Jud Allan, roi des gamins/p1/ch10

Jules Tallandier (14p. 146-165).

CHAPITRE X

L’AUTRE LILIAN


— Oh ! tu as beau marquer de l’impatience, je ne t’en garderai pas rancune. Cœur souffrant n’a pas bon caractère… Ainsi, Lilian, sois méchante tout à ton aise.

— Que veux-tu dire, Grace ?

— Demande à ton miroir pourquoi tu as rougi.

Et Grace, une espiègle petite personne de seize ans, mignonne, rondelette, la figure fraîche et rieuse auréolée de cheveux bruns bouclés, s’abandonna aux contorsions d’un rire qui sonnait cristallin dans la chambrette.

Sa compagne lui tourne le dos avec humeur.

D’une taille un peu au dessus de la moyenne, celle-ci est gracieuse, élégante et fine. Son visage est d’une beauté adorable, avec ses grands yeux à l’iris d’or et ses épais cheveux d’un blond cendré.

Il y a dans toute sa personne quelque chose de grave et de mélancolique. À cette heure, elle est rougissante, et ses paupières semblent retenir avec peine les larmes prêtes à s’échapper.

Ainsi que la joyeuse Grace, elle porte l’uniforme de la pension Deffling : la simple robe bleue avec le col et les poignets blancs.

— Ah ! fait-elle à mi-voix, Grace, tu es cruelle. Si tu songeais à te moquer, pourquoi ne m’as-tu pas laissée seule dans ma chambre de pensionnaire, où du moins je puis songer à ma tristesse, sans provoquer les questions de nos répétitrices et de nos camarades ?

La phrase coupe l’hilarité de l’interpellée.

D’un bond, Grace est auprès de son amie ; elle lui jette les bras autour du cou, l’étreint, fait sonner sur ses joues des baisers sonores.

Et cependant elle parle vite, vite, avec une petite voix douce comme un gazouillis d’oiseau.

— Pardonne-moi. Tu es ridicule de te désoler. Je voulais te distraire. Et puis non, là, ce n’est pas cela… Je voulais te forcer à la confidence que tu refuses…

— Moi ?

— Oh ! ne dis pas le contraire… Je ne suis pas un prodige comme toi… Certainement non, je n’en suis pas un. Miss Deffling se charge de me le répéter à satiété.

Et d’un ton burlesque, imitant la directrice du pensionnat, elle continue :

— Miss Grace Paterson, je m’étonne que l’amitié de miss Lilian Allan n’ait pas une influence plus bienfaisante sur vous. Prenez-la pour modèle, miss Grace, prenez-la pour modèle.

Revenant à sa voix naturelle, l’espiègle créature poursuivit :

— Te prendre pour modèle, je veux bien ; seulement c’est un conseil absurde, un conseil de vieille fille qui doit priser en cachette… Est-ce qu’il suffit de prendre Raphaël, Van Dyck, Quentin Matsis ou Hutchinson comme modèle, pour devenir un grand artiste !… Seulement je t’aime, ma Lilian, je t’aime de tout mon cœur. Voilà pourquoi j’ai reconnu que ton cœur n’était pas à moi ; pourquoi je t’ai taquinée, afin que tu m’avoues tout.

— Je n’ai rien à avouer, chère folle.

— Ta, ta, ta, si tu te figures que tu vas m’en imposer.

— Oh ! je ne me permettrais pas de douter de ta perspicacité.

— Et tu fais bien, car je sais tout… Oui, ma belle Lilian, tout, tout, ce qui s’appelle tout. Si tu ne veux pas me le raconter, je me chargerai du récit… Tu n’auras à la fin qu’à ajouter ton : pour copie conforme… Et tu aimeras bien ta confidente, ce que je souhaite par-dessus tout, car une confidente, tous les classiques le disent, c’est ce qu’il y a de plus précieux pour une personne atteinte d’un tendre sentiment.

La rougeur de miss Allan augmenta. Elle chercha à se dégager de l’étreinte de son amie.

— Tu es en proie à un rêve, commença-t-elle…

Mais Grace ne lâcha point prise, et entraînant son amie, elle la fit asseoir sur une banquette cannée, placée devant la petite table de travail, chargée de livres et de cahiers.

— Là, chérie, prends un siège, comme dit Auguste dans Cinna, et sur toute chose… laisse-moi tranquillement te détailler ton mal en prose. La rime est bonne, le vers serait un peu long au goût de Corneille, mais comme c’est un auteur du Vieux Monde, cela m’est égal.

En dépit de sa tristesse réelle, Lilian ne put s’empêcher de sourire.

— Donc, reprit la mutine Grace, je commence.

— À quoi bon ? soupira son interlocutrice.

— À te démontrer que je suis ton amie véritable, puisque je lis dans ton esprit et que je souhaite partager avec toi ta tristesse.

— De quelle tristesse parles-tu, ma chère folle ?

— Si tu m’interromps toujours, je n’arriverai jamais à placer les résultats de mon enquête… ; oui, mademoiselle, de mon enquête. Soyez respectueuse, je me suis faite le détective de votre âme afin de vous démontrer ma tendresse. Mais assez de paroles inutiles, c’est du chewing gum avant dîner, inutile[1].

