Jud Allan, roi des gamins/p2/ch06

Jules Tallandier (14p. 318-335).

CHAPITRE VI

L’AFFAIRE DES DIAMANTS


Appels de sirènes, tintements de cloches, grincements de poulies, halètement des grues à vapeur, roulement sourd des trains du Métropolitain aérien, vibrations aiguës du réseau télégraphique tendu sur le ciel ainsi qu’une toile d’araignée, telle est l’harmonie bruyante de New-York, douloureuse et insupportable aux étrangers.

Sans doute, le garçon d’hôtel, reconnaissable à sa casquette portant en broderie d’or les mots Meyer-Hôtel, qui déambulait sur la rive de l’Hudson-River, avait une grande habitude de la cacophonie de la grande cité, car il allait, souriant, semblant goûter un plaisir sans bornes à la contemplation du spectacle mouvementé se déroulant sous ses yeux.

Il suivait les quais de l’Hudson, dénommé aussi Rivière du Nord (North River), prolongeant les débarcadères des grandes lignes de navigation Europe-Amérique et vice versa. Il contemplait la forêt de mâts, de cheminées, se dressant en bordure des quais : les innombrables ferry-boats (bacs à vapeur) reliant incessamment Jersey-City, Newport, Brooklyn, ces divers quartiers de New-York, séparés par les eaux profondes de la rivière du Nord et de la rivière de l’Est (East River).

Son attention allait aux constructions audacieuses à dix, quinze, vingt étages, que les négociants appellent maisons d’affaires, et le peuple, égratigneuses du ciel (skyrapers).

Et dans le crépuscule commençant, juste au milieu du chenal, qui conduit à la pleine mer, à travers Upper-Bay, les Narrows et Lower-Bay, il discernait la lanterne-phare, la colossale statue de la Liberté de Bartholdi, juchée sur le piédestal de l’île Bedloe.

Ainsi, il parvint auprès des débarcadères des compagnies de navigation Norddeutsche Lloyd et Hamburg-America. Le mouvement annonçait qu’un navire d’Europe était attendu.

Voitures, garçons d’hôtel, coudoyaient les custom-house officers (douaniers), les commissionnaires, les badauds, les gens venus pour recevoir au débarqué parents ou correspondants.

Le promeneur s’arrêta net. Puis, avisant un gamin dépenaillé, il l’interpella :

— Boy, veux-tu répondre à une question ?

Le jeune garçon le toisa d’un air ironique.

— Quel avantage y trouverai-je, gentleman ?

Ce qui fit rire l’employé du Meyer-Hôtel et l’incita à ajouter :

All right ! Tu es pratique, j’aime cela. Une question, deux cents (dix centimes). Cela joue-t-il ?

L’autre inclina la tête :

— Cela joue, si la question n’est pas trop difficile.

— Voici. Dis-moi ce que tout le monde attend ici ?

— Alors, passez les deux cents.

— Les voici. J’ai confiance, moi, je paie d’avance.

Le boy fit un saut qui le mit hors de la portée du maître d’hôtel.

— On attend le paquebot Kaiser-Wilhelm, annoncé par le sémaphore de Sandy-Hook.

Sur ce, le petit bonhomme esquissa un salut grotesque et se jeta dans la foule, emportant les deux cents du curieux.

Poor old thing (pauvre vieille chose — locution amicale), murmura celui-ci, tu ne doutes pas que la nouvelle vaut pour moi plus de deux cents.

Il achevait à peine ce monologue, qu’un second gamin, vêtu de la tenue de « chasseur » du Meyer-Hôtel, le tira par la manche.

— Oakes, dit-il, je vous rencontre…

— Ah ! c’est toi, petit Tril, que cherches-tu ?

— Vous, pour vous dire que le gérant de l’hôtel vocifère contre vous.

— Ah ! ah ! Que vocifère ce digne gérant ?

— Qu’il vous a mis à la porte à raison de vos promenades continuelles, et qu’il refusera de vous payer, si vous ne déguerpissez pas ce soir.

— Cela est grave, et je te remercie, petit Tril ; viens avec moi, je te remettrai un pourboire pour ta peine.

— Je ne puis pas. Je vais attendre les voyageurs au Pensylvania Railroad (gare de Pensylvania, Ohio, etc.). Au surplus, entre employés, on se doit cela.

La réflexion parut toucher le maître d’hôtel.

Good fellow tout à fait… Je laisserai quelque chose pour toi, à titre de souvenir… Va au Railroad, old boy ; moi, je vais toucher mon argent.

Et d’un pas rapide, le flâneur se dirigea vers le Meyer-Hôtel, situé, comme on le sait, à proximité des débarcadères, au point de croisement des Troisième et Hudson-Streets.

