Jours d’Exil, tome II/Le ranz des vaches

Jours d’Exil, tome II
Le Ranz des vaches

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LE RANZ DES VACHES.







I


120 Les armaillis de la Suisse se lèvent de bon matin. Ils rappellent les troupeaux semés dans la montagne, les belles bêtes qui font crier l’herbe sous leurs dents. Ils les appellent avec la trompe des Alpes qu’on entend de si loin !

Liauba ! Liauba ! por aria !


« Venez toutes : petites et grandes, jeunes et vieilles, douces et capricieuses. Venez, apportez-nous vos pis gonflés.

» Venez, venez les donneuses. Versez-nous de ce beau lait blanc qui rend nos enfants roses. Nous en ferons des fromages appétissants et du beurre plus jaune que le miel, plus utile que l’or.

» Venez sous ces grands chênes, sous ces hêtres touffus, parmi ces églantiers. Pendant qu’on vous traiera, vous vous gratterez aux troncs des arbres, vous prendrez la jeune pousse en écartant les lèvres.

» Liauba ! Liauba ! por aria ! »


121 Elles allongent le cou pour entendre, elles brâment, prêtent l’oreille, ouvrent leurs beaux yeux tout larges, et se mettent en marche pour le vieux chêne où on les trait.

Liauba ! Liauba ! por aria !


Rin tin tin ! — Les sonnaillères vont les premières. Les toutes noires vont les dernières. Dans le milieu vont celles de toute couleur et de tout caractère : rouges, grises, blanchettes, tigrées, dormeuses, éveillées, coquettes et bonnes filles.

Rin tin tin ! — Entendez le carillon joyeux ! On dirait que toutes les branches ont des clochettes, et que l’air des matins les agite en jouant.

Rin tin tin ! — Entendez la belle musique des monts ! On dirait que toutes les fleurs s’embrassent, que toutes les herbes pleurent, que toutes les abeilles volent, que tous les oiseaux chantent autour des chalets des armaillis.


« Doucement, doucement, les bonnes bêtes ! Faites un pas après l’autre, ne vous pressez point trop, regardez bien à droite et à gauche, avancez en sonnant le joyeux carillon :

« Rin tin tin ! »


Autour d’elles gambadent les petits veaux lestes, prestes, agiles, bondissant, reculant, cabriolant. Ils ont de beaux rubans rouges au cou et des étoiles blanches au front.

Autour d’elles rôde le grand taureau noir comme Pluton, qui les caresse et les protège vaillamment.

Le torrent qui se brise, hurle sur les rochers ; les sapins balancent leur sombre chevelure au-dessus des cavernes ; l’écho répète au loin les fanfares de la trompe et le cri perçant du cor.

Liauba ! Liauba ! por aria !


II


Au pied de la Fronalp et du Mythen altiers, sur les pentes ombreuses qui descendent au bourg de Schwytz, les bergers célèbrent tous les ans leur fête solennelle (Ælplerfest).

122 — Dans ce vieux bourg de Schwytz, le plus petit et le plus illustre de tous les lieux célèbres, dans ce bourg qui vit se ranger sous sa bannière vingt cantons souverains, près du Grütli sacré qui reçut les serments des trois Libérateurs ! —

Dansez, grandes Alpes ! Ruisseaux, souriez gaiment ! Et vous bergers, chantez, chantez la joyeuse yoûlée !


Par les rues et les prés, au bord des eaux, dans les cabarets frais placardés de sapin, le soleil d’Helvétie reflète ses rayons purs sur d’animés visages.

Là s’épanouit le grave landamann. Ici le colonel fédéral relève militairement sa moustache frisée. Le conseiller d’état discute, chiffres aux lèvres, la question des finances. Le paysan l’écoute d’un œil narquois, et met par précaution sa main sur son gousset. Le galant carabinier plaisante avec les jolies filles au noir corsage. Tout ce monde s’amuse, trinque et fume comme il faut.

Chantez, chantez la joyeuse yoûlée !


Les armaillis, les robustes compagnons au gilet rouge, au bonnet de soie verte, enlèvent rudement la danse nationale et la valse allemande, la blonde langoureuse qui se penche mollement au bras du cavalier.