Elle prit les mains de Lilian et mirant son regard dans celui de son amie :

— Pauvre chère chose aimée, fit-elle d’un ton caressant. La folle Grace est bien affectionnée pour la sérieuse Lilian. Aussi cette dernière va l’écouter sagement… Que risque-t-elle après tout ? De ne plus se débattre toute seule avec sa pensée.

Puis, vivement :

— Mais pas d’émotion. Cela est tout à fait inconvenable pour des jeunes filles, qui ne doivent connaître que l’étude et le rire. Grande pensée de miss Deffling, que je lui restitue honnêtement. Donc, il y a environ deux mois, ton frère vint te voir, ma chérie. C’était une visite d’adieu. Il se rendait en Europe dans un but dont il parlait mystérieusement. Est-ce bien cela ?

Lilian essaya de plaisanter :

— Ton enquête était facile. Je t’ai confié mes inquiétudes.

— Attends, attends, chaque chose viendra en son temps. Au milieu des explications plutôt obscures de ce frère, deux phrases m’ont frappée surtout. L’absence de Master Allan avait pour but de préparer une lutte de géants qui modifierait la situation.

— Hélas !

— Non pas hélas !… Une lutte suppose toujours un changement de situation dans le sens de l’amélioration… par suite, il faut s’en réjouir.

— Je ne puis pas… le ton, l’air de Jud, m’ont fait peur.

— Effet du mystère. Toutes les fois que l’on parle mystérieusement, on obtient un résultat analogue. Si tu savais ce qu’est la lutte en question, peut-être en rirais-tu !

Lilian secoua la tête.

— Je suis certaine que non.

— Et pourquoi, s’il te plaît ?

— Parce que j’ai conscience, la conscience vague d’avoir couru bien des dangers avec Jud. Quels dangers, je ne saurais le définir, car jamais il ne m’a donné une explication, mais je ne me souviens pas d’avoir vu dans son regard pareille tristesse.

— Es-tu donc si sûre de bien lire dans ses yeux ?

— Oh oui ! s’écria Lilian, qui baissa aussitôt la tête, comme honteuse de cet élan.

— Cela est possible, murmura sa compagne d’un ton malicieux. Moi-même, je ne suis pas éloignée de penser qu’en ce qui concerne le professeur de West-Point, tu es plus clairvoyante qu’une sœur.

Toute la personne de Miss Lilian fut secouée par un frisson.

Une rougeur ardente couvrit son visage, et d’une voix tremblante, elle balbutia :

— Que prétends-tu exprimer ainsi ?

Doucement, Grace attira la tête de son amie sur son épaule, et baisant ses paupières baissées :

— J’exprime le résultat de la seconde phrase qui te frappa dans ta dernière entrevue avec Master Allan.

Et la jeune fille interrogeant d’un accent défaillant :

— Quelle phrase, je ne me souviens plus ?

— Je me la rappelle, moi. La voici. Il te dit : Soyez prudente, Lilian. Le danger rôde autour de vous. Quoiqu’il arrive, croyez que j’ai agi du mieux que je l’ai pu, et n’accusez jamais celui que vous avez appelé votre frère.

Des larmes coulaient sur les joues de Lilian. Grace les tarit de deux baisers.

— Ne pleure pas, vilaine, puisque je suis la consolatrice.

Puis vivement :

— Ceci prononcé, Master Allan te quitta brusquement, comme s’il avait regretté de s’être laissé entraîner à des paroles trop explicites.

— Oui, oui, et depuis ce jour…

— Depuis ce jour, ma chère Lilian se demande si celui qu’elle a appelé son frère, est bien son frère.

— Eh ! Qui, à ma place, n’aurait cette pensée ?

— Tout le monde l’aurait, ma Lilian, mais peut-être tout le monde n’y aurait-il pas trouvé à la fois joie et douleur.

La jeune fille fixa sur son amie un regard éperdu.

— Ma chère Lilian, je t’en prie, ne me considère pas ainsi… Je te jure que si je me suis inquiétée de te voir songeuse, absorbée ; si j’ai noté certaines exclamations, certains gestes de toi, c’est que je sentais en toi une souffrance.

Et l’enlaçant, se faisant douce comme une mère apaisant son enfant, la gentille créature acheva :

— Il est beau, courageux, instruit. Tu crois qu’il t’a protégée contre des dangers, et avec cela il n’est pas ton frère… Alors, tu l’aimes, ma Lilian, comme si tu étais assurée de cela, et tu es triste parce que le doute subsiste en ton esprit.

À cette brusque conclusion, Lilian cacha son visage sur l’épaule de son amie, et dans un sanglot, elle murmura :

— Oh ! tais-toi ! tais-toi !

Mais Grace l’arrêta :

— Et pourquoi ? Puisqu’il n’est pas ton frère, qui trouverait à redire à ton affection ?

— Malheureuse ! c’est une supposition, une simple supposition.