Tril le regarda s’éloigner. Un instant après, il rejoignait le boy mal vêtu, auquel l’employé renvoyé avait remis tout à l’heure deux cents.

— Eh bien ? fit-il.

Il m’a demandé de ce qu’on attendait ici. L’annonce de l’arrivée du Kaiser-Wilhelm l’a réjoui.

— Il ne renonce donc pas à son projet, grommela le chasseur d’un accent pensif. Alors, pourquoi s’est-il fait renvoyer par le gérant ? Toujours dehors malgré les observations ; et ce matin, il a répondu grossièrement au « patron ». Donc, il voulait… Est-ce que tu comprends, toi, Top ?

L’autre secoua négativement la tête.

— Enfin, il faut que j’aille à la gare pour le « roi »… Préviens Fall et Suzan.

Cependant, celui qui avait été l’objet de cet entretien, arrivait à l’hôtel Meyer.

Dans le bureau, un homme assez gros, rouge de teint, marchait furieusement, frappant le plancher de coups de talon rageurs.

Il bondit vers le nouveau venu.

— Enfin, vous daignez arriver, Oakes ! gronda-t-il… Je vous demanderai si vous êtes disposé à quitter la maison.

L’autre riposta tranquillement :

— Je suis tout à fait disposé. Si vous voulez me

régler mon compte, je monte à ma chambre et je disparais avec mon mince bagage.

— Allons ! allons ! je vois que vous êtes parfois raisonnable. Quittons-nous sans complications nouvelles, et, une fois placé ailleurs, tâchez de donner plus de soins à vos devoirs.

Le gérant s’approcha du comptable impassible.

— Faites signer le reçu et comptez la somme à Oakes.

Le gérant sortit.

Pour Oakes, il signa sérieusement le reçu « pour solde de tout compte », qui lui fut présenté, empocha les quelques dollars dont il se trouvait créditeur. Après quoi, il quitta le bureau, sauta dans un ascenseur qui le porta au dernier étage des « chambres à voyageurs ». Là, il gagna l’escalier de service accédant au servant's floor (étage du personnel), et s’engouffra dans une chambre, sur la porte de laquelle se lisait le numéro 34.

— Là, murmura-t-il. Je pourrai déménager comme je l’entends.

Ceci dit, il souleva une valise rebondie qui, néanmoins, devait être légère, à en juger par la facilité qu’il montrait à la manier.

— Grâce à la double enveloppe pneumatique, j’ai l’air d’avoir une garde-robe bien fournie… Et il n’y a là dedans que ma… pipe.

Ce dernier mot fut prononcé d’un ton étrange, presque menaçant.

— Je serai plus chargé au matin… Mais pas trop cependant… Marchandise coûteuse, non lourde.

Oakes rouvrit sa porte avec précaution, s’assura que le couloir était désert. Alors, il sortit, laissant la clef sur la serrure.

En hâte, tel un homme, qui craint d’être surpris, il courut à la porte n° 15 ouvrant sur une chambrette identique à celle qu’il venait de quitter.

Un garçon était debout devant la glace, en manches de chemise, très occupé à façonner le nœud de sa cravate blanche.

— Ah ! vous voilà, Oakes, fit-il sans manifester la moindre surprise.

— Oui. Vous voyez que le plus difficile est fait. Vous allez servir à table ; ensuite, vous serez de garde de nuit. Moi, je dors chez vous. Vers cinq heures, je file… ni vu ni connu, les autres ne vous relevant qu’à six, et vous avez gagné cinq dollars en rendant service à un collègue.

— Ce n’est pas trop pour le risque.

— D’accord, je ne récrimine pas. Les hôtels sont hors de prix à New-York. Sauf les maisons de voleurs, les hôtels convenables me prendraient dix dollars.

— Vous avez donc trouvé quelque chose ?

— C’est à peu près fait. J’ai rendez-vous demain matin.

— Eh bien, Oakes, s’exclama cordialement l’ex-collègue de l’employé, j’en suis heureux pour vous. Je comprends que le gérant ne vous garde pas, vous vous moquez trop du service, mais comme camarade, je vous regretterai. Vous avez le whisky facile avec vos amis, et cela ne s’oublie pas.

L’homme avait endossé son habit, complétant ainsi la tenue impeccable des « serveurs » américains.

Il secoua longuement la main de Oakes.

— Après la table, je viendrai changer d’habit pour le service de nuit, et vous apporter de quoi manger.

— Merci… et à charge de revanche.

Oakes demeura seul. Il entendit son camarade fermer à double tour et enlever la clef.

Certain désormais de n’être pas dérangé, il ouvrit sa valise, en tira un objet bizarre aux armatures métalliques, tenant à la fois d’une canne et d’une pipe qu’un original eût commandée en acier bruni.

