Jours d’Exil, tome I/J. Gross

Jours d’Exil, tome I
ERNEST CŒURDEROY, par J. Gross
◄   Notice biographique   ►



ERNEST CŒURDEROY





L’humanité ne possède pas un tel trésor d’idées et de talents qu’elle ait le droit de les laisser perdre en route, et de condamner à l’éternelle obscurité de l’ingratitude ceux qui l’ont servie, qui ont travaillé, qui ont souffert pour la rendre libre et meilleure. L’oubli à l’égard des grands artistes littéraires, des philosophes profonds, n’est pas seulement un amoindrissement moral pour les peuples, c’est aussi, pour chacun de nous, une diminution de joies intellectuelles.

Ernest Cœurderoy fut un grand écrivain, une haute conscience, un penseur original, intrépide, audacieux, un vaillant défenseur de la liberté.

De son vivant méconnu, il fut victime de la conspiration du silence, il est resté oublié, et personne moins que lui ne mérite l’oubli.

Les lecteurs des Jours d’Exil s’en convaincront en lisant les pages où Cœurderoy a mis les magnificences d’un style superbe, et toutes les flammes d’une éloquence grandiose, au service des idées les plus généreuses. Par cette œuvre, si ignorée qu’on peut la regarder comme inédite, Cœurderoy a marqué sa place au premier rang des écrivains qui sont l’honneur d’une littérature.

Il n’a écrit qu’en prose et c’est un grand poète, il possède la puissance d’ironie du Pascal des Provinciales, du Beaumarchais des Mémoires contre les magistrats prévaricateurs, il a l’esprit mordant de Juvénal et la fougue oratoire des tribuns illustres, d’un Mirabeau, d’un Danton.

Cœurderoy appartenait à cette minorité républicaine qui, en France, à la fin du règne de Louis-Philippe et au lendemain de la révolution de 1848, défendit la cause du peuple, prit en main le drapeau des revendications sociales, et protesta, avec une véhémence faite de pitié et de tendresse, pour les pauvres, les sacrifiés, contre les iniquités d’une prétendue civilisation où le faible est écrasé par le fort.

Jeté en exil après le 13 Juin 1849, Cœurderoy connut toutes les souffrances des existences déracinées, toutes les douleurs des proscrits. Il y a des êtres voués au malheur et sur le front desquels la destinée aveugle a écrit le mot fatal : « Tu souffriras ». Cœurderoy fut un de ces êtres. Tout ce que la bonté peut contenir de douleurs, tout ce que l’originalité et l’indépendance d’esprit peuvent provoquer de jalousies et de haines, fut son partage.

Individualiste dans le sens le plus large, le plus élevé, il n’était pas de ceux qui acceptent les mots d’ordre et les exécutent les yeux fermés. Ainsi il se heurtait aux prétentions dominatrices des partis et refusait de se courber sous les injonctions des pontifes et des Césars de la proscription.

Libertaire dans l’âme, ne voulant ni dominer ni être dominé, Cœurderoy tint tête aux coteries de l’exil et les brava, de même qu’il brava l’Empire, dont il repoussait dédaigneusement l’amnistie.

Les combats sans trêve qu’il a dû livrer exaltèrent son esprit et meurtrirent son cœur. Il leur doit d’être devenu un écrivain vibrant, d’une extraordinaire sensibilité. Ses colères ont la lumière des éclairs et le retentissement de la foudre, sa pitié a des tendresses exquises, des mansuétudes presque féminines, et son indignation a la pénétration du fer rouge dont les brûlures laissent des traces indélébiles.

Mais les Jours d’Exil ne sont pas un pamphlet virulent, ils sont une œuvre d’histoire, un évangile de la liberté. Dans les pages de ce livre passent et vivent, avec des personnages qui eurent leur heure de célébrité, les masses sombres du prolétariat d’il y a soixante ans. On y trouve exprimées, avec une extraordinaire franchise, avec un dédain complet des opinions courantes, des pensées, des idées, dépassant souvent celles émises à notre époque par les hommes les plus avancés.

Tous les lettrés, tous les philosophes, tous les artistes et tous les amis de la pensée libre seront heureux de connaître Ernest Cœurderoy. Car cet écrivain est un de ces hommes rares qui, foulant aux pieds les ambitions vulgaires, raillent les sots, méprisent les méchants, ne travaillent que pour la vérité, ne combattent que pour la justice et la liberté, et n’ont qu’un seul maître : leur conscience.

J. GROSS.

Genève, Septembre 1910.