— Non, chérie, c’est une certitude.

— Comment ?

La jeune fille s’était dressée brusquement, interrogeant son amie d’un regard aigu.

— Comment, répéta-t-elle, comment oses-tu affirmer cela ?

Grace la contraignit à se rasseoir.

— Mais, ma chérie, j’affirme cela, parce que je n’ai jamais pensé que tu fusses la sœur de Master Allan.

— Tu n’as jamais…

Lilian s’interrompit, incapable dans son trouble de prononcer une syllabe de plus.

Et son amie reprit :

— Mais non, ma Lilian. Jamais… Si peu que des frères et sœurs se ressemblent, ils ont certains caractères communs, certains détails indiquant une même race. Mon père, tu le sais, est sculpteur, et toute jeune il m’a enseigné à voir. Eh bien, Allan et toi, non seulement vous n’avez aucun point de ressemblance, mais vous avez des caractéristiques contradictoires qui indiquent des races différentes.

Lilian eut un geste de doute. Alors Grace s’échauffa :

— Ce que je te dis, chérie, n’est pas une chose douteuse, c’est une vérité aussi certaine que deux et deux font quatre… Mon père serait là qu’il te dirait les mêmes choses… La forme de la tête, la structure générale, dénotent chez toi la race celte, avec quelques touches ibères…, tandis que Master Allan…

— Eh bien ? Interrogea son interlocutrice, intéressée malgré elle.

— Master Allan, lui, a comme prédominance, les caractères ethniques du saxon, affinés en quelque sorte par ceux d’une race rouge supérieure.

— Qu’entends-tu par la race rouge ?

— La race indienne, ma Lilian.

— Lui, allons donc !

— Il n’y a pas d’allons donc, chère chose ; quand mon père viendra me voir, veux-tu que, sans lui rien dévoiler, je le prie de donner son avis ? Je t’affirme qu’il te dira les mêmes choses, bien mieux que moi encore, car il sait voir plus nettement.

Lilian ne répondit pas.

— En tout cas, reprit la pétulante Grace, désormais nous serons deux pour songer à tout cela. Et puis, vois-tu, si j’étais à ta place…

— Que ferais-tu ?

— J’attendrais bien paisiblement que Mrs. Allan daignât revenir de voyage, et alors…

— Alors ?

— La première fois que je le reverrais…

— Tu l’interrogerais, ah ! tu as raison…

Mais Grace appliqua sa main potelée sur les lèvres de son amie.

— Veux-tu bien te taire ? L’interroger !… Mais, pauvre chérie, s’il ne s’est pas encore expliqué, c’est qu’il existe des motifs pour lesquels il croit devoir garder le silence.

— En ce cas, je ne saurai rien.

— Tu te trompes, ma belle Lilian… Tu es si sincère, si bonne, que tu oublies la ruse, cet appoint qui réussit souvent là où la force échouerait.

— Je ne saisis pas.

— Je m’en aperçois. Donc, je serais miss Lilian, que je recevrais très gentiment Mrs. Allan, je lui demanderais des nouvelles de son voyage, chose toute naturelle, et je suis certaine, et tout à fait certaine que je l’embarrasserais tellement…

— Toi, une gamine, embrasser Allan !

La fillette se prit à rire, et sans se formaliser sur l’épithète :

— Oui, moi une gamine, je me charge d’embarrasser quiconque essayera de me répondre sans parler clairement. Il n’y a point de présomption dans mon cas, mais simplement la conviction de l’infériorité de celui qui veut converser à coup de demi-vérités.

Un bruit sourd parvint aux oreilles des jeunes filles.

Comme mue par un ressort, Lilian se dressa toute droite.

— Qu’as-tu ? questionna sa compagne… C’est le marteau du portail.

Mais son amie ne l’écoutait plus. Elle s’était approchée de la fenêtre et regardait au dehors.

À travers les vitres, elle apercevait la longue façade de la pension, avec ses ailes en retour, encadrant de trois côtés la cour sablée, le quatrième étant formé par le parc qui s’étendait entre les bâtiments et le portail de l’avenue Kendall.

Dans l’allée d’honneur, un homme paraissait, marchant avec l’empressement farouche de l’assaut.

Elle eut un cri :

— Lui !

Qui attira son amie auprès d’elle.

— Eh bien, susurra la petite Grace, il ne pouvait venir plus à propos… Si tu m’en croyais, chérie, avant une heure tu serais fixée.

Et Lilian, la considérant d’un air indécis :

— Oh ! cela n’exige pas des efforts surhumains… Veux-tu que je te dise ce que je ferais, moi… ? Tiens, miss Deffling l’arrête…, on a le temps… Veux-Vu ?

Avec un sourire navré, son interlocutrice murmura :

— À quoi bon ?

Mais sans doute Grace vit en cette forme dubitative un acquiescement suffisant, car elle se pencha à l’oreille de son amie et se prit à chuchoter.