Il l’examina longuement, appuya sur les deux extrémités. L’instrument prit la forme d’un V, démasquant le double orifice d’un tube intérieur, et exhala un son étrange. On eût dit un soupir.

Oakes sourit, glissa dans le tube un objet dur qui heurta la paroi avec un tintement métallique, puis redressa l’instrument, qu’il replongea dans la valise.

Tril, cependant, arrivait au Pensylvania Railroad.

Comme les autres employés des divers hôtels new-yorkais, il se posta près de la sortie des voyageurs en provenance de l’Ohio, il distingua l’original personnage qui répondait au nom de Grey Assford.

— Meyer-Hôtel, gentleman ? fit-il en retirant sa casquette.

La politesse n’est point le fort de la domesticité américaine. Le geste du petit chasseur parut flatter le voyageur, car il répondit sans hésiter :

— Si vous voulez.

— Les bagages du gentleman ?

— On les enverra prendre… Voici le bulletin.

Rien de plus naturel que cette rencontre. L’espion le plus défiant n’y eût pas trouvé matière à soupçon. Guidé par Tril, Grey Assford sortit de la gare, gagna une rue voisine. Alors, il demanda :

— J’ai une chambre retenue ?

— Oui, la 215…, qui est située juste au-dessus du 115, et d’où un microphone, installé par moi, vous permettra de ne pas perdre une parole prononcée dans cette dernière chambre, que les deux gentlemen qui convoient les diamants expédiés par le Consortium Néerlandais occuperont ce soir.

— Tu es sûr, mon enfant ?

— Oui, les joailliers de la ville, avisés hier, par sans-fil, que le steamer Kaiser-Wilhelm ne toucherait que ce soir, la nuit venue, ont retenu la chambre 115 pour les voyageurs.

— Pourquoi ne prennent-ils pas livraison de suite ?

— Prudents, les manieurs de pierres précieuses.

L’envoi doit être examiné eh séance plénière, d’où nécessité d’attendre à demain…

Et, après un coup d’œil circulaire, il murmura :

— Van Reek devait savoir qu’il en serait ainsi.

— Ah ! Ah ! Vous l’avez retrouvé ?

— Facilement… Les expropriations d’East-River, prétexte de sa venue à New-York, nous permirent de le joindre dès notre arrivée en discussion avec des propriétaires, des entrepreneurs.

« Top, Fall, Suzan et moi, nous nous relayâmes pour le suivre…, ce qui nous conduisit à une maison de la Troisième Rue, tout près de l’Hôtel Meyer.

— Tout près de l’Hôtel Meyer, pourquoi ? Il devait ignorer à ce moment que les délégués des marchands de diamants d’Amsterdam y descendraient.

— À cela, je ne puis répondre. Seulement, à mon sens, il était renseigné à l’avance ; car, ayant surveillé étroitement la maison en question, après que Van Reek y fut entré, nous le vîmes ressortir sous un costume qui nous stupéfia. Celui de « serveur » de l’Hôtel Meyer.

— Ce n’est pas possible.

— Cela est, pourtant. Il avait trouvé le moyen de se faire engager. Oh ! grimé, orné de favoris superbes.

— Et ?…

L’interrogation s’échappa ardente des lèvres de Jud Allan.

— Et, fit gaiement Tril, j’ai grisé abominablement un chasseur de l’hôtel ; on l’a jeté à la porte, et je me suis présenté pour tenir sa place.

Jud tapota amicalement l’épaule du gamin.

— Bien, cela. De cette façon, tu peux le surveiller à tout instant.

— Oh ! fit modestement le petit ; nous nous sommes partagé la besogne. Top au débarcadère. Fall à la maison de la Troisième Rue, Suzan à East-River, et moi chez Meyer.

— Je suis content de vous.

Mais le professeur s’arrêta. Tril avait avancé les lèvres en une moue soucieuse.

— Depuis ce matin, je ne sais plus que penser.

— Que s’est-il donc passé ?

— Van Reek ou Oakes, c’est le nom qu’il a pris à l’hôtel, a montré une grossièreté voulue, telle que le gérant l’a congédié. À cette heure, il a dû quitter la maison Meyer.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Je l’ignore, roi… Mais il s’est probablement retiré dans son logis de la Troisième Rue. Peut-être Fall aura-t-il remarqué quelque chose.

— Prenons une voiture, proposa Allan, cela nous fera gagner du temps, et voyons tes petits associés.

Un instant après, un véhicule de louage emportait les deux causeurs.

