Jours d’Exil, tome II/Germain Rampont

Jours d’Exil, tome II
À mon ami Germain Rampont


À MON AMI GERMAIN RAMPONT
REPRÉSENTANT DE L’YONNE À LA CONSTITUANTE DE 1848.




Annecy. — Juillet 1855.


« Que l’homme qui a des amis se tienne à leur amitié, parce qu’il y a tel ami qui est plus attaché qu’un frère. »
Proverbes du roi Salomon.


Les hommes me poursuivent ; ils me font un exil dans l’exil, ils m’y confinent et m’y tourmentent. Mais leurs flèches s’émoussent sur mon âme comme sur une tour de bronze. J’ai pour leur résister, deux biens précieux :

Deux biens plus précieux que l’or et le diamant, plus précieux que les titres et les honneurs vains de ce monde, deux biens que je n’échangerais pas contre la plus brillante couronne : l’Amour, la Liberté.

J’ai, pour les célébrer, une assez méchante plume et une très excellente femme. Je vous dois l’une ; acceptez le travail de l’autre.

Et portez-moi bonheur !

À mesure que mes libres ailes grandissaient comme l’aile de l’hirondelle pélerine, comme la voile du vaisseau de haut-bord ; à mesure que j’élevais mon chant vers l’avenir, comme le coq élève le sien vers l’aurore, les hommes s’éloignaient de moi. — Je parle de mes amis ; quant à mes ennemis, ils ne me quittaient pas d’un regard.

Et moi simple, aimant, je cherchais à les rejoindre et leur criais 6 de mes deux poumons : par ici, par ici ! Je suis dans les ténèbres, dans la poussière et les chemins creux. Ne me voyez-vous pas ? Ne viendrez-vous pas à mon aide ?

Bon moyen pour les faire courir ! Plus je les appelais, plus ils fuyaient ; plus je me lamentais, plus ils riaient de mon embarras ; plus je tendais mes mains de leur côté, plus ils enfonçaient les leurs au fond de leurs poches sonores ; plus les ombres devenaient épaisses autour de ma tête, plus ils s’ébattaient, de tout leur corps, au grand soleil.

Et voilà les hommes, me disais-je : tartuffes, menteurs, sans amitié, sans indépendance, sans vergogne ! Ils sont comme les brebis qui se serrent en troupeau quand elles entendent égorger leur sœur. Ils sont comme le chien de ce fameux Jean, bourgeois de Nivelles ; ils se sauvent quand un ami les appelle à l’heure de la détresse. Ils sont comme l’âne de la fable ; ils prodiguent de lâches insultes au courage abattu. Ils sont pareils à Judas, ou tout au moins à Pierre et à M. Guizot.

Vous avez vu courir sur les abîmes ces nuages aux flancs gris qui ne renferment pas d’électricité pour deux liards. Jamais ils ne la dépensent s’ils ne sont attirés par une grande masse d’électricité contraire. De même, jamais les hommes ne s’attachent qu’à plus riches ou plus renommés qu’eux. Ceux qui se donnent de faux airs de démocratie, plus encore que les autres ; car ils sont les plus pauvres et les plus ignorés de tous.

L’homme est le même dans tous les climats, dans tous les partis, sous tous ses masques, ses drapeaux et ses discours : un animal droit comme un peuplier, et rampant comme un ver ; son regard est au ciel, et son âme en la fange ; sa lèvre est orgueilleuse, et ses mains enchaînées ; il a des entrailles qui ne lui servent que pour manger, il se rase afin de ressembler aux femmes ; il peut faire l’amour en tout temps, et ne pousse pas un soupir qui ne lui soit arraché par le calcul ; il est de braise pour la prospérité, de glace pour le malheur !

