes gens, je pris même avec une espèce de plaisir un habit que j’ai tant maudit depuis. Cependant les passions venant peu à peu à se développer en moi, je sentis que l’état que j’avais embrassé s’accordait peu avec ce goût que je commençais à avoir pour un sexe vers lequel toutes les parties de notre être tendent avec tant d’énergie lorsque les organes ont acquis cette perfection qui leur donne la faculté reproductive. Je fis des représentations à mon père, mais elles furent inutiles, et comme sa sévérité me l’avait toujours fait craindre autant qu’aimer, je ne pus qu’obéir, et j’entrai à dix-sept ans aux Jacobins ; au bout d’un an de noviciat, je pris l’habit, et je me liai par un vœu solennel à un Dieu, qui me défendait de remplir le premier vœu de la nature ; je fis le serment d’être toute ma vie un être nul, oisif, absolument inutile, et de ne jamais doubler mon existence par cet acte si doux et si naturel.

Ce fut quelque temps après avoir renoncé à être homme, que je commençai à sentir plus vivement que je l’étais. Le feu des passions plus fortement concentré par mes pratiques austères, n’en devint que plus violent ; leur voix impérieuse tonna dans mon cœur avec une force extraordinaire ; la vue d’une femme enflammait mes sens et les jetait dans le plus grand désordre, et mon imagination exaltée présentait sans cesse à mon esprit les images les plus propres à augmenter la violence des désirs qui remplissaient mon âme. Je fis quelque temps les plus grands efforts pour résister à l’ascendant qui m’entraînait, mais bientôt je succombai, et l’exemple de la plus grande partie de mes confrères, dont la conduite n’était rien moins que régulière, m’aida à surmonter mes scrupules ; je crus, comme eux, que le meilleur expédient pour éteindre le feu des passions, c’était de les satisfaire ; cette résolution une fois prise, je ne m’occupai plus qu’à en chercher les moyens, et je les eus bientôt trouvés. Mon habit était une espèce de passe partout qui m’introduisait où je voulais ; c’était un voile favorable qui cachait l’homme terrestre, et qui, sous de saintes apparences, me permettait d’exercer les choses les plus profanes. Il existe encore parmi le peuple un préjugé pour nous : c’est à sa faveur que je me glissai dans les familles, et bientôt j’eus de nombreuses connaissances : la confession surtout me servait beaucoup dans mes entreprises amoureuses ; elle me faisait connaître les plus secrètes pensées et l’état du cœur des jeunes personnes sur lesquelles j’avais jeté mon dévolu. Ayant ainsi les intelligences les plus intimes dans la place, il m’était aisé de l’emporter d’assaut ; j’employais même les armes de la religion, pour séduire l’esprit et enflammer les sens de mes jeunes pénitentes ; bref, je les conduisais en enfer par le chemin du paradis. Vous savez au reste, Julie, comment je m’y suis pris avec vous ; vous auriez juré que le Père Jérôme était un saint, jusqu’au moment où vous sentîtes certaine intromission qui dut vous paraître tant soit peu profane ; mais ce maudit cri qui vous échappa gâta toute l’affaire et rompit une liaison qui avait pour moi beaucoup de charmes : je m’en consolai en allant chercher fortune ailleurs. Vous êtes peut être la cent et unième fille à qui j’ai ainsi fait connaître, pour la première fois, le plaisir ; combien de maris qui, la première nuit de leurs noces, s’attendant à une pénible mais agréable besogne, seront surpris de trouver le chemin déjà frayé ! eh bien, c’est le père Jérôme qui leur aura épargné cette peine qu’ils eussent été charmés d’avoir.