Sur le quai d’Hoboken, Allan régla le cocher, puis s’engagea, toujours escorté de Tril, dans une ruelle étroite, bordée par ces vastes filatures de soie qui font la fortune du quartier. Il avisa une fenêtre ouverte, sur le rebord de laquelle se prélassait un jeune zaïmziri, très occupé à éplucher une noix.

Sans affectation, le faux Grey Assford s’arrêta devant le petit animal, parut se complaire à l’examiner et finalement le caressa.

— Joli monkey (singe) en vérité, prononça-t-il à mi-voix… Je n’en vis jamais de plus joli, sauf un peut-être qu’une étroite amitié unissait à un gros chien.

Il achevait à peine, que la tête d’un dogue du Texas, à la robe gris de fer, se montrait dans l’ouverture.

— Eh ! s’exclama le promeneur, on croirait les voir tous deux.

Une voix légère comme un souffle jaillit de la chambre, dans l’obscurité de laquelle personne ne se montrait.

— Vous pouvez parler, disait-elle. Je suis seule et enfermée.

— Bien, petite Suzan, riposta Allan, sans marquer la moindre surprise. Quoi de nouveau à East-River ?

— Van Reek a interrompu les pourparlers avec les propriétaires des terrains, sous couleur d’aller consulter ses co-associés.

— Quand part-il ?

— Ce soir, a-t-il affirmé.

— Ce soir… Le navire arrive tard, et le temps lui manquerait.

Un mouvement de colère secoua le professeur. Mais il se domina.

— Que la surveillance se concentre sur l’Hôtel Meyer. C’est aux diamants que l’on en veut, c’est donc autour d’eux que le voleur doit se trahir.

— Avec Storm et Zinka, il n’approchera pas sans être signalé.

Le jeune homme eut un sourire.

— Storm le connaît bien ?

— Il le suivrait au bout du monde, Tril a réussi à dérober une manchette du « serveur » Oakes. Storm possède maintenant la piste à fond.

— Bien… Au revoir, petite Suzan.

Jud et Tril revinrent alors sur leurs pas. Par les quais, où les lumières répandaient une clarté aussi intense que celle du jour, ils atteignirent la Troisième Rue, dans laquelle ils disparurent.

Adossée a une grille, une ombre falote s’agita à leur approche.

— La charité, mes bons gentlemen… Un pauvre boy a faim.

Le pseudo-Assford s’arrêta net, fouilla dans son gousset comme pour y prendre une pièce de monnaie. En même temps, il murmurait :

— Van Reek est rentré chez lui ?

— Non !

— Comment, non ?

— Je n’ai pas bougé d’ici… Je ne l’ai pas aperçu ; donc…

Les mains des causeurs se joignirent, simulant l’aumône donnée et reçue, puis Allan entraîna le chasseur vers le quai.

— Qu’a donc combiné ce misérable ? monologuait le professeur.

Au débarcadère des bateaux allemands, où le Kaiser-Wilhelm venait d’accoster. Top se présenta à ses yeux, s’agitant, braillant, à l’unisson de la foule rassemblée autour de la passerelle.

— Il est venu tantôt, expliqua le gamin. Il m’a demandé ce que l’on attendait. Il m’a même donné deux cents pour apprendre que c’était le paquebot Kaiser-Wilhelm.

Et il se rejeta au plus épais de la foule en vociférant de plus belle.

Avec un haussement d’épaules, Jud conclut :

— Enfin, rendons-nous au Meyer… Une fois que tu m’auras conduit au bureau comme un voyageur du Pensylvania Railroad, tu t’assureras que van Reek, ou Oakes, a bien quitté l’hôtel.

Cinq minutes après, Grey Assford déclinait ses nom et qualité au comptable du bureau du Meyer’s Hôtel, recevait la clef de la chambre 215, se faisait indiquer les toilet-room, afin, expliqua-t-il, de procéder à une toilette sommaire avant de souper, et pénétrait dans le couloir aux murs recouverts de plaques vernissées, où s’alignaient les lavabos surmontés des robinets à eau chaude et à eau froide.

Il choisit la cuvette située juste en face de la porte d’entrée, laquelle demeurait ouverte et permettait ainsi de voir ce qui se passait dans le vestibule.

Ainsi, il remarqua l’arrivée de deux voyageurs blonds, calmes, au teint blanc, déambulant avec cette placidité spéciale aux citoyens hollandais.

L’un des deux portait avec précaution, religieusement pourrait-on dire, une sorte de valise plate recouverte de maroquin noir, laquelle rappelait vaguement la forme d’un écrin à couverts d’argenterie.

Et Jud tressaillit en entendant le gérant, accouru en personne au-devant de ces personnages, donner cet ordre :

— Montez le souper de ces gentlemen, chambre 115.