Les enfants essaient leurs pas à la rustique mesure du fifre et du tambour. Qu’elles sont gracieuses, les petites filles aux cheveux ardents ! Qu’ils sont sauvages les petits bergers de l’Entlibuch !

Les vieillards s’entretiennent du temps jadis, des histoires glorieuses, de Guillaume Tell et de Winkelried. Les jeunes mères tendent à leurs nourrissons leurs blanches mamelles. Les larges noyers se penchent, se balancent, murmurent avec leurs feuilles des récits à la brise. Le roitelet plonge dans le buisson ardent avec son cri de fête, il est plus heureux qu’un grand roi. La nature est riante comme un paradis.

Dansez, grandes Alpes ! Ruisseaux, souriez gaîment ! Et vous bergers, chantez, chantez la joyeuse yoûlée !


III


123 Les troupeaux participent à l’allégresse générale. Car les Suisses savent bien qu’ils doivent la prospérité de leur pays aux superbes races de Fribourg et de Schwytz, et ne rougissent pas de s’en montrer reconnaissants.

Ils promènent leurs belles bêtes couronnées de guirlandes, leur donnent la place d’honneur dans le cortège nombreux, les caressent, leur parlent et s’en font aimer.

Qu’elle est touchante l’association de l’homme et de l’animal ! Elle relève le second sans abaisser le premier. L’homme s’ennoblit en respectant la force et la beauté partout où il les trouve, en ne déprimant pas, en ne torturant pas les créatures qui partagent ses travaux[1]

Tu ne boiras pas de sang, dit l’Homme du Sinaï !


124 Homme des champs, homme de paix et de travail, tu t’attaches à la bête vigoureuse dont tu prépares la litière et la buvée. Tu l’admires quand elle trace à tes côtés le sillon creux et droit où

. grandit la moisson. Le matin tu passes la main sur son poil luisant, le soir tu presses ses mamelles gonflées. L’hiver son haleine te réchauffe, l’été son lait te rafraîchit. Tes enfants la caressent, ta femme la mène aux champs en teillant le chanvre parfumé. C’est ton trésor vivant, c’est ta mine d’or.

Quand la charrette du sanguinaire boucher passe dans le village, son bruit infernal te fend le cœur. Car tu songes qu’il faudra quelque jour lui vendre la pauvre compagne de tes joies et de tes peines. Alors elle te quittera pour être conduite à l’abattoir ; mais avant elle tournera vers toi ses grands yeux pleins de larmes, et t’enverra de loin son mugissement d’agonie !

Tu ne boiras pas de sang, dit l’Homme du Sinaï !


Homme des champs, homme de paix et de travail, c’est avec douleur que tu tires une pièce de ta poche ; mais enfin tu la sors quand il le faut absolument. Et tu ne pourrais pas même voir aiguiser le couteau qu’on plonge dans le cou de la bête qui, pendant de longues années, le servit fidèlement. Tu le vois donc, mon frère, l’amour est plus joyeux que l’intérêt, et plus fort que la mort !

Tu ne boiras pas de sang, dit l’Homme du Sinaï !


Homme des champs, homme de paix et de travail, ne te cache pas pour embrasser ton bœuf, ton âne ou ton cheval. L’amour 125 est respectable tant qu’il a pour objet un être sentant ; mais il devient honteux dès qu’il a pour mobile l’écu, l’écu crasseux qui passe de main en main du despote au bourreau. Il n’a ni regard, ni voix, ni sang, ni vie ; cependant il sonnera bientôt, si nous n’y prenons garde, la dernière heure de tout ce qui existe. Et nous nous détruirons par ce signe !

Tu ne boiras pas de sang, dit l’Homme du Sinaï !


IV


Je n’ai d’autre intérêt dans cette vie que le triomphe de la justice. Et pour lui rendre hommage, je reconnais que si les Suisses violent souvent le droit d’asile quand il ne s’agit que des hommes, du moins ils le respectent toujours à l’égard des animaux.

En vertu de cette considération je leur pardonne de m’avoir expulsé de leur république. Et sans rancune, de bon cœur, de loin, sans bruit je leur envoie mes vœux :

Hommes de paix et de travail ! Que le soleil parfume l’herbe de vos prairies ! Que vos bœufs pleins d’ardeur soulèvent comme du sable les terrains les plus lourds ! Que les grêles, les inondations, les armées des despotes, les ravages du choléra vous épargnent plus que d’autres ! Que vos vignes produisent à pleins chars le vin qui réjouit !