Maigre, sèche d’allure et de formes, miss Deffling était néanmoins une très honorable personne, ayant tout le respect d’elle-même inhérent a sa fonction de directrice d’école, directrice d’âmes de jeunes brebis, disait-elle et tout le respect désirable pour les autres, sous la seule condition que les termes de la pension fussent payés régulièrement.

Sous ce rapport, Jud Allan avait droit à son entière estime.

Aussi, quand elle l’avait aperçu dans l’allée centrale, dite allée des visiteurs, avait-elle quitté précipitamment son cabinet-bureau, sis au rez-de-chaussée de l’établissement, afin de lui présenter ses civilités.

Sans doute, en son état d’esprit, le jeune homme se fût bien passé des politesses acidulées de la directrice, mais comme il lui était impossible de s’y soustraire, il les subit durant cinq bonnes minutes.

Jugeant alors avoir suffisamment souffert pour les convenances, il demanda :

— Pourrai-je voir ma sœur Lilian ?

— Mais certainement. La chère enfant est dans sa chambre, elle travaille comme toujours. C’est véritablement une élève exceptionnelle. Dans ma longue carrière, je ne vois qu’un sujet digne de lui être comparé… C’était la jeune Ida Clifford, de Cliffordhouse, vous savez de qui je parle ; son excellente éducation la fit remarquer du marquis de Montcalbin… Elle est marquise.

Allan arrêta le flux des souvenirs de son interlocutrice en redisant :

— Ma sœur Lilian…

— Je vais la faire appeler.

— Permettez-moi de vous dispenser de cette peine. Après ma longue absence, j’ai à causer longuement avec elle, et la tranquillité de sa chambre me parait convenir…

— Comme il vous plaira, vous êtes le meilleur juge. Et personne ne saurait trouver mauvais qu’un frère désire entretenir sa sœur en particulier.

Sur ce, miss Deffling accompagna le visiteur jusqu’au seuil de son cabinet où elle pénétra dignement, le laissant libre de gagner la chambre occupée par Lilian.

Alors le professeur de West-Point s’essuya le front que mouillaient des gouttelettes de sueur, puis, d’un pas décidé, il gravit l’escalier accédant au premier étage, et s’engagea dans le couloir desservant les chambres des pensionnaires.

Bientôt il s’arrêtait devant une porte, sur laquelle une carte, fixée par des pointes à dessin, portait le nom de Lilian Allan.

Il prêta l’oreille. Aucun bruit ne parvint jusqu’à lui. Il eut un sourire douloureux, et murmura :

— Oui, oui… Elle travaille. Celle qui fut élevée par Jud sera digne de son rang… L’homme aura tenu le serment du gamin !

Et il frappa doucement. Une voix douce, comme assourdie, prononça :

— Entrez !

On eût dit que tout l’être du jeune homme se raidissait dons une suprême résistance, mais cela n’eut que la durée de l’éclair.

Allan ouvrit la porte, pénétra dans la chambre, et repoussa le battant derrière lui, tandis que d’un accent où l’on sentait les palpitations de son cœur, il disait :

— Bonjour, Lilian !

Mais il demeura stupéfait. Un organe, qui n’était pas celui de sa sœur, lui avait répondu :

— Je vous salue, Maître Allan !

Grace Paterson était devant lui, souriante, avec une crânerie inaccoutumée dans le regard.

— On m’avait dit que je trouverais ma sœur chez elle, commença-t-il quelque peu surpris de l’absence de la jeune fille…

— On a pu vous le dire, répliqua paisiblement son Interlocutrice, car elle était ici, il n’y a encore qu’un instant.

— Ah ! elle va revenir.

— Je ne le pense pas.

Et Allan ayant un soubresaut, la fillette continua gravement :

— Elle vous a aperçu causant avec Miss Deffling, et elle s’est retirée aussitôt.

— Elle m’a vu et elle s’est retirée ! Vraiment, je ne conçois pas le sens de cela…, à moins que ce ne soit un jeu, auquel le caractère de Lilian ne m’a point habitué.

— Ce n’est pas un jeu.

Encore qu’elle se contraigne à la gravité, la mutine Grace semblait prête à succomber à un accès d’hilarité. Les efforts qu’elle faisait pour se contenir amenaient à ses joues une coloration plus vive.

Allan répéta ces trois syllabes comme un homme qui renonce à déchiffrer un rébus.

— Non, pas un jeu, Master Allan, mais un sentiment très délicat de sa respectabilité.

Et le professeur la considérant d’un air ébahi, elle reprit imperturbablement :

— Sans doute ! Lilian ne croit pas pouvoir recevoir en solitude un gentleman qui n’est pas son frère.

Prêcher le faux pour savoir le vrai. Éternel piège où tombent les plus maîtres d’eux-mêmes.

Allan eut un cri :

— Qui le lui a dit ?

— Mais vous-même, qui venez de vous trahir… avant, elle n’avait qu’un doute.

Et Grace partit d’un de ces rires sans fin dont elle était coutumière.

Pourtant, sa gaîté se glaça en voyant son interlocuteur devenir très pâle, en l’entendant balbutier avec une détresse profonde :

— Ah ! mademoiselle, vous avez cru faire une plaisanterie… Peut-être avez-vous appelé le malheur sur Lilian !