…… Ainsi j’allais seul avec mon désespoir et mon travail ingrat. Je maudissais le passé, le présent, l’avenir. Je maudissais ma route, je maudissais mon jour. De toute la nature je ne voyais que le côté sombre et décourageant. C’était l’hiver. Je regardais le lac, et le lac mugissait, et sur ses rives je ne découvrais pas un roseau vert auquel me reprendre si j’y tombais. Je regardais l’abîme ; et les buissons qui croissent sur ses bords ne portaient plus que des épines. Je regardais le torrent ; il était gonflé comme 7 mes veines fiévreuses, dans sa fureur il roulait des blocs de rocher aussi facilement que des pailles d’avoine. Je regardais la route qui s’allongeait ironiquement devant moi, déroulant ses anneaux par la campagne dépouillée, comme un serpent qui s’enlace autour d’un cadavre. Je regardais le ciel ; il était noir, il présageait de la neige et du froid pour bien longtemps encore. Je regardais les arbres ; il y tremblait quelques feuilles jaunes et desséchées que les vents emportaient une à une, comme le mal détache les derniers cheveux d’une tête souffrante. Je regardais les rues de la ville ; et je voyais hôtels, théâtres, musées, bibliothèques se fermer devant les gens qui, comme moi, n’avaient pas habit noir et chaîne d’or. Je voyais les femmes passer lestement près du pauvre, dédaigneuses, épouvantées, craignant de salir leurs écharpes de bal à ses guenilles poudreuses !

Mon âme était prise d’une tristesse mortelle ; ma médiocrité, décente à peine, me pesait plus que ne me pèsera jamais le couvercle du cercueil ; j’étais obsédé de rêves de mort et de suicide. Et je me disais : qui me retirera de cette impasse de réprobation, d’obscurité, de misère ?

Qui donc me portera bonheur ?


Bénie soit la colombe qui déposa sur l’arche le rameau d’olivier ! Béni soit l’arc-en-ciel qui sépare, de son bras irisé, les nuées querelleuses ! Bénie soit la chaloupe qui sauve le naufragé de la plus affreuse des morts ! Bénis la vigne et le fleuve qui dérobent le cerf à la poursuite des chiens ! Bénie la main qui présente la coupe fraîche au guerrier blessé ! Béni le saule-pleureur qui fait de l’ombre sur le tombeau du juste ! Bénie la bouche qui se penche sur la tête du poète mourant et lui dit :

« Relève-toi, mon frère, je te connais, je t’aime ; nous chanterons, nous pleurerons ensemble. À deux les fardeaux sont moins lourds, les routes moins longues, les peines moins plaintives et les joies plus bruyantes. À deux il n’est plus d’exil, plus de réprobation !

» Debout et marchons ! Par les sentiers des Alpes, au milieu des brouillards de Londres, sous le soleil d’Espagne, sur la mer, dans la nuit, mon courage ne faiblira point. À notre libre alliance j’apporte, pour ma part, un passé plus heureux que le tien, des espérances plus prochaines et plus neuves, moins d’expérience des trahisons des hommes et de l’instabilité des choses, des songes riants, des parents qui seront nos amis, nos soutiens. »

8 Jeunes sont la Prière et la Poésie ; jeunes l’Aurore et la Rosée ; jeunes le Printemps et l’oiseau des buissons qu’il fait naître pour le bénir ! Jeunes sont aussi l’Amour, l’Enthousiasme, l’Espérance et la Foi qui soulèvent les monts de leurs assises et les affligés de la couche où ils voulaient mourir !

Quand j’entendis cette voix de jeune fille, fraîche comme l’eau des ruisseaux et douce comme leur murmure, je relevai la tête. Et je sentis un frisson de délivrance courir par mes artères. Et je me tins debout. Et je mis ma maigre main dans sa main blanche. Et j’y trouvai la vôtre, et dans la vôtre celle de la femme à toujours bénie qui, pour me sauver, consentit à embarquer sa fille, son ange gardien, sur les vagues infinies de l’Océan d’Exil !

De ce jour, le lac, le précipice, le torrent, le ciel, le chemin, les arbres et les villes m’apparurent pleins d’enchantements, de promesses de bonheur. Je trouvai le printemps trop froid et l’été trop court. Je pus suivre l’aiguille des horloges et la pluie d’or des sabliers ; je pus compter les minutes et les jours, sans m’effrayer de leur lenteur. Je brisai sur mes genoux la chaîne que la tristesse rivait à mon sein. Je m’élançai de nouveau dans la mêlée sociale, défiant les hommes de lasser ma patience, de faire taire ma voix, de se délivrer jamais des remords et des terreurs que je leur inspire. Et pour congédier la Mort qui restait obstinément à ma porte, je lui jetai la mâchoire d’un rrrévolutionnaire de la tradition tué de chauvinisme rentré lors de la première défaite des Français devant Sébastopol.