La facilité du succès rend souvent imprudent ; parce qu’on a réussi cent fois, on croit réussir encore, et c’est souvent lorsqu’on se livre sans précaution et sans crainte à une entreprise quelconque, qu’elle échoue le plus complètement. La prévoyance abandonne ordinairement l’homme constamment heureux : j’en fis l’expérience. Un jour que je voulais opérer sur la fille d’un riche négociant, de la même manière que je le fis avec vous, cette jeune personne qui n’était rien moins que niaise, voyant où j’en voulais venir, s’opposa vivement à mes tentatives ; je crus que cette résistance n’était point sérieuse ; mes sens étant d’ailleurs exaltés au dernier degré par la vue des appâts de ma pénitente, je continuai à pousser ma pointe, et la serrant étroitement dans mes bras, hors de moi-même, je recommençai à aller droit au but. Les cris aigus qu’elle poussa attirèrent bientôt du monde ; je lâchai prise, mais l’état dans lequel on me trouva attestait assez mon délit ; la jeune fille d’ailleurs m’accusait en m’accablant d’injures. Ses parents singulièrement irrités, me firent saisir ; on alla se plaindre au supérieur de mon couvent, et l’on m’y reconduisit avec main-forte à la nuit tombante.

Quoique mon supérieur ne valût lui-même guère mieux que moi, cependant le scandale que cette affaire avait causé, la publicité du délit dont la ville avait été imbue, rendait la punition nécessaire, et l’intérêt même de tous mes confrères exigeait qu’elle fût exemplaire ; j’avais eu d’ailleurs quelques jours auparavant, une rixe violente avec le prieur, et en me punissant sévèrement, il exerçait une vengeance particulière en même temps qu’il remplissait le devoir de son poste. Après avoir essuyé une forte réprimande devant tout le couvent assemblé, qui fut suivie d’une très forte discipline, on me descendit dans une de ces prisons pratiquées sous terre, où le despotisme monastique plonge ses victimes pour ne les en faire sortir jamais. Vous pouvez juger de ma situation ; je passai quelques jours dans ce désespoir sombre, qui plongeant tout notre être dans une sourde torpeur, ne nous laisse aucun sentiment, pas même celui de notre infortune. Lorsque mes idées eurent repris peu à peu leur clarté, mon état n’en devint que plus cruel, puisqu’il me faisait voir toute l’étendue de mon malheur. Tout ce qui m’environnait concourait encore à l’aggraver, et l’idée surtout que cette affreuse situation ne finirait qu’avec ma vie, me faisait éprouver des déchirements affreux. Cependant l’espoir, cette émanation divine qui n’abandonne l’homme qu’à son dernier soupir, me soutenait encore, et dans les faibles mais cependant douces illusions dont il repaissait mon âme flétrie et mon esprit épuisé, je vins à songer s’il ne serait pas possible de m’échapper de ma prison ; cette idée eût été folle pour tout autre qui n’eût pas été réduit comme moi à y mourir, car mon cachot était, ainsi que je l’ai dit, sous terre ; il n’avait aucune issue, et une ouverture d’environ 18 pouces carrés servait à descendre la faible pitance qu’on m’apportait tous les jours. Mais rien n’est impossible à supposer ; il n’est point d’obstacles qui paraissent insurmontables à celui qui ne voit point de milieu entre rompre ces obstacles ou mourir. J’avais heureusement un couteau sur moi ; je commençai à creuser la terre dans mon cachot ; je n’avais point de but fixe, de projet décidé, mais j’espérais, et c’était d’ailleurs une occupation qui adoucissait pour moi les ennuis de cette affreuse solitude.