Mais obstinée, elle secoua sa jolie tête, et cependant avec une nuance d’embarras :

— Non, j’ai fait le bonheur de Lilian.

Et en hâte, comme quelqu’un qui craint une interruption :

— Elle est dans ma chambre, elle entend… Elle souffrait du doute ; elle m’a permis l’expérience… À présent je dirai tout, même ce qu’elle me défendrait de dire… Et vous verrez le bonheur au bout de tout cela. Et vous ne m’accuserez plus…

Soudain, la porte s’ouvrit brusquement. Lilian parut sur le seuil, mais une Lilian transfigurée, un rayonnement dans les yeux.

— Laisse, Grace, laisse, tu te trompes sur mon courage. C’est moi oui dois parler maintenant.

Et venant à Allan, stupéfait, pétrifié, elle continua :

— Jud, vous avez été pour moi le père, le frère dévoué, inlassablement dévoué. Je vous ai vu toujours bon, toujours tendre… Tout ce qu’il y avait d’affection en moi est allé à vous naturellement, sans effort… Je ne sais personne d’aussi noble, d’aussi digne que vous. Béni soit le ciel. Vous n’êtes pas mon frère… Je puis vous dire : Mon âme est à vous, Allan.

Les deux jeunes filles poussèrent un cri de frayeur.

Le professeur de West-Point s’était reculé, une expression d’épouvante sur le visage. Sa main avait cherché le dossier d’une chaise comme pour se soutenir.

Toute sa personne disait une souffrance si aiguë, que ses interlocutrices restèrent sans voix, sans pensée.

Mais tel un héros blessé qui domine la douleur et poursuit sa marche à l’ennemi, le professeur se redressa.

— Miss Lilian, et vous, Miss Grace, dit-il.

— Miss, s’écrièrent les amies, pourquoi nous parler ainsi qu’un inférieur doit seul le faire[2] ?

— Parce qu’il convient que je m’exprime ainsi.

Et ses interlocutrices demeurant muettes devant cette affirmation.

— Je dois vous adresser une prière. Oubliez l’aveu que vous avez surpris.

— L’oublier, gémit Lilian, le pourrais-je ?

— Il le faut, miss Lilian, ou si l’oubli vous parait trop difficile, que vos lèvres ne le confient à personne. À vous, miss Grace, je fais la même requête. J’ajoute, et certain de votre amitié pour votre compagne, je pense que cela suffira : un mot pourrait causer ma mort, ce qui n’a point d’importance, mais aussi celle de miss Lilian et l’anéantissement d’une œuvre de justice.

Elles le considéraient ainsi que l’on regarde en rêve.

Et lui, triste et doux, continuait comme poussé par l’inéluctable fatalité :

— J’étais venu pour vous demander, miss Lilian, le désir d’un frère étant suffisant à vous décider à l’obéissance… Mais je ne suis plus votre frère, et je dois vous supplier ainsi qu’un serviteur.

— Un ami, rectifia la jeune fille.

Il eut un sourire navré :

— Ami, peut-être, si un ami de ce genre est assez discret pour ne point imposer de fréquentes entrevues.

Puis arrêtant les protestations sur les lèvres de son interlocutrice :

— Le temps s’écoule. Chaque minute contient une semence de douleur… Je parle devant vous, miss Grace, parce que je vous sais décidée, amie de votre compagne. Vous carderez le secret, et vous la conduirez dans le chemin de la raison.

Il passa la main sur son front. On eût dit qu’il essayait de chasser une souffrance, puis il reprit :

— Miss Lilian, je vous prie respectueusement d’assister aujourd’hui à la séance du Sénat.

— À la séance du Sénat ! se récrièrent les amies à l’énoncé de cette proposition, qui paraissait sans aucun lien avec les paroles précédentes.

— Oui, miss, je préviendrai miss Deffling, pour laquelle je dois, — il appuya sur ce verbe, — jusqu’à nouvel ordre rester votre frère comme pour tout le monde ; je la préviendrai, dis-je, que j’autorise cette sortie.

Sa voix sonna déchirante sur ces dernières syllabes.

— J’accompagnerai Lilian ! fit délibérément Grace. Mon père, qui actuellement assiste à une exposition dans le Sud, m’a autorisée à sortir avec elle, si vous y consentez.

Allan s’inclina gravement.

— Vous la soutiendrez, miss, car elle entendra au Sénat des choses qui peut-être lui causeront une émotion.

— Mais quelles choses ?

— Permettez-moi de garder le silence. Des voix plus autorisées que la mienne, des voix qui sont les premières dans l’État, diront les mots qui doivent mettre miss Lilian sur le chemin de la vérité.

Et, avec une énergie qui troubla ses interlocutrices, il ajouta :

— Mais je vous en conjure, misses, quoi que vous entendiez, quelque surprise qui résulte pour vous de la discussion sénatoriale, réprimez toute exclamation, tout geste, tout regard même qui puisse attirer l’attention sur vous.