— Ce sont les convoyeurs des diamants, soupira le jeune homme. Pauvres gens ! Pourvu que mes précautions les empêchent à être victimes de Van Reek ! Mais un sourire confiant éclaira son visage.

— Après tout ! C’est une nuit à passer. Demain, ils remettent leur précieux dépôt au syndicat des joailliers, qui possède, des coffres-forts solides. Et Van Reek n’a plus qu’à se mettre en route pour rejoindre son chef, me guidant ainsi vers la prison de Lilian.

Sur ce, il quitta le toilet-room, gagna la salle à manger.

— Je puis souper à l’aise, se confia-t-il ; Van Reek n’agira évidemment pas à l’heure où tout le monde, personnel et voyageurs, est debout.

Toutefois, vers la fin du second service, il fut troublé par la venue d’un chasseur de l’établissement. Le petit lui tendit un papier plié, reçut un pourboire et sortit sans avoir prononcé une parole.

La missive contenait ces lignes :

« Parcouru tout l’hôtel. Oakes est certainement parti. Sa chambre est vide, clef sur la porte. Ai interrogé les serveurs.

« L’un d’eux, qui trinquait volontiers avec Van Reek sans le connaître du reste, m’a déclaré qu’il l’avait rencontré s’en allant il ne sait où, à peu près à l’heure où vous arriviez à la gare Dévouement. — Tril. »

Après cette lecture, Jud Allan demeura un instant pensif.

— Quel peut être le plan de Van Reek ? Il quitte l’hôtel quand les diamants y entrent. Aurait-il confié le risque à des complices ?

Il secoua la tête.

Vraisemblablement, aucune réponse à l’interrogation ne se formula dans son esprit, car il dépêcha la fin de son souper, se fit indiquer la manœuvre de l’ascenseur et gagna ainsi la porte désignée par le numéro gravé sur sa clef, c’est-à-dire le 215.

Une fois à l’intérieur, il poussa le verrou de sûreté appliqué sous la serrure, puis, examinant successivement les divers angles de la pièce, il parut considérer avec plaisir l’encoignure la plus voisine du lit. Un fil métallique, semblant sortir du plancher, montait à mi-hauteur du mur, contre lequel de petites pinces volantes le maintenaient fixé. Il aboutissait à une sorte de boite de sept à huit centimètres de côté.

— Le renforçateur, fit-il à voix basse. Tril ne m’a pas trompé, le microphone est prêt à fonctionner.

Les gardiens des diamants occupent la chambre située juste au-dessous de la mienne. Écoutons un peu ces braves gens.

Les habitants du 115 causaient sans défiance, évidemment convaincus que personne ne pouvait percevoir leur conversation.

— Ouf, meinherr Daloom, prononça lentement l’un d’eux, j’ai bien dîné… L’appétit me revient à la pensée d’être débarrassé de ces pierres brillantes et de la lourde responsabilité qui pèse sur nous depuis dix jours.

— Ma foi, M. Van Dilijck, je vous avouerai la même chose, répliqua un organe respectueux. Le fabuliste a bien raison : avec la fortune qui vient s’envole la tranquillité.

— Surtout quand la fortune ne vous appartient pas, Daloom.

— Je ne saurais décider ce point, car jamais je n’ai possédé pareille valeur. J’en suis donc réduit aux suppositions ; mais, s’il m’est permis d’avoir un avis, il me semble que ces pierres m’appartenant en propre, j’aurais tout aussi peur des voleurs.

Il se fit un silence. Évidemment, les causeurs réfléchissaient à la justesse des observations échangées. Puis Van Dilijck reprit la parole :

— Vous reconnaissez, Daloom, que le travail est largement rétribué.

— Largement, meinherr, c’est le mot. Une fois les pierres remises au Syndicat des Joailliers New-Yorkais, je bénirai le Consortium qui nous a chargés de les accompagner. J’aurai gagné en un mois…, je dis un mois à cause de l’aller et retour,… plus qu’à l’ordinaire en une année, sans compter l’honneur et le plaisir de votre compagnie.

Un rire lent ponctua la phrase complimenteuse.

M. Van Dilijck s’amusait de la politesse de son interlocuteur, évidemment son subordonné.

— Honneur, si vous voulez, Daloom ; honneur, cela peut s’admettre ; mais plaisir, cela est autre chose.

— J’exprime ma pensée…

— Non, non… Un paisible Hollandais ne trouve pas satisfaction à être cahoté sur mer sans pouvoir fermer l’œil.

— Sans doute, j’aurais préféré dormir comme dans ma petite maison des bords de l’Amstel.

— Moi aussi, bon Daloom, moi aussi, soyez-en persuadé… Et je pense que je me souviendrai de la traversée du Kaiser-Wilhelm comme d’un cauchemar compliqué d’insomnie… Ah ! Ah ! Ah ! que répondrez-vous à cela, mon gaillard ?

