Julie philosophe ou le Bon patriote/I/06

Poulet-Malassis, Gay (p. 63-72).
Tome I, chapitre VI


Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre
Julie philosophe, Bandeau de début de chapitre

CHAPITRE VI.

Malheur subit. Heureux dénouement.
Départ pour la Hollande. Aventure
avec un Capitaine hollandais.


J’avais naïvement raconté à ma mère le détail de mon entrevue avec le Ministre. Je m’étonnais, en revenant sur moi-même, d’un sentiment d’orgueil que je ressentais. Tant il est vrai que l’amour-propre, chez les femmes surtout, trouve toujours à jouir. Mais bientôt l’aventure fut sue dans le quartier, on la répéta dans les cafés ; un beau jour les suppôts de la police remplirent notre petit appartement et nous enlevèrent.

Je ne sais ce que devinrent mon père et ma mère. Un spadassin qui s’empara de moi, me déclara qu’il me menait au couvent. Puis après quelques grossières caresses que la crainte, l’habitude peut-être que je commençais à contracter, m’empêchèrent de repousser, il me tint ce discours : « Petite, tu vois bien que je suis pris comme un sot dans les filets de tes charmes. Je sens que je t’aime d’un amour comme on n’aima jamais. Tiens, mets là ta main ; sens combien je t’adore… (et ce n’était pas sur son cœur qu’il fallut poser ma main.) J’ai déjà déserté huit fois, avant d’entrer dans la robe-courte ; je veux, sur mon âme, pour l’amour de toi, le faire une neuvième fois. J’ai justement sur moi l’argent de la chambrée ; partons pour la Hollande, je connais les êtres, et je sais ce que nous avons à faire. Tu n’es pas faite pour être réduite à végéter dans la grande maison, les cheveux tondus, et à te…… avec ce tas de g…… qui se trouvent là. »

Aussitôt mon conducteur fait arrêter le fiacre qui nous menait, dit au cocher qu’un besoin me force de descendre, et son devoir de me suivre ; nous entrons dans une allée qui avait une issue dans une autre rue ; nous sortons de la ville : moitié par eau, moitié par terre, nous arrivons en deux jours à Rouen ; le patron d’un bâtiment hollandais accepte mon nouvel amant comme une utile recrue pour les troupes des Patriotes, nous cache sur son bord, et met à la voile le lendemain.

Mais j’essayerais en vain, lecteur, de passer rapidement sur cette traversée ; ma conscience me reprocherait une pareille réticence. Abrégeons le récit, mais ne célons rien.

On se doute bien que l’amour de mon protecteur n’était point un amour platonique. Il m’en donna en route des preuves fréquentes ; c’est ce principe, un de plus ou de moins ne fait pas une affaire, qui entraîne les filles dans une foule d’écarts après un premier faux pas. Ce principe m’égarait comme tant d’autres ; j’ai déjà dit que toutes mes actions étaient raisonnées, et j’étais ingénieuse à les justifier vis-à vis de moi-même après coup, quand la faiblesse, la passion, ou les circonstances m’avaient entraînée.

Le capitaine hollandais ressemblait pour le physique à ceux de sa nation, c’est-à-dire, qu’il avait beaucoup d’embonpoint, l’air commun, une figure insignifiante, les manières dures et grossières. Il était de plus marin, c’est tout dire. Le second jour de notre départ, je me promenais sur le tillac, tandis que mon ex-soldat de la robe-courte était à boire avec quelques matelots, lorsque M. van Rennen (c’était le nom du capitaine) s’avança vers moi traînant lourdement son énorme circonférence et une pipe à la bouche. Il me considéra quelque temps avec l’expression d’une curiosité stupide. Insensiblement la physionomie se monta, un rayon de vivacité l’anima, et ouvrant une grande bouche, d’où sortit une vapeur chaude qui obscurcit pour un moment l’atmosphère entre lui et moi, il me dit en mauvais français : Mademoiselle, vous avez là une physionomie aussi fraîche que la plus belle matinée du printemps, voilà des dents aussi blanches que les plus fines perles que j’aie jamais rapportées des Indes ; je n’ai pas vu à la Chine de pied plus petit que le vôtre ; ces deux yeux fripons lancent plus de feu que les plus brillantes escarboucles ; enfin de quel côté que je vous examine soit par le tribord, soit par le bâbord, par la poupe ou par la proue, je vous trouve charmante. Si vous vouliez faire avec moi un petit voyage à Cythère, foi de marin, je n’aurais jamais fait de voyage plus agréable.