Cela me porta bonheur.


Beaucoup réputeront ce que vous avez fait un sacrifice. À ma place, ceux-là se proclameraient à toujours vos débiteurs et le diraient bien haut, pour se dispenser de le prouver jamais. Moi je suis votre ami ; je cesserais de vous aimer le jour où je croirais vous devoir quelque chose. Et je veux conserver le droit de vous aimer toujours. Moi je sens vivement ce qui défie nos expressions et nos éloges ; je ne vous ferai pas l’injure de vous appeler mon créancier.

L’Amour est plus fort que les faisceaux d’armes et les tables de la Loi. L’Amour au joyeux sourire s’enfuit devant la Dette au front plissé. Les rendez-vous imprévus le remplissent d’allégresse, les visites de convenance provoquent ses bâillements. Le Fini ne peut contenir l’Infini ; l’Attrait domine la Règle ; le Devoir s’éteint, le Droit est immortel. Quand on doit, on s’acquitte le plus 9 vite possible ; quand on aime, on ne s’acquitte jamais, on ne le peut pas, on ne le veut pas ; on a trop de bonheur en y pensant toujours. Quand on doit, on est contraint ; et vous ne voudriez pas d’une déférence forcée, du respect, de la vénération qu’on se paye entre négociants et hommes politiques. Et je ne pourrais vous les accorder. Ces rapports seraient indignes et de vous et de moi. Nous sommes trop libres tous deux pour nous enchaîner l’un par l’autre.

Ce qu’il vous faut, je le sais. C’est l’estime que personne ne peut vous refuser ; c’est l’affection durable qui naît d’une sympathie réciproque ; ce sont les longues conversations, les hommages qu’on rend aux histoires glorieuses, les lointains aperçus sur l’avenir de l’humanité. Ce qu’il vous faut, ce sont les intimes épanchements où les cœurs se comprennent, où les voix leur servent d’interprètes et les yeux de miroirs ; ce sont les rêveries à deux, à l’ombre au bord de l’eau ; quand la pensée s’unit à la pensée, la suit ou la devance, l’excite ou la modère, la saisit, la savoure comme un soupir, comme un baiser. Ce qu’il vous faut, c’est franchise pour franchise, émotion contre émotion. Ce qu’il vous faut surtout, c’est la félicité des deux êtres qui vous sont le plus chers.

Ce qu’il me faut, je le sens ; c’est aussi tout cela. C’est une famille selon mon choix, non selon le hasard ; ce sont des amis, non des parents ; c’est une maîtresse, une amante, une sœur, non pas une femme, une esclave de par la loi. Ce qu’il me faut, c’est un lieu sur la terre où je puisse adresser mes vœux ; un heureux asile où soit compris mes rêves, encouragées mes entreprises, pardonnées mes faiblesses ; une belle maison au milieu des champs où mes nouvelles soient toujours accueillies par de doux visages joyeux. Ce qu’il me faut, c’est un foyer pour mon âme, puisqu’il n’en est plus pour mon corps. Car tu m’es témoin, Révolution de justice et de liberté, que je ne travaille pas pour moi seul dans ce monde qui me calomnie !

Tel me paraît être le bonheur que nous cherchons tous deux. Ainsi nous nous sommes rencontrés dans le passé. Ainsi nous poursuivrons dans l’avenir cette longue route de la vie que vous m’avez fait reprendre sous de meilleurs auspices. Ainsi nous irons, devisant, voyageant, écrivant, combattant, rêvant, travaillant ou chantant ; pensant, voulant ensemble, joyeux pèlerins ! Ainsi nous passerons sur les tremblements de terre, les révolutions, les guerres et les déluges qui rempliront bientôt les hommes d’épouvante.