— Que Van Dilijck est le plus sage des habitants d’Amsterdam et qu’il a toujours raison.

— Vous êtes un flatteur, Daloom, un simple flatteur. Les Français apprécient ces formes de dialogue qu’ils appellent politesse ; mais nous, francs Néerlandais, nous aimons mieux la vérité toute crue, avec une chope de bière à la vanille pour la faire passer, si elle est un peu rugueuse à l’entendement.

Un nouveau silence suivit la mercuriale du convoyeur en chef. Puis le microphone apporta à Jud le bruit d’un bâillement.

— Je voudrais être à demain, bégaya Van Dilijck d’une voix incertaine. Au retour de notre entrevue avec les joailliers, j’aurai joie à me coucher et à dormir durant deux fois vingt-quatre heures.

— Depuis huit jours, nous veillons tour à tour, afin de ne pas perdre de vue le précieux dépôt qui nous a été confié.

— Oui, oui, l’un veille ; mais l’autre ne dort qu’à moitié. L’inquiétude n’est point propice au sommeil calme, auquel je suis accoutumé dans ma chère et paisible Hollande. Et nous n’en jouirons pas encore cette nuit. Voyons, Daloom, à qui la première faction ?

— À moi. Je vous rappellerai que vous-même étiez de garde ce matin à l’aube.

— Alors, donc, ne perdons pas notre temps en discours inutiles… Je vous souhaite le bonsoir, Daloom ; à minuit, vous me remettrez la garde.

— À minuit, c’est convenu, digne meinherr.

— La porte bien close ?

— À double tour, la clef en dedans sur la serrure, le verrou de sûreté poussé.

— Et la fenêtre ?

— Contrevents fermés, la barrette rabattue, le crochet dans son piton.

— Votre revolver ?

— Chargé. Le voici sur la table, à portée de ma main.

— Et notre écrin ?

— Sous le revolver, meinherr. À moins de me tuer d’abord, je ne vois pas trop comment on y arriverait.

Jud eut un léger frisson à cette phrase prononcée par le convoyeur en second.

Mais n’allait-il pas veiller sur les inconnus ?

Ne passerait-il pas la nuit auprès du microphone ?

Un lit craqua sous un poids lourd. Van Dilijck se couchait.

Une voix assourdie, déjà dans le lointain du sommeil, bégaya :

— Bonne faction, Daloom.

— Pas de mauvais rêves, meinherr.

Puis, le silence régna dans la chambre avec laquelle Allan se trouvait en communication.

Le professeur apporta sans bruit un fauteuil auprès de l’appareil et s’assit, l’oreille à hauteur de la tablette vibrante du renforçateur. Dans cette position, les sons les plus légers lui parvenaient avec netteté.

De temps à autre, un froissement de papier lui indiquait l’occupation de Daloom. Celui-ci lisait.

Les heures coulèrent ainsi, une à une, lentes au gré du guetteur.

Minuit sonna. Un mouvement au 115. Les gardiens de l’écrin se relayaient : Van Dilijck prenant place à la table ; Daloom se jetant sur le lit.

De nouveau, le calme peuplé seulement des bruits habituels de l’hôtel.

Ceux-ci même s’éteignent peu à peu. Il est trois heures.

Jud commence à croire que rien d’anormal ne se produira.

Rapprochant les faits : le départ de Van Reek, la tranquillité régnant, il sent grandir en lui la conviction que le misérable a renoncé à ses projets.

Sans cela, le lieutenant de Jemkins fût demeuré à l’hôtel.

Un domestique de la maison peut y circuler sans attirer l’attention, tandis, qu’une fois dehors, les difficultés croissent prodigieusement.

Quatre heures ! Dans une heure, le va-et-vient de l’hôtel va recommencer.

Pourvu que Fall, Top et Suzan aient relevé les traces du bandit !

Et Jud, ramené ainsi au duel géant dont la vie, la richesse de Lilian sont l’enjeu, s’absorbe dans une rêverie faite d’espérance et de tristesse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À ce moment même, celui dont Jud Allan se préoccupait sortait de la chambre où son collègue lui avait accordé l’hospitalité.

Sous le bras, il portait, ainsi qu’une serviette, la valise dégonflée maintenant et repliée en accordéon.

À pas de loup, Oakes, alias Van Reek, gagna l’escalier de service et parvint au dernier étage à voyageurs.

Un instant plus tard, il arrivait au palier de la deuxième centaine, c’est-à-dire à l’étage desservant les chambres numérotées de 101 à 200.

Il semblait glisser plutôt que marcher sur les chemins de tapisserie couvrant le plancher des couloirs.