D’une voix basse, il conclut :

— Les ennemis qui ont fait de vous, miss Lilian, la misérable compagne de Jud Allan, seront près de vous, autour de vous, partout. Ils vont vous apprendre qui vous êtes, et ils vous tueraient pour l’avoir appris, comme ils ont tué votre père.

Grace écoutait de tout son être.

La rieuse enfant ne paraissait pas effrayée. Non, on eût cru plutôt qu’elle était ravie de se voir mêlée à une aventure dramatique, romanesque, telle que l’annonçaient les demi-confidences du professeur de l’école militaire, de West-Point.

Quant à Lilian, elle avait reconquis tout son calme.

Ses grands yeux ne quittaient point ceux de Jud.

Et au fond de ses prunelles d’or, se lisait une reconnaissance infinie.

— Me suis-je bien fait comprendre ? questionna le jeune homme.

— Sans aucun doute, commença la pétulante Grace.

Mais Milan lui coupa la parole.

— Fort bien, dit-elle d’un ton tranquille. Je saurai, cet après-midi, qui je suis, quelle aventure sinistre a fait de moi la sœur d’un homme de cœur qui s’est institué mon défenseur.

— Ne parlons pas de cela, murmura Allan, cela n’est point à prendre en considération.

— Je vous demande pardon, Jud… Cela est à considérer, quoi que vous en pensiez, car je dois vous assurer qu’il m’est indifférent d’être ou de ne pas être ce que je parais, si je suis condamnée à ignorer ce que vous êtes. Comme il esquissait un geste de dénégation, elle reprit avec plus de force :

— Ce que vous êtes au point de vue social, car autrement je sais que vous êtes le meilleur, le plus brave, le plus noble des hommes et des amis.

Elle lui tendait la main. Il ne la prit pas.

Alors, elle vint à lui, et d’une voix tremblante, où perçait néanmoins une indomptable volonté :

— Vous avez tenu à me donner de la « miss », alors que je me considère comme votre obligée, eh bien, le veux savoir qui vous êtes, Jud Allan, car seule je sais qui vous fûtes, et seule je dois juger entre vos scrupules et mon cœur.

Il secouait la tête, son émotion l’empêchant de proférer un son. Elle eut un triste sourire.

— Alors, je resterai ignorante, et de vous, et de moi.

— Que voulez-vous dire ?

— Que je ne me rendrai pas au Sénat

— Je vous supplie, miss.

— Inutile. J’obéirai si vous obéissez, je vous l’affirme sur mon honneur, sur l’honneur de celle qui fut votre sœur Lilian !

Il n’y avait pas à s’y méprendre. La décision de la jeune fille était irrévocable. Jud le comprit. Il courba la tête, et tristement :

— La noble Lilian veut, en connaissance de cause, mépriser Jud Allan. Qu’il soit fait selon son désir. Périsse Allan pour que l’œuvre de sa vie s’accomplisse ! Miss, aujourd’hui même vous saurez l’histoire de Jud.

— Pourquoi pas de suite ?

— Le récit est long et les heures à notre disposition brèves. Après la séance du Sénat, descendez dans les jardins du Capitole, je vous y rejoindrai et vous remettrai ce que vous souhaitez.

— Vous le promettez sincèrement, Jud Allan ?

— Vous ai-je jamais menti, miss ?

Elle le regarda un instant avec une émotion inexprimable. Puis elle murmura :

— J’irai au Sénat, Jud. Vos paroles me font supposer qu’il me faudra du courage…

— Oui, fit-il tout bas, beaucoup de courage.

— Eh bien, donnez-moi un baiser de frère et je me sentirai forte.

Il voulut résister. Elle présenta son front à ses lèvres, et dans un souffle :

— Si le vous méprise après avoir lu votre histoire, Jud, ce baiser sera le dernier…

Il appuya ses lèvres sur son front pur, comme dominé par l’angélique créature.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La demeure du Président de la grande république américaine, appelée La Maison Blanche (White House) ou Executive Mansion, se dresse dans la partie nord-ouest de la ville.

C’est un bâtiment en pierres blanchies (d’où son nom), long de cinquante-deux mètres sur vingt-six de largeur, dont la façade principale regarde le jardin Lafayette et dont les trois autres ont vue sur le magnifique parc dénommé Executive Grounds.

Construite en 1792 par James Hoban, habitée pour la première fois par le président Adams en 1800, brûlée par les Anglais en 1814, réédifiée en 1818, la Maison Blanche fut encore remaniée et agrandie durant les années 1901 à 1903.

Elle se subdivise en deux parties : publique et privée.

La première comporte la galerie des Présidentes, ornée de portraits des compagnes des premiers magistrats de la République ; l’East Room (ou salle de l’Est), les salles de Réception (Réception Rooms) où sont les portraits des Présidents. Même en peinture, la pudibonderie américaine semble s’exercer ici, en séparant les images des ladies et des gentlemen.

Le reste de l’édifice constitue la résidence privée du premier magistrat des États-Unis ; les bureaux, chambres des séances du Conseil, etc., étant relégués dans une annexe à l’ouest.