Avec le temps et la persévérance, il n’est rien dont l’homme ne vienne à bout : après avoir creusé la terre jusqu’au dessous des fondements du mur de mon cachot, je commençai à travailler horizontalement, en donnant à mon ouvrage une largeur de deux pieds et demi sur environ quatre de hauteur ; le terrain était mou et cédait assez facilement à mes efforts. À l’heure où l’on avait coutume de me descendre mon manger, j’interrompais ma besogne, de peur que le bruit que je faisais ne me trahît, ou que mon silence ne fît croire que j’étais mort. Espérant toujours de me procurer une issue, je continuai ce travail pendant près de huit mois avec la plus vive ardeur. J’avais déjà formé une ouverture horizontale d’environ cent pieds de longueur, et je me disposais à l’élever insensiblement jusqu’à la surface de la terre, lorsqu’un jour j’entendis un bruit sourd tel que celui d’une eau qui court ; je creusai du côté d’où venait ce bruit, et bientôt j’arrivai à un ouvrage de maçonnerie qui ne me laissa pas douter que ce ne fût un égout, dont vous savez qu’il y a un grand nombre à Paris. Cette connaissance me donna un nouveau courage, persuadé que si je parvenais à pénétrer dans cet égout, mon salut était assuré. Je mis donc aussitôt la main à l’œuvre : ce ne fut pas sans des peines incroyables que je parvins à faire un trou assez large pour passer mon corps à travers le mur de l’égout qui était fort épais. Avec un outil aussi faible et aussi peu propre qu’un couteau, on ne peut avancer bien vite, mais le temps ne se calcule pas, lorsqu’on n’a aucun autre moyen de l’employer, et que l’unique espoir qui reste consiste dans cet emploi : parvenu dans l’égout qui était assez vaste, je m’engageai dans sa route ténébreuse ; après m’être avancé pendant près d’une heure à travers la fange et les ordures dont il était rempli, non sans trébucher plusieurs fois et sans manquer de m’y noyer, j’arrivai à une ouverture par laquelle il recevait les immondices ; il était nuit ; la lueur seule des réverbères éclairait l’endroit où j’étais, je m’élevai en me cramponnant jusqu’à la grille qui recouvrait l’ouverture ; heureusement, et contre mon attente, elle n’était point fermée ; je la soulevai et en un instant je me trouvai dans la rue.

En revoyant de nouveau la lumière ou plutôt le ciel, après une longue prison, je me sentis comme déchargé d’un poids affreux ; j’éprouvai un doux frémissement, et la joie si longtemps bannie de mon cœur, s’y fit sentir avec une force qui manqua de me faire perdre connaissance. Cependant comme je n’étais point en sûreté dans la capitale, et qu’il se pouvait que mon évasion ayant été découverte, on fît des perquisitions pour me retrouver, je sortis sur le champ de Paris par le faubourg le plus voisin, et gagnai la grande route du côté de Saint-Denis. J’avais déjà fait quelques lieues, et les forces commençaient à me manquer, lorsque j’aperçus une maison isolée à quelque distance du chemin ; je résolus d’y entrer et d’y demander l’hospitalité, ne doutant pas que les personnes qui s’y trouvaient ne s’intéressassent à mon malheur. Je frappai à la porte, une servante vint ouvrir ; j’ouvrais la bouche pour lui parler, lorsqu’en jetant les yeux sur moi, elle pousse un cri de frayeur, laisse tomber la chandelle qu’elle avait à la main, et prend précipitamment la fuite. Cette réception m’étonna d’abord, mais ma surprise cessa lorsque je vins à songer que mon costume, ma longue barbe, l’ordure dont j’étais couvert et dont j’avais le visage tout barbouillé, m’avaient sans doute fait prendre pour le diable ou pour quelque revenant ; cependant espérant de trouver dans la maison quelqu’un de moins peureux, je montai une rampe qui était devant moi ; elle me conduisit à une porte que j’ouvris ; j’aperçus un homme déjà âgé, assis près d’une table et occupé à lire ; à ma vue il quitte son livre, se lève et s’enfuit avec la promptitude de l’éclair, par une porte opposée à celle par laquelle j’étais entré. Je courus sur ses pas en lui criant que j’étais un pauvre malheureux qui venait implorer son assistance, mais la crainte l’avait sans doute rendu sourd ; il continua à fuir, et en un instant il fut hors de