En face de la porte n° 115, il fit halte et écouta.

— Il y en a un qui veille. Traitons donc la serrure avec prudence. C’est le point délicat de l’opération.

Avait-il la prétention d’ouvrir alors que le pêne de la serrure était au double tour et que le verrou de sûreté se trouvait engagé à fond ?

Sans aucun doute, car il tira de dessous son vêtement une sorte de boîte cubique d’environ sept centimètres dans chaque dimension, disant :

— L’accumulateur est en communication avec l’électro-aimant, les pênes de fer doux vont céder à l’attraction aimantée et le tour sera joué… Seulement, il s’agit de ne pas attirer l’attention de l’imbécile qui veille.

Sur ce, il appliqua les deux piles de l’électro-aimant sur la porte, à hauteur du verrou, hauteur qu’il mesura à l’aide d’une ficelle ornée de nœuds.

Probablement, il avait relevé les mesures antérieurement.

— Le verrou a obéi, fit-il encore, il n’y a plus de résistance de frottement.

Il descendit l’électro-aimant sur la plaque de la serrure, et sembla redoubler de précautions.

Les ressorts des pênes ont des détentes brusques. Un claquement sec appellerait inévitablement l’attention de ceux que Van Reek veut surprendre.

Mais le pêne obéit à l’aimant aussi docilement que le verrou.

La porte est ouverte. Le voleur peut entrer. Il attend un instant encore, tire de son pantalon l’objet bizarre qu’il a manié quelques heures plus tôt, et rapide comme un coup de vent, il pénètre dans la chambre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Jud rêvait toujours auprès du microphone de la pièce 215. Soudain, le jeune homme sursaute. La plaque vibrante lui apporte une exclamation étouffée. Un sifflement léger suit la parole indistincte.

Allan écoute de tout son être. Sans doute le dormeur rêve. Son compagnon, celui qui veille, n’a pas bougé.

Un second sifflement, pas plus intense que le premier, passe dans l’air.

Puis plus rien ; à travers les volets passe une lueur grise.

C’est l’aube qui chasse les imaginations enfantées par les ténèbres.

Tout à l’heure, les jeunes amis du Syndicat des Lads se présenteront. Ils diront où se cache le lieutenant de Frey Jemkins. Il faudra peut-être se lancer à sa poursuite. La sagesse consiste à ménager ses forces.

Sur cette réflexion, le jeune homme se jette sur son lit.

La fatigue a raison de son être. Il s’endort profondément.

Un bruit le tira du fond du rêve. Il se souleva sur son séant, regarda autour de lui avec l’impression que l’on parlait dans sa chambre.

— Le microphone, murmura-t-il… C’est en bas que l’on fait ce vacarme !

Vacarme ! Le mot n’était pas trop fort. Des voix stupéfaites clamaient des répliques stupéfiantes.

— Les voisins ont dû entendre, par le tonnerre !

— Hélas, non ! monsieur le chef de station police[1].

— Non, non, intervint un nouvel organe. Ma chambre est contiguë ; nulle détonation n’a troublé mon repos.

— Après cela, il y a des gens auprès desquels on pourrait tirer le canon.

Jud écoutait, stupéfait, avec l’intuition qu’une chose anormale se produisait.

Un officier de police dans la chambre des Hollandais ; on parlait de détonation… Un drame s’était-il déroulé au 115, échappant à sa vigilance ? Une détonation ! Il comprenait mal. Le microphone l’eût répercutée.

Il s’était approché de l’appareil, les sons lui arrivaient plus nets.

Et soudain, il demeura figé. Ces paroles venaient de monter jusqu’à lui :

— Allons voir au-dessus… Les chambres sont occupées, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, monsieur le chef de police… Juste au-dessus, au 215, est un jeune monsieur, répondant au nom de Grey Assford.

— Eh bien ! Allons interroger M. Grey Assford.

Le faux Assford éprouva comme une joie. Il allait avoir le mot de l’énigme.

Rapidement, il décrocha le renforçateur, enleva les pinces mobiles, le fil conducteur, ouvrit la fenêtre, repoussa les volets, rétablit d’un coup de brosse l’ordonnance de sa chevelure.

Le jeune homme achevait, quand on frappa à la porte.

— Je demande le pardon, susurra l’organe du gérant, mais une enquête policière nécessite l’interrogatoire des clients de l’hôtel.

— Qu’est-ce que les clients ont à voir dans une enquête ? grommela Jud assez haut pour être entendu.

Toutefois, il ouvrit. Aussitôt, le gérant, le chef de la police, des agents ou roundsmen firent irruption dans la pièce.

— Ah ça ! que voulez-vous ? gronda le professeur en fronçant les sourcils.