C’est dans le private que Jud Allan pénétra.

À une allure rapide, le jeune homme avait quitté l’Institution Deffling et, par la rue K. Nord-est, le square de la Bibliothèque Publique de Mont-Vernon et l’avenue de New-York, il avait gagné la voie séparant le jardin Lafayette de la Maison Blanche.

Il était évidemment connu du personnel, car nul ne l’arrêta quand il entra dans le jardin réservé de l’habitation présidentielle, puis dans le logis.

Et, chose peu ordinaire, il lui suffit de demander à l’un des domestiques du service privé du Président :

— M. Loosevelt peut-il me recevoir ? pour être introduit presque aussitôt dans le cabinet du grand politique américain.

M. Loosevelt était d’une stature au-dessus de la moyenne. Ses épaules larges, ses mouvements souples décelaient l’homme adonné aux sports, tandis que son visage énergique et ouvert expliquait en quelque sorte la mentalité du président.

C’était l’Américain dans toute sa puissance réelle, fils d’un pays neuf, dont la cérébralité ne traînait point l’embarras atavique de la tradition. Dans ses rapports avec ses concitoyens, comme dans ses échanges d’observations avec les gouvernements étrangers, M. Loosevelt parlait, non le langage diplomatique, mais le langage humain.

Dernièrement encore, sa correspondance avec M. Lerenaud, le chef de la Sûreté à Paris, avait donné la mesure de son indépendance en matière de relations internationales.

M. Loosevelt tendit la main à Allan.

— Bonjour, comment va ?

Allan serra la main tendue.

— Au mieux. Vous même aussi, je pense.

Puis il s’assit sans cérémonie auprès de son interlocuteur.

— J’ai su que Frey Jemkins est arrivé hier à Baltimore, reprit le Président.

— Et ce matin à Washington.

— Ah ! Eh bien ?

Les deux hommes échangèrent un regard. Après quoi, Jud murmura :

— Il est accompagné de plusieurs personnes d’Europe, notamment d’une charmante jeune fille qui, là-bas, répondait au nom de Linérès de Armencita.

— Vous m’avez informé de cela.

— Cela est exact. Je vous ai dit également qu’il affirmerait que cette personne est sa cousine disparue jadis, Lilian Pariset.

— Je le reconnais.

— Avant mon départ pour Paris, je vous déclarai ceci : Je crois que Frey Jemkins va agir de cette façon. S’il le fait, il se sera trahi lui-même. Car il sait que celle-là n’est point Lilian.

— Et je vous ai écouté parce que je crois que vous êtes le plus parfait gentleman.

— Je vous remercie.

— J’ai ajouté, continua simplement le Président, j’ai ajouté : Vous n’aurez point inutilement fait appel à ma loyauté, à ma justice.

Allan s’inclina avec respect

— J’étais certain que vous n’auriez point oublié. Je vous suis cependant reconnaissant de me l’affirmer.

Un sourire distendit les lèvres de M. Loosevelt. En homme d’honneur, il était sensible aux paroles de son interlocuteur. Et d’un ton amical :

— Alors, que désirez-vous aujourd’hui ?

— Me permettez-vous de résumer notre entretien d’il y a deux mois ? Sans hésiter, le Président répondit :

— Je vous en prie. Il ne saurait me déplaire d’entendre ce que je suis prêt à répéter.

Un éclair joyeux brilla dans les yeux du jeune homme.

— Je suis à vous, à la vie à la mort, fit-il d’un accent ému… Vous sentez que cela est vrai, je n’ai donc pas à insister. Je viens au fait.

« Quand je vous eus conté l’histoire de la fortune des Pariset, nous avons échangé les répliques suivantes. Je vous dis :

« — Si Jemkins présente Linérès comme sa cousine Lilian, il commettra sa première faute. Car Linérès ne peut pas être Lilian.

« — Pour une raison péremptoire, continua Loosevelt, pour la raison que vous-même avez sauvé cette Lilian et l’avez élevée.

« — Oui, oui, c’est bien cela, et ma reconnaissance vous fut acquise, car vous n’avez pas hésité à me croire sur parole.

« — La parole d’un gentleman tel que vous ne saurait être mise en doute. Seulement, laissez-moi aussi rappeler le passé. Je vous déclarai que ma certitude morale ne servirait de rien devant un tribunal. C’est une certitude légale qui est nécessaire pour engager des poursuites, ou même une simple enquête sur vos allégations.

Allan inclina la tête.

— Je me souviens.

Et lentement :

— Je vous ai d’ailleurs répondu qu’une enquête directe, même justifiée, serait dangereuse ; que ce serait faire le jeu de Jemkins et mettre en péril Lilian.

— C’est encore vrai.

— Je conclus en vous disant : « Ce que j’espère de vous, c’est une enquête à côté, telle que Frey se trompe sur son but réel ; c’est l’intrusion de la justice dans ses affaires, sans qu’il soupçonne qu’on le veuille démasquer. » C’est là ce que je sollicitais de vous.