10 Le Devoir, c’est la mort ; et le Droit, c’est la vie. Le Travail qui nous plaît, c’est notre liberté. L’Intérêt, c’est le mal ; l’Amour, c’est le salut.

Le Travail, l’Amour, la Liberté nous porteront bonheur !


Vous êtes plus dans le présent, je suis plus dans l’avenir. Vous avez encore un pied sur le sol d’Occident, moi j’ai pressé mon vol jusqu’aux nuages de pourpre où le soleil se lève. Vous ne désespérez pas encore de toutes choses, moi j’espère déjà beaucoup de quelques songes. Vous faites infiniment de bien comme médecin et propriétaire, je ne fais plus trop de mal comme anarchiste et guérisseur naturel.

Et qu’importe d’ailleurs ? Que sont nos pauvres pensées dans le tourbillon des temps et des univers ? Le fleuve s’arrête-t-il devant le brin d’herbe que la fourmi dépose sur sa rive agitée ? La foudre épargne-t-elle les églises dont les langues de bronze se lamentent pendant l’orage ?

Discutons, raisonnons, méditons : c’est notre droit, notre vie, le feu sacré de nos intelligences. Mais ne confondons point la Force avec l’Idée ; ne méconnaissons pas l’action des puissances plus éternelles et plus vastes que nous.

Et quand la grande batteuse en grange, la Révolution, qui sépare l’ivraie du bon grain, recommencera son travail, ne craignons rien, mais laissons-nous enlever dans son van redoutable. Car en vérité, nous sommes les hommes de bon vouloir, les pionniers des routes nouvelles, le froment qui ne se perd pas.

La raison d’être de l’individu, je la trouve dans les qualités physiques, morales et intellectuelles qui le distinguent de la masse. S’il ne veut pas les faire valoir, c’est un hypocrite ou un peureux ; s’il ne le peut pas, c’est un crétin ou un esclave : dans les deux cas un être inutile ou nuisible. Soient loués notre franchise et notre amour-propre, nous ne ressemblons pas à ces gens-là ! Nous sommes ce que nous sommes et ne le cachons point.

Et même si nous différions davantage, qu’importerait encore ? Nos contrastes ne seraient-ils pas accordés, harmonisés, rapprochés, rendus agréables, utiles et bons dans le groupe d’affection que nous avons su nous créer au milieu d’une civilisation divisée par des intérêts contre nature ?

L’Amitié porte bonheur !


11 Ainsi m’apparaît la famille dans l’avenir : comme la nôtre, mais non plus entourée, de près ou de loin, d’indifférents et d’ennemis : comme la nôtre, mais dans un milieu différent de la civilisation : comme la nôtre, mais bercée par les vagues joyeuses de la mer humaine, libre de toute entrave.

Si je m’en étais fait une autre idée, je ne m’y serais pas engagé ; si j’avais craint d’y trouver des chaînes, j’eusse continué de traîner celles dont le bruit m’était devenu familier. Et si vous n’aviez pas lu, comme moi, dans l’avenir, vous n’auriez pu consentir à une alliance folle suivant le monde et ses mesquins intérêts.

Oh ! quand donc se lèvera-t-il sur tous, le soleil de ma délivrance ? Quand donc les pauvres auront-ils droit au travail, et les riches au bonheur ? Quand donc privilégiés et prolétaires, premiers et derniers, sujets et maîtres disparaîtront-ils des continents unis ? Quand donc promènera-t-elle sur les terres et les mers ses rondes triomphales, la confédération des peuples et des hommes ?

Hélas ! hélas ! nous ne verrons pas tout cela dans notre vie présente. Mais le soleil se lève tous les matins sur les monts sourcilleux, mais la lune se baigne tous les soirs dans les ondes tranquilles, mais les hirondelles et les proscrits reviennent tous les étés dans les vallées qu’ils aiment. Mais il n’est point de belle fête, il n’est point d’existence utile qui n’aient un lendemain. Nous avons été, nous sommes : donc nous serons encore. L’être est immortel. — Vous le croyez, n’est-ce pas ?

L’Espérance porte bonheur !


Je suis superstitieux et ne m’en défends pas. Je définis la superstition : l’extrême curiosité qui nous porte à nous expliquer les phénomènes dont nous n’avons pas encore découvert le mécanisme.