— Vous adresser une question, riposta l’officier de police, et je suppose, gentleman, que vous êtes assez respectueux de la loi pour y répondre.

— J’y répondrai si cela est en mon pouvoir.

— C’est tout ce que l’on vous demande.

Et dardant son regard sur celui du faux Grey Assford :

— Vers quelle heure à peu près avez-vous entendu les coups de feu ?

Certes, l’officier ne se doutait pas de l’effet qu’il allait produire. Allan le considéra avec un ahurissement absolument sincère.

— Les coups de fou ? Quels coups de feu ?

— Eh ! Vous me comprenez bien… Ceux qui ont été tirés dans la salle située directement au-dessous de celle-ci.

Des coups de feu au 115 ! Allan resta sans voix. Un instant, il pensa que le policier était atteint d’aliénation mentale .

— Mais je n’ai rien entendu de semblable ! fit-il enfin.

Du coup, le policier ébranla le parquet d’un formidable coup de talon.

— Ah ça ! Tous les voyageurs se sont donc donné le mot.

Mais s’apaisant soudain :

— Voyons, gentleman, je comprends que c’est très ennuyeux d’être cité en témoignage ; mais il s’agit de sommes énormes ; c’est s’associer à une œuvre de salut public, qu’aider les investigations de la police.

— Je serais enchanté de vous aider ; mais encore de quoi s’agit-il ?

— D’un crime !

Jud se sentit frissonner.

— Le crime a été commis cette nuit. On a volé un nombre considérable de pierres précieuses et assassiné les gardiens de ce trésor.

— Assassiné !

Quel que fut son pouvoir sur lui-même, Jud pâlit.

Il comprenait. Les Hollandais du 115 étaient morts, leurs gemmes avaient disparu. Van Reek avait donc mené à bien son entreprise. Par quel moyen inédit le misérable avait-il dépisté la surveillance ?

— Eh bien ? grommela l’officier de police.

— Eh bien, monsieur, balbutia Allan, reprenant avec peine son sang-froid, un crime a dû être commis puisque vous le dites, seulement j’avoue n’avoir rien entendu.

— C’est trop fort… Vous me soutiendrez que deux détonations de revolver de fort calibre n’ont pas attiré votre attention ?

— Je le soutiendrai. Qu’est-ce qui vous fait croire qu’un revolver ?…

L’agent éclata d’un rire rageur, et les dents serrées :

— Il y a en bas deux cadavres, chacun a une balle dans la tête. Or, pour lancer une balle de revolver, il faut un revolver, n’est-ce pas ? Et quand le projectile s’échappe de l’arme, il y a détonation, je pense.

Jud n’avait pas besoin de feindre la surprise. À quelques pas de lui, la poudre avait agi, et, malgré le microphone, rien n’avait décelé le crime.

— Qu’est-ce que vous répondez à cela ? glapit le policier mis hors de lui par la stupéfaction évidente de son interlocuteur.

— Êtes-vous bien certain que ce sont des balles de revolver ?

La question, que Jud ne put retenir, porta à son paroxysme la rage de l’officier de police.

— Si je suis sûr ?… Je suis un ancien volontaire de la guerre de Cuba ; Je sais ce qu’est une arme à feu.

— Je n’en doute pas… Seulement, je ne conçois pas que l’on tire au revolver dans une pièce toute voisine et qu’aucun bruit ne m’avertisse.

— Par le diable, gentleman, moi non plus, je ne le conçois pas. Je le conçois si peu que, si vous étiez seul dans ce cas, je vous arrêterais séance tenante ; mais le vieux Nick s’en mêle… Tous les voyageurs disent comme vous.

— Et encore, expliquez que tout à l’heure, alors

que l’on est allé réveiller ces gentlemen, ainsi qu’ils l’avaient recommandé hier au soir, on ait trouvé la porte fermée, la clef à l’intérieur, et le verrou poussé. Il a fallu découper un morceau du panneau pour pénétrer dans la chambre.

Cette intervention du gérant fit passer un nuage sur le front de l’officier de police. À côté du revolver ne produisant aucun bruit, il y avait un cambrioleur extraordinaire.

Et devant Allan, de plus en plus troublé par ce qu’il entendait, le policier grommela, pensif, avec la rage sourde du limier qui perd la trace :

— J’ai consigné l’hôtel. Personne n’en sortira avant la venue du magistrat enquêteur. Veuillez vous tenir à la disposition de ce magistrat.

Et il sortit, entraînant à sa suite le gérant, les agents qui l’avaient accompagné.

  1. C’est le titre correspondant à celui de commissaire de police. La police municipale de New-York compte 8.100 hommes (officiers et roundsmen), répartis entre quatre-vingts stations ou postes.