Jules Lemaître/Opinions et Documents/De M. Hugues Le Roux

E. Sansot et Cie Éditeurs (Les Célébrités d’aujourd’hui) (p. 21-23).

OPINIONS ET DOCUMENTS


De M. Hugues Le Roux :



Vous savez bien ce que le vulgaire entend par un critique. C’est un homme auquel les simples accordent la faculté supérieure de ne point tromper en jugeant, de rendre des arrêts au nom d’une vérité absolue et connue tout entière. Ils sont, de par le monde, une foule de braves gens qui n’ont ni le temps, ni l’intelligence de se former par eux-mêmes une opinion sur leurs lectures. Ces simples souhaitent pourtant adhérer à la vérité ; ils imaginent volontiers qu’il y a une orthodoxie littéraire, que certains hommes sont, à la façon des prêtres, dépositaires de cette vérité éternelle, et, très docilement, ils s’adressent à ces privilégiés pour qu’ils les fassent sortir des ténèbres de leur ignorance. Ils appellent ces directeurs de leur goût des critiques. Et plus ces maîtres sont affirmatifs et violents, plus ils ont le cerveau étroit, plus ils sont systématiques, plus ils sont dogmatiques, plus ils rallient de croyants à leurs convictions. Pour la foule, le critique idéal est un homme qui répète plusieurs fois dans ses articles : « Voilà la vérité, et tous ceux qui ne pensent pas comme moi sont des imbéciles. »

Jules Lemaître présente ce phénomène tout à fait particulier : c’est un critique qui n’a aucune espèce de foi, qui ne croit qu’à la relativité des jugements, et qui, non seulement, n’éprouva jamais le besoin de conclure, — j’entends ce mot au sens de résumer les débats et d’imposer son choix — mais qui encore est visiblement porté à considérer comme inintelligentes les personnes qui sont très sûres de beaucoup de choses.


Portrait de jeunesse de M. Jules Lemaître
(Frontispice à ses Poésies. Collect. Elzévirienne).

Il y a des gens pour qui les idées sont carrées, pour qui les idées ont des bases, des sommets. Pour Jules Lemaître les idées sont rondes. Il les fait tourner indéfiniment entre ses doigts, il ne souhaite pas leur trouver un endroit ou un envers. Il est satisfait de contempler successivement tous leurs aspects et de les décrire. Il ne préfère pas l’un à l’autre. Il ne voit pas la nécessité de cette préférence. Et si un pareil dilettantisme est pour ravir les délicats qui savent gré à un écrivain de faire défiler devant eux une multitude d’idées, en laissant la liberté du choix, les habitudes d’esprit de Lemaître déconcertent singulièrement les bonnes âmes qui, sur la foi de ce nom de critique, viennent à lui pour lui demander la vérité.

Un homme d’action à qui j’avais conseillé la lecture des Contemporains me disait dernièrement :

— Je suis arrivé à la fin du second volume, je ne lirai pas le troisième. Avant de mettre le nez à dedans, j’avais sur tous les gens dont Lemaître parle des opinions incomplètes, peut-être même inintelligentes, mais enfin des opinions. À présent je ne sais plus que penser. Qu’est-ce que cela signifie ? et comment ose-t-on écrire des livres de critique quand on n’est pas capable de fournir des jugements motivés aux ignorants qui vous lisent. »

Cet honnête homme est dans le vrai. Lemaître n’est point un critique, c’est tout simplement un des hommes les plus intelligents de cette génération. Il nous conte, au jour le jour, ses impressions aiguës, profondes, contradictoires. Et cela fait des pages où nous nous reconnaissons, comme dans le plus fidèle des miroirs. C’est pour cela qu’il a tant d’autorité sur nous, cet homme qui hait l’autorité plus que toutes choses.

(Portraits de Cire, 1891. Lecène Oudin, Paris).