Gardez fidèlement vos traditions glorieuses, restez simples et braves, sourds aux conseils de la peur et de la cruauté. Ne déboisez plus les montagnes, ne morcelez plus les vallées, n’assommez plus les bestiaux. Dans vos républiques souveraines qu’on ne bastonne plus, qu’on n’exerce plus la justice sanglante du Très-Haut et du glaive, qu’on ne traque plus les proscrits, qu’on ne fasse plus la police pour les empires.

Croyez-vous, dites-moi, qu’au siècle de Guillaume, le dernier des bergers eût livré Melchtal comme aujourd’hui nous livrent les premiers de vos conseils ? Il ne l’eût pas fait, certes. Car la Suisse entière l’aurait lapidé comme un infâme traître, elle l’aurait renié comme la mère désolée renie son fils couvert de déshonneur. 126 Et les ruisseaux des plaines et les torrents des monts fuyant devant sa soif lui auraient répété :

Tu ne boiras pas de sang !

Et le jour de sa mort, la nature satisfaite eût chanté :

Dansez, grandes Alpes ! Ruisseaux, souriez gaîment ! Et vous bergers chantez, chantez la joyeuse yoûlée !

Et parmi les sapins, la trompe du pâtre eût redit bien plus fort :

Liauba ! Liauba ! por aria !


  1. Ma nature me défend de rien entendre aux lois de l’épargne : tant mieux, ai-je dit bien souvent en mon cœur. Certes, ce n’est pas moi qui recommanderai jamais aux paysans de France de suivre l’exemple des pauvres Savoyards qui, n’ayant qu’une vache laitière, sont obligés de la mettre à la charrue. Je ne puis comprendre que des hommes dits de progrès approuvent et conseillent des mutilations semblables. Je demande à M. E. Sue qui s’en fait l’apologiste et le propagateur, s’il voudrait aussi voir travailler les femmes nourrices ? Je lui demande si l’existence est double en son essence ; si l’on ne doit pas en respecter l’intégrité sainte chez la vache comme chez la femme ; si les forces vitales ont ou non des bornes, et si l’on n’est pas coupable de meurtre quand on exige d’elles plus qu’elles ne peuvent donner ? Je lui demande si ce n’est pas une lâcheté misérable, une affreuse ingratitude de tuer par excès de fatigue les animaux les plus utiles et les plus courageux ? Ah ! laissez donc à la Faim, triste conseillère, la responsabilité d’avis si déplorables. Mais vous, homme de lettres, représentant du peuple déshérité, si réellement vous voulez sa rédemption, faites appel à sa colère, non plus à sa patience ; à sa révolte, non plus à sa soumission. Gardez-vous comme d’un crime de mettre dans sa main l’arme des attermoiements, des fins de non-recevoir, du suicide, en un mot ! Souvenez-vous surtout que les livres d’un écrivain sont ses œuvres, et qu’on reconnaît son caractère en les lisant !
    Qu’on en soit bien convaincu, la solution du problème social ne peut être donnée par l’économie, la gêne et la stérilité. Le but de l’existence, c’est le Bonheur. Et quand on viole ce principe au détriment d’un être quelconque, la souffrance de cet être se répercute sur tous les autres. Car toute solidarité s’étend par en haut comme par en bas de l’échelle zoologique.
    Multipliez donc les animaux, ne les diminuez pas ; ménagez-les, traitez les bien, ne les ruinez pas ; la vraie richesse de l’homme, c’est la dépense de l’argent, sa disparition totale. Quand il n’y aura plus de capitaux et de propriétés, vos bêtes de somme et vous, agriculteurs qui n’êtes guère plus heureux, vous pourrez vivre, enfin. Les charlatans philanthropes vous répéteront à satiété de surmener vos serviteurs et vous-mêmes, de vous serrer, de leur serrer le ventre, d’attendre tout du progrès lent, de la discussion pacifique, de la propagande démocratique, persuasive et conciliante.
    Moi, je n’ai pas de conseils à vous donner, moi, je ne suis pas un homme considérable. Seulement je vous fais voir que vous êtes libres de souffrir ou d’être heureux, et qu’il n’y a pas de moyen terme :
    Choisissez-donc !