— Et c’est ce que je vous promis, sous la seule condition que vous me fourniriez le point initial de l’enquête.

D’un mouvement inconscient, Allan saisit la main de son interlocuteur, qui répondit vigoureusement à son étreinte.

La voix du jeune homme tremblait légèrement quand il continua :

— Je vous apporte ce point initial, puisque telle est votre expression.

Le visage de M. Loosevelt exprima une joie sincère.

— Vraiment, J’en suis tout à fait content. Et ce point ?

— Ne m’interrogez pas, marquez-moi une fois encore la confiance qui m’a donné le courage.

— Je ne saurais vous la retirer, quand même je le voudrais.

— Tout à l’heure, vous assisterez à la séance du Sénat ?

— Sans aucun doute. Vous savez que je me fais un devoir de n’y point manquer.

— Eh bien, il se produira un incident qui vous permettra d’entourer Frey Jemkins de policiers, sous couleur de le protéger.

— De le protéger ? répéta l’homme d’État avec une évidente surprise.

— Oui, de le protéger. Il ne pourra, de la sorte, supposer que cette protection est l’avant-coureur d’une accusation.

— Mais ne m’expliquerez-vous pas ?… grommela M. Loosevelt, dont la curiosité sembla surexcitée.

— Je vous en prie, ne me pressez pas. Vous verrez, vous entendrez.

— Soit ! Je me résigne, mais une recommandation, soyez prudent.

— Je le serai.

— Car, ajouta affectueusement le Président, je serais fâché qu’il vous arrivât malheur à vous et à cette Jeune fille. D’autre part, il importe à la sûreté de l’État de faire toute la lumière.

Il secoua la main du professeur.

— Enfin, si je n’ai pas le droit de vous soutenir ouvertement, en l’absence de preuves matérielles, je souhaite de cœur le succès du gentleman, du complet gentleman que vous êtes.

Un instant, Jud Allan demeura devant le chef de la République Américaine. Une émotion profonde lui rendait impossible d’exprimer la gratitude dont le remplissait la sympathie de M. Loosevelt.

Ses doigts se crispèrent nerveusement sur ceux de l’homme qui, si noblement, si sincèrement, s’associait à ses douleurs.

Puis d’une voix sourde, comme enrouée par l’excès de ses sentiments :

— Au Sénat donc, dit-il, et soyez remercié.

M. Loosevelt murmura :

— Au Sénat, c’est entendu.

jusqu’au seuil, il accompagna le Jeune homme, dont la main frémissait dans sa main loyale.

Un dernier salut et Allan s’éloigna.

Il traversa les jardins de la Maison-Blanche, passa devant le square Lafayette, contourna les spacieux monuments affectés aux trois ministères de l’Extérieur, de la Guerre et de la Marine (State, War, Navy departments), et gagna le quartier qui avoisine la partie la plus haute de Reclaimed-flats, au delà du canal de Washington et des Flushing-Lakes qui lui font suite.

Là, au milieu d’une rue étroite, il disparut dans une maison portant sur sa façade une singulière peinture à la détrempe, laquelle représentait une sorte de faisceau de jeunes garçons et de jeunes filles attachés en botte par un cordeau.

Que signifiait cette allégorie ?

Quelques minutes plus tard la porte se rouvrit.

Deux personnes parurent sur le seuil.

L’une était Tril, le petit steward auquel le professeur avait parlé sur le quai du canal Washington.

L’autre semblait un vieillard courbé par l’âge, au visage émacié, sillonné de rides, et dont le chapeau de feutre laissait passer la longue chevelure d’un blanc gris.

Au moment de s’éloigner, il se penche vers le gamin et lui adresse cette question :

— Tout marchera bien… Tu m’en réponds ?

— J’en réponds, roi !

Le vieillard a un geste mécontent. Vite le gamin s’excuse :

— Oh ! Vous m’avez défendu de dire : roi, en public. Mais ici, qui pourrait entendre ?

— C’est égal, redoublons de précautions.

— Je vous le promets. Au demeurant, Top et Fall vous attendent dans Executive Grounds.

— Bien, ils te guideront dans les bâtiments du Capitole.

— Et j’aurai les habits, comme vous me l’avez ordonné.

— C’est indispensable. Le vieillard que je suis en ce moment doit pouvoir disparaître sans laisser de traces.

Un signe de reconnaissance sans doute est échangé entre les deux causeurs, et Allan, que nul ne reconnaîtrait, reprend le chemin des jardins de l’Exécutif.

  1. Beaucoup d’Américains ont l’habitude, après le repas, de mâcher une substance analogue à la gomme à claquer de nos écoliers. C’est le chewing gum. Ils prétendent activer ainsi la salivation et faciliter par suite la digestion.
  2. Alors qu’en français il serait incorrect de ne pas faire précéder le nom d’une jeune fille du mot Mademoiselle, en anglais le mot Miss n’est employé que par les serviteurs, fournisseurs ou autres. Si l’on n’est pas assez familier pour user du pronom tout court, on le supprime purement et simplement dans le discours. On dit alors : bonjour, vous allez bien, etc.