la maison. Je me trouvai ainsi seul dans cette demeure qui ne me parut pas avoir d’autres habitants ; après avoir ri quelque temps en moi-même de cette singulière aventure, je résolus d’en tirer tout le parti qu’il me serait possible : je rentrai dans la chambre ; mes yeux s’arrêtèrent d’abord sur une glace, et en voyant ma grotesque figure, je fus encore moins étonné de la terreur panique que j’avais inspirée à la servante et à son maître. Une bouteille se trouvait sur la table avec les restes du souper de ce dernier ; je m’assis près du feu, et sans m’embarrasser de ce qui pouvait résulter de tout cela, je commençai à boire et à manger avec le plus grand appétit ; le vin me parut d’autant meilleur, que j’en avais été plus longtemps privé. J’avais déjà vidé la bouteille, lorsqu’il me vint une idée que j’exécutai sur le champ ; j’ouvris une armoire, je choisis parmi plusieurs habits, celui qui me convenait le mieux, ainsi qu’une veste et une culotte ; je trouvai dans un tiroir du linge et tout ce qui m’était nécessaire pour mon équipement complet. Après m’être coupé la barbe le plus près qu’il me fut possible, et m’être lavé et nettoyé, je revêtis tous ces habillements qui m’allaient très bien, celui à qui ils appartenaient étant à peu près de ma taille ; je pris aussi sa perruque et son chapeau qui étaient accrochés dans un coin ; cette toilette fut faite en moins d’un quart d’heure. Ne doutant point que mon hôte et sa servante ne se fussent rendus au village voisin, qui était éloigné environ d’une demi-lieue, et qu’ils n’en revinssent avec du monde, je ne jugeai pas à propos d’attendre leur retour : je me disposais à sortir, lorsque je vins à songer que j’étais sans argent : je visitai un secrétaire qui était ouvert ; je trouvai dans un tiroir un petit sac qui renfermait une soixantaine d’écus ; je crus, dans la position où j’étais, ne devoir pas me faire un scrupule d’emprunter cette somme à mon hôte, et de la mettre en ligne de compte avec la brèche que j’avais faite à sa garde-robe, me promettant de lui rendre cet argent et l’équivalent de mon accoutrement à la première occasion. Je mis donc le sac dans ma poche et je sortis de la maison, laissant mon habit de Jacobin et les débris de ma barbe sur une chaise pour garants de l’emprunt que je venais de faire.

J’avais déjà regagné la grande route, et je m’éloignais à grands pas, lorsque j’entendis un bruit comme de voix et de gens qui marchaient : je présumai que c’était mon hôte qui revenait avec une escorte ; je me cachai derrière un buisson pour les laisser passer. En effet, je reconnus, parmi les sept à huit paysans qui portaient des flambeaux, celui à qui j’avais fait tant de peur ; je vis aussi la servante qui, en gesticulant, racontait sans doute à l’un d’eux ce qui s’était passé : lorsqu’ils furent éloignés d’une centaine de pas, je continuai mon chemin, mais je quittai la grande route et pris à travers la campagne, de peur que le maître de la maison, reconnaissant que ce qui lui avait causé une pareille frayeur, n’était autre qu’un moine barbouillé d’ordures, il ne lui prît envie de faire courir après moi. Le vin que j’avais bu m’avait tellement redonné des forces, qu’au point du jour j’avais déjà fait sept lieues. Je m’arrêtai dans un bourg, d’où, après avoir fait un bon déjeuner, je me remis en route dans le dessein de sortir de la France et de gagner la Hollande, résolu d’embrasser la religion du pays, si je n’y trouvais pas d’autres ressources. J’arrivai sans accident à Bois-le-Duc, quinze jours après ma fuite de Paris. Une indisposition assez grave qui me survint, me força de m’arrêter dans cette ville, et j’y dépensai le peu d’argent qui me restait ; je n’avais plus qu’un écu, et je me rendais à Rotterdam, pour gagner de là La Haye, lorsqu’en passant devant cette auberge, la chaleur me força d’y entrer pour me rafraîchir. Je réfléchissais à ma situation quand votre arrivée m’a agréablement distrait de ma triste contemplation. Je bénis, Julie, l’heureux hasard qui m’a procuré votre rencontre au moment où je m’y attendais le moins.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
Julie philosophe, vignette fin de chapitre