Une femme aime toujours d’entendre louer sa figure, par qui et dans quelque circonstance que ce soit. Le discours du Hollandais et son originalité expressive me plurent, sans que j’eusse pour cela une envie déterminée de satisfaire le désir qu’il me manifestait d’une manière si leste. Je lui fis une de ces réponses adroitement ambiguës, par lesquelles les femmes se tirent ordinairement d’affaire, lorsqu’elles n’en veulent point faire une catégorique. Le Hollandais était un de ces hommes qui vont droit au but : sans avoir fait attention à ce que je lui avais répondu, il tira une bourse de sa poche et me la présenta en me faisant entendre d’une manière assez claire, qu’il n’avait envie que je l’acceptasse qu’autant que j’aurais pour lui une complaisance dont l’expression de ses yeux manifestait assez la nature.

L’offre subite du capitaine me surprit, et je restai quelque temps incertaine sur la manière dont je devais l’accueillir. Si jusqu’alors j’avais donné le plaisir, je ne l’avais point encore vendu, et quelque peu de scrupule qu’ait une femme, une démarche pareille lui répugne toujours lorsque c’est la première fois qu’elle y est sollicitée : son âme se révolte contre l’idée de trafiquer de ses charmes et de n’accorder que par intérêt ce qui ne doit s’accorder qu’à l’amour ou du moins à l’attrait de la volupté. Mais depuis mon départ de Paris, j’avais appris à connaître le prix de ce métal qui procure à l’homme toutes les jouissances. Je n’étais plus chez mes parents ; j’allais courir le monde ; j’avais donc besoin d’argent. D’ailleurs mon soldat de robe-courte n’avait rien qui me plut ; la nécessité seule m’avait attachée à lui. Le Hollandais, il est vrai, ne me plaisait pas davantage ; mais son titre de capitaine, l’appui qu’il pouvait me prêter, la bourse qu’il m’offrait, c’en était assez pour me déterminer.

Un moment me suffit pour faire toutes ces réflexions. Qu’on ne s’en étonne pas ; la tête d’une femme ressemble à une glace bien polie qui réfléchit rapidement tous les objets qui glissent devant elle. J’acceptai donc la bourse du capitaine, et quoique je feignisse de ne la prendre que par manière de plaisanterie, le batave vit bien que je n’étais nullement éloignée de remplir les conditions auxquelles il me l’avait offerte. Il me prit par la main, me conduisit dans sa chambre, et là, sans aucun préliminaire, il me jeta sur son lit, et quittant sa pipe, il commença à déployer une énergie républicaine, à laquelle je ne tardai pas de prendre goût. Je reconnus que cet homme avait en solidité ce qui lui manquait en agréments ; j’en conclus que le faire était ordinairement en raison inverse du dire, et que, tel qui parle peu n’en agit que mieux. Lorsque le Hollandais eut suffisamment épanché la surabondance d’esprits qui lui avait fait désirer la jouissance, il reprit son flegme et sa pipe, me présenta un verre de rhum, et lorsque je l’eus vidé, il me reconduisit à l’endroit où il m’avait trouvé. Là il me quitta aussi froidement que s’il n’avait eu aucune particularité avec moi.

Je restai quelque temps agitée de différentes pensées qui avaient rapport tant à la conduite du Hollandais envers moi, qu’à l’événement en lui-même. C’était la première fois que l’intérêt m’avait conduite sur les routes du plaisir ; cette idée me causait une espèce de remords. Mais j’eus bientôt étouffé ce sentiment pénible… Et qu’importe, me dis-je à moi-même, le chemin qu’on prend, pourvu qu’on arrive au but. Ce but est le bonheur, tous les moyens d’y parvenir, qui ne nuisent point à nos semblables, sont permis ; et si l’argent procure toutes les jouissances qui tiennent à la vanité et à l’amour-propre, si la volupté est elle-même le plus grand des biens, sans doute celui qui fait acquérir l’un par l’autre est le plus heureux des hommes.

Lorsque je rejoignis mon amant, je le trouvai presque hors de raison, et je fus obligée d’aider un matelot à le transporter dans son hamac où il cuva la bière et l’eau de vie dont il avait été abondamment régalé. Je me gardai bien de lui faire part de mon entrevue avec le capitaine. Je savais déjà par expérience que les hommes, quelque peu délicats qu’ils soient d’ailleurs, n’aiment point qu’on partage avec eux des faveurs auxquelles ils croient avoir seuls le droit. Je ne jugeai pas à propos par la même raison de lui montrer l’argent que m’avait donné le capitaine. D’après la connaissance que j’avais déjà acquise de son caractère, j’étais presque assurée que cet argent eût justifié suffisamment à ses yeux la cause qui me l’avait procuré ; mais j’avais tout à craindre qu’il ne voulût s’en emparer.


Julie philosophe, vignette fin de chapitre
Julie philosophe, vignette fin de chapitre