Je soutiens que tous les hommes sont superstitieux. Mais ils le sont de deux manières : l’une bonne, et l’autre mauvaise. La superstition nous est nuisible quand elle paralyse nos efforts, nous rend timides, peureux, indifférents sur toutes choses, impuissants à rien entreprendre ; elle nous est profitable quand elle nous stimule à travailler, chercher, observer, découvrir ; quand elle est mère de science.

Je suis possédé de ce dernier mobile. Je me passionne pour toutes les questions redoutables. C’est avec joie que je m’engage 12 dans le labyrinthe de l’inconnu ; c’est voluptueusement que je plonge au fond des eaux, les yeux grand ouverts ; c’est la tête haute et sans m’agenouiller que je cherche la plus prochaine solution de l’éternel problème de la Vie future et de Dieu. J’estime qu’on va plus vite ainsi. Celui qui ferme les yeux et joint les mains pour s’extasier et prier, ne fera jamais rien qui vaille, ne découvrira jamais quelque chose. Où diable en serait l’Humanité, dites-moi, si elle fut restée sur les talons d’Adam, pleurant et menant deuil, parce que notre bon vieux père se montra moins vertueux et plus avisé que ne le fut Joseph, le sage homme !… L’imbécile qui ne perdit que son manteau sur la couche luxurieuse où se tordait la belle égyptienne sortant du bain, du bain parfumé !

Voilà comment je suis superstitieux.

La Superstition porte bonheur !

Pourquoi cette digression ? Pour trouver moyen de vous dire que j’aime les hirondelles, que souvent je me suspends à leurs ailes démesurées afin de parcourir plus de temps et d’espace, et que je crois gagner ainsi bien des heures.

Pourquoi je les aime tant, ces petites bêtes noires que bien des gens redoutent, je me le suis demandé souvent, et à chaque fois je me faisais une réponse qui me les rendait plus chères encore. C’est toujours le contraire qui m’arrive pour les hommes.

Je les aime parce que leurs chants me consolaient, enfant, quand on m’avait grondé. Je les aime parce qu’elles me tenaient compagnie dans la mansarde, au temps des études ingrates. Je les aime parce que, sous tous les cieux où me conduit l’exil, je les retrouve voyageuses, travailleuses, libres comme moi, comme moi s’approchant des hommes, mais ne se mêlant point à eux. Je les aime parce qu’elles sont vives et alertes, parce qu’elles font de longs vols sur les montagnes, les vallées, les eaux et les abîmes, sans jamais s’arrêter. Je les aime quand elles gazouillent à mes fenêtres et que je suis avec ma plume la mesure de leurs chants. Je les aime parce que je ne puis les voir sans songer à l’amour, au travail, à l’indépendance, aux voyages, à l’avenir, à tout ce qui nous console, nous élève, nous détache de l’instant et du lieu qui retiennent nos corps. Je les aime et je prends plaisir à me figurer que, dans ses existences antérieures, mon âme a fixé son séjour entre les ailes d’une hirondelle.

Cette croyance-là me portera bonheur !


« De bonnes nouvelles apportées d’un
pays éloigné sont comme de l’eau fraîche
à une personne altérée et lasse. »
Proverbes du roi Salomon.


13 Or ce matin, comme j’écrivais, celle qui m’est le plus familière abattit son vol dans ma chambre. — Salut ! la chanteuse à la gorge rouge, d’où viens-tu si gaîment ?

— Je viens des belles contrées où se plaît le soleil ; j’ai traversé les mers du Sud qu’il fait étinceler sous ses rayons. Quand les premières gelées blanchiront l’herbe d’automne, je repartirai pour les pays du soleil. Je prends mon bien où je le trouve ; le monde est ma patrie, la terre est mon domaine ; les hommes construisent des palais et des chaumières qui me servent de toit ; et sur la plaine liquide, quand je me sens trop fatiguée, je me repose, en fredonnant, sur les cordages des beaux navires.

— As-tu traversé, dis-moi, le grand pays aux forêts verdoyantes, la France abondante en vins, en froment, en beaux fruits ? Comment l’as-tu trouvée ?

— Bien âgée, bien triste, abattue, déchue, mourante ! Qu’elle a changé, grand Dieu ! La vieille gaîté gauloise et la liberté franque en sont bannies à toujours ; le Despotisme y consolide son trône dans l’humiliation ; la Guerre y promène ses épouvantements, et la Corruption ses saturnales.

— As-tu passé par la Bourgogne aux côtes d’or, par la fraîche Puisaye qui baigne ses pieds blancs dans les prairies humides ? As-tu remarqué, dans les massifs de chênes et de marsaules une maison toute neuve caressée par les vents ? Que faisait-on par là ?

— J’ai passé dans tous ces lieux ; j’ai compté les clochers qui reluisent, les milliers de villes et villages qui dorment sur les bords des rivières paresseuses. J’ai vu bien des femmes, bien des enfants pleurer leurs pères, leurs fils, leurs amants et leurs frères, exilés, emprisonnés. Devant la maison que tu veux dire, se trouve un balcon où je me suis posée. Le jour pointait à peine, et déjà cependant, auprès de la fenêtre, était assise une mère qui pensait à sa fille, et le lui écrivait. Dans la prairie voisine, les 14 jeunes poulains bondissaient autour des cavales, et la pauvre mère les regardait en soupirant !

— Hirondelle ! hirondelle ! que ne lui disais-tu tes projets de voyage ? Et puisque tu venais dans le pays des glaciers et des lacs, dans la Savoie qu’elle aime, que ne lui demandais-tu ses messages ?

— Je l’ai dit. À mon aile rapide elle a voulu suspendre un souvenir pour vous. Mais je l’ai refusé. Le pouvoir en France est ombrageux et lâche ; il fait une guerre mortelle aux hommes, aux femmes, aux enfants, à tous les êtres qui aiment la Liberté, ma patronne chérie ; je m’attirerais ses poursuites si je voulais devancer les wagons infernaux qui portent les dépêches. Je connais la cruelle destinée des pigeons voyageurs, et je veux garder mon vol tout entier jusqu’à mon dernier jour. Je ne me charge donc que des baisers et des paroles d’amour envoyés aux proscrits. Et je t’apporte des uns et des autres plus que ne peut un oiseau de ma force.

— Sois bénie, coureuse aux grandes ailes, pour la Liberté, pour l’Amour et pour moi ! Que tes traversées soient heureuses ! Que ton nid soit conservé sous d’autres cieux tel que tu le laissas à la saison dernière ! Que les jeunes chasseurs ne te poursuivent point de leurs plombs meurtriers ! Que mes frères de l’exil se réjouissent de tes chants ! Que le monde nouveau te choisisse pour emblème de ses nouveaux étendards ! Et puisses-tu me rapporter, l’année prochaine, de joyeuses nouvelles de délivrance et de révolution !

— Le salpêtre a tonné ; le corbeau du Nord aiguise son bec contre ses frères, les porteurs de couronnes ; les chasseurs de l’Ukraine tendent leurs filets en Europe, en Asie ; dès le matin ils ont lancé par les champs leurs chiens et leurs cavales. Quand je m’en vais, le faucheur promène pour la dernière fois sa faulx dans les prairies, la feuille tombe, l’homme chancelle. Quand je reviens, le foin pousse de nouveau près des blés et des fleurs, les bourgeons traversent l’écorce des arbres, les enfants naissent en grand nombre sous le jeune soleil. L’automne et le printemps qui viennent verront s’accomplir de grandes choses. Je suis la Prophétesse qu’on n’interroge pas en vain. Que ceux qui ont des oreilles écoutent !

— J’écoute et je crois comprendre, et je suis avide de voir. 15 J’écoute et je sens que les grandes merveilles sont proches. J’écoute et me prépare à la Révolution.

En attendant, tu connais le pays, la maison, la fenêtre où tu peux revoir ceux que j’aime. Quand tu repasseras par la France, dis-leur donc que je travaille pour la Liberté, que je rêve pour eux, que je leur envoie ce livre en témoignage de mon amour.

Et que je souhaiterais qu’il leur portât bonheur !